18e – 19e siècle : Napoléon

Napoléon: un dictateur raciste

0 Introduction

 

Claude Ribbe, Le crime de Napoléon, éd. Privé 2005

 

(p.200) En tant que premier dictateur raciste de l’histoire, Napoléon a sa part de responsabilité, non seulement pour tous les crimes coloniaux ultérieurement commis par la France, mais aussi pour tous ceux du nazisme qui s’est, à l’évidence, inspiré de l’Empereur comme d’un modèle.

 

(p.201) Au nom de ces héritiers de tous les martyres, res­tituer aux descendants des victimes de Napoléon la vérité qui leur revient, et qu’on leur refuse depuis deux siècles, c’est une manière de contribuer à en finir un jour avec le fléau du racisme dont Napoléon fut incontestablement, avec Hitler, l’un des plus ardents et des plus coupables propagateurs.

 

 

1 Croisade contre les juifs

 

1.1  Jules Gritti, Déraciner les racismes, SOS EDITIONS, 1982

 

(p.203) « A partir de la Révolution française et du régime napoléonien, l’ émancipation des Juifs s’opère, à des degrés divers en Europe.  Napoléon qui s’y emploie activement n’ en professe pas moins du dédain pour une « race » « frappée de malédiction » et entend la « mettre hors d’ état de propager le mal. »

 

 

1.2 Claude Ribbe, Le crime de Napoléon, éd. Privé 2005

 

(p.55) Aucun doute, donc : Napoléon, au moment où il s’empare du pouvoir, est bien un esclavagiste convaincu. Mais il est également raciste. Raciste jus­qu’à l’aliénation. On connaît sa haine des juifs, que la Révolution vient tout juste d’émanciper. À leur propos, le modèle de Hitler n’hésite pas à déclarer que c’est « une nation à part, dont la secte ne se mêle à aucune autre », une « race qui semble avoir été seule exemptée de la rédemption ». Il trépigne : « Le mal que font les juifs ne vient pas des indi­vidus, mais de la constitution même de ce peuple. Ce sont des chenilles, des sauterelles qui ravagent la France !1 » II explique clairement sa politique judéophobe (p.56) à son frère Jérôme : « J’ai entrepris l’œuvre de corriger les juifs, mais je n’ai pas cherché à en attirer de nouveaux dans mes États. Loin de là, j’ai évité de faire rien de ce qui peut montrer de l’estime aux plus misérables des hommes. »

Voulant « porter remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent », Napoléon multiplie en effet les mesures discriminatoires à l’encontre des juifs, n’hésitant pas à effacer les dettes dont ils sont créan­ciers ou à les écarter du commerce pour les ruiner et même à leur interdire tout ou partie du territoire. Antisémite notoire, comme Voltaire, Napoléon est naturellement aussi un violent négrophobe. Car l’un ne va jamais sans l’autre.

 

  1. Propos tenus devant Mathieu-Louis Molé le 7 mai 1806 et cités notamment par Hubert de Noailles dans Le Comte Molé, sa vie, ses mémoires, Paris, 1922-1930. Sur l’antisémitisme de Napoléon, voir aussi Philippe Bourdrel, Histoire des juifs de France, Paris, 1974.

 

 

2 Extermination de noirs

 

2.1 Napoléon vu par Claude Ribbe : « un criminel raciste », in : L’Histoire 61, 2005-2006, p.100-101

 

Selon l’historien Claude Ribbe, Napoléon est coupable à ses yeux de « l’extermination industrielle d’un peuple ». Dans son dernier livre, il le compare ainsi à Hitler.

Après le rétablissement de l’esclavage par la France en 1802, plus d’un million de personnes ont été vouées à la mort selon des critères ‘raciaux’ par Napoléon.

« Génocide perpétré en utilisant les gaz, citoyens mis en esclavage (250 000 Français, surtout antillais, guyanais et réunionnais), (…) escadrons de la mort, camps de triage (en Bretagne) et de concentration (sur l’île d’Elbe et en Corse), lois raciales (…). (p.100)

Il n’est pas étonnant qu’il ait servi de modèle à Mussolini qui a écrit une pièce à sa gloire ni surtout à Hitler qui vient le saluer d’un ‘Heil Napoléon’ aux Invalides le 28 juin 940 », lors de sa visite à Paris.(…)

Napoléon a instauré une législation raciale qui annonce les lois de Nuremberg et qui interdisait aux Noirs et gens de couleur d’entrer sur le territoire français. Napoléon, par une circulaire honteuse du 8 janvier 1803, a interdit les mariages ‘entre un blanc et une négresse ou entre un nègre et une blanche’. Ambroise Régnier, le signataire de ce texte dicté par Napoléon, est au Panthéon.

 

2.2 Paul Vaute, Napoléon coupe la France en deux, LB 03/12/2005

 

L’Empereur belliciste se trouve depuis longtemps au banc des accusés. I Un ouvrage consacré au sort des colonies pousse le bouchon encore plus loin. I On y parle de « génocide perpétré en utilisant les gaz »…

 

Heil Napoléon!

 

Du côté des contempteurs, on brandit surtout un ouvrage sorti jeudi et qui pousse le bou­chon au plus loin. Intitulé « Le Crime de Napoléon » (éd. Privé) et soutenu par des associations de la France d’outre-mer – qui ont annoncé une manifestation ce samedi « contre le révision­nisme historique » -, il dénonce le « rétablissement », en 1802, de l’esclavage (qui avait été aboli, plus formellement que réelle­ment, par la Convention en 1794) ainsi que la répression de la révolte des Noirs d’Haïti, alors colonie française. A en ju­ger d’après le résumé et les ex­traits donnés par l’agence France-Presse, le réquisitoire fourmille de parallèles avec le nazisme: « Cent quarante ans avant la Shoah, y lit-on, un dic­tateur, dans l’espoir de devenir le maître du monde, n’hésite pas à écraser sous sa botte une par­tie de l’humanité. » Il est aussi question d' »une vaste opération de nettoyage ethnique » à Saint-Domingue et même d’un « génocide perpétré en utilisant les gaz », toujours sur l’ordre de celui que Hitler, après la défaite de la France en 1940, alla sa­luer d’un « Heil Napoléon ! » aux Invalides.

Les guerres dont l’Empereur porta la responsabilité, les exac­tions des troupes qu’il cau­tionna de l’Atlantique à l’Oural, son indifférence au coût humain de ses entreprises mégaloma­nes (« Une nuit à Paris réparera tout cela », déclara-t-il un jour de­vant un champ de bataille jon­ché de cadavres)… : ces sombres aspects ont été amplement mis en lumière dans l’historiogra­phie hexagonale des dernières années, sauf exceptions.

 

 

2.3 Napoléon rattrapé par la vérité historique

 

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Droite : Napoléon inconnu au bataillon – Article de Libération

Villepin ne sera pas à la commémoration des 200 ans d’Austerlitz. L’Empereur n’a pas la cote.

Par Antoine GUIRAL
Libération du : vendredi 02 décembre 2005

Napoléon incite le sommet de l’Etat à la prudence. Et la France, qui adore plus que tout autre pays commémorer sa grandeur passée, va presque mettre en sourdine aujourd’hui le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz qui vit, le 2 décembre 1805, les troupes de la Grande Armée mettre en déroute les forces de la coalition russe et autrichienne au terme d’un combat qui fit au moins 28 000 morts… et vénéré par tous les mordus de stratégie militaire.

Jacques Chirac n’assistera pas à l’unique célébration, prévue ce soir place Vendôme à Paris. Plus surprenant, Dominique de Villepin, admirateur de l’Empereur et auteur d’un livre intitulé les Cent-Jours ou l’esprit de sacrifice (éd. Perrin), a, lui aussi, décliné l’invitation. Depuis son arrivée à Matignon, il s’échine à gommer son image de maréchal d’Empire exalté au service de la Chiraquie. Seule la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, participera à une discrète cérémonie, mais en République tchèque, près du lieu même de la bataille. Sur le même sujet

Sur fond de crise du « modèle français » et de tentative de glorification du passé colonial par une partie de la droite, le contexte politique intérieur ne se prête guère à la célébration d’un personnage aussi controversé que Napoléon. Si ses admirateurs se comptent toujours par millions à travers le monde, il est aussi l’objet, depuis près de deux siècles, de permanentes polémiques. Ces dernières semaines, son rôle dans le rétablissement de l’esclavage a été remis en avant par nombre d’associations d’outre-mer qui appellent à manifester demain à Paris « contre le révisionnisme historique et les commémorations officielles de Napoléon ». Dans un ouvrage au vitriol (le Crime de Napoléon, éd. Privé), le polémiste Claude Ribbe compare l’empereur à Hitler et l’accuse de « l’extermination industrielle » de dizaines de milliers d’hommes sur des critères raciaux.

Vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage, Françoise Vergès, qui enseigne à l’université de Londres, rappelle que « c’est Napoléon qui rétablit en 1802 l’esclavage et réactive le Code noir ». « Il envoie des troupes pour écraser la rébellion à Saint-Domingue et en Guadeloupe. Non pas qu’il défende un système économique basé sur l’exploitation des Noirs mais plutôt parce que, pour lui, l’ordre compte plus que tout. Dans son esprit, il n’est pas question d’égalité avec les Noirs et encore moins d’une République noire, souligne-t-elle. C’est lui qui fait arrêter et ramener en France le général noir Toussaint-Louverture qui mourra au Fort-de-Joux en Franche-Comté, en 1803. »

Dans une sorte de consensus implicite, la classe politique française ­ qui compte pourtant dans tous les partis nombre d’admirateurs du « Petit Corse » ­ a senti qu’il valait mieux ne pas trop en faire à l’occasion de ce bicentenaire. Seul André Santini, député (UDF) des Hauts-de-Seine et proche de Nicolas Sarkozy, a pris sa plume, non sans malice, pour interpeller Villepin en jouant sur la fougue du Premier ministre : « Vous qui avez, et avec quel talent, exalté le génie de Napoléon pendant les Cent-Jours, […] vous qui, en héritier du général de Gaulle, célébrez à chaque occasion la grandeur de notre pays, pouvez-vous tolérer qu’aucune célébration officielle ne soit prévue » pour le bicentenaire d’Austerlitz ? Et de préciser à Libération qu’il voit là « un signe de la France qui tombe, oublie son passé » et se sent, lui, « fatigué d’entendre que la repentance doit maintenant s’appliquer à Napoléon ». Panache en berne, le grognard de Matignon ne lui a pas répondu.

 

2.4 Napoléon, grand criminel contre l’Humanité

 

Lorsqu’un mortel se prend pour Dieu

2.4.1 http://www.africamaat.com/article.php3?id_article=137

Dictateur, tyran, usurpateur, despote, brutal, violent, démolisseur, geôlier de la liberté, meurtrier, tortionnaire, menteur, misogyne, excommunié par le pape ; voici quelques qualificatifs de Napoléon Ier. Ce monstre, d’après une chaîne de télévision, a été élu deuxième personnage historique préféré des Français ! Il est celui qui a commis aussi ce crime contre l’Humanité en rétablissant l’esclavage des Noirs aux Antilles ; celui qui fit mourir de faim et de soif un héros, Toussaint Louverture.

Le Général Toussaint Louverture

Alors que la France a fêté le 2 décembre 2004 le bicentenaire du sacre de Napoléon à Notre-Dame de Paris. Nous avons entendu et vu dans les médias ce que ce dictateur « Hitler du 19e siècle » avait apporté à la France : création de la Banque de France, création des Lycées, institution de la Légion d’Honneur, publication du Code Civil, création de la Cour des Comptes.

Très peu ou pas du tout d’allusions sur la multitude des crimes de Napoléon, encore moins sur les crimes concernant les Noirs. Pourtant cette tragédie (traite et esclavages des Noirs) allait durer quatre siècles et demi !

 

2.4.2 www.africamaat.com

De 1804 à 1813, les guerres du Premier Empire ont causé au moins deux millions et demi de morts. A cause de la folie meurtrière et guerrière d’un despote.

Le 30 floréal an X ( le 20 mai 1802), les décrets d’abolition de l’esclavage sont annulés par Napoléon. C’est le retour au Code Noir.

Malgré tout ce qui a pu être dit, il est peu vraisemblable que Bonaparte ait eu une politique outre-mer dictée par des sentiments à l’égard de son épouse, blanche créole, Joséphine de Beauharnais ; une épouse que Napoléon répudia en 1809.

La haine de Napoléon pour les Noirs est démontré par ce passage d’un livre d’Aimé Césaire, notre génie de la Négritude : En fait , le Consul Bonaparte, le cœur léger (…) venait de commettre une faute irrémédiable, dont les conséquences allaient être fatales pour la France. On a essayé de l’en disculper. Lui-même à Sainte-Hélène a essayé de rejeter la faute sur d’autres. Mais les documents sont là et ils sont accablants. Parmi des dizaines d’autres, je ne veux en retenir qu’un (…) Bonaparte s’emporte : «  …Eh bien ! M. Truguet, si vous étiez venu en Égypte nous prêcher la liberté des noirs ou des Arabes, nous vous eussions pendu au plus haut mât. On a livré tous les blancs à la férocité des noirs, et on ne veut pas même que les victimes soient mécontentes : eh bien ! si j’avais été à la Martinique, j’aurais été pour les Anglais, parce qu’avant tout il faut sauver sa vie. Je suis pour les blancs, parce que je suis blanc ; je n’en ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne. Comment a-t-on pu donner la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient seulement pas ce que c’était que colonie, ce que c’était la France ? Il est tout simple que ceux qui ont voulu la liberté des Noirs, veuillent encore l’esclavage des blancs. Mais encore, croyez-vous que, si la majorité de la Convention avait su ce qu’elle faisait et connu les colonies, elle aurait donné la liberté aux noirs ? Non, sans doute …  »

 

L’auteur retrouve ses racines

Bref, le champ jugé libre, Bonaparte appliqua sa politique. La loi du 30 floréal an X ( 20 mai 1802 ) portait :

« Article premier : Dans les colonies restituées à la France en exécution du traité d’Amiens du 6 germinal an X, l’esclavage sera maintenu conformément aux lois et règlement antérieurs à 1789.

Article 2 : Il en sera de même dans les colonies françaises au delà du Cap de Bonne Espérance.

Article 3 : La traite des Noirs et leur importation dans les dites colonies auront lieu conformément aux lois et règlements existant avant la dite époque de 1789.

P.S. A propos de Saint-Domingue (Haïti aujourd’hui) « Pour en prendre une idée suffisamment juste, peut-être faudrait-il dire que Saint-Domingue est à l’économie française du XVIIIe siècle, plus que l’Afrique tout entière dans l’économie française du XXe siècle. Si au traité de Paris, Louis XV a pu préférer la Martinique au Canada, que dire de Saint-Domingue ? C’est, au XVIIIe siècle, une île qui vaut un empire. »

En guise de CONCLUSION

C’est à l’Europe (en particulier à la France), aujourd’hui, de se mettre à genoux et à demander pardon à l’Afrique. Ce que l’Europe appelle « La dette africaine », c’est la pire des insultes qui puisse être faite à un Noir. Pour nous, l’Afrique ne doit rien à l’Europe ! L’Afrique ne doit rien à la France ! Les Pays d’Afrique ne doivent rien payer. Il n’y a pas de dette !

