Socialism: for the best and the worst

George Watson, La littérature oubliée du socialisme, éd. Nil, 1999

 

 

(p.7) (Jean-François Revel: )

Le pugilat récurrent autour de la question : « Peut-on comparer le nazisme au communisme ? » dégénéra en rixe crapuleuse, non seulement en France mais dans nombre d’autres pays, en particulier, bien entendu, l’Alle­magne et l’Italie, après la publication en 1997 du Livre noir du communisme, dû à Stéphane Courtois et à une équipe d’historiens ‘. La gauche non communiste, souvent plus empressée à la combustion des sorcières que les communistes eux-mêmes, se déchaîna contre les pro­fanateurs. Elle recourut aux vieilles ficelles staliniennes : tenter de déconsidérer les auteurs au lieu de répondre à leurs arguments; salir les personnes faute de pouvoir contester les faits.

 

(p.8)  Alain Besançon qui, dans un discours prononcé à l’Institut de France en 1997, avait osé, lui aussi, briser l’interdit et mettre sur le même pied nazisme et communisme ‘. Bien des intégristes s’age­nouillent encore autour de la momie.

Cependant, durant toute cette querelle, la défense de la gauche porta fort peu sur la matérialité des crimes du communisme, désormais malaisément niables. Elle invo­qua surtout la pureté des mobiles qui avaient présidé à leur perpétration. Antique ritournelle ! Nous avons, depuis les premiers instants de la révolution bolchevik, à maintes reprises ingurgité jusqu’à la nausée cette fade potion. C’est l’échappatoire coutumière : les abominations du socialisme réel sont présentées comme des déviations, trahisons, perversions du « vrai » communisme, lequel ne peut qu’émerger encore plus fort du flot des calomnies dont on l’accable.

(p.9) Or, cette version du salut par les intentions est sapée par l’exploration impartiale et, surtout, intégrale de la lit­térature socialiste. C’est bien dans les origines les plus authentiques de la pensée socialiste, chez ses plus anciens doctrinaires, que se trouvent les justifications du géno­cide, de la purification ethnique et de l’État totalitaire, brandis comme des armes légitimes, indispensables au succès de la révolution et à la préservation de ses résul­tats. Les véritables principes du socialisme n’ont pas été violés par Staline ou Mao quand ils ont pratiqué leurs génocides : ces principes ont été, au contraire, appliqués par eux avec un scrupule exemplaire et une parfaite fidé­lité à la lettre et à l’esprit de la doctrine.

 

Discours publié dans la revue Commentaire (Paris, hiver 1997-1998) et dans Commentary (New York, janvier 1998). Voir l’essai d’Alain Besançon, Le Malheur du siècle, Fayard, 1998, où il reprend et développe son propos.

(p.9) L’étude non expurgée des textes nous révèle par exemple, écrit Watson, que le « génocide est une théorie propre au socialisme ». Engels, en 1849, appelait à l’extermination des Hongrois, soulevés contre l’Autriche. Il donne à la revue dirigée par son ami Karl Marx, la Neue Rheinische Zeitung, un article retentissant dont Sta­line recommandera la lecture en 1924 dans ses Fonde­ments du léninisme. Engels y conseille de faire disparaître, outre les Hongrois, également les Serbes et autres peuples slaves, puis les Basques, les Bretons et les Écossais. Dans Révolution et contre-révolution en Alle­magne, publié en 1852 dans la même revue, Marx lui-même se demande comment on va se débarrasser de « ces peuplades moribondes, les Bohémiens, les Corinthiens, les Dalmates, etc. ». La race compte beaucoup, pour Marx et Engels. Celui-ci écrit en 1894 à un de ses corres­pondants, W. Borgius : « Pour nous, les conditions économiques déterminent tous les phénomènes histo­riques, mais la race est elle-même une donnée écono­mique… » Selon les fondateurs du socialisme, la supériorité raciale des Blancs est une vérité « scienti­fique ». Dans ses notes préparatoires à L’Anti-Dühring, (p.10) l’évangile de la philosophie marxiste de la science, Engels écrit : « Si, par exemple, dans nos pays, les axiomes mathématiques sont parfaitement évidents pour un enfant de huit ans, sans nul besoin de recourir à l’expé­rimentation, ce n’est que la conséquence de  » l’hérédité accumulée ». Il sera au contraire très difficile de les enseigner à un Bochiman ou à un nègre d’Australie. »

 

(p.10) Au XXe siècle encore, des intellectuels socialistes, grands admirateurs de l’Union soviétique, tels que H. G. Wells et Bernard Shaw, revendiquent le droit pour le socialisme de liquider physiquement et massivement les classes sociales qui font obstacle à la Révolution ou qui la retardent. En 1933, dans le périodique The Liste-ner, Bernard Shaw, faisant preuve d’un bel esprit d’anti­cipation, presse même les chimistes, afin d’accélérer l’épuration des ennemis du socialisme, de « découvrir un gaz humanitaire qui cause la mort instantanée et sans douleur, en somme un gaz policé – mortel évidemment -mais humain, dénué de cruauté ». On s’en souvient, lors de son procès à Jérusalem en 1962, le bourreau nazi Adolf Eichmann invoqua pour sa défense le caractère « humanitaire » du zyklon B, qui servit à gazer les Juifs lors de la Shoah. Le nazisme et le communisme ont pour trait commun de viser à une métamorphose, à une rédemption « totales » de la société, voire de l’humanité. Ils se sentent, de ce fait, le droit d’anéantir tous les groupes raciaux ou sociaux qui sont censés faire obstacle, fût-ce involontairement et inconsciemment – en jargon marxiste « objectivement » -, à cette entreprise sacrée de salut collectif.

(p.10) Si le nazisme et le communisme ont commis l’un et l’autre des génocides comparables par leur étendue sinon par leurs prétextes idéologiques, ce n’est donc point à cause d’une quelconque convergence contre nature ou (p.11) d’une coïncidence fortuite dues à des comportements aberrants. C’est au contraire à partir de principes iden­tiques, profondément ancrés dans leurs convictions res­pectives et dans leur mode de fonctionnement. Le socialisme n’est pas plus ou pas moins « de gauche » que le nazisme. Si on l’ignore trop souvent, c’est, comme le dit Rémy de Gourmont, qu’« une erreur tombée dans le domaine public n’en sort jamais. Les opinions se trans­mettent héréditairement; cela finit par faire l’histoire ».

 

(p.11) Si toute une tradition socialiste datant du XIXe siècle a préconisé les méthodes qui seront plus tard celles de Hitler comme celles de Lénine, Staline et Mao, la réci­proque est vraie : Hitler s’est toujours considéré comme un socialiste. Il explique à Otto Wagener que ses désac­cords avec les communistes « sont moins idéologiques que tactiques ‘ ». L’ennui avec les politiciens de la Weimar, déclare-t-il au même Wagener, « c’est qu’ils n’ont jamais lu Marx ». Aux fades réformistes de la social-démocratie, il préfère les communistes. Et l’on sait que ceux-ci le payèrent largement de retour, en votant pour lui en 1933. Ce qui l’oppose aux bolchevik, dit-il encore, c’est surtout la question raciale. En quoi il se trompait : l’Union soviétique a toujours été antisémite. Disons que la « question juive » (malgré le pamphlet de Marx publié sous ce titre contre les Juifs) n’était pas, pour les Sovié­tiques, comme pour Hitler, au premier rang des priorités. Pour tout le reste, la « croisade bolchevik » de Hitler fut très largement une façade, qui masquait une connivence avec Staline bien antérieure, on le sait maintenant, au pacte germano-soviétique de 1939.

 

(p.11) Car, ne l’oublions pas, tout comme, d’ailleurs, le fascisme italien, le national-socialisme allemand se voyait (p.12) et se pensait, à l’instar du bolchevisme, comme une révo­lution, et une révolution antibourgeoise. « Nazi » est l’abréviation de « Parti national socialiste des travailleurs allemands ». Dans son État omnipotent ‘, Ludwig von Mises, l’un des grands économistes viennois émigrés à cause du nazisme, s’amuse à rapprocher les dix mesures d’urgence préconisées par Marx dans le Manifeste communiste (1847) avec le programme économique de Hitler. « Huit sur dix de ces points, note ironiquement von Mises, ont été exécutés par les nazis avec un radica­lisme qui eût enchanté Marx. »

 

En 1944 également, Friedrich Hayek, dans sa Route de la servitude2, consacre un chapitre aux « Racines socialistes du nazisme ». Il note que les nazis « ne s’opposaient pas aux éléments socialistes du marxisme, mais à ses éléments libéraux, à l’internationalisme et à la démocratie ». Par une juste intuition, les nazis avaient saisi qu’il n’est pas de socialisme complet sans totalita­risme politique.

 

2 Trad. fr. de G. Blumberg, PUF, coll. « Quadrige ».

 

/L’heure est / peut-être venue d’envoyer enfin au rancart la vigilante censure que nous subissons depuis cent ans et qui a si souvent réussi à empêcher qu’on ne mette en lumière les ressemblances structurelles entre les deux grands tota­litarismes. Allons-nous être enfin délivrés de cette « orthodoxie que les bien-pensants sont supposés partager et ne plus remettre en question » ? La phrase est de George Orwell, qui ajoute : « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. » C’est cette liberté – laquelle n’a, bien entendu, d’utilité que sans arbitraire et appuyée sur des faits ou des textes précis – c’est cette liberté érudite dont George Watson a magistralement usé ici. Les réactions à son livre constitueront un test révéla­teur de l’état d’avancement de la sortie de l’idéologie communiste ou de la persistance des séquelles de l’escla­vage mental. À ce sujet, j’appelle encore à la rescousse Orwell, qui disait : « Les intellectuels ont toutes sortes de motifs à leur lâcheté et à leur malhonnêteté. Mais qu’ils nous épargnent au moins leurs ineptes couplets sur la défense de la liberté contre le fascisme 1. »

Nous les épargneront-ils en l’occurrence? L’épreuve sera sans doute mouvementée. Les idéologies défuntes conservent longtemps des partisans qui continuent à encenser les reliques. Du communisme existent encore aujourd’hui de nombreux et actifs « compagnons de route » – alors même qu’il n’y a plus de route.

 

1 George Orwell, Préface inédite à La Ferme des animaux, publiée en français dans la revue Commentaire, n° 84, hiver 1998-1999.

 

(p.15) En tant que race, nous ne sommes pas encore dégé­nérés, la nôtre est une race constituée des meilleurs sangs nordiques. Notre nature n ‘est pas encore corrom­pue, car nous possédons toujours l’énergie de comman­der et la vertu d’obéir.

 

John Ruskin, Cours sur l’an (1870), conférence inaugurale.

La grande camaraderie, après la grande sélection.

Léon Trotski.

En ces temps difficiles, il est tout à fait réconfortant de voir de nombreux travailleurs parisiens s’entretenir amicalement avec des soldats allemands, dans la rue ou au café du coin. C’est bien, camarades, et continuez, même si cela déplaît à certains bourgeois, aussi bêtes qu ‘ils sont nuisibles. La fraternité humaine ne sera pas toujours un vain mot, elle devient réalité.

L’Humanité, 4 juillet 1940.

 

(p.21) (George Watson) (…) il faudra surmonter bien des préjugés pour constater, comme je le souhaite, ce que la tradition socialiste a contenu (entre autres) de principes réactionnaires et racistes à ten­dances génocidaires. Il est plus difficile de repenser que de penser. Bien plus douloureux aussi.

Tout examen impartial de la littérature socialiste risque donc de passer pour une profanation. Néanmoins, en ma qualité de critique littéraire, il est une profanation dont je ne me rendrai jamais coupable : celle des œuvres. Je ne suis pas socialiste, mais j’admets volontiers que les travaux des grands penseurs, tant socialistes qu’anti­socialistes, au cours des cent cinquante dernières années, méritent pleinement qu’on les décrypte et qu’on les inter­prète scrupuleusement, si pesants et fastidieux qu’ils soient.

 

George Watson, La littérature oubliée du socialisme, Essai sur une mémoire refoulée, Nil éd., 1999

 

Certains dirigeants socialistes n’ont pas hésité à professer « que le conservatisme avait été leur principale source d’inspiration : après tout, la nationalisation n’était-elle pas le meilleur moyen de rendre l’Etat, le plus grand de tous les capitalistes, plus puissant encore ?  Moins plausible, on le comprendra aisément, était d’évoquer la longue tradition socialiste de discrimination raciale et de génocide. » (p.26)

 

(p.27) Les théories socialistes sur l’extermination raciale furent à peine abordées par F.A. Hayek dans sa Route de la servitude (1944).

 

(p.28) Qui a jamais lu les Anticipations de Wells (1902) ?  On y découvrira, dans les dernières pages, l’exposé d’une utopie socialiste appelant à la destruction de la « confusion grisâtre » de la démocratie et à son remplacement par un Etat mondial dirigé par une élité autodésignée de race blanche dont la mission serait d’épurer le genre humain en exterminant les populations de couleur. » »

 

(p.28) « Quand Hitler a baptisé son mouvement le national-socialisme, les partis socialistes allemands ont unanimement condamné l’appellation, mais parce qu’ils y voyaient une manœuvre trompeuse pilotée en secret par la haute finance et les trusts, sans rien trouver à redire de ses théories raciales. »

 

(p.97) « Loin d’être une perversion ultérieure du régime stalinien, l’homicide et la torture sont bien présents dans les origines du socialisme.

 

(p.104-105) 15 ans avant sa prise du pouvoir, Lénine, en exil, a écrit « Que faire ?», un opuscule où il explique que, dans la révolution marxiste, une élite prendra la tête du mouvement, ceux qu’il désigne comme « les représentants instruits de la classe possédante, l’intelligentsia » (I, A).  Marx et Engels étaient des intellectuels bourgeois, rappelle-t-il comme lui –même et comme le seraient la plupart des grands dictateurs marxistes d’Europe et d’Asie après lui, Mao Tse-Toung le premier. (…) Il était indispensable que la direction centralisée, planifiée, de l’état socialiste fût confiée à des privilégiés, seuls éduqués pour gouverner.

 

L’étape suivante pour les socialistes consista à s’arroger tous les privilèges, parfois même les privilèges héréditaires, caractéristiques de toute caste supérieure.  Bientôt, on trouva que le socialisme avait une anture héréditaire.

(p.107) « La conclusion grandiose de tout cela est la divinisation du chef suprême, Lénine ou Mao, après sa mort ; à l’instar des anciens empereurs romains ou des grandes figures du christianisme, ils se dépouillent de lerus dignités de rois-philosophes pour accéder au rang de saints et d’idoles. »

 

(p.136-137) Frédéric Ozanam, dans les Origines du socialisme, in : Volume VII des Œuvres d’Ozanam parues en 1853, dit qu’à aucun moment, les doctrines socialistes n’ont été aussi proches de leur accomplissement que dans les anciens Etats théocratiques de l’Antiquité, comme l’Inde ou la Perse, ou aussi clairement envisagées que dans La République de Platon, par la suppression de la propriété privée. Cette abolition ou le partage égalitaire, conseillés par Platon et mis en pratique à Sparte, favorisent ceux qui détiennent le pouvoir et qui contrôlent les richesses.

 

(p.148) « Il est absolument indubitable que Hitler et ses acolytes se considéraient comme socialistes. »

 

(p.149) Selon Hermann Rausching, un nazi confident de Hitler en 1933, rapporte que Hitler reconnaissait en privé son énorme dette envers la tradition marxiste. « J’ai beaucoup appris du marxisme, confia-t-il un jour, je n’hésite pas à le dire. »

 

(p.156) « Nier que Lénine et Staline fussent socialistes serait s’exposer à l’incrédulité générale. »

 

(p.159) « Pour Marx, certaines races devaient être exterminées : en janvier-février 1849, il publie dans son journal, la Neue Rheinische Zeitung, un article rédigé par Engels sous le titre « Le combat en Hongrie » où ce principe est clairement exposé. (…) Il est désormais possible de penser qu’Auschwitz est d’inspiration socialiste : la théorie marxiste de l’Histoire exige le génocide. »

(p.161) La purification ethnique a été un axiome de la foi socialiste pendant plus d’un siècle. Engels n’écrit-il pas dans la « Neue Rheinische Zeitung » du 10 septembre 1848 que « c’est au nom du même principe qui a permis à la France de s’emparer de la Flandre » ainsi que de l’Alsace-Lorraine, et bientôt peut-être de la Belgique, « que l’Allemagne a le droit d’annexer le Schleswig-Holstein, le droit de la civilisation sur la barbarie, du progrès sur la stagnation » ?

