Platon et le totalitarisme

Magee Bryan, Histoire illustrée de la philosophie, Ed. Le Pré aux Clercs, 2001

PLATON

(p.29) « Dans sa cité idéale, une classe intermédiaire, qu’il appelle celle des auxiliaires, maintient l’ordre sous la direction d’une classe dominante composée de philosophes. Ainsi présentée, la cité idéale de Platon ressemble aux sociétés communistes du XXe siècle.  Il est indéniable que la pensée politique de Platon a exercé une immense influence au fil des siècles, en particulier sur les doctrines totalitaires de droite comme de gauche qui ont caractérisé le XXe siècle.

Jeux Olympiques: jeux racistes en Grèce

Paul Vaute, Onze siècle de jeux pour Zeus, LB 21/08/2000

 

Apollon a aussi ses jeux (les Jeux pythiques), tout comme Neptune (les isthmiques) et Hercule (les Néméens).

Vaute: Le refus des étrangers, au moins dans les premiers siècles des Jeux, montre aussi qu’une différence est faite entre ce qui est grec et ce qui ne l’est pas

Hannick Jean-Marie (Unité Histoire de l’Antiquité – UCL): Oui.

Le terme 'barbare' en Grèce / Euripide, Démosthène, Aristote et le racisme grec

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

(p.18) Le terme ‘barbaros’ signifie à l’origine ‘non grec’, (p.19) mais après les guerres médiques, les Grecs se considérant comme supérieurs aux autres peu­ples, il prend le sens péjoratif que nous lui con­naissons. Au Ve siècle avant notre ère, pour Euripide, il est juste que les Barbares obéissent aux Grecs comme les esclaves aux hommes libres (12) — thèse qui est reprise au IVe siècle par Démosthène C3) et par Aristote (u). Pour Isocrate, entre Grec et Barbare, il n’y a pas moins de différence qu’entre l’homme et l’animal (15).

Cependant, les Grecs estiment que le genre humain est un et que les différences entre les peuples sont accidentelles (16). « Pour un homme bien né, écrit Démocrite, à la fin du Ve siècle avant J.-C., le monde entier est la patrie (17). » A la même époque, le sophiste athénien Antiphon déclare : « Le fait est que, par nature, nous sommes tous et en tout de naissance identique, Grecs et Barbares ; et il est permis de constater que les choses qui sont nécessaires de néces­sité naturelle sont (communes) à tous les hom­mes … Aucun de nous n’a été distingué à l’origine comme Barbare ou comme Grec : tous nous respirons l’air par la bouche et par les narines.

 

(12) EURIPIDE, Iphigénie à Aulis, 1400-1401.

(13) DEMOSTHENE,   Troisième Olynthienne.

(14) ARISTOTE,   Politique,   1,  1,   5.

(15) SOCRATE,   XV,   293.

(16) Cfr O. REVERDIN,  Crise spirituelle et  évasion, dans En­tretiens sur l’Antiquité Classique, t. VIII, Grecs et Barbares  (Ge­nève, 1961),  p. 89.

(17) DEMOCRITE, fragment 247 (Diels)

 

 

Aristoteles

(p.22) Mais il faut se garder d’oublier que la société grecque repose sur l’esclavage. Aristote cherche à le justifier (…).

Démosthène

Rome face aux Barbares / xénophobie / L'antisémitisme de Tacite

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(p.25) (…) les Romains considèrent com­me Barbares ceux qui n’appartiennent pas au monde culturel gréco-romain. Certains auteurs latins insistent sur la sauvagerie des peuples barbares de Gaule et de Germanie ; ils mani­festent parfois une attitude intolérante en soulignant les différences des modes de vie entre Romains et barbares.