Nous devons par contre présenter la facture à la France (et plus généralement à l’Europe), la facture de quatre siècles et demi d’esclavage, la facture de plus d’un demi siècle de colonisation, la facture du pillage de l’Afrique par la « Françafrique » (…).

  

2.4.3 http://grioo.com/info502.html

Toussaint Louverture (1743?-1803) et la libération d’Haïti

06/07/2003 

 Le 1er janvier 1804, après la révolution menée par Toussaint Louverture, Haïti, une ex-colonie, devint le 1er Etat noir indépendant du monde à se libérer par ses propres moyens

 Par Paul Yange

Toussaint Louverture (1743?-1803) né esclave, puis affranchi, traitera d’égal à égal avec Napoléon avant d’etre enfermé sans jugement au fort de Joux où il mourra en détention

(haiti-usa.org)

Toussaint Louverture et l’indépendance d’ Haïti

Le 18 novembre 1803, ce qui reste de l’armée française capitule devant les anciens esclaves. La colonie française de St-Domingue va devenir le 1er Etat noir indépendant le 1er janvier 1804 sous le nom de Haïti. St-Domingue est une partie de l’île d’Hispanolia, « découverte » (l’île est habitée quand Colomb la « découvre ») par Christophe Colomb le 6 décembre 1492. Dès 1502, les premiers esclaves africains sont amenés pour remplacer les premiers habitants indiens de l’île victimes du travail forcé, de la colonisation européenne, des maladies.

 

En 1697, par le traité de Ryswick, l’Espagne cède une partie d’Hispanolia à la France. Saint-Domingue devient la plus prospère des colonies françaises de l’époque grâce à ses plantations de sucre et ses esclaves. Un peu avant la révolution française, St Domingue compte près de 600 000 habitants dont 500 000 sont des esclaves.

 

Les grands blancs qui possèdent tous les privilèges, présentent leurs doléances lors des états généraux français. Les affranchis sont des mulâtres, des anciens esclaves libérés ou des Noirs libres, et n’ont pas l’égalité civique, mais ils la revendiquent au nom de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Enfin les esclaves composent la 3è classe sociale et veulent obtenir la liberté et l’égalité. La situation est tendue et les révoltes sont nombreuses. Le 8/3/1790, l’assemblée française reconnaît les droits des affranchis, et les colons effrayés, menacent de se proclamer indépendant ou de s’allier à l’Angleterre. A St-Domingue, la situation se dégrade et un esclave prêtre vaudou prénommé Bockman, déclenche le 22 août 1791 une insurrection qui se répand dans toute l’île. Les espagnols et les anglais attaquent les positions françaises. l’île s’embrase.

 

Le 29 août 1793, un ex-esclave du nom de Toussaint Louverture publie un manifeste : « Je suis Toussaint Louverture,mon nom s’est peut-être fait connaître jusqu’à vous. Je veux que la liberté et l’égalité règnent à St-Domingue. Je travaille à les faire exister. Unissez-vous à nous, frères, et combattez avec nous pour la même cause ». Toussaint assisté de ses lieutenants Dessaline et Christophe ne tarde pas à devenir incontournable et s’empare de la plus grande partie de l’île et conquiert même la partie espagnole. Face à la révolte des esclaves, les commissaires de la république française Sonthonax et Polverel se résignent à proclamer la liberté des esclaves. (29 août 93, 4 septembre 93). La convention généralise ces décisions en abolissant l’esclavage dans les colonies françaises. (4 fevrier 1794).

 

En me renversant, on n’a abattu que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines parcequ’elles sont nombreuses et profondes

 

Toussaint Louverture après sa capture

 

En 1802, Napoléon rétablit l’esclavage qui avait pourtant été aboli une 1ère fois en 1794…l’esclavage sera définitivement aboli par la France en 1848

(uni-koblenz.de)

 

Les planteurs mécontents font appel aux anglais. 7500 soldats venus de Jamaique débarquent en mai 1794 et s’emparent de Port au Prince, la capitale d’Haiti. Toussaint Louverture décide de s’allier avec les français et intervient avec ses troupes aux côtés du général Labeaux. Il est nommé général de division par la convention en août 1794. Les anglais sont bientôt battus. En octobre 1798, il reçoit la reddition au nom de la république française, puis prend en main le gouvernement de l’île. En août 1801, le libérateur de St-Domingue proclame l’autonomie de l’île et se proclame gouverneur à vie de la nouvelle république.

 

Ces décisions n’enchantent guère Napoléon qui gouverne la France avec le titre de 1er consul. Napoléon veut rétablir l’esclavage, et est encouragé par Joséphine, originaire de la Martinique, et par les planteurs. Il veut également rétablir l’autorité française à St-Domingue par la force. En février 1802, 23 000 hommes arrivent sous le commandement du général Leclerc, puis en mai 1802, 3 500 hommes supplémentaires arrivent sous le commandement du général Antoine Richepance.

 

Les combats sont féroces dans l’île et les troupes envoyées par Napoléon n’arrivent pas à triompher de Toussaint. Puisque le combat loyal ne suffit pas, d’autres méthodes seront utilisées. Leclerc écrit une lettre à Toussaint dans laquelle il invite ce dernier à le rejoindre car le sujet qu’ils doivent aborder est impossible à traiter autrement que lors d’une rencontre en tête à tête. Toussaint est prévenu par plusieurs personnes que Leclerc lui tend en fait un piège.

 

Il décide néanmoins de se rendre au rendez-vous (7 juin 1802). A peine est-il arrivé qu’il est arrêté par traîtrise. Il quitte l’île prisonnier à bord d’un bateau prénommé, ironie du sort, « le héros »! Il est enfermé sans jugement dans le fort de Joux dans le Juras où il décède le 7 avril 1803. Peu auparavant, le 2 novembre 1802, Charles Leclerc est lui-même mort victime de la fièvre jaune… comme la grande majorité de ses soldats.

 

Un nouveau renfort de 10.000 hommes est expédié à Haïti sous le commandement du vicomte Donatien de Rochambeau (fils du commandant du corps expéditionnaire français dans la guerre d’Indépendance des États-Unis) qui s’illustrera par les atrocités commises sur les populations noires (1). Rochambeau n’obtient pas de meilleur résultat. Ses troupes épuisées sont défaites le 18 novembre 1803 en un lieu dit Vertières et il doit se rendre le jour même au successeur de Toussaint Louverture, le général Jacques Dessalines.

 

Haiti

(i-s-w.org)

 

Les garnisons françaises de l’île capitulent les unes après les autres et l’ancienne colonie proclame son indépendance le 1er janvier 1804. Elle reprend le nom de Haïti que donnaient à l’île ses premiers habitants amérindiens. C’est la naissance d’un Etat noir en Amérique, issu d’une colonie esclavagiste européenne et qui s’est libéré par ses propres forces. L’indépendance d’ Haïti ne sera pourtant reconnue que près de 20 ans plus tard par la France. En effet, les ex-colons de St-Domingue, s’estimant lésés par la perte de leurs esclaves, réussiront à obtenir de la France une indeminisation de la part d’Haïti.

 

« A Paris, le 17 avril 1825, Charles, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre voulant pourvoir à ce que réclament l’intérêt du commerce français et les malheurs des anciens colons de St-Domingue (…) les habitants actuels de la partie français de St-Domingue verseront à la Caisse générale des Dépôts de consignation de France (…) la somme de 150 millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité ». Charles X se décide à reconnaître l’indépendance de l’ex colonie en 1825 en échange d’une indemnité de 150 millions de francs. Les ex-esclavagistes seront donc indemnisés par les ex-esclaves(!) Les Haïtiens vont acquitter les échéances de ces indemnités jusqu’en 1938 et l’Etat haïtien contractera un emprunt pour payer lesdites indemnités, ce qui ne fut peut-être pas sans conséquence sur le développement de l’île.

 

 

(1) Rochambeau fera par exemple venir à Haiti 600 bouledogues dressés à manger des Noirs. Ces chiens avaient été dressés par les colons espagnols de La Havane pour s’attaquer aux Noirs. Au lieu d’eau, ces chiens buvaient du sang et se nourrissaient de chair (…) Le général Ramel reçut, le 15 germinal 1803 (5 avril 1803), à la Tortue où il se trouvait, une lettre du Général Rochambeau ainsi libellée : je vous envoie, mon cher commandant, un détachement de cent cinquante hommes de la garde nationale du Cap, commandé par M.Barri, il est suivi de 28 chiens bouledogues (…) je ne dois pas vous laisser ignorer qu’il ne vous sera passé en compte aucune ration, ni dépense pour la nourriture des chiens. Vous devez leur donner des Nègres à manger. Je vous salue affectueusement. Signé : Rochambeau

 

Le général Ramel ajoutera que Rochambeau trouvait très déplacée sa répugnance à se servir des chiens : « je ne pus jamais lui faire entendre raison ».

 

(1) cité par Rosa Amelia Plumelle Uribé, la férocité blanche, des Non-blancs aux Non-aryens. Editions Albin Michel, 2001

 

on a livré tous les Blancs à la férocité des Noirs, et on ne veut même pas que les victimes soient mécontentes. Eh bien ! Si j’avais été à la Martinique, j’aurais été pour les Anglais, parcequ’avant tout il faut sauver sa vie. Je suis pour les Blancs parce que je suis Blanc. Je n’ai pas d’autres raisons et celle-là est la bonne. Comment a t-on pu donner la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient seulement ce qu’était la France ?

 

Napoléon Bonaparte

 

 

2.4.4 http://www.clionautes.org/spip.php?article1016

Pierre Branda, Thierry Lentz, Napoléon, l’esclavage et les colonies, Paris, Fayard, 2006, 359 p.

 samedi 6 mai 2006, par Stéphane Haffemayer

 

Le travail d’Olivier Pétré-Grenouilleau sur les traites négrières (Gallimard, 2004) a révélé à quel point la question de l’esclavage était autant affaire de mémoire que d’histoire. On ne peut que se féliciter de la parution d’un nouvel ouvrage d’historien sur un sujet devenu si sensible dans notre hexagone. Sensibilité qui, au passage, ne doit pas faire oublier la scandaleuse actualité de ce « crime contre l’humanité » dans de nombreuses régions du globe. Tardivement et partiellement aboli par la Convention en février 1794 après la révolution noire des esclaves de Saint-Domingue en 1791, l’esclavage est rétabli par Napoléon en 1802, après de longues hésitations. Faut-il pourtant parler de racisme et lire, arguant de l’enjeu mémoriel, les événements d’un point de vue militant ? Ce serait mal comprendre l’enjeu d’une histoire qui cherche à expliquer, non à juger. Après le succès médiatique qui a entouré la publication du Crime de Napoléon, il était temps d’examiner avec attention ce sujet peu abordé de la politique coloniale du Consulat et de l’Empire.

Après avoir rappelé la justification économique de l’esclavage dans les Antilles sous l’Ancien Régime, les auteurs abordent la stratégie coloniale de Bonaparte. Pour le Premier consul, importait surtout le rétablissement de l’autorité de la métropole dans un secteur à l’importance stratégique dans le contexte de la guerre contre l’Angleterre. En récupérant la Louisiane, la France avait la possibilité de contrôler près d’un tiers du continent nord-américain, alimentant le « rêve américain » de Bonaparte. L’expédition de Saint-Domingue menée par le général Leclerc, une autre « expédition d’Egypte » devait briser la résistance de Toussaint Louverture qui défiait la métropole. Elle annonçait aussi le rétablissement de l’esclavage, voulu par tout un lobby économique, question sur laquelle Bonaparte se montrait ambigu et peu loquace : sans doute la question morale s’effaçait-elle devant l’ambition stratégique. A ceux qui douteraient encore de la pertinence d’une contribution historienne au « devoir de mémoire », on recommandera la lecture des pages décrivant la « guerre des couleurs », et ses atrocités, sans concessions (cf. les « délires criminels de Rochambeau »). En vain, le rêve américain de Napoléon devait s’écrouler comme son empire continental. Il pensait que le système colonial était mort… La suite lui prouva le contraire.

Outre la clarté de cette synthèse d’histoire politique, il faut saluer la présence de nombreuses lettres de Bonaparte ou de ses généraux en annexe, ainsi que de quelques cartes.

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2.4.5 Yves Benot, La démence coloniale sous Napoléon, La découverte, 2006

(Marcel Dorigny)

VI  Cette émergence d’une conception ouvertement raciale des rap­ports entre les peuples et les sociétés trouva un terrain d’expression sans réserve avec la naissance d’Haïti, cette « Première république noire ». C’est ce que montre Yves Benot en citant une lettre de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères de Bonaparte, au nouvel ambassadeur de France aux États-Unis, Turreau, pour lui ordonner de faire savoir au gouvernement américain qu’il doit cesser toutes relations commerciales avec Haïti, car « l’existence d’une peu­plade nègre armée et occupant les lieux qu’elle a souillés par les actes les plus criminels est un spectacle horrible pour toutes les nations blanches. […] Il est impossible de croire que les Nègres de Saint-Domingue aient quelques titres à une protection ». L’ambas­sadeur, de son côté, écrira au ministre que les « rebelles de Saint-Domingue sont une race d’esclaves africains, l’opprobre et le rebut de la nature ». Le rétablissement de l’esclavage en 1802, rupture la plus spectaculaire avec la Révolution, s’inscrivait dans ce contexte et ne fut donc aucunement improvisé.

De telles paroles, tenues par les hommes les plus haut placés dans l’appareil de l’État consulaire puis impérial, donnaient le ton : la porte était ouverte aux entreprises coloniales les plus ambitieuses, puisque les peuples non blancs étaient inférieurs par nature. Les projets coloniaux démesurés que Benot retrace avec sûreté et préci­sion, s’appuyant sur de vastes dépouillements d’archives, s’inscri­vent dans la grande politique d’expansion militaire de Napoléon, tout autant que dans sa vision d’un monde où les « races infé­rieures » peuvent et doivent être dominées par les peuples placés en haut de la hiérarchie humaine. Les horizons des projets colo­niaux de Napoléon sont multiples et renouent en grande partie avec ceux hérités de la monarchie : l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient turc, l’Inde, les Indes néerlandaises, les Philippines, l’Amérique espagnole et, bien entendu au premier chef, l’« Afrique intérieure », comme on commençait alors à dire et à rêver… La liste n’étant pas exhaustive. (…)

 

(VII) Par exemple, face aux propos violemment racistes d’un Chateau­briand qui écrivait dans Le Génie du christianisme, paru en 1802 : « Qui oserait encore plaider la cause des Noirs après les crimes qu’ils ont commis ? », Yves Benot rappelle que Pierre-Louis Ginguené répliqua : « Qui ? Tout homme raisonnable et sensible, tout ami de l’humanité. » Ou encore Grégoire, toujours à la croisée de ces résistances contre la barbarie et la tyrannie, qui publia son ouvrage De la Littérature des Nègres en 1808, au plus fort du moment où la puissance encore invaincue du régime semblait assurée pour longtemps. Par cet ouvrage, à contre-courant des doc­trines officielles ou officieuses de hiérarchie et d’inégalités des races, Grégoire prenait place au centre du combat contre le « pré­jugé de couleur », terminologie héritée des débats des débuts de la Révolution et première formulation de ce que l’on appellera le racisme un peu plus tard : le chapitre 8 de Benot pose les jalons d’une histoire de la lutte contre ce « préjugé de couleur » qu’il importe de souligner aujourd’hui. Les hommes qui ont initié ce combat, loin d’être terminé au début du xxr siècle, étaient à la fois issus des combats des Lumières (Ginguené, Grégoire, Lanjuinais. Amaury Duval, par exemple) et « avant-coureurs » des formes de combats qui seront celles du xix’ siècle, où l’expansion coloniale des puissances européennes s’appuiera systématiquement sur la « science des races » en cours de formation sous Napoléon (Say, de Pradt) ; Grégoire étant, comme le montre Benot au fil de ses cha­pitres, à la fois héritier du xvnr siècle et de la Révolution et acteur à part entière des combats du siècle commençant.