 

(p.162) En 1933, dans sa préface à « On the Rocks », Bernard Shaw se déclarait publiquement favorable au principe de l’extermination systématique et exultait de le voir adopté par l’Union soviétique. »

 

(p.163) « S’obstiner à affirmer que Hitler ne saurait passer pour socialiste parce qu’il préconisa, puis ordonna le génocide contredit les données historiques.  En réalité, au début de notre siècle en Europe, seuls les socialistes prônaient et réclamaient ouvertement le génocide, et Adolf Hitler n’était pas peu fier, au début de sa carrière , d’y faire référence. »

 

(p.172) « L’antisémitisme est un aspect d’un problème plus vaste, la conception du génocide ou extermination de catégories humaines donnes. »

 

(p.173) « Le génocide est une théorie propre au socialisme.  Engels le réclamait dès janvier-février 1849 dans un article sur les troubles de Hongrie publié dans la « Neue Rheinische Zeitung » de Karl Marx. »

 

(p.175) « Dans la vision marxiste du monde, les Blancs sont les vecteurs du progrès et, parmi les Blancs, les peuples nombreux, tel les Allemands ou les Russes, sont supérieurs, du seul fait de leur masse, aux petites nations ou aux résidus ethniques comme les Bretons, les Basques ou les  Serbes. »

(p.176) Voir aussi le passage d’un article titré « Révolution et contre-révolution en Allemagne » dans la « Neue Rheinische Zeitung » de mars-avril 1852, article signé de Marx, mais peut-être rédigé par Engles, dans le quel on condamnait à l’extinction les créoles français et espagnols récemment asservis, en Amérique centrale, par la race anglo-saxonne, et aussi « ces peuplades moribondes les Tchèques, les Slovènes, les Dalmates, etc. » (..). »

 

(p.177) « La vision socialiste du génocide tire donc également son origine du darwinisme, perfectionné par l’eugénisme (…). »

 

(p.178) « On ne dispose d’aucune preuve que Lénine fût raciste.  En revanche, il fut le premier en Europe à construire des camps de concentration (…). »

 

(p.178) « « Shaw estimait que l’Etat socialiste avait pleinement le droit de se débarrasser de tous ceux qui ne lui étaient pas utiles.  Il fit mieux.  Il rédigea peu après /la publication de ‘On the Rocks’ en 1933/ un article pour « The Listener » où l’on lisait ceci : « Appel aux chimistes afin qu’ils découvrent un gaz humanitaire qui cause une mort instantanée et sans douleur, en somme un gaz policé – mortel évidemment – mais humain, dénué de cruauté. »

 

(p.180) « Déjà , en 1908, Lénine avait affirmé dans son essai « Les Leçons de la Commune » que le premier acte de tout gouvernement révolutionnaire devait être instaurée la terreur, alors qu’en 1870-1871 le prolétariat français s’était rendu coupable d’une « générosité excessive » au lieu de « faire périr ses adversaires ». C’est là l’un des premiers textes de la littérature politique du XXe siècle qui intègre l’extermination dans son programme, et le conseil ne sera pas perdu pour Hitler lors de la rédaction de « Mein Kampf » près de vingt ans plus tard. La même métaphore chez les deux hommes : la « purification » , le « nettoyage ». (…) (p.1881) « Cette purification, il /Lénine/ allait l’entreprendre peu après sa prise du pouvoir, dès 1918, et elle serait poursuivie par son successeur Staline dans les grandes purges des années trente, puis imitée à sa manière par Hitler à partir de 1941. »

 

(p.187) Suivant Piotr Grigorenko, dans ses « Mémoires » publiés en 1983, le N.K.V.D. ou les services qui l’avaient précédé avaient utilisé dès les années 30 à Omsk, en Sibérie, des tuyaux d’échappement pour exécuter des prisonniers dans des fourgons sans ouvertures. La méthode aurait ainsi précédé le premier recours des nazis aux gaz asphyxiants, en septembre 1939, pour l’élimination secrète des infirmes incurables en Allemagne même. »

 

(p.188) « On peut d’ores et déjà affirmer que l’holocauste perpétré par les nazis s’inspira des purges staliniennes des années trente et des hécatombes ordonées par Lénine et que les deux programmes comportent bien des similitudes idéologiques autant que techniques. »

 

(p.211) « (…) tous ceux qui ont préconisé le génocide en Europe depuis les années 1840 se disaient socialistes, jamais conservateurs, libéraux, anarchistes ou simplement indépendants.

 

Yves Raisière (concernant l’étude de Flore Plisnier : Ils ont pris les armes pour Hitler ; la collaboration armée en Belgique francophone) , Collabos: aussi en Wallonie, VA 23/02/2008

 

Le monde catholique. Selon Fabrice Maerten (CEGES), il ne pour­rait plus ignorer que le rejet du suffrage universel et l’attirance vers les régimes d’ordre a conduit une partie de ses plus fer­vents adeptes à suivre Degrelle dans l’aventure rexiste.

 

Le monde socialiste. Selon le CEGES, une des contribu­tions les plus originales de ce tra­vail est d’avoir démontré que le gros du contingent de la collabo­ration armée vers la fin de l’Occu­pation provenait de la popula­tion ouvrière du sud du pays, en particulier du Hainaut. Soit de l’électorat traditionnel du parti socialiste.

 

Günter Grass fit partie des Waffen SS, LB 15/08/2006

 

Volontaire cachant son passé, il avait été adoré par la génération des soixante-huitards.

 

Buxant Martine, Union européenne – Génocide arménien, LB 26/09/2006

 

Au PS, on ménage la sensibilité turque

 

Une eurodéputée rattrapée par les contingences de la politique belge. » « Pas question d’aller vexer l’électorat turc avant les élections communales d’octobre », lui a-t-on dit. » Mme De Keyser assure « résister aux pressions ».

Realpolitik. Soucieux de ne pas s’aliéner le vote de la communauté tur­que de Belgique, à une encablure du scrutin communal du 8 octobre, le Parti socialiste (PS) a mis une sourdine à quel­ques critiques. Pensez-vous, ce n’est pas le moment d’aller ti­tiller la sensibilité de l’électorat turc alors que, par exemple, Laurette Onkelinx herself brigue le maïorat à Schaerbeek… Les couteaux sont tirés dans la « Cité des ânes » et les milliers de voix turco-belges pèseront lourd dans la balance.

 

A quelques semaines d’inter­valles, l’eurodéputée socialiste Véronique De Keyser a ainsi ef­fectué une étrange volte-face sur la délicate question du génocide arménien. Dans un amen­dement au rapport Eurlings, un rapport auscultant les progrès enregistrés par la Turquie sur la voie de l’adhésion européenne, présenté le 4 septembre dernier, la socialiste « appelle la Turquie à reconnaître le génocide armé­nien (et) considère cette reconnaissance comme préalable à l’adhésion à l’Union euro­péenne ».

 

 

« De l’huile sur le feu »

 

Ce mardi, en revanche, en vue de la session du Parlement à Strasbourg, Véronique De Keyser a cosigné, en compagnie no­tamment de deux eurodéputés d’origine turque, une résolution plus « light ». Où il est inscrit que « la reconnaissance en tant que telle du génocide arménien […] n’est pas un des critères de Co­penhague ». Rappel, les critères de Copenhague, formulés en 1993, sont les conditions strictes à remplir avant d’intégrer la maison Union européenne.

Une courbe rentrante turcophile, donc. Qui est intervenue après quelques (r)appels télé­phoniques : « On a essayé d’apla­nir les choses, dit, sous couvert d’anonymat, une source gouver­nementale socialiste. Il y a des débats, on se contacte, on se parle et on lui a dit (à Véronique De Keyser) défaire attention. Il y a des dossiers à surveiller et ce n’est pas le moment d’aller jeter de l’huile sur le feu. Bien sûr, chacun est libre d’émettre des opinions, mais nous évoluons dans des contextes différents »…

 

En clair, l’Europarlement peut débattre autant qu’il l’en­tend, cela ne mange pas de pain. Mais, « au niveau fédéral et dans les gouvernements, onest peut-être un peu plus en phase avec ce qui se passe et avec la réalité du terrain », termine cette source gouvernementale.

 

Contactée à Strasbourg lundi après-midi, Véronique De Key-ser reconnaît volontiers que « cela discute ferme dans l’appa­reil socialiste belge sur la ques­tion turco-arménienne ». Mais, ajoute-t-elle, « je suis parfaite­ment à l’aise : je peux vous dire que je ne suis pas réceptive aux pressions. Cela n’a jamais mar­ché avec moi ». L’eurodéputée lié­geoise dit avoir souscrit à ce se­cond amendement, moins dur envers Ankara, après s’être aperçue que sa position en pointe était « instrumentalisée notamment par des islamophobes ».

 

« Cheval de Troie »

 

« La question arménienne est devenue le cheval de Troie de ceux qui ne veulent pas de la Tur­quie dans l’Union, termine Vé­ronique De Keyzer. La droite et l’extrême-droite; leur vision de la grande Europe chrétienne nous embête car ce n’est pas le mes­sage que nous voulions lancer en exigeant la reconnaissance du génocide arménien comme préa­lable à l’adhésion. » Dans un communiqué publié vendredi, la Fédération euro-arménienne a déploré « les pressions turques exercées sur les parlementaires européens » et la « volte-face de certains eurodéputés socialistes et libéraux ».

Dimanche prochain, Mme De Keyser sera à Schaerbeek… « Avec (ses) amis turcs et maro­cains, pour leur expliquer (sa) position. »

 

in: Delta, 1, 2006, p.22-

Marcel van Dam is in het Noorden een bekend links boegbeeld, die ons te pas en ten onpas met zijn linkse propaganda komt teisteren. Wel prettig om deze jongen aan het woord te horen, als men weet dat het Kadaster niet minder dan 23 pagina’s nodig had om zijn landgoed van 80.410 m2 (ja, ja, landgoed, u leest goed) te beschrijven. Zijn socialisme lijkt wel heel erg lucratief te zijn geweest!

 

Xavier Goossens, Fin de lune de miel pour Tony Blair, LB 12/12/1997

 

Tony Blair et son gouvernement considèrent que les mères célibataires (deux millions d’enfants sont élevés tant bien que mal par un million de mères célibataires) et leurs enfants dépendant en tout de la sécurité sociale sont un maillon de la chaîne vicieuse liant pauvreté, oisiveté et criminalité.

 

Jean-François Revel, La grande parade / Essai sur la survie de l’utopie socialiste, éd. Plon 2000

 

(p.16) N’oublions jamais en effet qu’en Europe comme en Amé­rique latine, la certitude d’être de gauche repose sur un critère très simple, à la portée de n’importe quel arriéré mental : être, en toutes circonstances, d’office, quoi qu’il arrive et de quoi qu’il s’agisse, antiaméricain. On peut être, on est même fréquemment (p.17) un arriéré mental en politique tout en étant fort intelligent dans d’autres domaines. Parmi d’innombrables exemples, l’auteur dramatique anglais Harold Pinter explique1 l’intervention de l’Otan contre la Serbie en avril 1999 par le fait que, selon lui, les États-Unis n’ont, en poli­tique internationale, qu’un seul principe : « Baise mon cul ou je t’assomme. » Avoir du talent au théâtre n’empêche pas, chez le même individu, la débilité profonde et la nauséabonde vulgarité dans les diatribes politiques. C’est l’un des mystères de la politique que sa capacité à provoquer la brusque dégra­dation de maintes personnalités par ailleurs brillantes. Comment réagirait Pinter si un critique dramatique se permet­tait de tomber aussi bas dans l’imbécillité injurieuse en « com­mentant » une de ses pièces ?

 

(p.88) CHAPITRE SIXIEME PANIQUE CHEZ LES NÉGATIONNISTES

 

Les négationnistes pronazis ne sont qu’une poignée. Les négationnistes procommunistes sont légion. En France, une loi (loi Gayssot, du nom du député communiste qui l’a rédigée et qui, cela se comprend, n’a vu les crimes contre l’humanité que de l’oeil droit) prévoit des sanctions contre les mensonges des premiers. Les seconds peuvent impunément nier la crimi­nalité de leur camp préféré. Je parle non seulement de camp politique, au singulier, mais aussi de camps de concentration au pluriel : le goulag soviétique de jadis et le laogaï chinois d’aujourd’hui, celui-ci en pleine activité, avec en prime ses milliers d’exécutions sommaires chaque année. Ce ne sont d’ailleurs là que les principaux exemplaires d’un genre d’éta­blissements consubstantiel à tout régime communiste.

On conçoit donc qu’habitués à cette inégalité de traitement, les négationnistes procommunistes aient été frappés de stu­peur lors de la publication du Livre noir, qui établit solide­ment deux vérités : le communisme fut toujours, est toujours intrinsèquement criminogène ; et, en cela, il ne se distingue en rien du nazisme.

 

(p.110) Les véritables principes du socia­lisme n’ont pas été violés par Staline ou Mao quand ils ont pratiqué leurs génocides : ces principes ont été, au contraire, appliqués par eux avec un scrupule exemplaire et une parfaite fidélité à la lettre et à l’esprit de la doctrine.

C’est ce que montre avec précision George Watson1. Dans l’hagiographie moderne, toute une partie essentielle de la théorie socialiste a été refoulée. Ses pères fondateurs, à commencer par Marx lui-même, ont très tôt cessé d’être étu­diés de façon exhaustive par les croyants mêmes qui se récla­maient d’eux sans arrêt. Leurs œuvres, de nos jours, semblent jouir du rare privilège d’être comprises de tout le monde sans que personne les ait jamais complètement lues, même pas leurs adversaires, ordinairement rendus incurieux par la peur des représailles. Dans sa majeure partie, l’histoire est un réar­rangement et un tri, donc une censure. Et l’histoire des idées n’échappe pas à cette loi.

L’étude non expurgée des textes nous révèle par exemple, écrit Watson, que « le génocide est une théorie propre au

 

1 George Watson, La Littérature oubliée du socialisme, Nil Éditions, 1999. Tra­duit de l’anglais par Hugues de Giorgis. Édition originale : The Lost Literature of Socialism, The Lutterworth Press, Cambridge, 1998. George Watson est professeur à St. John’s Collège, Cambridge. Plusieurs passages de ce chapitre sont tirés de la préface que j’ai rédigée pour la traduction française de l’ouvrage de Watson.

 

(p.111) socialisme ». Engels, en 1849, appelait à l’extermination des Hongrois, soulevés contre l’Autriche. Il donne à la revue diri­gée par son ami Karl Marx, la Neue Rheinische Zeitung, un article retentissant dont Staline recommandera la lecture en 1924 dans ses Fondements du léninisme. Engels y conseille de faire disparaître, outre les Hongrois, également les Serbes et autres peuples slaves, puis les Basques, les Bretons et les Écos­sais. Dans Révolution et Contre-Révolution en Allemagne, publié en 1852 dans la même revue, Marx lui-même se demande comment on va se débarrasser de « ces peuplades moribondes, les Bohémiens, les Carinthiens, les Dalmates, etc. ». La race compte beaucoup, pour Marx et Engels. Celui-ci écrit en 1894 à un de ses correspondants, W. Borgius : « Pour nous, les conditions économiques déterminent tous les phénomènes historiques, mais la race elle-même est une don­née économique… » C’est sur ce principe que s’appuyait Engels, toujours dans la Neue Rheinische Zeitung (15-16 février 1849) pour dénier aux Slaves toute capacité d’accéder à la civilisation. « En dehors des Polonais, écrit-il, des Russes et peut-être des Slaves de Turquie, aucune nation slave n’a d’avenir, car il manque à tous les autres Slaves les bases histo­riques, géographiques, politiques et industrielles qui sont nécessaires à l’indépendance et à la capacité d’exister. Des nations qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui ont à peine atteint le degré le plus bas, de la civilisation… ne sont pas capables de vie et ne peuvent jamais atteindre la moindre indépendance. » Certes Engels attribue une part de l’« infério­rité » slave aux données historiques. Mais il considère que l’amélioration de ces données est rendue impossible par le facteur racial. Imaginons le tollé que s’attirerait aujourd’hui un « penseur » qui s’aviserait de formuler le même diagnostic sur les Africains ! Selon les fondateurs du socialisme, la supé­riorité raciale des Blancs est une vérité « scientifique ». Dans ses notes préparatoires à l’Anti-Duhring, l’évangile de la philo­sophie marxiste de la science, Engels écrit : « Si, par exemple, dans nos pays, les axiomes mathématiques sont parfaitement (p.112) évidents pour un enfant de huit ans, sans nul besoin de recou­rir à l’expérimentation, ce n’est que la conséquence de « l’héré­dité accumulée ». Il serait au contraire très difficile de les enseigner à un bochiman ou à un nègre d’Australie. »

 

Au vingtième siècle encore, des intellectuels socialistes, grands admirateurs de l’Union soviétique, tels H.G. Wells et Bernard Shaw, revendiquent le droit pour le socialisme de liquider physiquement et massivement les classes sociales qui font obstacle à la Révolution ou qui la retardent. En 1933, dans le périodique The Listener, Bernard Shaw, faisant preuve d’un bel esprit d’anticipation, presse même les chimistes, afin d’accélérer l’épuration des ennemis du socialisme, « de décou­vrir un gaz humanitaire qui cause une mort instantanée et sans douleur, en somme un gaz policé — mortel évidemment — mais humain, dénué de cruauté ». On s’en souvient, lors de son procès à Jérusalem en 1962, le bourreau nazi Adolf Eichmann invoqua pour sa défense le caractère « humanitai­re » du zyklon B, qui servit à gazer les Juifs lors de la Shoah. Le nazisme et le communisme ont pour trait commun de viser à une métamorphose, à une rédemption « totales » de la société, voire de l’humanité. Ils se sentent, de ce fait, le droit d’anéantir tous les groupes raciaux ou sociaux qui sont censés faire obstacle, fût-ce involontairement et inconsciemment — en jargon marxiste « objectivement » — à cette entreprise sacrée de salut collectif.

 

Si le nazisme et le communisme ont commis l’un et l’autre des génocides comparables par leur étendue sinon par leurs prétextes idéologiques, ce n’est donc point à cause d’une quel­conque convergence contre nature ou coïncidence fortuite dues à des comportements aberrants. C’est au contraire à par­tir de principes identiques, profondément ancrés dans leurs convictions respectives et dans leur mode de fonctionnement. Le socialisme n’est pas plus ou pas moins « de gauche » que le nazisme. Si on l’ignore trop souvent, c’est, comme le dit Rémy de Gourmont, qu’« une erreur tombée dans le domaine public n’en sort jamais. Les opinions se transmettent hérédi­tairement ; cela finit par faire l’histoire ».