Par ailleurs, le mépris de la loi romaine et la xénophobie des Juifs provoquent dans l’Empire de violentes réactions antisémites. Tacite, dans ses ‘Histoires’, attaque les principes religieux et les mœurs des juifs : « (…). (p.26) Ceux qui adoptent leur reli­gion suivent la même pratique, et les premiers principes qu’on leur inculque sont le mépris des dieux, le reniement de leur patrie et l’idée que parents, enfants, frères et sœurs sont des cho­ses sans valeur… Les pratiques des Juifs sont bizarres et sordides (ludaeorum mos absurdus sordidusque) (33). »

Le mode de vie des Juifs, basé sur un monothéisme absolu et l’observance de la Loi, tend à les isoler du milieu romain. On constate parfois chez les Romains des poussées d’antisémitisme virulent et chez les Juifs des manifestations de nationalisme xénophobe.

 

De part et d’autre, on fait alors preuve d’un acharnement atroce : si Titus ordonne la des­truction complète de Jérusalem en 70, lors de la révolte de Cyrène, sous le règne de Trajan, Dion Cassius raconte que les Juifs « égorgèrent les Romains et les Grecs, mangèrent leur chair, se ceignirent de leurs entrailles, se frottèrent de leur sang et se couvrirent de leur peau ; ils en scièrent plusieurs par le milieu du corps, en exposèrent d’autres aux bêtes et en contraignirent quelques-uns à se battre comme gladiateurs. »

Tacite

Moyen Age : anti-christianisme chez les juifs et les musulmans d’Espagne ; antijudaïsme chez les chrétiens en Europe) / Luther antisémite

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(p.28) Au IXe siècle, les Juifs, assurés de l’appui des autorités musulmanes, se transforment de persécutés en persécuteurs : ils obtiennent que les chrétiens d’Espagne soient placés devant l’alternative du choix entre la mort et la conver­sion au judaïsme ou à l’Islam (40).

Dans les autres Etats chrétiens de l’Europe du haut moyen âge, l’Eglise catholique cherche à enrayer l’extension du judaïsme : elle se pré­occupe surtout des Juifs titulaires de fonctions publiques qui pourraient exercer des pressions pour obtenir la conversion de chrétiens à la religion juive. C’est pourquoi le 5e concile de Paris (614 ou 615) impose le baptême aux Juifs qui occupent des fonctions publiques ainsi qu’aux membres de leurs familles. De nombreuses lois sont également édictées pour empêcher les Juifs d’amener au judaïsme les esclaves et les serviteurs se trouvant sous leur domination.

(p.29) (…) en dehors de l’Espagne, la cohabitation demeure étroite, durant le haut moyen âge, entre juifs et chrétiens.

Tout change au début du XIe siècle. Des rumeurs concernant la responsabilité des juifs (p.33) dans la destruction de l’Eglise du Saint-Sépulcre à Jérusalem par les Musulmans en 1009 circu­lent en Occident. La persécution éclate en Fran­ce où les autorités civiles et religieuses décident d’expulser les Juifs de leurs cités. A Rouen, Or­léans et Limoges, la foule déchaînée se charge elle-même de faire justice! «Voués à la haine universelle, ils furent donc les uns expulsés, les autres passés au fil de l’épée ou bien noyés dans les fleuves ou tués d’autres manières en­core, sans parler de ceux qui se donnèrent eux-mêmes la mort. Les évêques interdirent aux chrétiens d’entretenir aucun rapport avec eux, sauf s’ils acceptaient le baptême et promettaient de répudier toutes les mœurs et coutumes jui­ves : en effet, beaucoup se convertirent, nous dit Raoul Glaber, mais bien plus par peur de la mort que par l’attrait de la vie éternelle. Car, souvent ils acceptèrent le baptême pour la forme uniquement et retournèrent assez vite, une fois la tourmente passée, à leur ancienne foi (42). » Cette persécution devait connaître d’atroces prolongements en Rhénanie, principa­lement à Mayence.

Dès le milieu du XIe siècle, le concile de Coyaza (1050), dans le diocèse d’Oviedo, inter­dit aux chrétiens d’Espagne d’habiter les mêmes maisons que les Juifs. Cette ségrégation imposée dans les lieux d’habitation est une lointaine préfiguration du ghetto.