 

(VIII) Ainsi, La Démence coloniale sous Napoléon fut bien un ouvrage phare, au même titre que La Révolution et la fin des colonies l’a été au moment du bicentenaire de 1789. Mais, touchant un personnage mythique de l’histoire nationale et plus encore universelle, il remet­tait en cause un pan entier de la gloire du héros d’Austerlitz, du père du Code civil, du Franc or et de bien d’autres institutions qui furent les piliers de la stabilité française, voire européenne, pour près de deux siècles. On ne peut, de ce fait, s’étonner qu’un tel ouvrage n’ait pas bénéficié d’une audience à la hauteur de son apport à l’his­toriographie de la période et aux débats de la nôtre, malgré bon nombre de comptes rendus élogieux dans la presse et les revues savantes. (…)

 

 

(IX) Pourtant, il serait par trop optimiste de dresser un tableau unila­téral de l’état des lieux actuel : les commémorations des anniver­saires napoléoniens n’ont pas toujours fait de place aux aspects coloniaux de la politique de l’empereur, quand elles ne les ont pas délibérément occultés, comme le fit la grande exposition du musée de la Marine, en 2004, consacrée à Napoléon et la mer. Un rêve d’Empire : malgré le sujet qui portait vers une réflexion sur les entreprises coloniales, effectives ou projetées, de Napoléon, les organisateurs ont opté pour un silence quasi total. Décidemment, du travail reste à faire pour faire reculer ce long silence : la mise à dis­position pour un large public de La Démence coloniale sous Napo­léon en format de poche arrive au bon moment.

 

(p.9) La pratique impériale — et impérialiste — s’apparente dans ce court espace de temps à une sorte de démence, dans la mesure même où on ne peut pas ne pas être frappé par l’incapacité per­manente à mesurer le rapport des forces, sur mer comme sur terre, à mesurer les obstacles et les résistances prévisibles des peuples — en dépit de tous les avertissements de ceux qui connaissent mieux que Napoléon ces réalités-là. Tout cela en évitant de parler ici morale et principes. Mais ces derniers ont tout de même aussi leur importance quant à l’image du con­quérant auprès des peuples et des opinions publiques, de sorte qu’ils deviennent un élément du rapport des forces. Au demeu­rant, le mépris des peuples en Europe va de pair avec le mépris de ceux des Antilles, ou de tout autre. Cette politique domina­trice, elle n’est pas à proprement parler européocentrique, mais simplement gallocentrique. A ceci près que le peuple français lui-même n’en est digne que pour autant qu’il reste fidèle à Napoléon, lequel est seul à savoir ce qui est bon pour lui…

 

(p.16) Mais surtout, alors que la France a aboli l’esclavage dans ses colonies depuis 1794, ses alliés restent des puissances esclava­gistes. Et c’est remarquablement sensible à Saint-Domingue où la partie française n’a plus d’esclaves, tandis que la partie espa­gnole continue à profiter de la traite et à avoir des esclaves. Sans (p.17) doute doit-on remarquer que l’application du décret d’abolition a laissé beaucoup à désirer. Il est entré dans les faits à Saint-Domingue — où d’ailleurs on ne l’avait pas attendu pour abolir l’esclavage —, à la Guadeloupe et ses dépendances, enfin à la Guyane. Mais par une sorte de consensus muet, il est resté let­tre morte au Sénégal et, plus grave, il y a eu rébellion ouverte dans l’océan Indien. En 1794, du fait de l’intervention des dépu­tés de l’île de France, Gouly et Serres, et de la complaisance de Barrère, l’envoi du décret d’abolition a été suspendu le 21 avril. Puis, quand le ministre de la Marine et des Colonies du Directoire, l’amiral Truguet, a décidé que le sursis était expiré et a envoyé deux commissaires, Baco et Burnel, pour faire appliquer l’abolition, ils se sont trouvés face à l’émeute des colons et à la passivité des militaires qui les accompagnaient. Les commissaires sont finalement revenus bredouilles en France et, depuis lors, l’île de France et la Réunion vivent une singu­lière expérience d’autonomie que rien n’a troublé depuis 1796. C’est par le biais de ce double problème, d’autonomie coloniale et de non-application du décret du 16 pluviôse, que la question de l’esclavage fera son entrée dès les premiers jours du régime bonapartiste.

Quant à la traite, qui n’a pas été expressément abolie parce que l’on admettait qu’avec la fin de l’esclavage elle devait auto­matiquement disparaître, elle survit à échelle réduite de par la guerre de course, sans que l’on en fasse état. Au Sénégal, les corsaires républicains prennent des esclaves sur les négriers anglais ou portugais, et les revendent aux négriers américains, qui, eux, ravitaillent Saint-Louis1. Dans les eaux de la mer des Caraïbes, d’autres corsaires français prennent aussi des escla­ves, si l’on peut dire, à l’arrivée, et les débarquent à la Gua­deloupe où l’on prétend les envoyer sur les plantations ; nombre d’entre eux s’y refusent et s’échappent pour aller former sur les hauts de la Basse-Terre une sorte de république de marrons qui existera jusqu’à la grande répression de l’été 1802.

 

(p.73) /massacre aux Caraïbes/

La lutte n’est pourtant pas finie. Dans l’intérieur de la Basse-Terre, la guérilla dirigée par Palème, et qui s’allie avec la répu­blique des marrons, va tenir encore plusieurs mois, mais dans des conditions de plus en plus difficiles, parce que les Français détruisent les cultures aux abords des zones de guérilla et que les munitions s’épuisent. Au début d’octobre, les maquisards font encore un coup de main aux abords de Pointe-à-Pitre, sur le fort Fleur d’Épée, mais ils échouent. Un peu après, éclate une insurrection à Sainte-Anne sur la Grande-Terre qui sera atro­cement réprimée, avec 100 exécutions, dont deux Blancs, et des supplices dignes de l’Ancien Régime41

(…)

(41) Lacrosse ordonne qu’ils soient rompus ou brûlés vifs, et donne toute latitude aux juges pour ordonner des tortures.

 

Mais des milliers de simples gens de la Guadeloupe ont, après le Matouba, subi une répression féroce. En premier lieu, tout ce qui restait de l’ancienne armée coloniale a été mis sur des bateaux, envoyé d’abord en territoire espagnol, à Carthagène, (p.74) pour y être vendus, puis, sur le refus des Espagnols, dirigés vers les États-Unis, où, selon un rapport de Lacrosse, une centaine auraient été « jetés à terre ». Mais le représentant américain Livingston proteste et se fait l’écho du refus de son gouver­nement. Quelque 800 de ces soldats arriveront finalement à Brest en octobre. Bonaparte pensera à les envoyer avec Decaen dans l’Inde, et les dispositions étaient prises quand la menace de la reprise de la guerre avec l’Angleterre amène Decrès à faire surseoir à leur départ. Ils seront envoyés en Italie, à Mantoue comme pionniers, c’est-à-dire affectés aux travaux de force, sous le commandement du chef d’escadron Hercule, tombé en dis­grâce. Ces 800 sont loin d’être la totalité des anciens soldats sur­vivants, auxquels s’ajoutent les prisonniers de guerre noirs libérés de la Martinique à la suite de sa restitution à la France. Certains, c’est sûr, ont été vendus à Santo Domingo ; d’autres peut-être ailleurs ; d’autres encore ont dû mourir sur les bateaux ou ont peut-être été exécutés. Car on exécute beaucoup au cours des mois qui suivent le Matouba, et des historiens plutôt conservateurs estiment à 10 000 le nombre des victimes de la répression, soit 10 % de la population noire et métisse. La com­paraison du nombre des Noirs du recensement de 1800 et de celui des esclaves du recensement de 1818 donne à penser : près de 85 000 pour le premier, un peu plus de 69 000 pour le second.

Les massacres ont un but, (…) : rendre possible le rétablissement de l’esclavage.

 

(p.83) Les derniers mois de Saint-Domingue sous la tyrannie de Rochambeau et la naissance de Haïti

Selon l’écrivain haïtien Vastey, proche collaborateur du roi Christophe dans le Nord, à côté de Rochambeau, son prédé­cesseur faisait figure d’ange de bonté. Plutôt que d’énumérer des atrocités qui vont des noyades déjà inaugurées à l’achat de 1 500 chiens à Cuba, dressés à la chasse aux marrons et valant de 500 à 600 francs chacun, en passant par les tortures, il est plus court de donner la parole au général. C’est une let­tre du mois d’avril 1803 : « L’esclavage des Noirs doit être pro­clamé de nouveau dans ces parages; et le Code noir rendu beaucoup plus sévère. Je pense même que pour un temps les maîtres doivent avoir le droit de vie et de mort sur leurs escla­ves. Le renvoi de Toussaint, de Rigaud, Pinchinat, Martial Besse, Pascal, Bellegarde, etc., ferait un très bon effet ici. Je les ferais pendre avec le plus grand appareil. » A lire ces lignes, on ne se douterait pas que le général qui parle si fort a déjà perdu pratiquement toute la partie nord de Saint-Domingue, sauf Le Cap, que le Sud et l’Ouest sont déjà forte­ment dominés par les insurgés. La résistance française se pro­longera jusqu’en octobre à Port-au-Prince, en novembre au Cap, Le Mole sera évacué par Noailles (l’acheteur des chiens) le 2 décembre. (…)

 

(p.84) Ce n’est pas tout : même les colons se plaignent, du moins on l’entrevoit à travers les rapports alarmants du grand-juge Ludot, parce que l’armée est aussi pillarde. Au début de son proconsulat, Rochambeau avait fait réoccuper quelques places. Voici ce qui s’y est passé : « C’est ainsi qu’à la reprise de Port-de-Paix, de Jean-Rabel, et du fort Liberté, les officiers qui commandaient se sont emparés des cafés placés dans les maga­sins, des bestiaux restés sur les habitations, et même des vases et des marbres des églises, sur ce principe hautement énoncé par des militaires que « ce qu’ils reprennent sur les brigands leur appartient par droit de conquête ». » Plus loin, le général Bru-net, celui qui a procédé à l’arrestation de Toussaint, est accusé d’avoir rendu de sa seule autorité 70 à 80 jugements en matière purement civile, expertises, ventes de biens… Ou encore, des particuliers sont arrêtés sous prétexte de correspondances avec les insurgés, puis relâchés contre rançon63

 

(p.88) L’esclavagisme au pouvoir et dans la loi

Informé de plusieurs côtés sur toutes les horreurs de Saint-Domingue et de la Guadeloupe, Bonaparte n’a pas eu la moin­dre réaction officielle. Si Rochambeau, prisonnier de guerre en Angleterre de 1804 à 1811, est mal vu, ce n’est pas pour avoir fait massacrer quelque 20 000 Noirs et mulâtres, s’entend de ceux qui se trouvaient dans la zone occupée par les Français de novembre 1802 à mars 1803, c’est pour avoir été vaincu, c’est tout. Mais en privé, Bonaparte manifeste ses vrais sentiments, ou plutôt son insensibilité, quand vers l’été 1802, à propos de la Guadeloupe, on parle devant lui de la nécessité d’extermi­ner tous les nègres. Le général Decaen, présent, réagit : « Je me permis d’exprimer mon opinion par ces seules paroles : Et le sucre ? Qui le produira quand il n’y aura plus de nègres ? Alors Bonaparte tourna le dos et il ne fut plus question de la Guadeloupe71… » Plus tard, une scène rapportée par Thibau-deau oppose le premier consul à Truguet. La discussion s’est engagée à propos d’un projet de création de chambres d’agri­culture aux colonies, qui rencontrait l’opposition de Roederer

 

(p.89) et de Truguet, lesquels rappelaient que les colons étaient peu sûrs et toujours prêts à passer aux Anglais. A quoi Bonaparte rétorque d’abord en invoquant le cas de Dubuc72, de la Mar­tinique, pour lequel nous savons que Joséphine est intervenue. « On m’a bien écrit que c’était un ami des Anglais ! » Bona­parte continue par un discours qu’il est bon de lire jusqu’au bout : « On ne veut voir que des partisans des Anglais dans nos colonies, pour avoir le prétexte de les opprimer. Eh bien, M. Truguet, si vous étiez venu en Egypte nous prêcher la liberté des Noirs ou des Arabes, nous vous eussions pendu au haut d’un mât. On a livré tous les Blancs à la férocité des Noirs, et on ne veut même pas que les victimes soient mécontentes ! Eh ! bien, si j’eusse été à la Martinique, j’aurais été pour les Anglais, parce qu’avant tout il faut sauver sa vie. Je suis pour les Blancs parce que je suis blanc ; je n’en ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient seulement pas ce que c’était que la colonie, ce que c’était que la France ? Il est tout simple que ceux qui ont voulu la liberté des Noirs veuillent l’esclavage des Blancs ; mais encore croyez-vous que si la majorité de la Convention avait su ce qu’elle faisait, et connu les colonies, elle eût donné la liberté aux Noirs ? Non, sans doute ; mais peu de personnes étaient en état d’en prévoir les résultats, et un sentiment d’humanité est toujours puissant sur l’imagination. Mais à présent, tenir encore à ces principes ! […] Auriez-vous voulu, aurions-nous souffert qu’on mît les Français dans la dépendance des Italiens, des Pié-montais ? Nous aurions été bien traités ; ils auraient fait de nous ce que les Noirs ont fait des Blancs. […] Aujourd’hui même, il faut encore avoir l’œil alerte sur ce pays-là ; cependant, ce sont des Blancs comme nous, des peuples civilisés, nos voisins. »

Cette sensationnelle profession de foi, dont l’authenticité peut difficilement être mise en doute puisque, lors de sa publication en 1827, Roederer et Truguet étaient tous deux vivants, appelle plusieurs remarques. La référence à l’expédition d’Egypte nous fait souvenir que Bonaparte a rencontré dans ce pays l’escla­vage des Noirs et une certaine forme de traite, certes très limi­tée par rapport à la traite européenne — au plus, 2 000 à 3 000 par an, et il y a des années sans caravane —, et d’ailleurs, c’est d’un esclavage domestique, et non sur des plantations, qu’il

(p.90) s’agit. Mais le fait troublant, c’est que le général en chef n’a pas songé un instant à appliquer la loi du 16 pluviôse, mais a cherché à utiliser cette traite pour renforcer son armée. Il a pris un arrêté autorisant les généraux commandant en Haute-Egypte à acheter des esclaves noirs pour les incorporer dans le corps expéditionnaire. Au Caire, les simples soldats français allaient s’acheter des concubines noires au marché sans que personne trouvât à y redire. C’est assez montrer que les sentiments d’humanité étaient fort indifférents au général Bonaparte.