 

(p.113) Si toute une tradition socialiste datant du dix-neuvième siècle a préconisé les méthodes qui seront plus tard celles d’Hitler comme celles de Lénine, Staline et Mao, la réci­proque est vraie : Hitler s’est toujours considéré comme un socialiste. Il explique à Otto Wagener que ses désaccords avec les communistes « sont moins idéologiques que tactiques! ». L’ennui avec les politiciens de Weimar, déclare-t-il au même Wagener, « c’est qu’ils n’ont jamais lu Marx ». Aux fades réformistes de la social-démocratie, il préfère les commu­nistes. Et l’on sait que ceux-ci le payèrent largement de retour, en votant pour lui en 1933. Ce qui l’oppose aux bolcheviques, dit-il encore, c’est surtout la question raciale. En quoi il se trompait : l’Union soviétique a toujours été antisémite. Disons que la « question juive » (malgré le pamphlet de Marx publié sous ce titre contre les Juifs) n’était pas, pour les Soviétiques, comme pour Hitler, au premier rang des priorités. Pour tout le reste, la « croisade antibolchevique » d’Hitler fut très large­ment une façade, qui masquait une connivence avec Staline bien antérieure, on le sait maintenant, au pacte germano-soviétique de 1939.

 

Car, ne l’oublions pas, tout comme, d’ailleurs, le fascisme italien, le national-socialisme allemand se voyait et se pensait, à l’instar du bolchevisme, comme une révolution, et une révo­lution antibourgeoise. « Nazi » est l’abréviation de « Parti national socialiste des travailleurs allemands ». Dans son État omnipotent2 Ludwig von Mises, l’un des grands économistes viennois émigrés à cause du nazisme, s’amuse à rapprocher les dix mesures d’urgence préconisées par Marx dans le Mani­feste communiste (1847) avec le programme économique d’Hitler. « Huit sur dix de ces points, note ironiquement von Mises, ont été exécutés par les nazis avec un radicalisme qui eût enchanté Marx. »

 

1.  Otto Wagener, Hitler aus nächster Nähe : Aufzeichnungen eines Vertrauten, 1929-1939, Francfort, 1978.

2. 1944. Et 1947 pour la traduction française. Livre rédigé aux États-Unis pen­dant la guerre et dont le titre original est The Omnipotent Government, The Rise of the Total State and thé Total War. J’ai déjà signalé cette observation de von Mises dans mon livre La Connaissance inutile, 1988, Grasset et Hachette-Pluriel.

 

(p.114) En 1944 également, Friedrich Hayek, dans sa Route de la servitude1, consacre un chapitre aux « Racines socialistes du nazisme ». Il note que les nazis « ne s’opposaient pas aux élé­ments socialistes du marxisme, mais à ses éléments libéraux, à l’internationalisme et à la démocratie. » Par une juste intui­tion, les nazis avaient saisi qu’il n’est pas de socialisme complet sans totalitarisme politique.

 

(p.116)  Car tous les régimes totalitaires ont en commun d’être des idéocraties : des dictatures de l’idée. Le communisme repose sur le marxisme-léninisme et la « pensée Mao ». Le national-socialisme repose sur le critère de la race. La distinction que j’ai établie plus haut entre le totalitarisme direct, qui annonce d’emblée en clair ce qu’il veut accomplir, tel le nazisme, et le totalitarisme médiatisé par l’utopie, qui annonce le contraire de ce qu’il va faire, tel le communisme, devient donc secon­daire, puisque le résultat, pour ceux qui les subissent, est le même dans les deux cas. Le trait fondamental, dans les deux systèmes, est que les dirigeants, convaincus de détenir la vérité absolue et de commander le déroulement de l’histoire, pour toute l’humanité, se sentent le droit de détruire les dissidents, réels ou potentiels, les races, classes, catégories profession­nelles ou culturelles, qui leur paraissent entraver, ou pouvoir un jour entraver, l’exécution du dessein suprême. C’est pour­quoi vouloir distinguer entre les totalitarismes, leur attribuer des mérites différents en fonction des écarts de leurs super­structures idéologiques respectives au lieu de constater l’iden­tité de leurs comportements effectifs, est bien étrange, de la part de « socialistes » qui devraient avoir mieux lu Marx. On ne juge pas, disait-il, une société d’après l’idéologie qui lui sert de prétexte, pas plus qu’on ne juge une personne d’après l’opinion qu’elle a d’elle-même.

 

En bon connaisseur, Adolf Hitler sut, parmi les premiers, saisir les affinités du communisme et du national-socialisme. Car il n’ignorait pas qu’on doit juger une politique à ses actes et à ses méthodes, non d’après les fanfreluches oratoires ou les pompons philosophiques qui l’entourent. Il déclare à Hermann Rauschning, qui le rapporte dans Hitler m’a dit :

« Je ne suis pas seulement le vainqueur du marxisme…. j’en suis le réalisateur.

« J’ai beaucoup appris du marxisme, et je ne songe pas à m’en cacher….. Ce qui m’a intéressé et instruit chez les (p.117) marxistes, ce sont leurs méthodes. J’ai tout bonnement pris au sérieux ce qu’avaient envisagé timidement ces âmes de petits boutiquiers et de dactylos. Tout le national-socialisme est contenu là-dedans. Regardez-y de près : les sociétés ouvrières de gymnastique, les cellules d’entreprises, les cortèges massifs, les brochures de propagande rédigées spécialement pour la compréhension des masses. Tous ces nouveaux moyens de la lutte politique ont été presque entièrement inventés par les marxistes. Je n’ai eu qu’à m’en emparer et à les développer et je me suis ainsi procuré l’instrument dont nous avions besoin… »

 

L’idéocratie déborde largement la censure exercée par les dictatures ordinaires. Ces dernières exercent une censure principalement politique ou sur ce qui peut avoir des inci­dences politiques. Il arrive d’ailleurs aux démocraties de le faire également, comme on l’a vu en France pendant la guerre d’Algérie, sous la Quatrième République comme sous la Cin­quième. L’idéocratie, elle, veut beaucoup plus. Elle veut sup­primer, et elle en a besoin pour survivre, toute pensée opposée ou extérieure à la pensée officielle, non seulement en politique ou en économie, mais dans tous les domaines : la philosophie, les arts, la littérature et même la science. La philosophie, de toute évidence, ne saurait être pour un totalitaire que le mar­xisme-léninisme, la « pensée Mao » ou la doctrine de Mein Kampf. L’art nazi se substitue à l’art « dégénéré », et, parallè­lement, le « réalisme socialiste » des communistes entend tordre le cou à l’art « bourgeois ». Le pari le plus risqué de l’idéocratie, et qui en étale bien la déraison, porte toutefois sur la science, à laquelle elle refuse toute autonomie. On se souvient de l’affaire Lyssenko en Union soviétique. Ce charla­tan, de 1935 à 1964, anéantit la biologie dans son pays, congé­dia toute la science moderne, de Mendel à Morgan, l’accusant de « déviation fasciste de la génétique », ou encore « trotskiste-boukhariniste de la génétique ». La biologie contempo­raine commettait en effet à ses yeux le péché de contredire le matérialisme dialectique, d’être incompatible avec la dialectique (p.118) de la nature selon Engels, lequel, nous l’avons vu, affirmait encore, dans l’Anti-Duhring, vingt ans après la publication de L’Origine des espèces de Darwin, sa croyance dans l’hérédité des caractères acquis. Soutenu, ou, plutôt, fabriqué par les dirigeants soviétiques, Lyssenko devint président de l’Acadé­mie des Sciences de l’URSS. Il en fit exclure les biologistes authentiques, quand il ne les fit pas déporter et fusiller. Tous les manuels scolaires, toutes les encyclopédies, tous les cours des universités furent expurgés au profit du lyssenkisme. Ce qui eut en outre des conséquences catastrophiques pour l’agri­culture soviétique, déjà fort mal en point après la collectivisation stalinienne des terres. La bureaucratie imposa en effet dans tous les kolkhozes l’« agrobiologie » lyssenkiste, proscri­vant les engrais, adoptant le « blé fourchu » des… pharaons, ce qui fit tomber de moitié les rendements. On proscrivit les hybridations, puisque, pérorait Lyssenko, il était notoire qu’une espèce se transformait spontanément en une autre et qu’il n’était point besoin de croisements. Ses folles élucubrations portèrent le coup de grâce à une production déjà stérili­sée par l’absurdité du socialisme agraire. Elles rendirent irréversibles la famine chronique, ou la « disette contrôlée » (disait Michel Heller), qui accompagna l’Union soviétique jus­qu’à sa tombe. (…)

 

Le critère extrascientifique de la vérité scientifique chez les nazis découle du même schéma mental, à cette différence près (p.119) que, chez eux, ce critère est la race au lieu d’être la classe. Mais les deux démarches sont intellectuellement identiques, dans la mesure où elles nient la spécificité de la connaissance comme telle, au bénéfice de la suprématie de l’idéologie.

 

(p.122) Cette association délirante entre judéité, individualisme et capitalisme motive les éructations antisémites de Karl Marx, dans son essai Sur la question juive (1843). Essai trop peu lu, mais qu’Hitler, lui, avait lu avec attention. Il a presque littéralement plagié les passages de Marx où celui-ci vomit contre les Juifs des invectives furibondes, telles que celle-ci : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, la cupidité (Eigennutz}. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son dieu ? L’argent. » Et Marx enchaîne en incitant à voir dans le communisme « l’organisation de la société qui ferait disparaître les conditions du trafic et aurait rendu le Juif impossible ». Dans le genre appel au meurtre, il est difficile de faire plus entraînant.

 

(p.123) D’où la conception de l’État qui est commune à Lénine et à Hitler. Dans La Révolution prolétarienne et le renégat Kautzky, Lénine écrit : « L’État est aux mains de la classe dominante, une machine destinée à écraser la résistance de ses adversaires de classe. Sur ce point, la dictature du prolétariat ne se dis­tingue en rien, quant au fond, de la dictature de toute autre classe. » Et, plus loin dans le même livre : « La dictature est un pouvoir qui s’appuie directement sur la violence et n’est lié par aucune loi. La dictature révolutionnaire du prolétariat est un pouvoir conquis et maintenu par la violence, que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n’est lié par aucune loi. » Si l’on veut bien se reporter au second volume de Mein Kampf, on y verra que, dans le chapitre consacré à l’État, Hitler s’exprime à ce sujet en des termes presque iden­tiques. La « dictature du peuple allemand » y remplace celle du prolétariat. Mais, si l’on tient compte des multiples dia­tribes anticapitalistes du Fùhrer, les deux concepts ne sont pas très éloignés l’un de l’autre. Tout système politique totalitaire établit invariablement un mécanisme répressif visant à éliminer (p.124) non seulement la dissidence politique mais toute différence entre les comportements individuels. La société se sait inconciliable avec la ‘variété’.

 

(p.143) C’est ainsi qu’en 1990, l’Unesco organise une célébration de la « mémoire » d’Hô Chi Minh à l’occasion du centenaire de la naissance du dictateur. Tous les thèmes de cette commé­moration reproduisent sans examen les mensonges de l’antique (p.144) propagande communiste provietnamienne des années soixante et le mythe de Hô Chi Minh qui avait été fabriqué jadis à coups de dissimulation et d’inventions des « orga­nes ». Le sigle Unesco signifie « Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture ». Si l’Unesco servait la science, elle aurait convoqué d’authentiques histo­riens, qui n’auraient pu que mettre à mal la légende forgée pour transfigurer Hô Chi Minh. Si elle servait l’éducation, elle ne se serait pas mise au service d’un bourrage de crâne totali­taire. Si elle servait la culture, au lieu de la censure, elle n’au­rait pas verrouillé ce colloque pour en bannir toute fausse note « viscérale anticommuniste ». Peu convaincu par cette « mémoire » sauce Unesco, Olivier Todd, un des meilleurs connaisseurs au monde des questions du Vietnam, où il fut de longues années envoyé spécial et même prisonnier du Vietcong, consacre avant l’événement au « mythe Hô Chi Minh », une étude où il déplore « l’extraordinaire naïveté flagorneuse de nombreux publicistes et diplomates, preuve des manipula­tions politiques au sein de l’Unesco. Cette organisation inter­nationale, émanation de l’ONU, s’apprête à célébrer en Hô Chi Minh un « grand homme d’Etat », un « homme de culture », un « illustre libérateur » de son peuple. La communauté inter­nationale est invitée à subventionner l’héroïsation et la mythification de « l’Oncle » communiste, et ce, l’année qui suit le passage du communisme mondial aux poubelles de l’Histoire1. »

 

1. Olivier Todd, « Le mythe Hô Chi Minh » dans Hô Chi Minh, l’homme et son héritage. Ouvrage collectif, Duông Moï, La Voie nouvelle, Paris, 1990. Repris dans Commentaire n » 50, été 1990.

 

(p.155) Rappeler que Castro a fait fusiller 17 000 personnes dans un pays de 10 millions d’habitants et Pinochet 3 197 dans un pays de 15 millions d’habitants permet de comparer une terreur à l’autre, sans excuser aucune des deux.

 

(p.157) (…) la gauche française persiste dans son attitude protectrice envers le stalinisme cubain. Elle veille à sauvegarder l’immunité dont jouit Castro. Je serais presque tenté de dire : avant, au moins elle mentait ! Maintenant, elle reconnaît que le régime castriste repose entièrement sur les violations les plus extrêmes des droits de l’homme et pourtant elle ne lui retire pas sa solidarité. C’est presque pire. Tous les gens de gauche ne souscrivent pas aux propos de Mme Danielle Mitterrand : « Cuba représente le summum de ce que le socialisme peut réaliser », phrase qui constitue la condamnation la plus acca­blante du socialisme jamais énoncée. Mais tous — et la droite aussi — n’en confirment pas moins de plus belle leur attache­ment à ce principe (déjà respecté dans les cas des anciens chefs Khmers rouges et d’Erich Honecker) : même quand on sait tout des forfaits d’un bourreau totalitaire « de gauche », il doit rester exempt des peines et même du blâme que l’on doit infliger par « devoir de mémoire » aux bourreaux totali­taires « de droite ».

 

(p.158) Tous ceux qui ont voyagé en RDA pendant les quinze der­nières années de son existence étaient édifiés par l’état de délabrement du pays : immeubles tombant en miettes au point qu’on tendait des cordes le long des trottoirs pour empêcher les piétons d’y marcher, de peur qu’ils ne reçoivent quelque moellon sur la tête ; infrastructures déplorables ; industrie ina­daptée, travaillant avec des machines datant des années vingt, et qui crachait du haut de ses cheminées antiques une pollu­tion noirâtre et poisseuse. Ce cataclysme socialiste fut d’ail­leurs attribué par la gauche, aussitôt après la réunification allemande, à… l’irruption de l’économie de marché ! N’ou­blions pas qu’entre 1990 et 1998 ont été transférés aux Lander de l’Est 1 370 milliards de marks, soit, par an, un tiers du budget annuel de la France ! A cet argent public s’ajoutent les investissements privés. Malgré ce flot de capitaux, les Lan­der de l’Est, tout en ayant considérablement progressé, n’ont pas, en 1999, rattrapé le niveau de vie de l’ex-Allemagne de l’Ouest, tant le socialisme est difficile à guérir.

 

(p.162) Les nazis avaient rétabli l’esclavage en temps de guerre, dans des camps de travail où les esclaves étaient des déportés provenant des pays vaincus. Les communistes ont fait mieux : ils ont partout réduit en esclavage une part sub­stantielle de leur propre population, et ce en temps de paix, au service d’une économie « normale », si l’on ose dire. Cet aspect souvent ignoré tend à prouver que, si improductive qu’elle soit, l’économie socialiste réelle le serait encore davan­tage sans le recours à la main-d’œuvre servile.

 

(p.167) /Mao/

 

Quant à l’examen multilatéral des textes complets, il révèle que Mao n’est pas un théoricien ou du moins pas un inven­teur. Les rares écrits théoriques, « À propos de la pratique », « À propos de la contradiction », se bornent à vulgariser et à simplifier le Matérialisme et Empiriocriticisme de Lénine. Ce sont, d’ailleurs, comme tous ses textes, des écrits de circons­tance, de combat, destinés à véhiculer une pression politique précise sur telle tendance concrète au sein ou en dehors du PC chinois. En fait, l’idéologie léniniste-staliniste, adoptée une fois pour toutes, n’est jamais en tant que telle repensée par Mao. Quand il fait apparemment de l’idéologie, c’est, en réa­lité, de la tactique.

 

(p.168) Dans le discours où il parle des Cent Fleurs, intitulé « De la juste solution des contradictions au sein du peuple » (1957), comme dans des textes plus anciens : « De la dictature démo­cratique populaire » (1949) ou « Contre le style stéréotypé dans le Parti » (1942), ce raisonnement, toujours le même, est celui-ci : la discussion est libre au sein du Parti ; mais, dans la pratique, les objections contre le Parti proviennent de deux sources : des adversaires de la Révolution, et ceux-là ne doi­vent pas avoir le droit de s’exprimer, et des partisans sincères de la Révolution, et ceux-ci ne sont jamais réellement en désaccord avec le Parti. Donc, les méthodes autoritaires sont du « centralisme démocratique », tout à fait légitime, et, dans le peuple, « la liberté est corrélative à la discipline ». (…)

 

En art et en littérature aussi, les Cent Fleurs peuvent intel­lectuellement s’épanouir, mais comme il importe de ne pas laisser se mêler les « herbes vénéneuses » aux « fleurs odoran­tes », Mao en revient vite à un dirigisme culturel identique à celui de Jdanov. L’idée d’« armée culturelle » est très ancienne chez Mao. Là encore, il n’innove pas : la culture est toujours le reflet de la réalité politique et sociale. Une fois accomplie la révolution économique, il faut donc aligner sur elle la culture. Cette vue est entièrement conforme au léninisme mili­tant, sans la moindre variante personnelle.

Entendons-nous : je ne porte ici aucun jugement politique sur la Chine, et je suis peut-être « chinois », qui sait ? Mais l’étude des textes oblige à dire que, philosophiquement, il n’y a pas de « version chinoise » du marxisme, il n’y pas de maoïsme 1.

 

1.Le Petit Livre rouge. Citations du président Mao Tsé-toung. Seuil, 190 pages. Écrits choisis en trois volumes, par Mao Tsé-toung. Maspero, chaque volume 190 pages.

 

(p.177) Le communisme conserve sa supériorité morale. On le sent à des symptômes parfois anecdotiques, presque puérils. Quand fut réédité, en janvier 1999, le premier album d’Hergé, épuisé depuis soixante-dix ans, Tintin au pays des Soviets, on le décrivit dans plusieurs articles comme une charge outrée et excessive. Or c’est au contraire une peinture étonnamment exacte, pour l’essentiel, et qui dénote, à cette époque loin­taine, chez le jeune auteur « une prodigieuse intuition », ainsi que le signale Emmanuel Le Roy Ladurie répondant à un questionnaire dans Le Figarol. Mais le même Figaro ne semble pas d’accord avec l’historien, puisqu’il juge que la vision d’Hergé « souffre certainement, avec le recul du temps, de manichéisme ». Vous avez bien lu : avec le recul du temps. Ce

 

1. 6 janvier 1999. Répondent également au questionnaire Alain Besançon, Pierre Daix, qui abondent dans le même sens et Alain Krivine, secrétaire général de la Ligue communiste révolutionnaire (trotskiste), qui déplore pour sa part que L’Hu­manité se soit livrée à « un mea culpa affligeant ».

 

(p.178) qui signifie : les connaissances acquises depuis 1929 et plus particulièrement depuis 1989 sur le communisme, tel qu’il fut réellement, doivent nous inciter à l’apprécier de façon plus positive qu’à ses débuts, quand l’illusion pouvait être excu­sable, vu que l’ignorance était soigneusement entretenue. En somme, si je comprends bien, plus l’information est dispo­nible sur le communisme, moins défavorable est le jour sous lequel nous devons le voir.

 

Dans un commentaire sur la même réédition, la station de radio France-Info (10 janvier 1999), nous assure que Tintin au pays des Soviets était « une charge idéologique au parfum aujourd’hui suranné » (je souligne). Conclusion : ce n’était pas l’adulation du communisme qui était idéologique, c’était d’y être réfractaire. Et, surtout, les événements survenus depuis la Grande Terreur des années trente jusqu’à l’invasion de l’Afghanistan, en passant par le complot des blouses blanches et les répressions de Budapest ou de Prague, le Grand Bond en avant, la Révolution culturelle et les Khmers rouges nous invitent clairement à nous départir par rapport au commu­nisme d’une sévérité que l’histoire objective envoie de toute évidence au rancart.

 

Beaucoup de commentateurs n’ont pas manqué d’insinuer qu’Hergé avait peu d’autorité en la matière puisqu’il s’est « mal conduit » sous l’Occupation. Mais je pose la question : va-t-on prétendre qu’une condamnation du nazisme dégage « un parfum suranné » quand elle émane de la bouche d’un ex-stalinien ? Non, car la question de fond n’est pas celle du parcours politique du juge. Elle est de savoir si oui ou non, le nazisme par lui-même a été monstrueux. Le stalinien qui le dit a, sur ce point-là, raison, tout stalinien qu’il soit. Alors, pourquoi y a-t-il un interdit en sens inverse ? Parce que, je l’ai dit, le communisme conserve sa supériorité morale. Ou, plus exactement, parce qu’on s’acharne, au prix de mille men­songes et dissimulations, à entretenir la tromperie de cette supériorité.

 

Devant cette histoire écrite à l’envers, on doit pardonner (p.179) beaucoup aux journalistes lorsqu’ils se laissent glisser dans le sens de la pente. Car les désinformations qui les abusent trou­vent souvent leur origine chez des historiens malhonnêtes. Trop d’entre eux persévèrent, avec une vigilance inaltérable, dans leur défense de la forteresse du mensonge communiste. Ainsi l’auteur du tout récent livre de la collection « Que sais-je ? » sur Le Goulag! trouve le moyen d’épargner Lénine, dont Staline aurait « trahi » l’héritage. Vieille lune mille fois réfutée, mirage faussement salvateur, que la recherche de ces dernières années a dissipé sans équivoque. Néanmoins, pour notre plaisantin, Staline serait en réalité l’héritier… du tsa­risme, et non du léninisme !

Les camps soviétiques datent de Lénine lui-même, c’est bien établi, et les prisonniers politiques tsaristes, si répressif que fût le régime impérial, ne se montaient qu’à une part infime de ce qu’allaient être les gigantesques masses concen­trationnaires communistes. Tout en cherchant à faire passer Staline pour le seul responsable du goulag, notre homme déverse sa bile sur Soljénitsyne, sur Jacques Rossi (à qui l’on doit Le Manuel du Goulag, déjà cité) et sur Nicolas Werth (auteur de la partie sur l’URSS dans Le Livre noir), récusant le témoignage des deux premiers et contestant les capacités d’historien du troisième.

 

1. Jean-Jacques Marie, Le Goulag, PUF, 1999. Voir sur ce livre le compte rendu de Pierre Rigoulot paru dans le n° 12 (été 1999) des Cahiers d’Histoire sociale.

 

(p.181) Le révisionnisme procommuniste s’avère /donc/ être de bon aloi.

 

(p.182) L’Ethiopie du Parti unique emplit tous les critères du classi­cisme communiste le plus pur. Que les tartufes assermentés ne prennent pas la tangente habituelle en gémissant qu’on n’avait pas affaire à du « vrai » communisme. La « révolu­tion » éthiopienne engendra en Afrique la copie certifiée conforme du prototype lénino-staliniste de l’URSS, laquelle, d’ailleurs, lui accorda son estampille, lui octroya des crédits et lui envoya ses troupes pour la protéger, en l’espèce des troupes cubaines, avec de surcroît le concours d’agents de la police politique est-allemande, l’incomparable Stasi. La junte des chefs éthiopiens, le « Derg », se proclame sans tarder héri­tière de la « grande révolution d’Octobre », et le prouve en fusillant, dès son arrivée au pouvoir, toutes les élites qui n’appartenaient (p.183) pas à ses rangs ou n’obéissaient pas à ses ordres, encore que, comme dans toutes les « révolutions », la servilité totale ne fût même pas une garantie de vie sauve. Suit la pro­cession des réformes bien connues : collectivisation des terres — dans un pays où 87 % de la population se compose de paysans — nationalisation des industries, des banques et des assurances.

 

Comme prévu — ou prévisible — et comme en URSS, en Chine, à Cuba, en Corée du Nord, etc., les effets imman­quables suivent : sous-production agricole, famine, encore aggravées par les déplacements forcés de populations, autre classique de la maison. La faillite précoce oblige à inventer des coupables, des saboteurs, des traîtres puisqu’on ne saurait envisager que le socialisme soit par lui-même mauvais et que ses dirigeants ne soient pas infaillibles. Et, comme d’habitude, le pouvoir totalitaire trouve les canailles responsables du désastre parmi les affamés et non parmi les affameurs, parmi les victimes et non parmi les chefs. Déprimante monotonie d’un scénario universel dont les avocats du socialisme s’achar­nent à présenter chaque nouvel exemplaire comme une « ex­ception » — et encore aujourd’hui maints historiens ! Dix mille assassinats politiques dans la seule capitale en 1978 ; massacre des Juifs éthiopiens, les Falachas, en 1979. Mais ce n’est pas de l’antisémitisme, puisque le Derg est de gauche.

Et les enfants d’abord ! En 1977, le secrétaire général suédois du Save the Children Fund relate, dans un rapport, avoir été témoin de l’exposition de petites victimes torturées sur les trot­toirs d’Addis-Abeba. « Un millier d’enfants ont été massacrés à Addis-Abeba et leurs corps, gisant dans les rues, sont la proie des hyènes errantes. On peut voir entassés les corps d’enfants assassinés, pour la plupart âgés de onze à treize ans, sur le bas-côté de la route lorsqu’on quitte Addis Abeba 1. »

 

1 Cité par Yves Santamaria, dans le chapitre du Livre noir consacré aux afro-communismes : Ethiopie, Angola, Mozambique.

 

(p.189) L’écart de traitement entre les deux totalitarismes du siècle se décèle également à une foule d’autres petits détails. Ainsi les opérations mani pulite en Italie, et « haro sur l’argent sale des partis » en France ont, ô miracle, contourné avec soin les seuls partis communistes, ou, du moins, s’en sont occupées avec autant de douceur que de lenteur. Pourtant leurs escro­queries ont été percées à jour, qu’il s’agisse des « coopératives rouges » en Italie ou des « bureaux d’étude » fictifs, simples machines à blanchir l’argent volé, du PCF. S’y ajoutaient les sociétés écrans, officiellement vouées au commerce avec l’URSS, façon indirecte pour celle-ci de rétribuer les PC de l’Ouest. Sans parler des sommes directement mais clandesti­nement envoyées par Moscou, jusqu’en 1990, devises non déclarées, tantôt en espèces, tantôt en Suisse (pour le PCI) et (p.190) relevant, pour le moins, du délit de fraude fiscale, et peut-être en outre de celui d’inféodation stipendiée à une puissance étrangère. Chaque fois que de nouveaux documents sont venus confirmer l’ampleur de ce trafic illégal, documents sou­vent corroborés, après la chute de l’URSS, par des indiscré­tions de personnalités soviétiques ou est-allemandes, on était frappé par la somnolente équanimité des médias et la consciencieuse immobilité de la magistrature. Ces pratiques de pillage des entreprises avaient été décrites et bien établies dès les années soixante-dixl. Pourtant ce n’est qu’en octobre 1996 qu’un secrétaire national du PCF, en l’occurrence Robert Hue, a été mis en examen pour « recel de trafic d’in­fluence ». L’instruction s’engloutit dans les profondeurs d’un bienveillant oubli jusqu’au 18 août 1999, date à laquelle le bruit se répandit que le parquet de Paris avait décidé de requérir le renvoi devant le tribunal correctionnel de M. Hue et du trésorier du PC2. Fausse alerte. On apprenait l’après-midi même le démenti du parquet : « Les réquisitions sont en train d’être rédigées. Nous démentons les informations faisant état de ces réquisitions. Il est trop tôt pour affirmer que nous allons requérir dans tel ou tel sens. Les réquisitions ne seront prises que pendant la première semaine de septembre. » Elles le furent finalement fin octobre.

Parfois, l’inégalité du traitement dont sont l’objet les héri­tiers lointains ou proches de l’un et l’autre totalitarismes sus­cite des comportements si dérisoires qu’ils frisent le grotesque. En 1994, la coalition Forza Italia, Ligue du Nord et Alliance nationale gagne les élections en Italie. Silvio Berlusconi devient président du Conseil et prend comme ministre de l’Agriculture un des dirigeants d’Alliance natio­nale, qui, comme on sait, est issue du renouvellement de l’ancien MSI néo-fasciste mais s’est métamorphosée en se

 

1.  Voir notamment Jean Montaldo, Les Finances du PCF, Albin Michel, 1977.

2. Le Parisien-Aujourd’hui : « Robert Hue menacé de correctionnelle », 18 août 1999. Cet article est malicieusement placé dans les « faits divers » et non dans la politique.

 

(p.191) démarquant du passé et en abjurant le mussolinisme. Plu­sieurs vieux fascistes membres de feu le MSI claquent la porte. Malgré cette transformation démocratique, plusieurs diri­geants européens réunis à Bruxelles refusent de serrer la main au nouveau ministre italien de l’Agriculture. Or les dirigeants actuels de l’Alliance nationale n’ont ni l’intention ni les moyens de restaurer la dictature fasciste. Ils ont au contraire rompu avec l’héritage mussolinien et provoqué le départ des nostalgiques du fascisme historique. Ils se sont toujours her­métiquement coupés tant du Front national français que des Republikaner allemands ou de Haider en Autriche. Si le Parti communiste italien redevient fréquentable et digne du pou­voir parce qu’il s’est rebaptisé Parti démocratique de la gauche en abjurant le communisme, pourquoi n’en irait-il pas de même pour l’Alliance nationale, qui, elle aussi, a changé d’étiquette et abjuré le fascisme ? Tant que durera cette dissy­métrie dans le traitement réservé aux convertis de gauche et aux convertis de droite, parler de justice ou de morale et de progrès démocratique ne sera qu’imposture. Le drapeau des droits de l’homme claquera haut dans le vide. De notre temps plus que jamais, ce n’est pas la politique qui a été moralisée, c’est la morale qui a été politisée.

 

(p.192) Dès que pointe la plus petite vérité menaçant de profana­tion les icônes communistes, les pitbulls de l’orthodoxie déchirent en lambeaux le porteur de la mauvaise nouvelle. On s’étonne que des universitaires souvent de haut niveau quand ils travaillent sans passion ne soient pas plus habiles dans la polémique quand leurs passions entrent en jeu. On les voit tomber dans des pratiques avilissantes, indignes d’eux : fausses citations, textes amputés ou sciemment retournés, injures pires que celles que les communistes lan­cèrent à Kravtchenko, le dissident qui avait commis le sacri­lège d’écrire J’ai choisi la liberté, il y a un demi-siècle. On trouvera une anthologie de ces exploits de la haute intelli­gentsia dans L’Histoire interdite de Thierry Wolton2. J’y renvoie.

 

1.  18 novembre 1997.

2.  Jean-Claude Lattes, 1998.

 

(p.227) (…) c’est le roi Victor-Emmanuel qui, en 1943, signifie à Mussolini son congé et le démet de son poste de chef du gouvernement. Qui, au moment où se dessinait l’effondrement militaire de l’Alle­magne, aurait pu occuper encore une position constitution­nelle qui lui eût permis en vertu de la loi d’en faire autant vis-à-vis d’Hitler ?

 

Quant aux lois antijuives de 1938, plusieurs historiens ita­liens ont récemment contesté qu’elles fussent imputables seu­lement à un opportunisme lié à l’alliance avec Hitler. Ils ont cherché des sources enracinées dans le passé italien. Sans doute y en a-t-il, mais Pierre Milza, étudiant les textes, ne manque pas de constater que, dans la mesure, au demeurant très faible, où ont été esquissées des théories antijuives en Italie, à la fin du dix-neuvième siècle ou au début du ving­tième, elles furent empruntées principalement… à la littérature antisémite française, fort luxuriante à cette époque. Dans la pratique, le peuple italien est l’un des moins antisémites du monde et les lois raciales de Mussolini n’entraînèrent aucune destruction massive. Malgré ces lois, en effet, l’Italie fut le pays d’Europe où le pourcentage de la population juive tuée fut le plus basl. Là encore, en matière d’homicide, un abîme sépare le fascisme mussolinien de la haute productivité du nazisme et du communisme. Ces deux derniers régimes appar­tiennent à la même galaxie criminelle. Le fascisme appartient à une autre, qui n’est pas la galaxie démocratique, bien sûr, mais qui n’est pas non plus la galaxie totalitaire. Si l’on n’a pas encore rétabli les véritables frontières entre tous ces régimes, c’est qu’il y a eu dénazification après 1945, mais qu’il n’y a pas eu décommunisation après 1989.

 

1. Voir L.S. Dawidowicz, The War against thé ]ews 1933-1945. Harmondsworth, Penguin Books, 1987, p. 480. Cité par Emmanuel Todd, Le Destin des immigrés, 1994, Seuil, p. 273. Voir aussi Renzo De Felice, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, Einaudi, 1961, rééd. 1972.

 

(p.228) Malgré les efforts de dissimulation et d’escamotage déployés par les contorsionnistes du distinguo procommuniste, la grande menace inédite qui a pesé sur l’humanité au vingtième siècle est venue du communisme et du nazisme, successivement ou simultané­ment. Ces deux régimes seuls, et pour des raisons identiques, méritent d’être qualifiés de « totalitaires ». Le terme « fascis­me » est donc impropre pour désigner autre chose que la dic­tature mussolinienne et ses répliques, latino-américaines par exemple.

 

(p.230) Il y a un noyau central, commun au fascisme, au nazisme et au communisme : c’est la haine du libéralisme.

 

(p.232) (…) on répond souvent que les partis communistes ont au moins été, dans les pays capitalistes, des forces revendica­tives qui par les « luttes » ont contraint les Etats bourgeois à

 

1. Cité par Nicolas Werth dans Le Livre noir du communisme, première partie : « Un État contre son peuple », chapitre 4.

 

(p.233) étendre chez eux les droits des travailleurs. Cela aussi est faux. Disons-le derechef : les plus fondamentaux de ces droits, rela­tifs au syndicalisme et à la grève, furent instaurés dans les nations industrielles avant la guerre de 1914 et la naissance des partis communistes. Quant à la protection sociale — santé, famille, retraites, indemnités de chômage, congés payés etc. — elle fut mise en place à peu près au même moment, soit entre les deux guerres, soit après 1945, dans les pays où les partis communistes étaient inexistants ou négli­geables (Suède, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Allemagne) et dans ceux où ils étaient forts (France ou Italie). Elle fut due aussi souvent à des gouvernements conservateurs qu’à des gouvernements sociaux-démocrates. C’est un démocrate réformiste, Franklin Roosevelt, qui créa aux États-Unis le sys­tème des retraites et le Welfare, prodigieusement étendu, trente ans plus tard, par Kennedy et Johnson. C’est un libéral, Lord Beveridge, qui, en Grande-Bretagne, élabora, pendant la Deuxième Guerre mondiale, tout le futur système britan­nique de protection sociale, que les travaillistes n’acceptèrent qu’à contrecœur, craignant qu’il n’endorme les ardeurs révo­lutionnaires du prolétariat1. En France, la politisation de la centrale syndicale CGT, devenue en 1947 un simple appen­dice du PCF, fit s’effondrer à la fois le taux de syndicalisation des salariés et l’efficacité du syndicalisme.

 

1. Beveridge avait, dès 1911, déjà sous un gouvernement Churchill, fait adopter les premières mesures d’indemnisation du chômage.