 

En second lieu, la mention de Dubuc est paradoxale pour un partisan de la grandeur française comme Napoléon. Tout le monde n’est pourtant pas d’accord pour passer l’éponge sur sa conduite passée, et derrière le « on » du texte, on peut suppo­ser le ministre Decrès qui a fait des remontrances à Dubuc. Il a en même temps souligné qu’il devait son retour en grâce à la « bienveillance dont l’honore l’impératrice » (la lettre rendant compte à Napoléon de cette entrevue est de la fin mai 1804, Dubuc demande à être présenté à l’Empereur à Saint-Cloud. Mais le plus frappant, c’est que le premier consul reprend à son compte l’argument habituel des colons qui ont livré et la Mar­tinique et les ports de Saint-Domingue aux Anglais en 1793-1794, et qui ont même été ceux de Page et Brulley devant Barère et Lindet, lorsque le Comité de Salut public a appris la trahison des Blancs à Jérémie. Dès lors, toutes les trahisons pourraient aisément être justifiées aux yeux du premier consul, s’il n’était pas illogique, ou, dans ce cas, aveuglé par le racisme. Au demeurant, les colons trahiront encore lors de la conquête anglaise des colonies en 1809-1810, bien que l’esclavage ait été rétabli…

Mais le racisme n’est pas seul en cause, puisqu’il y a aussi des peuples européens qui relèvent en somme des races inférieu­res. Pourquoi spécialement les Italiens ou les Piémontais, le choix de l’exemple laisse perplexe. Et si, par contrecoup, seuls les Français appartiennent à une race supérieure, on ne sait pas trop si les Belges et les Rhénans qui, à cette date, sont citoyens français font partie des supérieurs ou des sujets. Il reste que le mépris affiché ostensiblement pour ces Piémontais que, préci­sément, Bonaparte a annexés à la France quelques mois plus tôt signifie un mépris général de tous les peuples, au-delà de toute distinction de couleur; là est la source de l’effondrement à venir de l’entreprise de domination mondiale, aussi bien en (p.91) Europe qu’outre-mer, et bien plus que des défaites militaires. Les Piémontais n’ont pas plus de raisons de se battre jusqu’au bout pour ceux qui les méprisent à ce point que les Noirs de Saint-Domingue n’en avaient de se battre pour une métropole qui avait payé leur « confiance aveugle par une violation de tous les traités et par des cruautés sans bornes », comme dit la let­tre de Dessalines à Jefferson.

Pour ce qui est de l’Europe, le principe de l’extension indé­finie a été proclamé par le premier consul dans une allocution à une délégation suisse, qui a aussitôt été publiée dans Le Moni­teur : « II faut que, pour ce qui concerne la France, la Suisse soit française comme tous les pays qui confinent à la France76. » Si l’on demandait si le principe s’applique aux pays qui confi­nent à ceux qui confinent, ce ne serait pas une mauvaise plai­santerie, mais simplement la logique désastreuse de toute la politique ultérieure de l’Empereur.

Dans un tel état d’esprit, le rétablissement de l’esclavage et de la traite ne pose certes aucun problème d’humanité, mais seu­lement d’opportunité.

 

(p.96) L’application des arrêtés anti-Noirs dont Bonaparte enrichit la loi du 30 floréal, interdisant le séjour de Paris et des villes côtières aux militaires noirs et mulâtres (29 mai 1802), interdi­sant l’entrée en France des Noirs et mulâtres (25 juin 1802), interdisant les mariages mixtes (8 janvier 1803), si elle était étu­diée en détails, donnerait certainement des indications utiles sur le comportement réel des Français. Constatons que le second se trouve contredit par les déportations ordonnées à la Guade­loupe et à Saint-Domingue ; certes, les déportés sont le plus sou­vent emprisonnés ou envoyés au bagne en Corse ou à l’île d’Elbe ; mais enfin, il faut bien parfois en libérer certains et on les envoie en résidence surveillée. Ainsi Rigaud à Montpellier, les Louverture à Agen, Bellegarde à Angoulême. Si le contrôle policier ne se relâche pas, en revanche, il ne semble pas que les simples gens manifestent l’hostilité que l’on voulait susciter. De plus, il y a des évasions : Chancy, ancien aide de camp de Tous­saint, Martial Besse, un de ses anciens généraux ; Mentor, ancien député, qui, en décembre 1803, s’enfuit de Bayonne pour aller rejoindre Dessalines. Elles supposent, sinon une complicité active, du moins une absence d’hostilité de la population fran­çaise contre les Noirs. Et il y a ceux d’entre eux qui se dépla­cent dans le pays, et que, parfois signalent des notes de police. C’est une enquête à poursuivre.

 

 

3 Massacre d’Arabes et de Turcs

 

3.1 Paul Masson, Un triste épisode de la vieille cité palestinienne aujourd’hui incorporée à Israël, DH 04/08/2007

 

JAFFA Du passage de Napo­léon Bonaparte à Jaffa, on ne con­naît souvent que le tableau d’Antoi­ne-Jean Gros où on voit le commandant en chef du corps ex­péditionnaire français visitant les pestiférés. Entouré d’officiers qui manifestent de l’inquiétude ou de l’horreur, impavide, il touche du doigt le bubon d’un pestiféré arabe. Cette peinture romantique montre ainsi le futur empereur manifestant courage, compassion et grandeur d’âme. Reprenant un geste du Christ, choisissant un malade d’une autre religion que la sienne, le pein­tre en fait un héros intemporel, di­gne de l’admiration de tous, indépendamment de leurs nationalités ou de leurs croyances.

La réalité, on s’en doute, fut moins édifiante. En février 1799, sous la pression anglaise, la Turquie avait déclaré la guerre à la France. Elle avait envoyé deux armées vers l’Egypte, une par la Syrie et l’autre par la mer vers Alexandrie. Bona­parte quitta Le Caire pour remonter vers le nord à la rencontre de la pre­mière de ces armées. Le corps expé­ditionnaire français, fort de treize mille hommes, avait pour objectif Saint-Jean d’Acre. Le 20 février, il prit sans difficulté El Arich tenu par des Albanais et des Mameluks, non sans massacrer plusieurs centaines de combattants.

Après s’être ensuite emparé sans difficulté de Gaza, Bonaparte arriva devant une petite cité endormie sur ses falaises de grès, au bord de la mer. C’était Jaffa, l’une des plus an­ciennes cités du monde, Jaffa-la-Belle disait-on jadis. La ville résista pendant trois jours avec un tel acharnement que les vainqueurs, saisis par une folie aveugle, voulurent tout massacrer et détruire, mal­gré les consignes de Bonaparte qui refusait de voir cette victoire déboucher sur un carnage. Deux mille dé­fenseurs furent cependant tués pendant les combats, les portes de harems forcées et les femmes vio­lées. Les derniers résistants trouvè­rent refuge dans un caravansérail. Sur la promesse d’avoir la vie sauve s’ils se rendaient, ils mirent bas les ar­mes.

 

 

Le massacre

 

Bonaparte, en les voyant défiler, se demanda ce qu’il allait en faire. Déjà, les captifs pris à El Arich avaient promis de ne plus se battre contre lui et de se retirer sur Bagdad. Or, voici qu’ils se retrouvaient pour la plupart sur les murailles de Jaffa. Ils avaient manqué à leur parole; ils de­vaient mourir. Libérer les rescapés de Jaffa, c’était s’exposer à ce qu’ils reprennent les armes, comme après El Arich. Contre l’avis de ses officiers, dont Berthier, Bonaparte décida donc de les exécuter.

Dans un roman sur la vie de Napoléon, Michel Peyramaure décrit avec force détails cette opération* : « Les exécutions eurent lieu en bordure de mer, au milieu de dunes, de rochers et de mares d’eau saumâtre. Divisés en groupes, les prisonniers, parmi les­quels des vieillards qui rassemblaient autour d’eux les condamnés pour les dernières prières et les ablutions, se présentaient sans crainte et sans fai­blesse devan t les pelotons d’où partait un feu d’enfer. Le massacre dura des heures. Lorsque les soldats man­quaient de munitions, ils opéraient à la baïonnette et à l’arme blanche, frappant au hasard, à tour de bras pour en finir au plus vite, dégageant des monticules de victimes des blessés qui gémissaient sous les cadavres et qu’ils achevaient. On rappelait, en leur promettant la vie sauve, certains cap­tifs qui s’enfuyaient à la nage et, à peine avaient-ils rejoint la côte, on les égorgeait. »                                        

Il n’en fut pas de même à Saint-Jean d’Acre, inexpugnable en raison des fortifications et de sa citadelle construite par les Croisés. (…) Les Français ne disposant pas de l’artillerie nécessaire, le siège piétina. Si bien que le 18 mai, après l’échec d’une huitième attaque contre la citadelle, Bona­parte annonça à son état-major sa décision de lever le siège pour aller barrer la route aux Turcs dans le Delta. Il abandonna là les blessés et les pestiférés dont certains demandèrent de l’opium pour abréger leurs souffrances. Lorsqu’elle arriva à Jaffa, l’armée qui avait débarqué en Egypte moins d’un an auparavant était réduite de moitié.

 

*Napoléon, chronique romanesque. Michel Peyramaure. Robert Laffont.

 

 

Un petit air de Saint-Paul-de-Vence…

 

(…) Visiblement, Jaffa n’a pas un un très bon souvenir du passage du futur empereur des Français. Dans la légende qui complète la gravure le concernant, on peut même lire que « deux ans après son passage, la ville avait encore une odeur de ca­davre ».

Dans le bas de la ville, près du port, le lazaret où il avait rendu vi­site aux pestiférés français est de­venu un couvent arménien, ac­tuellement en restauration. Aucune allusion à sa visite n’y fi­gure. Ainsi, Les Pestiférés de Jaffa peint en 1804, tout comme Bona­parte au Pont d’Arcole (1796) ou Le champ de bataille d’Eylau (1808) n’était-il qu’une œuvre de propa­gande et le peintre Gros un chan­tre de l’épopée napoléonienne dont Jaffa n’a plus qu’un vague et mauvais souvenir.

 

 

4 Déportation de Tsiganes

 

Jean Vermeil, Les Bruits du silence, L’autre histoire de France, éd. du Félin, 1993, p.164-170

 

Les Basques expulsent leurs tsiganes

 (p.165) « Séparez les familles ! »

Le général Boniface-Louis-André de Castellane s’installe à la préfecture des Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques) en 1802. Il écoute les doléances de ses administrés. Le sénateur Henri Fargues, ancien maire de Saint-Jean-Pied-de-Port, ancien député au Conseil des Cinq-Cents, ancien député au Conseil des Anciens, se plaint. Les membres du corps législatif, les conseillers d’arrondissement, les commissaires près les tribunaux des arrondissements de Mauléon et de Bayonne se plaignent. Le brigandage sévit dans le département. Ils désignent les responsables : les Bohémiens. Sans rien prouver, mais le préfet sait qu’attirer le soupçon est un trouble suffisant à la tranquillité publique. Le nouveau code civil de l’ordre bientôt napoléonien ne punit certes que les actes, et pas les intentions ni les soupçons. Mais il ne s’applique peut-être pas aux Bohémiens. Le préfet Castellane écrit au ministre de la Police générale : « Leur existence sert de prétexte pour encourager ceux qui ont des dispositions au crime, dans l’espoir que tout sera rejeté sur eux » (28 thermidor an X, 16 août 1802). Il propose une solution : « II serait digne de la sagesse du gouvernement d’envoyer cette caste nomade dans une colonie où elle serait forcée de pourvoir par son travail à sa subsistance […]. C’est au sénateur Henri Fargues que je dois la première idée de cette mesure. »

Le préfet Castellane obtient l’accord verbal du ministre. Il prend ses dispositions, obtient des crédits sur les fonds secrets « pour solder des espions et séduire même quelques chefs ». Il fait établir des listes de Bohémiens dans les arrondissements de Bayonne et de Mauléon et prépare des lieux de détention. Il délègue dans chaque canton des «commissaires à l’effet de procéder aux arrestations». Castellane s’entoure de la gendarmerie et des autorités militaires. La troupe barre la frontière espagnole, camouflée en garde d’honneur censée le saluer dans une tournée d’inspection. Le vice-roi de Navarre, qui réside à Pampelune, et le commandant du Guipuzcoa acceptent de « concourir à une mesure également réclamée par l’intérêt des deux nations amies ».

 

(p.166) (…) La « battue » administrative commence dans la nuit du 15 au 16 frimaire an XI (6 au 7 décembre 1802). Les maires, les gardes nationaux, la gendarmerie, les troupes y concourent. Un cordon fran­çais, un autre espagnol veillent de part et d’autre de la frontière. Quelques Tsiganes passent au travers. On arrête quatre cent soixante-quinze individus, hommes, femmes, enfants et nourrissons, et d’autres les jours suivants. Ils sont incarcérés à Bayonne, Mauléon et Saint-Jean-Pied-de-Port. Le directeur des fortifications de Saint-Jean-Pied-de-Port refuse de les accueillir. Le préfet Castellane les répartit sous sa propre responsabilité dans la citadelle, dans de « mauvaises prisons » d’un ancien couvent « incommode et peu sûr ».

Le préfet a fait arrêter quelques individus non bohémiens « qui, par divers motifs, ont échappé à la punition qu’ils méritent » et « que les habitants ont unanimement désignés comme dangereux ». Il reconnaît d’avance « quelques erreurs, qui donneront des mises en liberté ». Le gouvernement approuve l’opération. Les Basques aussi. Le Journal des Basses-Pyrénées écrit (5 nivôse an X, 26 décembre 1802) : « La mesure que le préfet vient de prendre… lui assure l’éter­nelle reconnaissance du Pays basque. » Le conseil général déclare : « Le pays délivré de ces brigands bénit le courageux administrateur qui lui a procuré un si grand bienfait » (séance du 26 floréal an XI, 16 mai 1803).

Les Tsiganes seront bien déportés. La police générale l’a décidé : « Cette population dangereuse sera jetée hors du territoire français et portée au-delà des mers. » Castellane suggère leur envoi en Louisiane, « celle des colonies françaises où leur présence serait la plus utile […]. La qualité des terres qu’on pourrait leur accorder dans cette immense possession, […] les défrichements auxquels ils (p.167) seraient forcés de se livrer […] compenseraient avantageusement les frais de transport et les premières avances ». Le gouvernement mani­feste l’intention de séparer les familles. Les hommes seraient aussitôt déportés, les femmes provisoirement retenues dans des maisons de correction pour être déportées plus tard. Les enfants non réclamés seraient « distribués dans les villages et confiés à des cultivateurs ».

Le grand juge suit l’avis du préfet : ne pas séparer les familles. Castellane le leur a promis : « Le premier conseil ni vous, citoyen grand juge, ne voulez la mort des Bohémiens : vous voulez, s’il est possible, les améliorer, les rendre citoyens utiles dans une colonie où la nécessité, la propriété les regénéreraient. » Le grand juge demande l’aide du ministre de la Marine et des Colonies pour rassembler à Bayonne tous les Bohémiens arrêtés et les transférer à Rochefort. Le ministre renâcle : « Dans cette saison, ce ne serait pas sans embarras par mer» (lettre du 23 pluviôse an XI, 12 février 1803). En réalité, c’est parce que la maison d’arrêt et le bagne de Rochefort sont pleins, comme ceux des autres ports. Le ministre de la Marine recommande la voie de terre, du ressort du département de la Guerre.