 

(p.243) On se prend parfois à se demander si le goût le plus pro­fond d’une assez grande quantité d’intellectuels ne serait pas le goût de l’esclavage. D’où leur propension et leur adresse à reconstituer, au sein même des civilisations libres, une sorte de totalitarisme informel. En l’absence de toute dictature poli­tique externe, ils reproduisent en laboratoire, in vitro, dans leurs rapports les uns avec les autres, les effets d’une dictature fantôme, dont ils rêvent, avec ses condamnations, ses exclu­sions, ses excommunications, ses diffamations, convergeant vers le vieux procès en sorcellerie pour « fascisme », intenté à tout individu qui renâcle aux vénérations et exécrations impo­sées. Bien entendu, dans chaque étouffoir de la liberté de l’es­prit, la tyrannie est mutuelle.

 

(p.250) Certaines réactions irraisonnées, moutonnières et quoti­diennes sont plus révélatrices des mentalités que les querelles des économistes. Ainsi, au matin du 5 octobre 1999, dans une collision entre deux trains, à Paddington, dans la banlieue de Londres, environ trente voyageurs sont tués et plusieurs centaines de blessés. Aussitôt bruissent en France sur toutes les ondes, toute la journée, les mêmes commentaires : depuis la privatisation des chemins de fer britanniques, les nouvelles compagnies propriétaires ou concessionnaires, mues par la seule recherche du profit, ont économisé sur les dépenses consacrées à la sécurité, notamment dans les infrastructures et la signalisation. Conclusion qui va de soi : les victimes de l’accident ont été assassinées par le libéralisme.

 

Si c’est vrai, alors les cent vingt-deux personnes tuées dans l’accident ferroviaire de Harrow en 1952 furent assassinées

 

1. Tiré d’un roman policier de Manuel Vazquez Montalban qui, paraît-il, vaut mieux que sa dégradation télévisuelle.

 

(p.251) par le socialisme, puisque les British Railways étaient alors nationalisés. En France, en pleine gare de Lyon, le 27 juin 1988, un train percute un convoi arrêté : cinquante-six tués et trente-deux blessés, victimes évidentes, par conséquent, de la nationalisation des chemins de fer français en 1937, donc assassinées par le Front populaire. Le 16 juin 1972, la voûte du tunnel de Vierzy, dans l’Aisne, s’effondre sur deux trains : cent huit morts. Là non plus, l’entretien des structures ne paraît pas avoir été d’une perfection éblouissante, tout étatisée que fût la compagnie qui en était chargée.

Après quelques heures d’enquête à Paddington, il s’avéra que le conducteur de l’un des trains avait négligé deux feux jaunes qui lui enjoignaient de ralentir et grillé un feu rouge qui lui enjoignait de s’arrêter. L’erreur humaine, semble-t-il, et non l’appât du gain, expliquait le drame. Que nenni ! rétor­quèrent aussitôt les antilibéraux, car le train fautif n’était pas équipé d’un système de freinage automatique se déclenchant dès qu’un conducteur passe par inadvertance un signal rouge. Sans doute, mais dans l’accident de la gare de Lyon, ce sys­tème, s’il existait, ne semble pas avoir beaucoup servi non plus pour pallier l’erreur du conducteur français. Pas davantage le 2 avril 1990 en gare d’Austerlitz à Paris, lorsqu’un train défonça un butoir, traversa le quai et s’engouffra dans la buvette. S’agissant d’infrastructures, la vétusté des passages à niveau français, mal signalés et pourvus de barrières fragiles ne s’abaissant qu’à la dernière seconde, cause chaque année entre cinquante et cent morts, et plus souvent autour de quatre-vingts, d’ailleurs, que de cinquante. L’infaillibilité du « service public à la française », en l’occurrence, ne saute pas absolument aux yeux. Ce sont là des faits et des comparaisons qui, naturellement, ne vinrent même pas à l’esprit des antilibéraux.

Ajoutons à ces quelques rappels que les chemins de fer bri­tanniques, même du temps où ils appartenaient à l’État, étaient réputés dans toute l’Europe pour leur médiocre fonctionne­ment. Enfin, leur privatisation ne s’est achevée qu’en 1997 !

 

(p.252) Comment la déficience des infrastructures et du matériel rou­lant se serait-elle produite de façon aussi soudaine et rapide en moins de deux ans ? En réalité, British Railways a légué aux compagnies privées un réseau et des machines profondément dégradés, qui mettaient en péril la sécurité depuis plusieurs décennies. La mise en accusation du libéralisme dans cette tra­gédie relève plus de l’idée fixe que du raisonnement.

 

Que l’on me comprenne bien. Je l’ai souvent écrit dans ces pages : il ne faut pas considérer le libéralisme comme l’envers du socialisme, c’est-à-dire comme une recette mirobolante qui garantirait des solutions parfaites, quoique par des moyens opposés à ceux des socialistes. Une société privée est très capable de faire courir des dangers à ses clients par recherche du profit. C’est à l’État de l’en empêcher, et cette vigilance fait partie de son véritable rôle, que précisément, d’ailleurs, le plus souvent il ne joue pas. Mais la négligence, l’incurie, l’incompétence ou la corruption ne font pas courir de moindres risques aux usagers des transports nationalisés. Il faut pousser l’obsession antilibérale jusqu’à l’aveuglement complet pour prétendre ou sous-entendre qu’il n’y aurait jamais eu d’accident que dans les transports privés… Les trente morts dus à la collision entre deux trains de la Compa­gnie nationale norvégienne, le 4 janvier 2000, furent-ils vic­times du libéralisme ?

 

Il en va de même pour les automobiles. Les Renault, à l’époque où cette société avait l’Etat pour actionnaire unique, n’étaient ni plus ni moins sûres que les Peugeot, les Citroën, les Fiat ou les Mercedes, fabriquées par des sociétés privées. Elles l’étaient même plutôt moins, puisque la Renault « Dauphine », par exemple, devint vite célèbre pour sa facilité à se retourner sur le toit. Etant donné que Renault nationalisée avait en permanence un compte d’exploitation déficitaire, les voitures sorties de ses ateliers, n’étant source d’aucun profit, au contraire, auraient dû, si l’on suit la logique antilibérale, ne provoquer jamais aucun accident dû à des défaillances dans la mécanique ou l’aérodynamisme.

 

(p.253) Je viens de donner deux exemples illustrant l’omniprésence d’un fonds presque inconscient de culture antilibérale, qui jaillit comme un cri du cœur en toute occasion et qui est d’au­tant plus étonnant qu’il persiste à l’encontre de toute l’expé­rience historique du vingtième siècle et même de la pratique actuelle de la quasi-totalité des pays. La pratique diverge de la théorie et de la sensibilité. L’instinct tient compte, plus que l’intelligence, des enseignements du passé. L’antilibéral est un mage qui se proclame capable de marcher sur les flots mais qui prend grand soin de réclamer un bateau avant de prendre la mer. Comment expliquer ce mystère ?

 

Une première cause en est cette inertie de la pensée que j’ai appelée la « rémanence idéologiquel ». Une idéologie peut survivre longtemps aux réalités politiques et sociales qu’elle accompagnait. On trouvait encore en France, à la fin des années trente, cent cinquante ans après la Révolution, un remuant courant royaliste, avec de nombreux partisans de la monarchie absolue et non pas même constitutionnelle. Sans prendre part directement à la vie politique au Parlement ou au gouvernement, ce courant exerçait sur la société française une influence notable, tant par sa presse que par les auteurs de talent qui propageaient ses idées hostiles à la République. Malgré l’irréalisme de son programme de restauration monar­chique, cette école de pensée jouait dans le débat public et la vie culturelle un rôle qui n’avait rien de marginal.

 

1.  Voir La Connaissance inutile (1988) et Le Regain démocratique (1992).

 

(p.256) Homme de gauche, et il l’a prouvé en payant le prix fort, idole vénérée par les socialistes français au vingtième siècle, Zola était néanmoins assez intelligent pour comprendre que toute société est inégalitaire.

 

(p.266) Le plus piquant est que l’Etat, quand il veut corriger — lisez : escamoter — ses erreurs économiques, les aggrave. Il peut se comparer à une ambulance qui, appelée sur les lieux d’un accident de la route, foncerait dans le tas et tuerait les derniers survivants. Pour masquer, autant que faire se pouvait, le trou creusé au Lyonnais par sa sottise et sa canaillerie, l’État crée, en 1995, un comité baptisé Consortium de réalisation (CDR), chargé de « réaliser » au mieux les créances douteuses de la banque. Prouesse : le CDR a augmenté les pertes d’au moins cent milliards1 ! C’est la droite, alors au pouvoir, qui, désirant, avec son dévouement habituel, effacer les fautes et les escroqueries de la gauche, inventa cette burlesque « pompe à phynances ».

 

1 Voir les détails dans le mensuel Capital, n° 94, juillet 1999.

 

(p.268) L’élévation meurtrière de la fiscalité en France ne sert principalement ni à créer des emplois ni à soulager ceux qui n’en ont pas, ni à la productivité ni à la solidarité. Elle sert avant tout à combler les trous creusés par les gaspillages et l’incompétence d’un État qui refuse de réformer sa gestion, comme le refusent les collectivités locales, caractérisées, elles aussi, par les folies dépensières et le mépris des contribuables.

 

(p.269) Tout individu qui accepte de s’anéantir devant le Parti se voit garantir en échange un emploi. Sans doute cet emploi est-il très médiocrement payé (en moyenne l’équivalent de dix dollars par mois, soixante francs, en 1999 à Cuba, par exemple) ; et c’est bien pourquoi, en échange, très peu de travail est exigé. L’emploi presque sans travail et presque sans salaire est garanti à vie. D’où la plaisanterie mille fois entendue par les voyageurs de jadis en URSS : « Ils font semblant de nous payer, nous faisons sem­blant de travailler. » Orlov, chercheur scientifique lui-même, cite des cas où des collaborateurs scientifiques sont demeurés des mois absents de leur laboratoire ou bien ont fourni des résultats truqués, sans faire l’objet de la moindre sanction. En effet, les promotions découlent de la fidélité idéologique plus que de la compétence professionnelle. « L’affectation de tra­vailleurs à des fonctions ne correspondant pas à leur qualifica­tion mais donnant droit à une rémunération supérieure, l’exagération des travaux exécutés dans le calcul des primes » sont des gratifications courantes, mais qui ne s’octroient qu’aux citoyens loyaux. Cette servilité politique sans restric­tion implique pour celui qui s’y plie le sacrifice de sa liberté et de sa dignité. Mais l’existence qu’elle lui procure n’est pas dénuée de confort psychique. On peut comprendre qu’une population élevée depuis plusieurs générations dans cette médiocrité douillette et docile supporte mal d’être brutalement

 

1. Op. cit.

 

(p.270) plongée dans les eaux tourbillonnantes de la société de concurrence et de responsabilité.

Quand on écoute certains ressortissants des sociétés ancien­nement communistes d’Europe centrale, on se rend compte qu’ils escomptaient de la démocratisation et de la libéralisa­tion de leur pays qu’elles maintiennent le droit à l’emploi à vie dans l’inefficacité tout en leur octroyant le niveau de vie de la Californie ou de la Suisse. L’idée ne les effleure pas qu’à partir du moment où existe un choix entre une automobile de mauvaise qualité « Trabant », fabriquée en Allemagne de l’Est, et une meilleure voiture fabriquée à l’Ouest pour le même prix, les clients, à commencer par les Allemands de l’Est eux-mêmes, achèteront la deuxième. Ainsi, à bref délai, les usines Trabant devront fermer — ce qui s’est effectivement passé.

 

(p.280) L’erreur de la gauche archaïque est de méconnaître que la libéralisation ne contraint pas à l’abandon des programmes sociaux. Elle oblige, il est vrai, à mieux les gérer. Pour les socialistes français, le critère d’une bonne politique sociale, c’est l’importance de la dépense, pas l’intelligence avec laquelle elle est faite. Le résultat est secondaire.

 

(p.280) Les Pays-Bas, la Suède (qui était quasiment en faillite en 1994) ont réussi à libéraliser leurs économies un peu à la manière de la Nouvelle-Zélande et sans renoncer pour autant à leurs budgets sociaux, mais en les gérant mieux. Et, surtout, en libéralisant fortement la production. La Suède s’est lancée dans la concurrence et l’entreprise. Elle aussi a privatisé les indus­tries, les télécommunications, l’énergie, les banques et les trans­ports

 

1 Le 26 février 1985, le dollar atteint le cours record de 10,61 francs. Il était à environ 5,50 francs en 1981. Mais, naturellement, si le franc est tombé de moitié, c’est la faute… des Américains.

 

(p.303) L’intolérance d’un groupuscule d’intellectuels, lorsqu’il sert de modèle, finit par imprégner ce qu’on pourrait appeler le bas clergé de l’intelligentsia. Ainsi, en 1997, une documenta­liste du lycée Edmond-Rostand à Saint-Ouen-l’Aumône, sou­tenue par un « collectif d’enseignants », ce qui est alarmant, expurge la bibliothèque dudit lycée. Elle en retire des ouvrages d’auteurs considérés par elle comme d’« extrême droite », fascistes, entre autres ceux de deux éminents écri­vains et historiens, Marc Fumaroli et Jean Tulard. Pis : le tribunal de Pontoise débouta les auteurs censurés, qui avaient porté plainte pour atteinte à la réputation. Il allégua « qu’on ne saurait considérer que Mme Chaïkhaoui a commis une faute en établissant une liste de titres qu’elle jugeait dange­reux»1. En quoi Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, de Fumaroli, ou le Napoléon de Tulard sont-ils dangereux, de quel point de vue et pour qui ? En vertu de quelle légitimité, de quel mandat et de quelle compétence Mme Chaïkhaoui est-elle qualifiée pour se prononcer sur le « danger » d’une œuvre de l’esprit et pour la censurer ? A-t-on rétabli l’Inquisi­tion ? Acte injustifiable et déshonorant.

 

1 Voir à ce sujet mon article « L’index au xxe siècle », dans mon recueil Fin du siècle des ombres, Fayard, 1999, p. 585.

 

(p.304) En revanche, lorsqu’en 1995, le maire du Front national d’Orange avait entrepris de rétablir lui aussi l’« équi­libre idéologique » dans la bibliothèque municipale, qui comptait, selon lui, trop d’ouvrages de gauche, la presque totalité de la presse fut fondée à comparer ce sectarisme avec les autodafés de livres sous Hitler. Mais lorsque l’autodafé vient de la gauche, même s’il repose de surcroît sur une incul­ture crasse et une ignorance flagrante des auteurs censurés, l’Éducation nationale et l’Autorité judiciaire lui donnent leur bénédiction.

 

Nous vivons dans un pays où un simple employé peut expurger une bibliothèque en se bornant à imputer, contre toute vraisemblance, aux épurés des sympathies fascistes ou racistes et pourquoi pas ? la responsabilité de l’holocauste. Nos élites réprouvent la censure et la délation calomnieuse lorsqu’elles viennent du Front national, rarement quand elles émanent d’une autre source idéologique. L’idéologue, quant à lui, ne perçoit le totalitarisme que chez ses adversaires, jamais en lui-même puisqu’il est sûr de détenir la Vérité abso­lue et le monopole du Bien. Les intellectuels flics et calomnia­teurs ont proliféré ces dernières années plus encore à gauche qu’à l’extrême droite. Or, quand elles atteignent le stade du sectarisme persécuteur, la droite et la gauche cessent de se distinguer pour fusionner au sein d’une même réalité, le totali­tarisme intellectuel. Les principes dont elles se réclament res­pectivement l’une et l’autre n’ont plus aucun intérêt. Ils s’effacent devant l’identité des comportements, qui les rend indiscernables.

 

1. 18 septembre 1998. R. Redeker appartient à la rédaction des Temps modernes, dont, comme on sait, Claude Lanzmann est le directeur.

 

(p.307) Ce populisme, qui se réduit à l’affirmation sans cesse réité­rée de ce que son « élite » aux abois souhaite qu’on lui dise, tend, ne l’oublions pas, vers ce but éternel et primordial : rétablir la croyance selon laquelle le marxisme reste juste et le communisme n’était pas mauvais, en tout cas moins que ne l’est le capitalisme. D’où le zèle que déploie, par exemple, Le Monde diplomatiquel pour assurer la diffusion en français de l’ouvrage du marxiste anglais Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes (1914-1941), impavide négationniste s’il en fut, qui va jusqu’à refuser d’admettre, aujourd’hui, que les Soviétiques soient les auteurs du massacre de Katyn, bien que Mikhaïl Gorbatchev lui-même l’ait reconnu en 1990 et que plusieurs documents sortis des archives de Moscou l’aient confirmé depuis lors.

 

1.  Voir le résumé de l’« affaire Hobsbawm » dans Le Monde, 28 octobre 1999.

 

(p.308) Depuis la fin de l’Empire soviétique, il en subsiste au fond un seul, c’est l’antiaméricanisme. Prenez la France, pays auquel je me réfère volontiers parce qu’il est le laboratoire paradigmatique de la résistance aux enseignements de la catastrophe communiste. Si vous enlevez l’antiaméricanisme, à droite comme à gauche, il ne reste rien de la pensée politique fran­çaise. Enfin, ne lésinons pas, il en reste peut-être, mettons (p.309) trois ou quatre pour cent, du moins dans les milieux qui occu­pent le devant de l’éphémère.

La mondialisation, par exemple, est rarement analysée en tant que telle, pas plus que les fonctions de l’Organisation mondiale du commerce. L’une et l’autre font peur. Pour­quoi ? Parce qu’ils sont devenus synonymes d’hyperpuissance américaine1. Si vous objectez que la mondialisation des échanges ne profite pas unilatéralement aux États-Unis, les­quels achètent plus qu’ils ne vendent à l’étranger, sans quoi leur balance du commerce extérieur ne serait pas en déficit chronique ; ou si vous avancez que l’OMC n’est pas foncière­ment néfaste aux Européens ou aux Asiatiques, sans quoi on ne comprendrait pas pourquoi tant de pays qui n’en sont pas encore membres (la Chine, par exemple, dont l’entrée a finale­ment été décidée en novembre 1999) font des pieds et des mains pour s’y faire admettre, alors vous haranguez des sourds. Car vous vous placez sur le terrain des considérations rationnelles alors que votre auditoire campe sur celui des idées fixes obsessionnelles. Vous ne gagnerez rien à lui mettre sous les yeux des éléments réels de réflexion, sinon de vous faire traiter de valet des Américains. Pourtant, l’OMC a tranché en faveur de l’Union européenne plus de la moitié des différends qui l’opposaient aux États-Unis et a souvent condamné ceux-ci pour subventions déguisées. Loin d’être la foire d’empoigne du laissez-passer, l’OMC a été au contraire créée afin de ren­dre loyale la concurrence dans les échanges mondiaux.

La haine des États-Unis s’alimente à deux sources distinctes mais souvent convergentes : les États-Unis sont l’unique superpuissance, depuis la fin de la guerre froide ; les États-Unis sont le principal champ d’action et centre d’expansion du diable libéral. Les deux thèmes d’exécration se rejoignent, puisque c’est précisément à cause de son « hyperpuissance » que l’Amérique répand la peste libérale sur l’ensemble de la planète. D’où le cataclysme vitupéré sous le nom de mondialisation.

 

1. Voir le sondage paru dans Les Échos, 2 novembre 1999.

 

(p.310) Si l’on prend au pied de la lettre ce réquisitoire, il en ressort que le remède aux maux qu’il dénonce serait que chaque pays mette ou remette en place une économie étatisée et, d’autre part, se ferme hermétiquement aux échanges internationaux, y compris et surtout dans le domaine culturel. Nous retrou­vons donc là, dans une version postmarxiste, l’autarcie éco­nomique et culturelle voulue par Adolf Hitler.

 

En politique internationale, les États-Unis sont plus détestés et désapprouvés, même par leurs propres alliés, depuis la fin de la guerre froide qu’ils ne l’étaient durant celle-ci par les partisans avoués ou inavoués du communisme. C’est au point que l’Amérique soulève la réprobation parfois la plus haineuse, même quand elle prend des initiatives qui sont dans l’intérêt évident de ses alliés autant que d’elle-même, et qu’elle est seule à pouvoir prendre. Ainsi, durant l’hiver 1997-1998, l’annonce par Bill Clinton d’une éventuelle intervention mili­taire en Irak, pour forcer Saddam Hussein à respecter ses engagements de 1991, fit monter de plusieurs degrés le senti­ment hostile envers les États-Unis. Seul le gouvernement bri­tannique prit position en leur faveur.

Le problème était pourtant clair. Depuis plusieurs années, Saddam refusait d’anéantir ses stocks d’armes de destruction massive, empêchait les inspecteurs des Nations unies de les contrôler, violant ainsi l’une des principales conditions accep­tées par lui lors de la paix consécutive à sa défaite de 1991. Étant donné ce dont le personnage est capable, on ne pouvait nier la menace pour la sécurité internationale que représentait l’accumulation entre ses mains d’armes chimiques et biolo­giques. Mais, là encore, le principal scandale que trouvait à dénoncer une large part de l’opinion internationale, c’était l’embargo infligé à l’Irak. Comme si le vrai coupable des pri­vations subies de ce fait par le peuple irakien n’était pas Saddam lui-même, qui avait ruiné son pays en se lançant dans une guerre contre l’Iran en 1981, puis contre le Koweït en 1990, enfin en entravant l’exécution des résolutions de l’ONU sur ses armements. Le soutien que, par haine des États-Unis, (p.311) les censeurs de l’embargo apporteraient ainsi à un dictateur sanguinaire venait aussi bien de l’extrême droite que de l’ex­trême gauche (Front national et Parti communiste en France) ou des socialistes de gauche (l’hebdomadaire The New States-man en Grande-Bretagne ou Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, en France), et de la Russie autant que d’une partie de l’Union européenne. Il s’agit donc d’un commun dénominateur antiaméricain plus que d’un choix idéologique ou stratégique cohérent.

 

Beaucoup de pays, dont la France, ne niaient pas la menace représentée par les armements irakiens, mais déclaraient pré­férer à l’intervention militaire la « solution diplomatique ». Or la solution diplomatique était, précisément, rejetée depuis sept ans par Saddam, qui avait tant de fois mis à la porte les repré­sentants de l’ONU ! Quant à la Russie, elle clama que l’usage de la force contre Saddam mettrait en péril ses propres « inté­rêts vitaux ». On ne voit pas en quoi. La vérité est que la Russie ne perd pas une occasion de manifester sa rancœur de ne plus être la deuxième superpuissance mondiale, ce qu’elle était ou croyait être du temps de l’Union soviétique. Mais l’Union soviétique est morte de ses propres vices, dont la Russie subit encore les conséquences.

Il y a eu dans le passé des empires et des puissances d’échelle internationale, avant les Etats-Unis de cette fin du vingtième siècle. Mais il n’y en avait jamais eu aucun qui attei­gnît à une prépondérance planétaire. C’est ce que souligne Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la Sécurité du prési­dent Jimmy Carter, dans son livre, Le Grand Échiquier1. Pour mériter le titre de superpuissance mondiale, un pays doit occuper le premier rang dans quatre domaines : économique, technologique, militaire et culturel. L’Amérique est actuelle­ment le seul pays — et le premier dans l’histoire — qui rem­plisse ces quatre conditions à la fois.

 

1 Trad. fr., Bayard éditions, 1997.

 

(p.313) Car la prépondérance de l’Amérique est venue, sans doute, de ses qualités propres, mais aussi des fautes commises par les autres, en particulier par l’Europe. Récemment encore, la France a reproché aux États-Unis de vouloir lui ravir son influence en Afrique. Or, la France porte une accablante res­ponsabilité dans la genèse du génocide rwandais de 1994 et dans la décomposition du Zaïre qui a suivi. Elle s’est donc discréditée toute seule, et c’est ce discrédit qui a creusé le vide rempli ensuite par une présence croissante des États-Unis. (…)

 

(p.314) La superpuissance américaine résulte pour une part seule­ment de la volonté et de la créativité des Américains. Pour une autre part, elle est due aux défaillances cumulées du reste du monde : la faillite du communisme, le suicide de l’Afrique débilitée par les guerres, les dictatures et la corruption, les divisions européennes, les retards démocratiques de l’Amé­rique latine et surtout de l’Asie.

 

À l’occasion de l’intervention de l’Otan au Kosovo la haine antiaméricaine s’est haussée encore d’un cran. Dans la guerre du Golfe, on pouvait plaider que, derrière une apparente croi­sade en faveur de la paix, se cachait la défense d’intérêts pétroliers. On négligeait ainsi, d’ailleurs, ce fait que les Euro­péens sont beaucoup plus dépendants du pétrole du Moyen-Orient que ne le sont les États-Unis. Mais au Kosovo, même avec la pire foi du monde, on ne voit pas quel égoïsme améri­cain pouvait dicter cette intervention dans une région sans grandes ressources ni grande capacité importatrice et où l’ins­tabilité politique, le chaos ethnique, les crimes contre la popu­lation faisaient courir un grave danger à l’équilibre de l’Europe, mais aucun à celui des États-Unis.

Au cours du processus de mobilisation de l’Otan, ce sont plutôt les Américains qui ont eu le sentiment d’être entraînés dans cette expédition par les Européens, et plus particulière­ment par la France, après l’échec de la conférence de Ram­bouillet. Ame de cette conférence, en février 1999, Paris avait déployé tous ses efforts et engagé tout son prestige pour convaincre la Serbie d’accepter un compromis au sujet du Kosovo. Si le refus des Serbes ne leur avait valu ensuite

(p.315) aucune sanction, c’est l’Europe, et en premier lieu la France, qui auraient ainsi donné le spectacle d’une pitoyable impuis­sance, au demeurant réelle. La participation américaine à l’opération militaire de l’Otan eut pour fonction à la fois de la pallier et de la masquer. Sur neuf cents avions engagés, six cents étaient américains, ainsi que la quasi-totalité des satel­lites d’observation1. Car les crédits que les États-Unis à eux seuls consacrent à l’équipement et à la recherche militaires sont deux fois plus élevés que ceux des quinze pays de l’Union européenne ; et, en matière de défense spatiale, dix fois plus. Si la volonté d’agir au Kosovo fut européenne, les moyens, dans leur majorité, furent et ne pouvaient être qu’américains. De surcroît, la barbarie qu’il s’agissait d’éradiquer résultait de plusieurs siècles d’absurdités d’une facture inimitablement européenne dont la moindre n’était pas la dernière en date : avoir toléré le maintien à Belgrade, après la décomposition du titisme, d’un dictateur communiste reconverti en nationaliste intégral.

 

Mais, puisqu’il fallait comme d’ordinaire imputer aux Amé­ricains les fautes européennes, cette constellation d’antécé­dents historiques presque millénaires et de facteurs contemporains visibles et notoires fut recouverte du voile de l’ignorance volontaire par de copieuses cohortes intellectuelles et politiques en Europe. À la connaissance on substitua une construction imaginaire selon laquelle les exterminations interethniques au Kosovo étaient une invention américaine destinée à servir de prétexte aux États-Unis pour, en interve­nant, mettre la main sur l’Otan et asservir définitivement l’Union européenne. Pascal Bruckner a dressé un inventaire édifiant de ce sottisier2. (…)

 

1.  Pierre Beylau, « Défense : l’impuissance européenne », Le Point, 14 mai 1999.

2. Pascal Bruckner, « Pourquoi cette rage antiaméricaine ? », « Point de vue » publié dans Le Monde, 1 avril 1999. Et « L’Amérique diabolisée », entretien paru dans Politique internationale, n° 84, été 1999.

 

(p.316) La convergence entre l’extrême droite et l’extrême gauche frôle ici l’identité de vues. Jean-Marie Le Pen est indiscernable de Régis Debray et de quelques autres quand il écrit dans l’organe du Front national, National Hebdo2 : « Le spectacle de l’Europe (et de la France !) à la botte de Clinton dans cette guerre de lâches et de barbares moralisants est écœurant, ignoble, insupportable. J’ai été pour les Croates et contre Milosevic. Aujourd’hui, je suis pour la Serbie nationaliste, contre la dictature que les Américains imposent. »

Pour Didier Motchane, du Mouvement des citoyens (gauche socialiste), le but secret des Américains était d’attiser l’hostilité entre la Russie et l’Union européenne. Pour Bruno Mégret, de l’extrême droite (Mouvement national), il était de créer un précédent dont pourraient s’autoriser un jour les Maghrébins, bientôt majoritaires dans le sud de la France,

 

1.  Le Monde, 1″ avril 1999.

2.  22 avril 1999.

 

(p.317) pour exiger un référendum sur l’indépendance de la Pro­vence, voire son rattachement à l’Algérie. Pour Jean-François Kahn, directeur de l’hebdomadaire de gauche Marianne, le même calcul pervers tendait à inciter à la même démarche les Alsaciens, s’il leur venait à l’esprit de vouloir redevenir Allemands. En cas de refus du gouvernement français, l’Oncle Sam se sentirait alors en droit de bombarder Paris, tout comme il a bombardé Belgrade en 1999. Jean Baudrillard confie de son côté à Libérationl sa version de l’événement : le dessein réel de l’Amérique est selon lui d’aider Milosevic à se débarrasser des Kosovars ! Allez comprendre… C’est d’ail­leurs également l’Amérique, affirme Baudrillard, qui a pro­voqué la crise financière de 1997 au Japon et dans les autres pays d’Asie. Ni ces pays ni le Japon n’ont donc la moindre responsabilité propre dans leurs malheurs boursiers. Pas plus que les Européens dans la genèse de l’inextricable écheveau des haines balkaniques. La conscience morale de ces philo­sophes n’est pas effleurée par l’hypothèse que l’Union euro­péenne aurait été déshonorée si elle avait laissé se poursuivre, au cœur de son continent, la boucherie du Kosovo. Il est vrai que, selon eux, le projet global de Washington est de « barrer la route à la démocratie mondiale en lente émergence2 ». Le nettoyage ethnique du Kosovo était donc « une démocratie en lente émergence ? » Avec ce passe-partout en main, plus n’est besoin de se casser la tête à étudier les relations internatio­nales ou même à s’en informer. Comme le souligne judicieuse­ment Jean-Louis Margolin3, «la lecture du monde est alors simple : Washington est toujours coupable, forcément coupa­ble ; ses adversaires sont toujours des victimes, forcément vic­times ». J’ajouterai : ses alliés aussi ! Toujours coupable, c’est bien le mot. Si les Américains renâclent à s’engager dans une opération humanitaire, ils sont stigmatisés pour leur peu d’empressement à secourir les affamés et les persécutés. S’ils

 

1.  29 avril 1999.

2.  Denis Duclos, Le Monde, 22 avril 1999.

3. Le Monde, 29 mai 1999.

 

(p.318) s’y engagent, ils sont accusés de comploter contre le reste de la planète

(…) C’est nous surtout, Européens, qui nous adonnons à cette projection sur les États-Unis des causes de nos propres erreurs. L’« unilatéralisme » américain que dénonce le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin, Hubert Védrine, n’est souvent que l’envers de notre indéci­sion ou de nos mauvaises décisions. Pour la France, se figurer tenir tête à cet « unilatéralisme » en tapant du pied pour imposer la vente de nos bananes antillaises au-dessus du prix (p.319) du marché ou pour protéger outrageusement Saddam Hussein est dérisoire. De même, l’obséquiosité avec laquelle la France a reçu le président chinois en octobre 1999 découlerait, a-t-on dit, d’un « grand dessein » consistant à promouvoir le géant chinois pour contrebalancer le géant américain. Ainsi, la France, en août 1999, est allée jusqu’à dénoncer comme « dés­tabilisant pour la Chine » le projet américain d’installer des boucliers antimissiles aux Etats-Unis et dans certains pays d’Extrême-Orient. Nous reconnaissons là un vieux canasson de la propagande pro-soviétique de jadis, selon laquelle c’était la défense occidentale qui constituait la seule menace pour la paix car elle semait l’angoisse au Kremlin.

 

(p.322) Les deux pilotes de la réunification furent d’abord, naturelle­ment, le président soviétique et le chancelier ouest-allemand. Mais il leur fallait une garantie internationale et un soutien exté­rieur, pour le cas où une partie des responsables soviétiques et notamment des généraux auraient décidé de s’opposer à Gor­batchev et d’intervenir militairement pour prolonger par la force l’existence de la RDA. Cette garantie internationale et ce soutien extérieur, ce furent les États-Unis qui les leur apportè­rent. Le président américain, George Bush, par des signaux dénués d’ambiguïté, fit comprendre aux éventuels va-t-en-guerre de Moscou qu’une reprise de l’opération « Printemps de Prague » en RDA se heurterait, cette fois-ci, à une riposte amé­ricaine. N’ayant saisi ni l’importance ni la signification des évé­nements qui arrachèrent l’Europe centrale au communisme, et n’y ayant joué aucun rôle positif, les Européens occidentaux n’ont aucun droit de déplorer l’« hyperpuissance » américaine, laquelle provient de ce que l’Amérique a dû combler leur propre vide politique et intellectuel, dans des circonstances où, (p.323) cependant, c’étaient les intérêts vitaux de l’Europe, une fois de plus, qui étaient en jeu.

 

Appartenir à l’Europe, être l’allié de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, ne fut d’aucun secours à Helmut Kohi en 1989 et en 1990 dans la conduite de l’opération la plus risquée, la plus lourde de conséquences de l’histoire récente de son pays. En revanche, être l’allié des États-Unis lui permit de mener la réunification à bien dans la paix tout en parachevant la décommunisation de l’Europe centrale. En outre, George Bush sut s’abstenir de tout triomphalisme sus­ceptible d’irriter les opposants soviétiques à la politique de Gorbatchev. Le président américain refusa, en particulier, de suivre l’avis de ses conseillers, qui l’incitaient à se rendre à Berlin au lendemain de la chute du Mur. Il eut la décence de respecter la résonance purement allemande des retrouvailles des deux populations. Il ne fut pas du spectacle, mais il avait été du combat. L’Europe en avait été absente. Voilà pourquoi ni Jacques Chirac, ni Tony Blair, ni Massimo D’Alema n’assis­tèrent à la commémoration du 9 novembre 1999 au Bundes-tag, dans Berlin réunifiée.

L’antiaméricanisme onirique provient de deux origines dis­tinctes, qui se rejoignent dans leurs résultats. La première est le nationalisme blessé des anciennes grandes puissances euro­péennes. La deuxième est l’hostilité à la société libérale chez les anciens partisans du communisme, y compris ceux qui, sans approuver les sanguinaires totalitarismes soviétiques, chi­nois ou autres, avaient fait le pari que le communisme pourrait un jour se démocratiser et s’humaniser.

Le nationalisme blessé ne date pas de la fin de la guerre froide. Il apparaît au lendemain de la Deuxième Guerre mon­diale. Son plus brillant et catégorique porte-parole fut le géné­ral de Gaulle. « L’Europe occidentale est devenue, même sans s’en apercevoir, un protectorat des Américains », confie-t-il en 1963 à Alain Peyrefitte1. Pour le premier président de la

 

1. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., tome II, dont sont extraites égale­ment les citations qui vont suivre.