Au printemps, rien n’a avancé. Les officiers de santé des prisons observent des « fièvres malignes et putrides, dysentériques et vermineuses parmi les enfants, la gale, etc., ce qui ne peut qu’aug­menter avec la saison ». Trente-huit Bohémiens sont enrôlés de force dans les troupes coloniales au dépôt de Blaye. Le général comman­dant la 11e division militaire est invité à leur prodiguer « une surveillance active et particulière jusqu’au moment de leur embarca­tion, vu leur témérité et leur audace ». Ils partent à pied pour Blaye, attachés par deux à des menottes. Dans un bois avant Mont-de-Marsan, deux inconnus surgissent, désarment les gendarmes et en délivrent six.

Maintenant, il n’y a plus de bateau disponible pour le transport. Le projet de déportation en Louisiane est abandonné. La France concentre ses efforts sur les esclaves insurgés d’Haïti. Napoléon Bonaparte y échoue, et doit vendre la Louisiane aux États-Unis. Le 1er prairial an XI (1er juin 1803), le gouvernement décide d’utiliser les Bohémiens à la mise en valeur du département insalubre des Landes : « II leur sera distribué des terres avec ordre de les cultiver… Tous ceux qui s’éloigneraient de quatre lieues seront arrêtés. On établira des ateliers de travail pour les femmes. » Le ministre de l’Intérieur soulève des objections et consulte le Premier consul qui estime « plus convenable de les diviser sur différents points de la République » et de les employer à de grands travaux. Le 3 messidor an XI (22 juin (p.168) 1803), il signe cet arrêté : «[…] Art. 2. Les enfants au-dessous de douze ans, les femmes, les sexagénaires et les infirmes seront distri­bués dans les différents dépôts de mendicité de la République ; les jeunes gens de douze à seize ans révolus seront mis à la disposition du ministre de la Marine pour être employés dans les ateliers mari­times en qualité d’apprentis ou comme mousses ou novices sur les vaisseaux de l’État ; les jeunes gens de seize à vingt-cinq ans, et en état par leur taille et leur constitution de porter les armes, resteront à la disposition du ministre de la Guerre pour être encadrés dans les différents corps de l’armée. À l’égard des hommes mariés et autres en état de travailler, ils seront répartis dans les ateliers ouverts par les canaux d’Arles et d’Aiguës-Mortes et pour la confection des routes dans les départements des Hautes-Alpes et du Mont-Blanc. »

Le projet d’amélioration des Bohémiens par le travail tourne au bagne. Le département de l’Aude doit recevoir soixante hommes. Il n’en arrive que quarante-cinq que le préfet ne trouve pas à utiliser. Ils s’évadent, ils sont rattrapés, s’évadent à nouveau. Reste un certain Larquier : il prouve qu’il est officier de santé breveté, arrêté par erreur. Dans les Hautes-Alpes, les Bohémiens commencent à travailler aux routes. Mais « les frais de surveillance excédant de beaucoup le salaire de leurs journées », ils sont mis en détention. Une dizaine meurent à l’hospice civil de Gap. Plusieurs s’évadent de la prison. Les autres végètent à la prison d’Embrun.

Quatre cent soixante-cinq autres Bohémiens, hommes âgés ou infirmes, femmes et enfants, sont ventilés dans vingt-sept dépôts de mendicité par lot de dix, quinze ou vingt. La plupart des locaux qui les reçoivent sont insalubres. Les maladies sont fréquentes, la morta­lité grande. Cinq des treize Bohémiens expédiés à Chalon-sur-Saône meurent : trois femmes et deux petits enfants. La nourriture « se réduit à une portion de mauvais pain », sans soupe ni bouillon. Les femmes ne reçoivent pas de quoi réparer leurs haillons. Elles récla­ment de sortir en ville pour mendier. À Riom, femmes et enfants travaillent à la filature de coton du dépôt. À Rennes, les familles sont « confondues au milieu des brigands et des prostituées » ; les enfants trouvent refuge à l’hôpital.

Les militaires s’émeuvent les premiers de ces mauvais traite­ments. Le général de brigade Avril, commandant dans les Basses-Pyrénées, écrit au ministre de la Guerre (floréal an XI) : « Quels crimes ont pu commettre deux ou trois cents femmes et enfants de tout âge qu’on fait périr de misère dans les prisons ? » Des personnes de bonne volonté rédigent des mémoires pour des familles (p.169) tsiganes. À Lyon, les membres du conseil d’administration de l’hos­pice de l’Antiquaille attirent l’attention du préfet du Rhône « sur le sort attendrissant d’une troupe de femmes et d’enfants bohémiens détenus dans cet hospice… Le changement de climat et le chagrin d’avoir été enlevés de leurs foyers, rendus plus amers encore par la captivité, et sans doute aussi par la privation d’intelligence d’un autre idiome [que la langue basque], en ayant déjà fait périr une partie, les infortunés qui ont survécu implorent chaque jour leur liberté, avec l’accent de la douleur la plus déchirante ». Dans le département de la Haute-Vienne, le préfet convient de ce « que leurs mœurs et leurs inclinations n’annoncent rien de dangereux pour la société ». Le préfet du Puy-de-Dôme découvre au dépôt de Riom « des enfants qui sont très sages, très respectueux envers leurs mères, dont ils prévien­nent les besoins et très exacts à remplir les devoirs de la religion ».

Le ministre de la Justice rapporte le 5 messidor an XII (24 juin 1804) au Premier consul l’état de misère des femmes et des enfants détenus au dépôt de mendicité de Caen. Le gouvernement ordonne de les envoyer sous surveillance dans leurs foyers et accorde trois sous par lieue pour leur retour dans les Basses-Pyrénées. Aucune mesure générale n’est prise, chaque cas est résolu dans la discrétion. Ici on donne des vêtements, là une voiture — au moins pour la première étape. La plupart des dépôts sont vidés des familles bohémiennes au cours de l’année 1805. Les deux derniers sont ceux de la Meurthe et de la Moselle (octobre 1806). Là, à Metz, sept femmes et jeunes filles ont « envisagé qu’il ne leur restait ni parents ni asile dans leur pays » et obtiennent leur réintégration volontaire au dépôt « avec toute l’ex­pression de la reconnaissance et de la sensibilité ».

Les hommes sont libérés ensuite. On leur découvre pour l’occa­sion des origines honorables : vannier, tondeur de mulets, tourneur sur bois, scieur de long, brodeur de filets de pêche, soldat des Chasseurs basques ou engagés dans la marine. En septembre 1805, le préfet des Hautes-Alpes libère les quinze Bohémiens détenus à la prison d’Embrun, non sans leur avoir tenu un généreux discours sur «le bienfait que Sa Majesté venait de leur accorder […]. Ils ne parviendraient à faire oublier les soupçons de vagabondage auxquels ils avaient donné lieu qu’en se livrant désormais à une vie laborieuse et utile […]. Ils ne cesseront d’être sous l’œil de la police ». Le préfet les congédie en toute prudence par paquets de cinq, à intervalle de huit à dix jours. Il leur impose un trajet de retour en n’omettant pas de donner leur signalement aux préfets des départements traversés : la liberté des Bohémiens reste une liberté surveillée. Castellane, le (p.170) préfet des Basses-Pyrénées, proteste. Il craint de la part des Bohémiens les «vengeances qu’ils ont hautement annoncées à leur départ » contre leurs dénonciateurs.

Plusieurs préfets admirent les méthodes de Castellane et l’imitent, comme ceux du Gers, des Landes, du Lot-et-Garonne. Les préfets des Pyrénées-Orientales et du Mont-Blanc réussissent à expulser les Bohémiens hors de l’Empire. Celui du Rhône envoie la gendarmerie contre eux en se justifiant ainsi : « La conduite de pareilles gens ne peut être qu’infiniment suspecte. » Le magistrat de la sûreté du Bas-Rhin écrit à la Police grénérale : « Je n’ai aucune dénonciation pour délit contre ces individus, mais leur position est telle qu’ils devaient être nécessairement tentés d’en commettre, si l’occasion s’en fut présentée… Ils ne peuvent être que dangereux. » II demande « si l’on continue encore à envoyer de pareils individus dans les colonies ». Le préfet de l’Ariège propose en vendémiaire an XVI (septembre-octobre 1805) la capture des gitans dans son département. La Police générale le désapprouve : « Cette latitude exprimée par votre ordre peut entraîner beaucoup d’actes arbitraires et des frais considé­rables. »

 

 

5 Naissance de théories raciales « modernes »

 

Yves Benot, La démence coloniale sous Napoléon, La découverte, 2006

 

(p.211) La formation de l’idéologie des « races humaines »

On l’a déjà constaté, il n’est pas indispensable de se récla­mer du racisme pour justifier l’esclavage. Inversement, il arrive parfois que l’on élabore toute une idéologie raciste, sous cou­vert de science, tout en se déclarant opposé à l’esclavage : tel est le cas de Virey en 1801, au beau milieu d’un livre consacré à l’établissement de la hiérarchie des « races humaines ». Mais il est généralement plus commode, une fois que l’on est entré dans le cycle infernal de la traite et de l’esclavage des Noirs, d’acquérir une bonne conscience en les classant dans une caté­gorie inférieure de l’humanité, à supposer que ce soient vrai­ment des êtres humains. Or, la constitution d’une prétendue connaissance scientifique des races humaines — et non plus de « variétés de l’espèce humaine », comme disait Buffon —, avec leur hiérarchisation, est de nature à se mettre au service de nom­breuses formes de domination, s’entend de la domination euro­péenne sur les autres continents. Elle peut évidemment servir l’esclavagisme, mais elle n’est pas non plus liée nécessairement à cette seule forme d’exploitation coloniale. Elle ne concerne pas exclusivement les Noirs, elle pourra toujours servir en Asie comme en Australie, elle pourra servir la colonisation qui pren­dra tout son essor après l’abolition de la traite et de l’esclavage, et elle sera en effet largement utilisée à cette fin jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il en subsistera encore beau­coup de relents après que l’écroulement de l’Allemagne nazie eut rendu difficile le recours direct à une théorie ouvertement raciste. En ce sens, cette élaboration, qui est l’œuvre de (p.121) chercheurs respectés en leur temps, et même bien après, méde­cins, biologistes notamment, a malheureusement exercé une influence durable, parce que, sous ce couvert scientifique, elle a fini par s’installer dans les manuels scolaires, devenir pour longtemps matière d’enseignement au même titre qu’un théo­rème de géométrie.

 

(p.219) Lacépède contre les Noirs

 

La théorie des races dispose déjà d’un porte-parole bien plus en vue, en la personne du naturaliste Lacépède, qui sera de sur­croît un haut dignitaire de l’Empire, sénateur, grand chance­lier de l’ordre de la Légion d’honneur. Le titre du discours d’ouverture de son cours de zoologie de 1800-1801 indiquerait, semble-t-il, une incertitude de vocabulaire puisqu’il s’intitule : Sur l’histoire des races ou principales variétés de l’espèce humaine. En fait, c’est bien de races distinctes, et non de varié­tés, qu’il s’agit. Il n’y en a plus que quatre : « Celle que nous avons nommée arabe-européenne, la mongole, l’africaine et l’hyperboréenne. » Cependant, où classera-t-on les Indiens d’Amérique qui font difficulté? Lacépède hésite entre un rameau de la « race mongole » ou des aborigènes — ce qui ferait une cinquième race —, ou une combinaison des deux. Bien que Lacépède ait annoncé que les traits caractéristiques, et donc distinctifs, des races humaines « se trouvent principa­lement dans les dimensions des pièces les plus remarquables de la charpente osseuse du corps humain », il faut croire que ses recherches, si recherches il y eut, ne lui ont pas fourni de don­nées expérimentales permettant de classer les humains selon les dimensions de leur squelette. Le volume du cerveau ni l’angle facial ne paraissent jouer ici leur rôle de discriminant. Mais ce sont, une fois encore, des considérations de moraliste ou une description sommaire de sociétés — qu’il ne connaît pas réel­lement — qui donnent au naturaliste l’occasion de s’acharner particulièrement sur la « race africaine ». La nature, à l’en croire, lui a tout donné, « la fertilité du territoire… l’abondance du gibier, la facilité de la pêche, la fécondité des troupeaux… ». Et qu’en font-ils ? Ils chassent, pèchent, bâtissent des villes, font du commerce et même « connaissent une subordination poli­tique » — ce qui est une bonne chose aux yeux du sénateur Lacépède, subordonné à Napoléon. Oui, mais ils n’ont pas d’arts d’agrément, pas de peintres, pas d’architectes, pas de musiciens, pas de sculpteurs, pas de mathématiciens, pas de métaphysiciens, peut-être pas de religion. Alors? Ces nations sont « dénuées encore de la faculté de concevoir avec force, de réfléchir avec persévérance, de comparer avec discernement, de raisonner avec profondeur […] ne jouissant pas même des vrais (p.220) éléments des sciences sans lesquels nous ne pouvons ni évaluer les rapports des quantités, ni distinguer les propriétés des êtres qui nous environnent ; divisées en esclaves avilis et en maîtres barbares… » Bref, moins que rien. Aussi, Lacépède qui salue le travail de la Société des observateurs de l’homme, qui a joué quelque rôle dans l’initiative du voyage de Baudin dans les mers du Sud, est-il partisan qu’on — les Européens, de préférence Français — aille « fonder une nouvelle Colchide sur les bords africains… ». L’infériorité de la race africaine, vue par Lacé­pède des bords de la Seine, ne repose pourtant pas sur des carac­téristiques physiologiques indélébiles, mais sur ce qu’il sait, ou croit savoir, de l’état présent des sociétés africaines. On est pris dans une contradiction habituelle chez les racistes entre la pré­tention d’établir un classement fondé sur des déterminants objectifs, scientifiquement, ici physiologiquement démontrés, et l’utilisation d’apparences, voire de réalités culturelles jugées à l’aune d’une autre culture, d’une autre organisation sociale. Le postulat selon lequel des données physiologiques immuables détermineraient à elles seules le caractère moral de tel ou tel groupe n’est même pas appliqué. La grande tirade de Lacépède, dont nous n’avons donné que quelques fragments, n’est rien d’autre que la traduction de tout ce que les esclavagistes ont avancé pour justifier le trafic du « bois d’ébène ».

En fait, ces classifications variables ont une base fixe : l’oppo­sition entre Noirs et Blancs, qui traduit en jargon scientifique le problème politique essentiel. Pour le reste, on hésite. Et que Lacépède reprenne la répartition en quatre races déjà formu­lée par Cuvier en 1798 (Tableau élémentaire de l’histoire natu­relle des animaux) tandis que Virey en trouve cinq, ne change rien à la dévalorisation des Noirs. Le « péril jaune » ne vien­dra que beaucoup plus tard.

On sait qu’au cours du xix« siècle, en s’appuyant sur l’angle facial, complété par des considérations sur le volume et le poids du cerveau, d’autres naturalistes s’efforceront de donner un peu plus d’apparence scientifique à la thèse de l’infériorité des Noirs. En ce sens, Virey va plus loin que Lacépède, alors même qu’il est plus contradictoire et un peu moins acharné.