 

(p.324) Cinquième République, il existe une équivalence entre la rela­tion de Washington avec l’Europe occidentale et celle de Mos­cou avec l’Europe centrale et orientale. « Les décisions se prennent de plus en plus aux États-Unis… C’est comme dans le monde communiste, où les pays satellites se sont habitués à ce que les décisions se prennent à Moscou. » Malheureuse­ment les Européens de l’Ouest, hormis la France, « se ruent à Washington pour y prendre leurs ordres ». « Les Allemands se font les boys des Américains. » D’ailleurs, déjà pendant la guerre, « Churchill piquait une lèche éhontée à Roosevelt ». « Les Américains ne se souciaient pas plus de délivrer la France que les Russes de libérer la Pologne. »

 

De Gaulle développera publiquement cette thèse dans sa conférence de presse du 16 mai 1967 : les États-Unis ont traité la France après 1945 exactement comme l’URSS a traité la Pologne ou la Hongrie. Rien ne l’en fait démordre. En 1964, le président Johnson adresse aux Départements d’État et de la Défense un mémorandum leur disant qu’il n’approuvera aucun plan de défense qui n’ait au préalable été discuté avec la France. De Gaulle déclare alors à Peyrefitte : «Johnson cherche à noyer le poisson. » S’il n’avait pas prescrit de consulter la France, Johnson aurait assurément montré par-là son « hégémonisme ». Quand il proclame au contraire la liberté de choix française et la volonté américaine de n’adop­ter aucun plan sans l’accord de Paris, alors c’est qu’il désire « noyer le poisson ». Le dispositif mental que nous connais­sons est bien en place : les États-Unis ont toujours tort.

 

Chez le nationaliste, donc, la pensée tourne dans le laby­rinthe passionnel de l’orgueil blessé. Même dans la science et la technologie, le retard de son propre pays ne provient pas, selon lui, de ce qu’il a fait fausse route, ou d’une inaptitude — pour des raisons, par exemple, de raideur étatique — à voir et à prendre la direction de l’avenir. Si un autre pays saisit avant lui les occasions de progrès, ce ne saurait être que par malveillance et appétit de domination. L’intelligence n’y est pour rien, ni le système économique. Ainsi, en 1997, (p.325) Jacques Toubon, alors ministre français de la Justice, déclare à l’hebdomadaire américain US News and World Report que « l’usage dominant de la langue anglaise sur l’internet est une nouvelle forme de colonialisme ». Bien entendu, la cécité tech­nologique d’une France crispée sur son Minitel national n’a joué aucun rôle dans cette triste situation. En 1997, nous avions dix fois moins d’ordinateurs reliés à l’internet que les Etats-Unis, deux fois moins que l’Allemagne et arrivions même derrière le Mexique et la Pologne ! Mais la faute en est toujours à l’autre, qui a eu le front de voir plus clair plus tôt que nous et dont la souplesse libérale a permis l’initiative des créateurs privés. En France, la bureaucratisation d’une recherche confite dans le CNRS, la distribution de l’argent public à des chercheurs stériles, mais amis du pouvoir, n’est-ce pas un boulet ? Dans un texte de 1999, intitulé Pour l’exemption culturelle, Jean Cluzel, président du Comité fran­çais pour l’audiovisuel, persiste dans la voie protectionniste et peureuse. Il écrit : « Face à l’irruption fracassante des nou­velles technologies de la communication, au service de la culture dominante américaine, la souveraineté culturelle fran­çaise est fortement menacée. » Irruption fracassante ? Pour quelles raisons ? Est-elle tombée du ciel ? Le remède ? Etu­dier les causes de cette irruption ? Que non pas ! Il faut ins­taurer des quotas, subventionner nos films et feuilletons télévisés, revendiquer l’universelle francophonie, tout en lais­sant la langue française se dégrader dans nos écoles et sur nos ondes.

 

Toute interprétation délirante par laquelle le moi blessé impute ses propres échecs à autrui est intrinsèquement contra­dictoire. Celle-là ne manque pas à la règle. En effet, les Fran­çais haïssent les Etats-Unis, mais, si quelqu’un proteste contre les américanismes inutiles qui envahissent le parler des médias de masse, on traite aussitôt le récriminateur de vieux ringard, de puriste étriqué et de pion ridiculement accroché au passé. Nous réussissons ce tour de force de conjuguer l’impérialisme francophonique et le hara-kiri langagier. Nous voulons imposer (p.324) au monde une langue que nous parlons nous-mêmes de plus en plus mal, et que nous méprisons donc, délibérément. La contradiction règne avec le même brio au cœur de l’antiaméricanisme de la gauche. Mais le sien est idéologique plus que nationaliste. Dans les cas aigus, il est souvent les deux à la fois. Lorsque Noël Manière, député vert, et Olivier Warin, journaliste télévisuel pour Arte, intitulent un livre commun Non, merci, Oncle Sam1, cela ne peut signifier qu’une chose, à la lumière de l’histoire et non de l’illusion : ces deux auteurs auraient préféré voir l’Europe hitlérienne ou stalinienne plutôt qu’influencée par les États-Unis. Cependant l’Amérique est exécrée à gauche surtout parce qu’elle est le repaire du libéralisme. Or, le libéralisme, quand on gratte un peu, cela continue pour les socialistes à être le fascisme. L’ul-tragauche procède ouvertement à cette assimilation. Et il ne faut pas pousser très loin un interlocuteur de la gauche « mo­dérée » pour qu’il y vienne aussi, trahissant le fond de sa pen­sée. Combien de fois, dans les pages qui précèdent, n’avons-nous pas rencontré, chez les orateurs qui ne donnaient par ailleurs aucun signe d’aliénation, l’expression « libéralisme totalitaire » et autres équivalents ? L’inférence naturelle de ce verdict devrait donc être de préconiser la restauration de la société communiste, le retour aux racines du socialisme, l’abo­lition de la liberté d’entreprendre et de la liberté des échanges. Et c’est là qu’est la contradiction. Car, vu le bilan du commu­nisme, et même celui du social-étatisme à la française des années quatre-vingt, aujourd’hui trop bien connus, la gauche recule devant cette conclusion, encore qu’une proportion sub­stantielle de ses prédicateurs les plus ardents la couvent du regard. Mais, comme un tel programme ne peut donner lieu désormais à aucune politique concrètement menée par un gouvernement responsable quel qu’il soit, ce sont surtout les intellectuels de gauche qui, fidèles à leur mission historique, n’ont pas manqué cette occasion trop belle de s’en faire les hérauts.

 

1. Ramsay, 1999.

 

(p.327) Ainsi Günter Grass, dans un roman paru en 1995, Ein mettes Feld (« Une longue histoire ») chante rétrospective­ment les charmes berceurs de la République démocratique d’Allemagne, réservant toute sa sévérité à l’Allemagne de l’Ouest. La réunification allemande ne fut rien d’autre à ses yeux qu’une « colonisation » (nous avons déjà rencontré ce terme dans ce contexte) de l’Est par l’Ouest et donc une inva­sion de l’Est par le « capitalisme impérialiste ». Il aurait fallu faire l’inverse, dit-il, se servir de la RDA comme du soleil à partir duquel le socialisme aurait rayonné sur l’ensemble de l’Allemagne. Façon de parachever la beauté de la démonstra­tion, le héros du roman de Grass est un personnage que vous et moi considérerions naïvement comme infect et nauséabond, puisqu’il a passé sa vie à espionner ses concitoyens et à les moucharder, en servant d’abord la Gestapo, ensuite la Stasi. Mais Grass le juge, quant à lui, tout à fait respectable, dans la mesure où cet homme a toujours servi un État antilibéral et s’est inspiré des antiques vertus de l’esprit prussien ! Tels sont la sûreté de vues historiques et les critères de moralité du prix Nobel de littérature 1999 ‘. Ils sont logiques dans la perspective d’une « résistance » à l’influence américaine, puisque les deux seules productions politiques originales de l’Europe au vingtième siècle, les seules qui ne doivent rien à la pensée « anglo-saxonne » sont le nazisme et le communisme. Restons donc fidèles aux traditions du terroir !

 

1. Voir le compte rendu plus détaillé de ce roman par Rosé-Marie Mercillon, < La nostalgie de Gunter Grass », Commentaire, n » 72, hiver 1995-1996.

 

(p.329) LA HAINE DU PROGRES

 

L’opération qui absorbe le plus l’énergie de la gauche inter­nationale, en cette fin du vingtième siècle, et pour probable­ment plusieurs années encore au début du siècle suivant, a ainsi pour but d’empêcher que soit traitée ou même posée la question de sa participation active ou de son adhésion passive, selon les cas, au totalitarisme communiste. Tout en feignant de répudier le socialisme totalitaire, ce qu’elle ne fait qu’à contrecœur et du bout des lèvres, la gauche refuse d’exami­ner, sur le fond, la validité du socialisme en tant que tel, de tout socialisme, de peur d’avoir à découvrir ou, plutôt, à reconnaître explicitement que son essence même est totali­taire. Les partis socialistes, dans les régimes de liberté, sont démocratiques dans la proportion même où ils sont moins socialistes.

 

(p.330) Le bruit assourdissant et quotidien de l’orchestration du « devoir de mémoire » à l’égard de ce passé déjà lointain semble en partie destiné à épauler le droit à l’amnésie et à l’autoamnistie des partisans du premier totalitarisme, lequel a sévi plus tôt, plus longuement, beaucoup plus tard et sévit encore par endroits sur de vastes étendues géographiques et un peu partout dans bien des esprits. Ces partisans couvrent ainsi la voix de ceux qui vou­draient l’évoquer et ils expliquent au besoin cette honteuse insistance à parler du communisme par une sournoise compli­cité rétrospective avec le nazisme.

 

(p.331) Le communisme est, pour la gauche, comme un membre fantôme, un bras ou une jambe disparus, mais que l’amputé continue à sentir comme s’il était encore présent. Et si l’on a vu disparaître le communisme en tant qu’idéologie globale, façonnant tous les aspects de la vie humaine dans les pays où il était implanté et destinée à régir un jour la totalité de la planète, cela ne signifie pas qu’il ait cessé de contrôler des pans entiers de nos sociétés et de nos cultures. C’est ce que Roland Hureaux, dans Les Hauteurs béantes de l’Europe2, appelle « l’idéologie en pièces détachées ». L’idéologie n’est pas nécessairement un bloc, observe-t-il. « Des phénomènes de nature idéologique peuvent être à l’œuvre dans tel ou tel secteur de la vie politique, administrative ou sociale sans que l’on soit pour autant dans une société totalitaire. »

Un bon échantillon de ces idéologies en pièces détachées est fourni par le courant d’émotions négatives suscité par la mondialisation des échanges.

La guérilla urbaine qui se déchaîna en novembre-décembre 1999 à Seattle contre l’Organisation mondiale du commerce, plus enragée encore que celle de Genève en 1998, incarne bien la survivance de la folie totalitaire. On n’ose même plus dire, devant une telle dégradation, « idéologie » totalitaire. L’idéologie, en effet, préserve au moins les apparences de la

 

1. Éditions F X. de Guibert, 1999.

 

(p.332) rationalité. A Seattle, le spectacle était donné par des primitifs de la pseudo-révolution. Ils braillaient des protestations et revendications d’une part hors de propos, sans rapport avec l’objet réel de la réunion ministérielle de l’OMC, d’autre part hétéroclites et incompatibles entre elles.

 

Hors de propos parce que l’OMC, loin de prôner la liberté sans frein ni contrôle du commerce international, a été créée en vue de l’organiser, de le réglementer, de le soumettre à un code qui respecte le fonctionnement du marché tout en l’encadrant de règles de droit. Les manifestants s’en prenaient donc à un adversaire imaginaire : la mondialisation « sau­vage ». Elle se révéla l’être bien moins qu’eux-mêmes et à vrai dire l’être si peu que ce fut le protectionnisme, gavé de sub­ventions, auquel s’accrochèrent certains grands partenaires de la négociation, qui provoqua au contraire l’échec de la confé­rence. Un autre reproche gauchiste, celui fait aux pays riches de vouloir imposer le libre-échange, en particulier la libre cir­culation des capitaux, aux pays moins développés pour exploiter la main-d’œuvre locale, ses bas salaires et l’insuffisance de sa protection sociale, se révéla être un autre de ces fruits de la pensée communiste qui survivent sous forme de paranoïa. En effet, ce furent les pays en voie de développe­ment qui, à Seattle, refusèrent de s’engager à adopter des mesures sociales, le salaire minimal garanti ou l’interdiction du travail des enfants. Ils arguèrent que les riches voulaient, en leur imposant ces mesures, réduire leur compétitivité, due à leur faibles coûts de production, prometteurs d’un décollage économique et donc d’une élévation ultérieure de leur niveau de vie. Contrairement aux préjugés des gauchistes, c’étaient les pays les moins développés, en l’occurrence, qui récla­maient le libéralisme « sauvage » et les pays capitalistes avancés qui, grevés d’un coût élevé du travail, demandaient une harmonisation sociale parce qu’ils redoutent la concur­rence des pays moins avancés. C’est aux moins riches que la liberté du commerce profite le plus, parce que ce sont eux qui ont, dans certains secteurs importants, les produits les plus (p.333) compétitifs. Et ce sont les plus riches, avec leurs prix de revient élevés, qui, dans ces mêmes secteurs, craignent le plus la mondialisation. Au vu des divisions qui, à propos de la mondialisation commerciale, opposent aussi bien les pays riches entre eux que l’ensemble des pays riches à l’ensemble des pays moins avancés, on constate que l’idée fixe selon laquelle régnerait partout une « pensée unique » libérale n’existe que dans l’imagination de ceux qui en sont hantés.

 

De même, au rebours des slogans écologistes, fort bruyants eux aussi chez les casseurs de Seattle, ce ne sont pas les multi­nationales, issues des grandes puissances industrielles, qui rechignent le plus à la protection de l’environnement, ce sont les pays les moins développés. Ils font valoir qu’au cours d’une première phase au moins leur industrialisation, pour prendre son essor, doit, comme le fit jadis celle des riches actuels, laisser provisoirement au second plan les préoccupa­tions relatives à l’environnement. Argument également for­mulé par les pêcheurs de crevettes d’Inde ou d’Indonésie, auxquels les écolos de Seattle entendaient faire interdire l’em­ploi de certains filets capturant aussi les tortues, espèce mena­cée. Quel spectacle comique, ces braillards bien nourris des grandes universités américaines s’efforçant de priver de leur gagne-pain les travailleurs de la mer peinant aux antipodes ! Pourquoi nos écolos ne s’en prennent-ils pas plutôt à la pêche européenne, à la sauvagerie protégée avec laquelle, persistant à employer des filets aux mailles étroites qui tuent les poissons non encore adultes, elle extermine les réserves de nos mers ? Il est vrai qu’aller affronter les marins pêcheurs de Lorient ou de La Corogne ne va pas sans risques. Et charrier des pan­cartes vengeresses contre la liberté du commerce, dans une ville comme Seattle, où quatre salariés sur cinq, à cause de Microsoft ou de Boeing, travaillent pour l’exportation, ne va pas sans ridicule.

 

Autre détail amusant : les mêmes énergumènes qui manifes­tent par la violence leur hostilité à la liberté du commerce militent, avec une égale ardeur, en faveur de la levée de l’embargo  (p.334) qui frappe le commerce entre les États-Unis et Cuba. Pourquoi le libre-échange, incarnation diabolique du capita­lisme mondial, devient-il soudain un bienfait quand il s’agit de le faire jouer au profit de Cuba ou de l’Irak de Saddam Hussein ? Bizarre ! Si la liberté du commerce international est à leur yeux un tel fléau, ne conviendrait-il pas de faire l’inverse et d’étendre l’embargo à tous les pays ?

 

On ne saurait expliquer ce tissu de contradictions affichées collectivement par des gens qui, pris chacun isolément, sont sans doute d’une intelligence tout à fait normale, sans l’envoû­tement par le spectre regretté du communisme, qui a condi­tionné et conditionnera encore longtemps certains sentiments et comportements politiques. Selon ces résidus communistes, le capitalisme demeure le mal absolu et le seul moyen de le combattre est la révolution — même si le socialisme est mort et si la « révolution » ne consiste plus guère qu’à briser des vitrines, éventuellement en pillant un peu ce qu’il y a derrière.

Ce simplisme confortable dispense de tout effort intellec­tuel. L’idéologie, c’est ce qui pense à votre place. Supprimez-la, vous en êtes réduit à étudier la complexité de l’économie libre et de la démocratie, ces deux ennemis jurés de la « révo­lution ». L’ennui est que ces bribes idéologiques et les mimes révolutionnaires qu’elles inspirent servent de paravent à la défense d’intérêts corporatistes bien précis. Derrière la cohue des braillards incohérents s’engouffraient à Seattle les vieux groupes de pression protectionnistes des syndicats agricoles et industriels des pays riches qui, eux, savaient fort bien ce qu’ils voulaient : le maintien de leurs subventions, de leurs privilèges, des aides à l’exportation, sous le prétexte en appa­rence généreux de lutter contre « le marché générateur d’inégalités ».

Les cris de joie de la révolte « citoyenne! », proclamée telle

 

1. Ce terme est, depuis quelques années, employé adjectivement dans le sens de l’adjectif « civique », qui existait déjà et n’avait pas besoin d’un doublet incorrect. Civique : « propre au bon citoyen » (Grand Robert, 1985) ; « qui concerne les citoyens, qui appartient à un bon citoyen » (Littré) ; « qui concerne le citoyen comme membre de la cité » (Académie française).

 

par elle-même, des ONG, de l’ultragauche anticapitaliste, des écologistes, de tous les troupeaux hostiles au libre-échange, qui se sont attribué la gloire du fiasco de la conférence de Seattle, ce triomphe bruyant est un véritable festival d’incohé­rences. Répétons-le, ce qui a provoqué l’échec de Seattle n’est pas du tout l’« ultralibéralisme » supposé de l’Union euro­péenne et des États-Unis, mais au contraire leur protection­nisme excessif, notamment dans le domaine de l’agriculture, protectionnisme générateur de ressentiments dans les pays émergents, en développement ou dits « du groupe de Cairns », qui sont ou voudraient être gros exportateurs de produits agricoles. Le vainqueur, à Seattle, ce fut le protec­tionnisme des riches, n’en déplaise aux obsédés qui stigmati­sent leur libéralisme. Là où les pays en voie de développement ont marqué un point, c’est en refusant les clauses sociales et écologiques que l’OMC souhaitait leur faire accepter. En les soutenant, la gauche applaudit par conséquent le travail des enfants, les salaires de misère, la pollution, l’esclavage dans les camps de travail chinois, vietnamiens ou cubains. Rarement la nature intrinsèquement contradictoire de l’idéologie se sera manifestée avec une aussi béate fatuité.

 

Nous saisissons là sur le vif une autre propriété de la pensée idéologique, outre son ignorance délibérée des faits et son culte des incohérences : sa capacité à engendrer, sous des mots d’ordre progressistes, le contraire de ses buts affichés. Elle prétend et croit travailler à la construction d’un monde égalitaire et elle fabrique de l’inégalité. Une autre de ces inver­sions de sens entre les intentions et les résultats a été accom­plie par la politique française de l’Éducation depuis trente ans. Elle aussi est un bon exemple d’une idéologie totalitaire s’appropriant un secteur de la vie nationale au sein d’une société par ailleurs libre.

Le 20 septembre 1997, je publie dans Le Point un modeste éditorial intitulé «Le naufrage de l’École»1. Modeste parce

 

1. Repris dans mon recueil Fin du siècle des ombres, op. cit., p. 589.

 

(p.336) que je n’y développais, je l’avoue, rien de bien original, tant fusaient depuis des années de toutes parts les lamentations sur la baisse constante du niveau des élèves, sur les progrès de l’illettrisme, de la violence et de ce que l’on appelle par pudeur l’« échec scolaire », apparemment une sorte de cata­strophe naturelle ne dépendant en aucune façon des méthodes suivies ou imposées par les responsables de notre enseigne­ment public. Dès le lendemain, je reçois une lettre à en-tête du ministère de l’Education nationale, signée d’un nommé Claude Thélot, « directeur de l’évaluation et de la prospec­tive ». Tout en me servant ironiquement du « Monsieur l’Aca­démicien » et du « Cher Maître », cet important personnage daignait me notifier que mon éditorial était d’une rare indi­gence intellectuelle et, pour tout dire, « navrant ». Obligeant, le magnanime directeur se tenait à ma disposition pour me fournir sur l’école les lumières élémentaires dont j’étais visi­blement dépourvu.

Or voilà que, dès la semaine suivante, la presse rend public un rapport de cette même Direction de l’évaluation et de la prospective. Il en ressort, entre autres atrocités, que 35 % des élèves entrant en sixième ne comprennent pas réellement ce qu’ils lisent et que 9 % ne savent même pas déchiffrer les lettres ‘.

Au vu de cet accablant constat, largement diffusé, je me posai aussitôt la question de savoir si par hasard il était tombé sous les yeux de M. Claude Thélot. Celui-ci ne serait-il pas ce qu’on appelle en anglais un self confessed idiot, un sot qui se proclame lui-même être tel, puisque la Direction de l’évalua­tion, au sommet de laquelle il trône, corroborait mon article ? Ou alors un paresseux qui n’avait même pas pris la peine de lire les études réalisées par ses propres services ? J’écartai ces deux hypothèses pour me rallier en fin de compte à l’explica-

 

1. Voir dans Le Point du 27 septembre 1997 l’article où Luc Ferry, lui-même président du Conseil national des programmes, expose, analyse et commente lon­guement ce rapport. Voir aussi, dans le même numéro, l’éditorial de Claude Imbert sur le sujet.

 

(p.337) tion que l’arrogant aveuglement de M. Thélot était dû à la toute-puissance de l’idéologie, qui s’était emparée de son cer­veau et de toute sa pensée. De même qu’un apparatchik était jadis incapable fût-ce d’envisager que l’improductivité de l’agriculture soviétique pût provenir du système même de la collectivisation, ainsi les bureaucrates du ministère de l’Edu­cation nationale ne peuvent pas concevoir que l’écroulement de l’école puisse être dû au traitement idéologique qu’ils lui infligent depuis trente ans. Pour un idéologue, obtenir durant des décennies le résultat contraire à celui qu’il recherchait au départ ne prouve jamais que ses principes soient faux ou sa méthode mauvaise. Nous saisissons-la sur le vif ce phénomène fréquent d’un « segment totalitaire » au sein d’une société par ailleurs démocratique1. De nombreux tronçons idéologiques, aujourd’hui surtout de filiation communiste, continuent ainsi de flotter ça et là de par le monde, alors même que disparaît le communisme comme entité politique et comme projet global. Comment et pourquoi ont pu apparaître, comment et pour­quoi peuvent se perpétuer, en quelque sorte à titre posthume, ces trois caractéristiques souvent évoquées dans ces pages, des idéologies totalitaires et plus particulièrement de l’idéologie communiste : l’ignorance volontaire des faits ; la capacité à vivre dans la contradiction par rapport à ses propres princi­pes ; le refus d’analyser les causes des échecs ? On ne peut entrevoir de réponse à ces questions si l’on exclut une réponse paradoxale : la haine socialiste pour le progrès2.

 

1.  Voir Liliane Lurçat, La Destruction de l’enseignement élémentaire. Éditions F.-X. de Guibert, 1998. À l’occasion du Salon de l’Éducation, organisé par le minis­tère gour la première fois en novembre 1999 (il est plus facile d’organiser un Salon de l’Education que l’éducation), Mme Ségolène Royal, ministre chargée de l’Enseignement scolaire, « déclare la guerre à l’illettrisme »  (journal du dimanche, 28 novembre 1999). Si elle lui déclare la guerre, c’est donc qu’il existe, n’en déplaise à M. Thélot. Pis : grâce à une enquête de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, rendue publique fin novembre 1999, nous apprenions qu’une proportion croissante des élèves admis en sixième non seulement ne savent pas lire mais ne sont même plus capables de parler !

2. Sur les rapports ambigus de la gauche avec l’idée et la réalité du progrès au cours des deux siècles écoulés, Jacques Julliard a en préparation un ouvrage à paraître chez Gallimard. Je me borne ici à quelques notations.

 

(p.338) Nous avons vu au chapitre treizième comment les théori­ciens du Parti communiste et ceux de l’ultragauche marxiste condamnent en bloc tous les moyens modernes de communi­cation comme étant des « marchandises » fabriquées par des « industries culturelles ». Ces prétendus progrès n’auraient pour but selon eux que le profit capitaliste et l’asservissement des foules. L’édition, la télévision, la radio, le journalisme, l’internet, pourquoi pas l’imprimerie ? n’auraient ainsi jamais été des instruments de diffusion du savoir et des moyens de libération des esprits. Ils n’auraient au contraire servi qu’à tromper et à embrigader.

 

Ce qu’il faut se rappeler, c’est que cette excommunication de la modernité, du progrès scientifique et technologique et de l’élargissement du libre choix culturel plonge ses racines dans les origines de la gauche contemporaine et, de façon éclatante, dans l’œuvre de l’un de ses principaux pères fonda­teurs : Jean-Jacques Rousseau. Nul ne l’a mieux vu et mieux dit que Bertrand de Jouvenel dans son Essai sur la politique de Rousseau1, sinon, bien longtemps avant lui, mais cursivement, Benjamin Constant dans De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. Le texte qui a rendu Rousseau instantané­ment célèbre est, chacun le sait mais rares sont ceux qui en tirent les conclusions appropriées, un manifeste virulent contre le progrès scientifique et technique, facteur, selon lui, de régression dans la mesure où il nous éloigne de l’état de nature. Ce texte va donc à l’encontre de toute la philosophie des Lumières, selon laquelle l’avancement de la connaissance rationnelle, de la science et de ses applications pratiques favo­rise l’amélioration des conditions de vie des humains. L’hosti­lité que les philosophes du dix-huitième siècle, notamment Voltaire, vouèrent rapidement à Rousseau ne découle pas seu­lement d’animosités personnelles, comme on le répète sans trop d’examen : elle a pour cause une profonde divergence

 

1. 1947. Repris en Introduction de l’édition du Contrat social dans la collection Pluriel, 1978.

 

(p.339) doctrinale. Au rebours du courant majeur de son temps, Rousseau considère la civilisation comme nocive et dégra­dante pour l’homme. Il vante sans cesse les petites commu­nautés rurales, il prône le retour au mode de vie ancestral, celui de paysans éparpillés dans la campagne en hameaux de deux ou trois familles. L’objet de son exécration, c’est la ville. Après le tremblement de terre de Lisbonne, il clame haute­ment que ce séisme n’aurait pas fait autant de victimes… s’il n’y avait pas eu d’habitants à Lisbonne, c’est-à-dire si Lis­bonne n’avait jamais été bâtie. L’ennemi, à tous points de vue, c’est la cité. Elle est corruptrice et, de plus, expose les humains à des catastrophes qui ne les frapperaient pas s’ils continuaient à vivre dans des cavernes ou des huttes. Ainsi, l’humanité se porterait beaucoup mieux, culturellement et physiquement, si elle n’avait jamais construit ni Athènes, ni Rome, ni Alexandrie, ni Ispahan, ni Fez, ni Londres, ni Séville, ni Paris, ni Vienne, ni Florence, ni Venise, ni New York, ni Saint-Pétersbourg.

 

Une fois de plus, les visions passéistes et le protectionnisme champêtre d’une certaine gauche, celle d’où est issu le totalita­risme, coïncident avec les thèmes de l’extrême droite traditio­naliste, adepte du « retour aux sources ». Cette convergence se retrouve jusque dans les débats les plus brûlants de la der­nière année du vingtième siècle : certains réquisitoires contre l’« ultralibéralisme » et la « mondialisation impérialiste » étaient à ce point identiques sous des plumes communistes ou ultragauchistes et sous des plumes « souverainistes » de droite qu’on aurait pu intervertir les signatures sans trahir le moins du monde la pensée des auteurs 1.

 

Dans sa logique hostile à la civilisation, tenue pour corrup­trice, Rousseau est l’inventeur du totalitarisme culturel. La

 

1. C’est le cas de deux articles parus le même jour, 8 décembre 1999 : l’un dans Le Monde, de Charles Pasqua, président du Rassemblement pour la France (droite gaulliste) et intitulé « La mondialisation n’est pas inéluctable » ; l’autre d’Alain Krivine et Pierre Rousset, tous deux membres de la Ligue communiste révolutionnaire, intitulé « Encore un effort, camarades ! » et publié dans Libération. Ces deux « Libres opinions » sont exquisément interchangeables.

 

(p.340) Lettre à d’Alembert sur les spectacles préfigure le jdanovisme « réaliste-socialiste » du temps de Staline et les œuvres « révo­lutionnaires » de l’Opéra de Pékin du temps où c’était Mme Mao Tsé-toung qui le dirigeait. Pour Rousseau, comme pour les autorités ecclésiastiques les plus sévères des dix-septième et dix-huitième siècles, le théâtre est source de dégradation des mœurs. Il incite au vice en dépeignant les passions et pousse à l’indiscipline en stimulant la controverse. Les seules représentations qui soient à son goût sont celles de pièces de patronage, de ces saynètes édifiantes que l’on improvise quelquefois dans les cantons suisses, les soirs de vendanges. Si Jean-Jacques s’était appliqué à lui-même l’esthé­tique de Rousseau, il se serait interdit d’écrire les Confessions et aurait ainsi privé la littérature française d’un chef-d’œuvre. Quant aux institutions politiques, Le Contrat social garantit la démocratie exactement de la même manière que la constitu­tion stalinienne de 1937 en Union soviétique. Partant du prin­cipe que l’autorité de leur État émane de la « volonté générale » du « peuple tout entier », nos deux juristes stipu­lent que plus aucune manifestation de liberté individuelle ne doit être tolérée postérieurement à l’acte constitutionnel fon­dateur. C’est dans Le Contrat social que s’exprime, avant la lettre, la théorie du «centralisme démocratique» ou de la « dictature du prolétariat » (dans un autre vocabulaire, bien sûr). Du reste, il est un symptôme qui ne trompe pas : Rous­seau exalte toujours Sparte au détriment d’Athènes. Au dix-huitième siècle et jusqu’à Maurice Barrés, c’était presque un code, un signe de ralliement des adversaires du pluralisme et de la liberté. Benjamin Constant relève bien ce penchant pour le permanent camp de rééducation Spartiate, cher à la fois au redoutable abbé de Mably, l’un des plus inflexibles précur­seurs de la pensée totalitaire, et au bien intentionné Jean Jacques : « Sparte, qui réunissait des formes républicaines au même asservissement des individus, excitait dans l’esprit de ce philosophe un enthousiasme plus vif encore. Ce vaste cou­vent lui paraissait l’idéal d’une parfaite république. Il avait (p.341) pour Athènes un profond mépris, et il aurait dit volontiers de cette nation, la première de la Grèce, ce qu’un académicien grand seigneur disait de l’Académie française : « Quel épouvantable despotisme ! Tout le monde y fait ce qu’il veut.  » »

 

Comme le note avec ironie Bertrand de Jouvenel, Rousseau a été loué depuis deux siècles en tant que précurseur d’idées en complète opposition avec celles qui avaient été vraiment les siennes. Il préférait « les champs plutôt que la ville, l’agri­culture plutôt que le commerce, la simplicité plutôt que le luxe, la stabilité des mœurs plutôt que les nouveautés, l’égalité des citoyens dans une économie simple plutôt que leur inéga­lité dans une économie complexe et… par-dessus tout, le tradi­tionalisme plutôt que le progrès ». Mais en ce sens, s’il ne fut pas, contrairement à la légende, un fondateur intellectuel de la démocratie libérale, il le fut bel et bien de la gauche totalitaire.

 

À l’instar de Jean-Jacques Rousseau, Friedrich Engels, dans sa célèbre Situation des classes laborieuses en Angleterre, publiée en 1845, dépeint l’industrialisation et l’urbanisation avant tout comme des facteurs de destruction des valeurs morales traditionnelles, notamment familiales. Dans les nou­velles cités industrielles, les femmes sont, dit-il, amenées à tra­vailler hors du foyer. Elle ne peuvent donc remplir le rôle qui leur a été dévolu par la nature : « veiller sur les enfants, faire le ménage et préparer les repas ». Pis : si le mari est au chô­mage, c’est à lui qu’incombé cette tâche. Horreur ! « Dans la seule ville de Manchester, des centaines d’hommes sont ainsi condamnés à des travaux ménagers. On comprend aisément l’indignation justifiée d’ouvriers transformés en eunuques. Les relations familiales sont inversées1. » Le mari est privé de sa virilité, cependant que l’épouse, livrée à elle-même dans la grande ville, s’expose à toutes les tentations. Il n’échappera pas au lecteur que nous n’avons pas précisément affaire là, dans le sermon du révérend Engels, à un programme annon­ciateur de la libération de la femme.

 

1. Chapitre septième.

 

(p.342) Les sociétés créées par le « socialisme réel » furent de fait les plus archaïques que l’humanité ait connues depuis des mil­lénaires. Ce « retour à Sparte » caractérise d’ailleurs toutes les utopies. Les sociétés socialistes sont oligarchiques. La mino­rité dirigeante y assigne à chaque individu sa place dans le système productif et son lieu de résidence, puisqu’il y est interdit de voyager librement, même dans le pays, sans une autorisation, matérialisée par le « passeport intérieur ». La doctrine officielle doit pénétrer dans chaque esprit et consti­tuer sa seule nourriture intellectuelle. L’art même n’existe qu’à des fins édifiantes et doit se borner à exalter avec la plus hilarante niaiserie une société nageant dans le bonheur socialiste et à refléter l’extase de la reconnaissance admirative du peuple envers le tyran suprême. La population est, bien entendu, coupée de tout contact avec l’étranger, qu’il s’agisse d’information ou de culture, isolement qui réalise le rêve de protectionnisme culturel cher à certains intellectuels et artistes français depuis qu’ils se sentent menacés par le « danger » de la mondialisation culturelle. Ils dénoncent en celle-ci un risque d’uniformisation de la culture. Comme si l’uniformité culturelle n’était pas, au contraire, de façon éclatante la marque des sociétés closes, au sens où Karl Popper et Henri Bergson ont employé cet adjectif ! Et comme si la diversité n’était pas, tout au long de l’histoire, le fruit naturel de la multiplication des échanges culturels ! C’est dans les sociétés du socialisme réel que des camps de rééducation ont pour fonction de remettre dans le droit chemin de la « pensée uni­que » tous les citoyens qui osent cultiver une quelconque dif­férence. Cette même rééducation a en outre l’avantage de fournir une main-d’œuvre d’un coût négligeable. Encore en l’an 2000, plus d’un tiers de la main-d’œuvre chinoise est constituée d’esclaves. Point d’étonnement à ce que les pro­duits qu’ils fabriquent ainsi presque gratuitement parviennent sur les marchés internationaux à des prix « imbattables ». Et qu’on ne vienne pas dire qu’il s’agit-là d’un méfait du libéra­lisme : le libéralisme suppose la démocratie, avec les lois sociales qui en découlent.

 

(p.343) Il paraît incroyable qu’il puisse y avoir encore aujourd’hui des gens assez nombreux qu’habité la nostalgie de ce type de société, soit en totalité, soit en « pièces détachées ». Et pour­tant c’est un fait. La longue tradition, échelonnée sur deux millénaires et demi, des œuvres des utopistes, étonnamment semblables, jusque dans les moindres détails, dans leurs pres­criptions en vue de construire la Cité idéale, atteste une vérité : la tentation totalitaire, sous le masque du démon du Bien, est une constante de l’esprit humain. Elle y a toujours été et y sera toujours en conflit avec l’aspiration à la liberté.

 

Charles Maisin, /Nandrin/, Dictature du prolétariat ou peste brune?, LB 19/01/2000

 

Question d’un journaliste au ministre Ylieff: “Entre la peste brune et la dictature du prolétariat, que préférez-vous?”

Réponse du ministre: “La dictature du prolétariat!”

 

Jean-Marie Differdange, A bas la calotte!, AL 25/05/1999

 

Les socialistes ont l’habitude de ponctuer l’Internationale en braillant “A bas les calotins”.

Où est la différence entre “A bas les calotins” et “A bas les Arabes ou les Juifs”?

 

(coll. Alain Rach)

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