 

Bory de Saint-Vincent intervient aussi dans ce débat alors que son objet est de redécouvrir une race disparue, celle qui peu­pla l’antique Atlantide et dont les Canariens massacrés par les Européens au xv< siècle auraient été les derniers descendants. Pour lui aussi, aucun doute : « Dès que l’homme n’est qu’une créature parmi d’autres, pourquoi dans son genre n’existerait-il pas plusieurs espèces, comme il s’en trouve dans la plupart de ceux que nous offre le tableau des êtres ? Le genre humain duquel nous sommes peut venir de différentes racines confiées à différents climats. Ce n’est pas la température des lieux qu’ils habitent qui cause seule tant de variétés parmi les hommes ; sur le même parallèle où se trouvent les Noirs lolofs existent aussi des rouges, des olivâtres, et même des blancs purs, qui de temps immémorial ont conservé leur teinte et la conserveront proba­blement toujours. » II y a au moins un petit progrès dans la mesure où il est reconnu que la théorie du climat n’explique pas grand-chose. Mais Bory de Saint-Vincent ne dit pas clairement sur quels critères il se fonde pour affirmer l’existence de races distinctes. Pour lui, il y aurait une même race dans toute l’Europe, la Laponie et la petite Tartarie exceptées, dans la par­tie occidentale de l’Asie, y compris les Mongols, l’Afrique du Nord et les peuples qui vont jusqu’aux sources du Nil ; ce qui correspond, en l’élargissant, à la race arabe-européenne de Lacé-pède. Tartares, Chinois, Japonais, Cochinchinois et Tunquinois forment une seconde race. Les Lapons et les peuples de l’Arc­tique en forment évidemment une autre, les Noirs une autre encore. Mais, si Bory de Saint-Vincent, qui n’est pas un cher­cheur naturaliste, témoigne de l’influence déjà acquise par la notion de races humaines distinctes, avec des origines géogra­phiques différentes, du moins n’entreprend-il pas de les hiérar­chiser et d’en fixer l’ordre de subordination.

En 1814, suprême curiosité de la théorie, un vieil émigré ren­tré avec la première Restauration, Peyroux de la Coudrenière, annonce qu’il a reconnu sept espèces d’hommes, « savoir trois espèces de nègres, trois espèces d’Indiens et une espèce d’hom­mes blancs et barbus ». Les trois espèces de nègres compren­nent une espèce dans le Pacifique, qui avait été un peu oubliée jusque-là, il faut l’avouer, les Boschimans et Cynocéphales, et (p.222)

les grands nègres à traits d’Européens (sic). Parmi les Indiens, il y a ceux d’Amérique, qui sont aborigènes selon lui, une autre en Asie, Laponie, Groenland, puis les Quimos de Madagascar, qui ressuscitent ici. Restent les hommes blancs descendants des Atlantes, aussi bien Européens que Berbères. Comme il ne s’agit que d’une même race sur les deux rives de la Méditerranée, il n’est plus si facile de démontrer la supériorité des Européens, mais l’auteur l’affirme sans hésiter.

Quoi qu’il en soit des bizarreries de cette typologie, comme d’ailleurs de toutes les autres, l’objectif de ce Peyroux est avant tout de préserver la pureté de l’espèce blanche et de lui faire recouvrer son antique perfection. Comment est-elle donc mena­cée ? Par les femmes de couleur (dans un sens très général qui englobe Noires et mulâtres) et les mariages ou amours mixtes. Conclusion logique, mais inattendue : il faut se hâter d’abolir effectivement la traite des Noirs et l’esclavage, non certes pour des motifs humanitaires, mais dans l’intérêt bien compris de F« espèce blanche18 ». Comme on commençait à s’en douter, les théories racistes s’accommodent d’applications concrètes sin­gulièrement divergentes, comme si la théorie prise en elle-même était pratiquement neutre et indifférente aux conclusions que chacun en tire. Bien entendu, on ne saurait s’arrêter à cette impression.

 

(p.223) Pour une bonne part, les thèses de Voltaire, son polygénisme, sont issues de sa volonté de démolir les dog­mes des Églises chrétiennes, et tout ce qui découle du récit de la Genèse érigé en vérité historique ; mais elles prennent place tout autant dans sa conception du monde, fondée sur l’infinie liberté du Créateur, Buffon, également détaché de l’orthodoxie, s’efforce de montrer comment le type unique de l’espèce s’est modifié, dégénérant ici, se perfectionnant ailleurs. Dans les deux cas, qui sont tout de même très représentatifs du XVIIe  siècle français, un point de référence s’impose: celui de l’homme blanc européen — d’une Europe au demeurant partielle, géographiquement parlant —, de son mode de vie et de sa civili­sation. Ce dernier terme revêt, dès le milieu du siècle, le double sens de processus qui transformerait sauvages ou barbares en membres d’une société policée, et de l’état d’une société per­fectionnée.

Sans entrer plus avant dans l’examen de thèses évidemment beaucoup plus complexes, il ressort de ce bref rappel que l’on a pu trouver dans les textes des Lumières, y compris, selon cer­tains, ceux de J.-J. Rousseau, suffisamment d’éléments pro­bants pour soutenir que le racisme moderne y a ses racines et que la vision du monde des Lumières est au fond eurocentrique. Si l’on adopte ce point de vue, on en viendra à se demander s’il y a vraiment quelque chose de nouveau avec l’idéologie des « races humaines » dans les années napoléonien­nes, et si ce ne sont pas les philosophes d’avant 1789 qu’il fau­drait mettre en accusation ; on l’a d’ailleurs fait, et justement à propos de l’esclavage et de la colonisation. Ce qui est beau­coup moins clair, c’est l’idéal que ces critiques opposent à celui des Lumières. Veulent-ils laisser entendre qu’il aurait mieux valu que les diverses cultures et sociétés humaines restent comme elles étaient, que l’Europe aurait dû les respecter et s’en tenir là? En dehors du simple fait que l’histoire ne se refait pas, la question reste de savoir si ce n’est pas en réalité à la notion de progrès humain qu’ils voudraient s’en prendre. Ou bien, pour repren­dre un mot créé par Rousseau — mais non l’idée —, leur bête noire ne serait-elle pas la perfectibilité humaine ? Bonaparte, qui avait rencontré le mot dans Madame de Staël, l’avait décrété incompréhensible ; et, en effet, il ne s’accordait pas avec son mépris des hommes et des peuples.

Il y a donc dans ce fort actuel débat un certain degré d’ambiguïté (p.224) qui oblige à repartir des définitions. Ce qui caractérise l’idéologie des « races humaines », c’est que, sous couvert d’un matérialisme qui prétend les distinguer selon des différences structurelles internes, il est affirmé que les capacités intellectuel­les et morales des « races » sont elles aussi différentes, et, plus grave encore, qu’elles le demeurent. Ce dernier point est déci­sif: ces « races » cessent d’être des « variétés » d’une même espèce pour être enfermées dans leur nature, donnée une fois pour toutes. De passagères références à la perfectibilité chez Virey ne sont que concessions verbales à une tout autre conception. La théorie des climats, si vivement critiquée par Helvétius, prend l’allure d’une chape de plomb retenant cha­cune des races dans son être et à jamais. C’est à partir de cet enfermement que la domination de l’Europe — et non plus le progrès matériel accompli dans cette partie du monde — est non pas seulement justifiée, mais ouvertement prônée.

On peut évidemment juger dérisoires les prétentions à la scientificité de cette idéologie, puisque, en fait de différences struc­turelles, les « races humaines » sont caractérisées par des descriptions d’individus selon leur aspect extérieur. Considérer la couleur de la peau comme l’unique donnée structurelle dis­criminatoire (et c’est en effet à quoi on s’attelle avec acharne­ment, en concentrant tout l’effort sur cette couleur noire qui est celle des esclaves des colonies européennes devenus, à leur insu, la véritable et seule raison d’être de ladite idéologie) est tout de même insuffisant. Les théoriciens se rabattent sur les crânes et leur forme ou leur volume. La vogue de la « craniologie », mise à la mode par les leçons de Gall à partir de 1806, s’inscrit dans cette tendance à vouloir trouver un système de classement et de hiérarchisation des groupes humains. La forme du crâne en est un qui est à la portée de tout un chacun. Et l’on sait quel usage en ont fait les romanciers comme Balzac croyant pouvoir suggérer un portrait moral par une description physi­que, de même que les théoriciens suggèrent l’immoralité d’un Noir de la même manière — le jugeant laid en fonction de leurs propres critères esthétiques. Mais aurait-on découvert une de ces fameuses différences structurelles — restées introuvables parce que inexistantes — que l’on n’en aurait pas été plus avancé, parce qu’elle n’aurait pas suffi à prouver l’absence de capacités intellectuelles ou morales. Or, c’est sur ce dernier pos­tulat que repose toute l’idéologie en question.

 

(p.225) L’Europe des idéologues racistes napoléoniens n’est plus ce monde travaillé de violents conflits internes, mais une perfection uniforme, comme si la Révolution française, ou ce que le régime consent à en conserver, avait tout changé, en un bloc et d’un coup. Et c’estlà une première rupture avec les Lumières, et fort importante.

(…) (p.226) L’idéologie raciste brise avec l’ambivalence du commerce prévalant chez les Lumières : « échange de marchandises » et « échange d’idées, d’informations, de conceptions du monde et de la morale ».

L’idéologie raciste n’institue que l’échange inégal, qui existait avant elle, mais qu’elle théorise et magnifie.

(…) L’important, c’est que pour les idéologues à la Virey, le seul progrès concevable est celui que les Européens blancs sont encore capables d’accomplir, par eux-mêmes et pour eux-mêmes.

 

(p.229)  Nous ne sommes, sous l’Empire, qu’au début de la forma­tion de cette idéologie qui devait servir d’instrument et de jus­tification plutôt à la colonisation post-esclavagiste du partage du monde par les impérialismes européens qu’à la colonisation des plantations — et des mines — fondée sur l’esclavage des Noirs, déjà sur son déclin. Mais les traits essentiels en sont tra­cés, et les distances bien prises avec les Lumières. Est-il exces­sif de parler de régression ?

 

 

6  Napoléon vu par des contemporains

 

6.1 Annie Jourdan, Mythes et légendes de Napoléon, éd. Privat, 2004

 

(p.123) L’extrême droite royaliste et Napoléon

« Seulement les coups d’État royaux ont assuré l’ordre pour un bon bout de temps, ce qui a permis bien des choses. Des coups d’État bonapartistes, le dernier, en 1851, n’a rien fondé; on est revenu, en dix ans, au vomissement parlementaire; et, pour celui de 1799, c’est une question de savoir si sa durée n’a point causé plus de calamités qu’il n’avait rendu de services initiaux. On va voir que tout reste discuté, balancé, hormis un point: Napoléon fut un très grand général. »

Charles Maurras, Jeanne d’Arc, Louis XlV, Napoléon, in Œuvres capitales, Il, Paris, 1954.

(p.30) Avec la montée des fascismes, la démocratie est de plus en plus critiquée, d’autant qu’en 1936, la République parlementaire entreprend des réformes sociales d’envergure et qu’elle est dirigée par Léon Blum, qui concentre sur lui les haines racistes les plus odieuses. (…).

(p.131) Malgré leurs attaques contre le ver corrupteur que serait l’étran­ger, les pourfendeurs du Front populaire et les zélateurs de l’antisémitisme n’en continuent pas moins curieusement de célébrer le Héros corse – contrairement aux républicains du XIXe siècle, qui imputaient à 1’« instinct de race» l’impérialisme napoléonien. Le nationalisme exclusif de cette extrême droite inclut Napoléon dans l’histoire de France et chante l’antique race insulaire: « race obstinée, aux mœurs pures, au regard pathétique, lignée altière et sauvage» (J. Bainville). Dans cette belle origine se retrouverait ce qui fait défaut en France: la pureté, l’énergie, la virilité perdues depuis l’entrée dans la Ille République. Ces démonstrations n’ont pas pour dessein de trans­former Napoléon en un dieu de la Guerre. Bien au contraire. L’Empereur se serait battu pour la paix et les frontières naturelles que lui refusait l’Europe – notamment l’Angleterre. Car la haine de la République va de pair avec une anglophobie, déjà perceptible sous la Restauration, entre autres chez Hugo ou chez Béranger, mais pour d’autres raisons – évi­dentes: le calvaire de Sainte-Hélène. Désormais, les invectives contre la perfide Albion sont fréquentes pour incriminer l’égoïsme d’une puis­sance capitaliste et protestante, dont le mercantilisme serait responsable de la tragédie impériale.

(p.132)  Le culte de la force et de la grandeur débouche en 1940 sur la nomination au pouvoir du maréchal Pétain, suivie bientôt de la disso­lution de l’Assemblée. Pétain est perçu à son tour comme le Sauveur qui rendra gloire et honneur à une France humiliée par la défaite. C’est l’époque où paraissent de nouveaux ouvrages pronapoléoniens: presque tous dédiés au Maréchal. Reviennent alors sur le devant de la scène les vertus qui avaient fait les beaux jours de l’Empire: honneur, famille, patrie. Pétain, moins enclin que Napoléon à adopter le rythme de son temps et à regarder en avant, y ajoutera le travail et le retour à la terre, les vertus morales et chrétiennes. Son héros par excellence ne sera donc pas le Grand Capitaine, héritier des Lumières, mais l’héroïque et pieuse bergère du xve siècle: Jeanne d’Arc.

Communistes et socialistes sont poursuivis, tout comme ceux qui constituaient l’équipe du Front populaire. L’historiographie napo­léonienne devient plus que jamais nationaliste, racialiste, déterministe. On ressuscite les théories sur l’hérédité. On se réfère tant à Taine qu’à Claude Bernard. C’est ainsi que pour François Duhourcau, ancien combattant pétainiste, Napoléon serait grand parce qu’il est né d’une « énergique couveuse, singulière forcerie que cette maison sauvage et fière pour épanouir le germe de celui qui sera Bonaparte! » (sic 1). Et s’il agit de temps à autre de façon démesurée, c’est tout simplement parce qu’il possède un système nerveux pathologique, une cyclothy­mie qui le portera à des excès hyperesthésiques (sic!). Ce serait là la faille physiologique de cet « incomparable génie d’homme ». Mais c’est (p.133) dire que la destinée de Napoléon était tracée d’avance. En aucun cas il ne fut coupable d’ambition égoïste; il ne fit que suivre l’instinct qui le portait vers la conquête. Le mythe du Sauveur ou du Génie aurait pu s’en trouver rabougri!

Si, d’une part, les références à l’Empereur contribuent implicitement à louer le Patriarche, le Père de l’État national qu’est devenue la République française, dans le camp adverse (la Résistance) elles peuvent tout aussi bien s’en prendre au vieillard de quatre-vingt-quatre ans, incapable de clore une paix satisfaisante ou de poursuivre le com­bat. Quel contraste entre le jeune Bonaparte et le Maréchal! Raison de plus pour qu’après guerre, Napoléon puisse à nouveau être invoqué pour redorer le blason de la France. Dans ce contexte, c’est bien sûr le glorieux héritier de la Révolution, le vainqueur de l’Égypte ou le conquérant de l’Allemagne que l’on glorifie – de Gaulle n’oublie pas de se référer à l’illustre expédition d’Égypte au moment où il organise en Afrique du Nord les Forces libres. Ces glissements (incessants) révè­lent combien les personnages historiques sont en mesure de consoler des traumatismes subis durant les guerres, mais trahissent aussi le besoin des temps de crise de se tourner vers des personnalités lointaines et qui échappent donc aux incertitudes du présent. Une fois encore est exorcisé le despotisme de l’empereur des Français au profit de sa gloire et de son génie. Les premiers sondages réalisés en 1948 dévoilent que Vichy n’a pas terni la popularité du conquérant héroïque – qui rede­vient l’idole compensatoire d’une France humiliée et l’étendard de la grandeur nationale meurtrie.

(p.133) La victoire des Alliés en 1945 met fin aux mouvements d’ex­trême droite et aux éloges dithyrambiques de la force et de la violence. Un autre général entre en scène: Charles de Gaulle, dont la personna­lité haute en couleur évince des mémoires celle de l’indigne maréchal. De Gaulle, justement, cultive lui aussi une image de Napoléon. Mais c’est un Napoléon nuancé, devant lequel on est partagé entre le blâme et l’admiration: « Sa chute fut gigantesque, en proportion de sa gloire. Celle-ci et celle-là confondent la pensée. »

(p.135) Ce mythe – qui inclut aussi bien Napoléon et ses victoires que les guerres révolutionnaires et les conquêtes coloniales, elles-mêmes liées à la « mission» civilisatrice de la France – exorcise les catastrophes de l’histoire nationale, dissimule les fautes et les erreurs, apaise les blessures d’amour-propre, mais, comme tous les mythes, c’est une construction mensongère, fondée sur une illusion dangereuse, qui motive par de beaux principes des réalités sinistres, telles celles dénon­cées à partir des années 1960 à propos de la guerre d’Algérie. Militarisme et colonialisme se trouvent être deux réalités d’un même système mythologique qui visent la grandeur nationale, avec les dan­gers et excès afférents. Dans une Europe unie et pacifiée, elles sont vouées à s’estomper. La grandeur actuellement, c’est celle que confè­rent à la France les dieux du stade ou des Olympiades – ainsi que le démontrent les résultats des sondages récents.

  

6.2  Henri Hazaël-Massieux / Guadeloupéen  – Paris, le 1er juin 2006

 

http://www.collectifdom.com/article.php3?id_article=646

J’ai vu l’image subliminale du racisme français…

C’était le 19 mai 2006 à 18 heures. Tout le gratin du lobby bonapartiste était là, à n’en point douter, la bourgeoisie des 8e, 16e et 17e arrondissements, peut-être de Neuilly, toute imprégnée de la philosophie de ces Lumières qui jamais, hélas, ne furent noires.

Et les complets vestons décorés de rubans discrets faisaient assauts de politesse :

   Mon général, prenez la parole

   Après vous Monsieur le baron… etc., etc. Le 19 mai 2006 à 18 heures, Messieurs Pierre Branda et Thierry Lentz, « historiens », présentaient à la mairie du 8e arrondissement, qui se situe non loin du cercle militaire Saint-Augustin, leur dernier ouvrage : Napoléon, l’esclavage et les colonies, publié chez Fayard et paru en mai 2006.

De leur propre aveu il s’agit d’un ouvrage rédigé hâtivement pour répondre à l’essai de Claude Ribbe (cité d’ailleurs par eux à plusieurs reprises), Le crime de Napoléon, paru en décembre 2005 aux éditions Privé, et qui dévoile avec un vrai talent de polémiste la face cachée de Napoléon Bonaparte dont les admirateurs et les laudateurs se regroupent le plus souvent autour de la Fondation du même nom. Il fallait contrer au plus vite celui qui avait commencé le travail de démolition de leur idole, dont ils avaient réussi jusque-là à cacher les vices rédhibitoires.

J’avais lu avec plaisir le bouquin de Claude Ribbe, (que beaucoup d’historiens ont contesté sous prétexte qu’il n’est pas historien diplômé et estampillé), tout en relevant cependant que la volonté polémique avait conduit l’auteur à être parfois un peu excessif dans la forme, sans jamais pourtant que la logique de sa démarche intellectuelle pût être prise en défaut.

J’avais donc émis intérieurement quelques réserves sur l’ouvrage. Je les retire complètement après avoir entendu Messieurs Pierre Branda et Thierry Lentz et je recommande très vivement la lecture du Crime de Napoléon à tous les originaires des « départements d’outre-mer », à tous les Africains, à tous les habitants des anciennes colonies, et après tout à tout ceux qui ont un semblant de conscience. Claude Ribbe est encore probablement en dessous de la vérité…

En écoutant les sieurs Branda et Lentz, j’ai vu l’image subliminale du racisme français au travers de la physionomie sournoise de ces prétendus historiens qui ont distillé pendant une heure et demie leurs insanités. Il m’a fallu beaucoup de courage pour rester impassible et ne rien dire en me promettant de faire partager aux honnêtes gens le sentiment d’horreur et de désespoir qui m’a pétrifié sur l’instant.

La thèse de ces gens là est simple :

Non ! Napoléon Bonaparte n’était pas raciste. Il a d’ailleurs beaucoup hésité avant de rétablir l’esclavage. Ce sont ses collaborateurs qui l’ont entraîné à le faire. Et s’il a cédé, c’est qu’il avait une conscience extrême de ce qu’étaient les intérêts de la France. La prospérité de la France comptait plus à ses yeux que le terrible sort fait à quelques millions de pauvres nègres. Le seul bonheur des Français justifiait parfaitement que ces pauvres bougres fussent réduits à l’état de bêtes.

Pour démontrer la justesse de leur thèse, Branda et Lentz n’hésitent devant aucun effet. Ils citent pêle-mêle L’abbé Grégoire, Jacques Adélaide-Merlande, historien nègre des Antilles, Sala-Molins pour son Code noir commenté, Pierre Pluchon, qui doit se retourner dans sa tombe, Yves Benot, Marcel Dorigny, Marc Ferro, Serge Mam Lam Fouck, l’historien guyanais, Thomas Madiou, le Haïtien . En se mettant en compagnie de ces historiens de qualité ils prétendent acquérir à bon compte une crédibilité qui les autoriserait à raconter n’importe quoi et à essayer de démolir certains aspects des thèses soutenues par Claude Ribbe.

En fait, l’ouvrage des sieurs Lentz et Branda ressemble fort à un agrégat d’arguties du genre de celles qu’emploient les coupables pour se justifier à tout prix.

Ainsi, prétendre que le « gazage », à Saint-Domingue, de certains « rebelles » dans les soutes de navires par le cruel Rochambeau aurait été ignoré de Napoléon, sous prétexte que ce dernier aurait été à des milliers de kilomètres de là, me paraît-il être un enfantillage. Napoléon Bonaparte n’ignorait rien de ce que faisait ses généraux. En tout état de cause, il porte seul la responsabilité de leurs actes. Lorsque d’ailleurs ses généraux montraient une quelconque réticence à exécuter des ordres par trop cruels, il les éliminait. Ce fut le cas, en Egypte, du général révolutionnaire Dumas qui avait manifesté un certain dégoût pour les atrocités commises sur ordre de Napoléon. Dumas présentait deux défauts essentiels, il était nègre et il était humain.

Contrairement à ce que prétendent ces « historiens » de la réaction bonapartiste, il n’a pas été chassé d’Egypte parce qu’il était un mauvais général, mais bien parce que Napoléon avait depuis longtemps fourbi le dessein d’éliminer ce « nègre à épaulettes » qui savait lui donner mauvaise conscience.

En écoutant donc les petits messieurs Lentz et Branda, j’ai enfin vu l’image subliminale du racisme français apparaissant clairement sur les visages des ces barons d’empire en mal de héros, opinant avec bonhomie à la moindre horreur, visiblement convaincus de la capacité de la race supérieure à juger ces pauvres noirs qui ont été si malheureux dans le passé, et ravis de leur B.A consistant à avoir participé à la séance de dédouanement de Napoléon, organisée comme une œuvre de bienfaisance.

On paie le bouquin à la sortie avec dédicace en prime. En quarante ans d’administration centrale, le haut fonctionnaire que je fus, avait souvent ressenti cet étrange malaise au regard d’« anomalies » comme la « cristallisation des pensions », ou la commisération exprimée à l’égard des braves tirailleurs sénégalais (qu’on avait peur désormais d’appeler troupes indigènes), ou la compassion manifestée au regard de cette petite négresse si gentille, mais incapable de passer le concours de commis. Mais jamais je n’avais vu avec autant de netteté l’image du racisme qui imprègne si profondément la mentalité de la bourgeoisie française.

Comment peut-on être nègre et avoir le culot de protester contre le mépris, l’humiliation et les exactions subies par ses ancêtres au nom de la prospérité des autres ! Je regrette pour ma part qu’on ait choisi de changer le nom de la rue Richepance pour lui donner le nom du Chevalier de Saint-Georges.

Richepance, comme Rochambeau, n’était qu’un militaire aux ordres. Le seul responsable et le seul coupable des crimes commis contre les peuples de la Caraïbe, en un mot du génocide, c’est Napoléon Bonaparte. C’est donc la rue Bonaparte qui aurait dû devenir rue du Chevalier de Saint-Georges, ou, mieux encore, rue du général Dumas.

7 Napoléon et Hitler

Hitler aux Invalides, au chevet de Napoléon (28 juin 1940)

7.7. Ribb                   Hitler, émule de Napoléon

 

 

                                                                           « Les juifs sont comme des essaims de chenilles ou de sauterelles qui rongent le pays. »

                                                                                                                                                                                                                          Napoléon 

 

 

7.1 Napoléon vu par Claude Ribbe : « un criminel raciste », in : L’Histoire 61, 2005-2006, p.100-101

 

Selon l’historien Claude Ribbe, Napoléon est coupable à ses yeux de « l’extermination industrielle d’un peuple ». Dans son dernier livre, il le compare ainsi à Hitler.

Après le rétablissement de l’esclavage par la France en 1802, plus d’un million de personnes ont été vouées à la mort selon des critères ‘raciaux’ par Napoléon.

« Génocide perpétré en utilisant les gaz, citoyens mis en esclavage (250 000 Français, surtout antillais, guyanais et réunionnais), (…) escadrons de la mort, camps de triage (en Bretagne) et de concentration (sur l’île d’Elbe et en Corse), lois raciales (…). (p.100)

Il n’est pas étonnant qu’il ait servi de modèle à Mussolini qui a écrit une pièce à sa gloire ni surtout à Hitler qui vient de saluer le saluer d’un ‘Heil Napoléon’ aux Invalides le 28 juin 1940 », lors de sa visite à Paris.(…)

Napoléon a instauré une législation raciale qui annonce les lois de Nuremberg et qui interdisait aux Noirs et gens de couleur d’entrer sur le territoire français. Napoléon, par une circulaire honteuse du 8 janvier 1803, a interdit les mariages ‘entre un blanc et une négresse ou entre un nègre et une blanche’. Ambroise Régnier, le signataire de ce texte dicté par Napoléon, est au Panthéon.

 

7.2 Claude Ribbe, Le crime de Napoléon, éd. Privé 2005

 

(p.200) En tant que premier dictateur raciste de l’histoire, Napoléon a sa part de responsabilité, non seulement pour tous les crimes coloniaux ultérieurement commis par la France, mais aussi pour tous ceux du nazisme qui s’est, à l’évidence, inspiré de l’Empereur comme d’un modèle.

(p.201) Au nom de ces héritiers de tous les martyres, res­tituer aux descendants des victimes de Napoléon la vérité qui leur revient, et qu’on leur refuse depuis deux siècles, c’est une manière de contribuer à en finir un jour avec le fléau du racisme dont Napoléon fut incontestablement, avec Hitler, l’un des plus ardents et des plus coupables propagateurs.

 

7.3 Jacques de Launay , Mais quelle différence y a-t-il entre Hitler et Napoléon ?, in : Echo 24/07/1975

 

Onze heures. un samedi sur l’autoroute. Une voiture… un  père… son fils, 11 ans. On parle puis le petit garçon sort cette question. Spontanée. « Mais au fond  on dit toujours que Napoléon était un bon et Hitler un mauvais. Quelle différence y a-t-il entre les deux?»Nous avons demandé la répon­se à l’historien Jacques de Launay qui vient de terminer sa prestigieuse « Histoire de notre Temps » par un bilan inédit de ses trente ans de recherches et de voyages aux quatre coins du monde, intitulé « Les Grandes Décisions de la deuxième Guerre Mondiale ». Voici donc cette réponse. Il est trop simpliste de faire de Napoléon «le bon» et de Hitler « le mauvais». Il y a certes des points de comparaison. Cette volonté les a amenés à la guerre pour briser les oppositions et réduire les adversaires. Napoléon s’était fait le champion des idées de la Révolution Française. Hitler, celui des idées de la Révolution nationale-socialiste. Ces idées étaient » positives, permettant la réforme de l’organisation économique et sociale dans un esprit d’égalité jusque-là inconnu. Il s’agissait de progrés dans l’ordre. Et tous les pays étrangers jugeaient nocives les idées de la Révolution française comme celles de la Révolution nationale-socialiste. Cette réforme, acceptée par les Français sous l’Empire ou par les Allemands du Ille Reich, fut  exportée au moyen de guerres qui ont fait 3 millions de morts européens avec Napoléon, 18  millions de morts avec Hitler. Et cela plaide évidemment contre eux. A-t-on le droit pour imposer a ses idées, même bonnes, de jeter ainsi son épée dans la balance? Surtout que les causes de ces guerres sont discutables! Ce qui trouble les esprits, trente ans après, 1945 ou 1975, ce sont à la fois les récits des anciens combattants qui em­bellissent les faits en supprimant les ombres et tissent la légende et l’étrange reconnaissance qu’ont les hommes pour les héros qui leur ont fait dépasser leurs limites, les obligeant à des efforts surhumains. D’autres analogies ap­paraissent : le projet avorté de débarquement en Angleterre, la campagne et la défaite de Russie, et surtout sur le plan in­térieur la répression de l’opposition (complots de Cadoudal et de Malet ou conjuration du 20 juillet) et à l’ extérieur, la lutte contre les résistances nationales. La répression policière napoléonienne est sans commune mesure avec la répression policière hitlérienne, mais les forces militaires engagées n’étaient pas les mêmes : un million d’hommes sous Napoléon en 1813, trois millions et demi sous Hitler en 1941. Ce rapport de 1 à 3,5 se retrouve dans les chiffres de la population, mais les camps de Hitler ont vu périr sept millions d’hommes.Napoléon vivant en 1940 aurait-il agi comme Hitler? C’est improbable, mais la question reste sans réponse et toutes les conjectures sont permises. Con­statons que l’héritier de la Révolution française ne pouvait enterrer les libertés individuelles comme le fit Hitler. Par lleurs, l’effort extraordinaire que ces deux hommes ont obtenu de leurs concitoyens a laissédes traces durables, positives : le Code civil, la Sécurité sociale, la centralisation de leurs Etats, les routes et autoroutes, etc., mais tout cela ne pouvait-il être acquis sans guerre interminable, sans arbitraire policier? Napoléon III et Bismarck n’ont-ils pas laissé eux aussi des bilans très positifs sans ces abus? A Rome, la dictature était jugée souhaitable en période de crise grave, votée par le Sénat, et limitée dans le temps : quelques jours, quelques mois ou quelques années. Napoléon et Hitler prenant leurs retraites en 1810 ou fin 1938 auraient laissé le souvenir de pères du peuple. Il me semble que c’est le pouvoir personnel, absolu, ac­centué par l’égocentrisme, qui a tout gâté. Napoléon et Hitler, ces deux extraordinaires meneurs d’hommes, réalisateurs exceptionnels, ont provoqué eux-mêmes leur échec. Mais si Napoléon se retira à temps (sic), Hitler commit le crime impardonnable de vouloir en­traîner son peuple dans sa chute.

 

 

7.4 Paul Vaute, Napoléon coupe la France en deux, LB 03/12/2005

 

L’Empereur belliciste se trouve depuis longtemps au banc des accusés. Un ouvrage consacré au sort des colonies pousse le bouchon encore plus loin. On y parle de « génocide perpétré en utilisant les gaz »… Heil Napoléon! Du côté des contempteurs, on brandit surtout un ouvrage sorti jeudi et qui pousse le bou­chon au plus loin. Intitulé « Le Crime de Napoléon » (éd. Privé) et soutenu par des associations de la France d’outre-mer – qui ont annoncé une manifestation ce samedi « contre le révision­nisme historique » -, il dénonce le « rétablissement », en 1802, de l’esclavage (qui avait été aboli, plus formellement que réelle­ment, par la Convention en 1794) ainsi que la répression de la révolte des Noirs d’Haïti, alors colonie française. A en ju­ger d’après le résumé et les ex­traits donnés par l’agence France-Presse, le réquisitoire fourmille de parallèles avec le nazisme: « Cent quarante ans avant la Shoah, y lit-on, un dic­tateur, dans l’espoir de devenir le maître du monde, n’hésite pas à écraser sous sa botte une par­tie de l’humanité. » Il est aussi question d' »une vaste opération de nettoyage ethnique » à Saint-Domingue et même d’un « génocide perpétré en utilisant les gaz », toujours sur l’ordre de celui que Hitler, après la défaite de la France en 1940, alla sa­luer d’un « Heil Napoléon ! » aux Invalides. Les guerres dont l’Empereur porta la responsabilité, les exac­tions des troupes qu’il cau­tionna de l’Atlantique à l’Oural, son indifférence au coût humain de ses entreprises mégaloma­nes (« Une nuit à Paris réparera tout cela », déclara-t-il un jour de­vant un champ de bataille jon­ché de cadavres)… : ces sombres aspects ont été amplement mis en lumière dans l’historiogra­phie hexagonale des dernières années, sauf exceptions.

 

7.5 Jean-Paul Bertaud, Quand les enfants parlaient de gloire, l’armée au cœur de la France de Napoléon

Paris, Aubier Collection Historique, 2006, 460 p, notes, index et cahier iconographique

mardi 21 août 2007, par Guillaume Lévêque

www.clionautes.org/spip.php?article1518

 

Ces enfants hantés par la gloire de leurs devanciers, ce sont ceux qui, frappés par la malédiction d’être nés trop tard, constitueront la phalange romantique. Jean-Paul Bertaud, universitaire spécialiste des soldats de la Révolution et de l’Empire, a voulu mettre en perspective cette nostalgie guerrière et en décrypter les racines. Cet ouvrage est le fruit de ses investigations. L’évidence d’une France napoléonienne où priment les militaires pourrait sembler borner le propos à une simple production commémorative, dans le flux d’un bicentenaire d’ailleurs d’autant plus occulté en France qu’il fait événement à l’étranger. La réflexion des futurs historiens des commémorations à la française s’annonce riche en paradoxes passionnants ! Or, au-delà de ces contingences, la synthèse proposée par Bertaud, qui fait le point sur les acquis de l’histoire socio-culturelle des armées impériales, a également le grand mérite de prendre le pouls de l’imprégnation de la société civile par les valeurs, les représentations et les rythmes du monde militaire. La rue, l’école, les loisirs, les cultes et les arts se mettent alors tous à marcher au pas cadencé des grognards.

Professeur émérite à la Sorbonne, J.P. Bertaud est un des meilleurs spécialistes actuels de la Révolution et de l’Empire. Il a consacré une partie importante de ses travaux à l’armée qui est, de longue date, un de ses champs de prédilection. Ses travaux sur les soldats de la Révolution et de l’Empire sont d’ailleurs des références historiographiques incontestées. Élargissant cet angle d’approche, son dernier ouvrage en date est une synthèse envisageant la militarisation de la société française et de ses valeurs sous le Premier Empire. Il est placé sous le signe du spleen de la génération romantique, dont témoignent les élans mélancoliques d’un Vigny ou d’un Hugo. Leurs états d’âme ne sont-il pas le fruit du regret d’être restés en marge, parce que trop jeunes, de la grande épopée de leur siècle ? Thème rebattu, supposera-t-on, eu égard à la saturation séculaire du culte éditorial de Napoléon et de ses braves, relancé par le contexte du bicentenaire. Or, combinant ici les apports de la recherche récente et de références documentaires encore inédites puisées dans les archives et les imprimés d’époque, J.P. Bertaud parvient à élargir le prisme d’un chantier a priori saturé.

 L’adhésion à un chef de guerre repose en bonne partie sur le lien rhétorique. Le rapport de Napoléon à la paix et à la guerre à travers ses discours de légitimation est donc le premier champ analysé. Puis, c’est la société militaire qui est ensuite passée au crible. La gratification est à la mesure des périls s’agissant des maréchaux, généraux et officiers. Leurs perspectives de carrière, leurs risques et pratiques de la guerre, leur système de l’honneur et la place globalement avantageuse qui leur est faite dans la pyramide sociale sont évoqués tour à tour. Ce tableau a pour contrepoint le regard jeté sur les hommes de troupe, au détriment de qui la balance est foncièrement défavorable. Au fardeau de la conscription et aux périls de la guerre, s’ajoutent les enjeux du retour à la vie civile, entre difficultés de réadaptation, réinsertion matrimoniale, statut précaire de « l’armée morte » des invalides, infirmes et déments de guerre, sans oublier le cas des veuves et des orphelins. Ce propos, très maîtrisé et très balisé par l’appui d’une historiographie étoffée, est le socle d’un panorama plus inédit brossant l’imprégnation du monde civil par les références guerrières.

 Car l’horizon belliqueux qui est celui du système napoléonien nécessite un appui social constant et à la mesure des besoins humains et matériels croissants de l’effort de guerre. Pour ce faire, se déploie tout un éventail de modèles, discours et formes. Les modèles, ce sont d’abord ceux du culte de l’honneur, dans la perspective duquel la création de l’illustre décoration éponyme est conçue comme un paradigme de référence autant que comme une récompense. Ce sont aussi ceux de la pédagogie militarisée des lycées impériaux, viviers de futurs serviteurs de l’état. Les cérémonies de remise des prix s’avèrent de redoutables communions civiques et patriotiques. Les discours sont ceux de la propagande anglophobe (où Albion s’incarne en nouvelle Carthage) et de la « théologie de la guerre » professée unanimement par tous les cultes, à la fois reconnus et asservis. Les célèbres Bulletins de la Grande Armée, que Bertaud interprète judicieusement comme une Illiade napoléonienne, sont le vaisseau amiral d’une profusion d’écrits de presse empressés et de pensums de littérature sous les armes. Le théâtre se mue en un véritable « ministère de la gloire », où la guerre et la vie des camps sont des thèmes ou des décors fréquents du spectacle. Le quotidien se meuble d’objets en uniforme : petits soldats en papier pour les enfants (instruments des premières exaltations des jeunes Alfred et Victor ?), objets décoratifs ou utilitaires à motifs militaires, sans négliger le premier « jeu de guerre » sur plateau, conçu par l’éditeur parisien Cramer !

 La mobilisation par les formes prend de multiples apparences. Les parades et défilés militaires qui arpentent l’espace public, mais aussi les cortèges d’ennemis captifs, métaphores vivantes de la gloire des armées françaises, en sont une déclinaison. Musique militaire, montreurs d’images et chants populaires assurent l’omniprésence sonore de la geste guerrière nationale. « Ministre de la gloire », Vivant Denon incorpore les arts au service de l’épopée et de l’empereur. Les peintres des batailles sont patronnés par le pouvoir mais, en contrepartie, leur pinceau est lié par des consignes esthétiques qui escamotent l’horreur sous le sublime. Musée et Salons sont d’accès libre et drainent tambour battant des foules de toute origine sociale venues s’imprégner de ces reflets de guerre. Publications critiques et gravures en assurent la diffusion vers la province. Architecture et sculpture sont aussi enrôlées pour dédier des lieux de mémoire à l’héroïsme national. Il en demeure quelques monuments parisiens marquants (Panthéon, Arc de Triomphe, Colonne Vendôme) et quelques tombes du Père Lachaise, ouvert en 1804.

Cette militarisation de l’imaginaire public, mi-spontanée (dans le sillage de l’élan patriotique révolutionnaire) mi-construite, a cependant ses réfractaires. C’est sur cette résistance que se conclut l’ouvrage : insoumission, désertion, démotivation de l’opinion face à la guerre perpétuelle et enfin la fragilité de l’adhésion aux Cent Jours en sont les symptômes. Ce choix reflète bien les sentiments avec lesquels l’historien Bertaud, bon médiateur de la sensibilité actuelle, contemple l’instant napoléonien : un mélange indissociable de répulsion, face à une mécanique de coercition et de mort, et de fascination, inspirée par le souffle intense d’un moment de grandeur confinant au mythe. L’amplitude novatrice du propos, la richesse de ses exemples, la clarté de la pensée et de la rédaction confèrent à ce volume tout à la fois les qualités d’une synthèse de référence et celles d’un ouvrage grand public. Les étudiants en feront un profit évident, dont les enseignants ne peuvent eux aussi que tirer parti. Ils y vérifieront combien, portée par les passions, la guerre est un fait de société total bien avant les conflits de masse de l’ère industrielle.

8 Napoléon et la Belgique

s.n., Assassiner la forêt wallonne?, PP? 06/04/1983, p. 24-25

(p.24) “Sous le régime hollandais, entre 1815 et 1830, l’Etat, confronté à des communes endettées jusqu’à l’os – résultat des guerres napoléoniennes – se refusa à les aider en vue d’éponger leur défaite.”

 

Jo Gérard, Les Flamands et leur langue au fil du temps, LB 02/03/1987

L’abbé Grégoire va suggérer dans son « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française » rédigé à la demande de la Convention en 1794″ qu’on interdise le mariage aux citoyens qui ne pourraient pas prouver « qu’ils savent lire, écrire et parler la langue nationale. »  Celle-ci étant, bien entendu, le français.

« La même francisation fut appliquée au systèmejudiciaire où elle eut de graves conséquences, celle que souligna le professeur Paul Hamelius: « Bien des Belges furent condamnés sans pouvoir s’expliquer par les juges étrangers ou négligents que devait compter le personnel bizarre de la Révolution. »

« Les lycéens impériaux établis à Bruges, Gand et Bruxelles ostracisent le flamande leur enseignement. »

 

Octave Aline, Porte ouverte sur … Bourcy, 1973

1792-1815

(p.34) « L’armée française traîna derrière elle des pillards, s’enrichissant au détriment des populations, sous prétexte de fausses réquisitions. »

(p.35) »De tous les impôts établis par les Français, celui qui parut le plus dur fut la conscription qu’on appelait aussi l’ « impôt du sang ».

les jeunes gens du pays devaient servir la France et beaucoup trouvèrent la mort sur les champs de bataille.  Les réfractaires cherchaient refuge dans les forêts. L’écho des heurts entre l’autorité occupante et les ‘hors la loi’ nous est répercuté dans quelques arrêtés. » (W. Lassance)

 

J.G., La Belgique à travers l’histoire (1), p.42-51, in: Le Vif 01/07/2005

(p.51) La conscription de plus en plus lourde des jeunes recrues dans les armées impériales et un régime policier sans cesse plus oppressif dressent à nouveau une grande partie de la population contre la France. »

 

in : Gourdin Michel, Charles Wérotte / One Sovnance des Joeuts di noss jônne Teimps, Mémoire de Philologie romane, UCL 1973

guèrnadiè, s. m., personne (homme ou femme) de haute statu­re et large d’épaules. A La Hestre, on connaît l’expression: abiyî à guèrnadiè, leurrer, tromper. Je pense que cette expres­sion remonte à l’époque napaléonienne car des recruteurs de l’envahisseur corse soûlaient des jeunes gens et, lorsqu’ils reprenaient leurs esprits, ils avaient un uniforme de grena­dier, guërnadiè, sur le dos car ils avaient signé un engagement dans les armées de Napoléon pendant leur ivresse: is-avin’te stjà abiyîs à guèrnadiè. Cf. MA, décembre 1981, p. 229; avril 1982, p. 70. Synon. tirè au guèrnâdiè, DWC.

 

  1. Blondeau, Au pays des Rièzes et des Sarts, 97, 1984, p.37-39

“Les ‘pilleries’ françaises

C’est dans cette ‘fameuse voïe’ Nord-Sud que la tradition situe, en 1815, un des nombreux assassinats, par les gens des villages, de soldats français, de retour de Waterloo. …

Nous sommes donc en 1815 …

Nos villageois viennent de subir l’annexion de 1793 par les révolutionnaires étrangers, la Terreur et les persécutions religieuses.  Ils ont vu leurs florins devenir francs puis papiers.  Ils ont tremblé lors de la conscription qui a fait fuir dans les bois la plupart des garçons appelés à servir dans une armée occupante.”

(…)

(p.39) “On comprend très bien leur soif de vengeance quand, enfin, ils ont pris la ‘déroute’ de leurs ennemis dans la ‘Morne plaine’.  Et ils désirent se venger, faire leur part, en même temps que soulager leur misère.”

(p.39) “Et voici l’explication que ces fusils de l’armée de Waterloo, ‘butin de guerre’, conservés dans certaines maisons du pays …”

 

 

André Lepine, Cerfontaine à l’époque française 1793-1815, Pro Civitate, Coll. Histoire, n° 35, 1973

(p.77) “Dès avant même la débâcle de Leipzig, la désaffection (chez les Belges envers le régime) était complète.” (H. Pirenne, TVI, p.107)

 

(pour échapper à la conscription)

(p.111) De même, certains en arrivaient à se couper le gros orteil avec leur hache de bûcheron…”

 

Georges Lecomte, Une histoire authentique du terroir wallon, Un réfractaire ardennais sous Napoléon Ier, s.d.

(p.41) “Des lois implacables poursuivaient les pères, les parents des réfractaires; les communes étaient responsables, les conseils de recrutement se montraient inflexibles, et la gendarmerie tout entière était occupée à poursuivre les conscrits.

Souvent, sur les longues routes, on rencontrait des files de jeunes hommes, la chaîne au cou, les fers aux pieds, comme des troupeaux, que les brigades de gendarmerie conduisaient à leur corps.”

(Capefigue, L’Europe pendant le consulat de l’empire, TVII, p.229) (référence de l’auteur)

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