(p.34) Les Croisades amenèrent la déterioration progressive de la condition des Juifs. Durant l’été 1096, on massacre des Juifs dans toute l’Europe . Pour eux, le choix est clair : la baptême ou la mort ! Et beaucoup préfèrent la mort ! (…)

Au XIIIe siècle, le Concile de Latran (1215) impose aux Juifs une discrimination vestimentaire par le pot d’un signe distinctif. En France, en Italie et en Espagne, tout Juif est contraint sous peine de fortes amendes ou de châtiments corporels de coudre sur son vêtement la rouelle (marque de forme circulaire et généralement de (p.35) couleur jaune). En Allemagne et en Pologne, tout Juif est contraint de porter un couvre-chef spécial, le chapeau pointu. Dans toute l’Europe, la condition des Juifs devient semblable à celle des serfs. « Les meubles mêmes du Juif sont au baron », dit un adage de l’époque. En 1235, un comte de Bourgogne sur le point de mourir n’hésite pas à distribuer à ses sujets les biens de ses Juifs (45).

La papauté s’efforce de faire respecter la vie et les biens des Juifs. Dans sa bulle du 17 janvier 1208, le pape Innocent III déclare : « Dieu a fait Caïn un errant et un fugitif sur terre, mais l’a marqué, faisant trembler sa tête, afin qu’il ne soit pas tué. Ainsi les Juifs, contre lesquels crie le sang de Jésus-Christ, bien qu’ils ne doivent pas être tués, afin que le peuple chrétien n’oublie pas la loi divine, doivent rester des errants sur terre, jusqu’à ce que leur face soit couverte de honte, et qu’ils cherchent le nom de Jésus-Christ, le Seigneur… (46). »

 

(45) Cfr  B. BLUMENKRANZ,  op.  cit.,  p.  387.

(46) MIGNE,   P.L,  215,   1291,   n°  190.  (Traduction  de   L.   POLIAKOV,  op.  cit., t.   I,   p. 262)  –  Cfr aussi   le  préambule qui   précède la  bulle  de  protection Sicut Judeis  du   pape   Innocent   III :   « Bien que l’infidélité  des  Juifs  soit   infiniment  condamnable,   néanmoins, ils   ne   doivent  pas   être   trop   persécutés   par   les   fidèles.   Car   le
psalmiste  a  dit :  Ne  les  tue  pas  de  peur que  mon  peuple  ne l’oublie ;  autrement  dit,   il   ne  faut  pas  détruire   complètement   les Juifs, pour que les Chrétiens ne risquent pas d’oublier la Loi, que (ces Juifs)   inintelligents   portent   dans   leurs   livres   intelligents… »
Texte cité par L. POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme,  t.  Il,  De Mahomet aux Marranes (Paris, 1966), p. 306.

 

(p.37) En 1320, les paysans du nord de la France — les « Pastoureaux » — partent en « Croisade » dans le sud du pays pour y exterminer les com­munautés juives. Entre 1347 et 1350, on accuse les Juifs d’avoir provoqué la peste noire en empoisonnant les eaux et on les massacre par milliers. En 1394, les Juifs sont définitivement expulsés de France.

L’antisémitisme chrétien se cristallise en Occident à partir de la deuxième moitié du XIVe siècle. La réputation d’usuriers faite aux Juifs accroît encore leur impopularité. Toute la fin du moyen âge est remplie de massacres, de conversions forcées et d’expulsions de Juifs. Parqués dans des ghettos, dont les portes sont fermées le soir à clé, en marge de la société, traités en êtres inférieurs, soumis à la capitation, les Juifs sont persécutés dans toute l’Europe. Comme l’écrit Erasme, au début du XVIe siècle, « s’il est d’un bon chrétien de détester les Juifs, alors nous sommes tous de bons chrétiens » (50). Et Luther, en 1542, en publiant Contre les Juifs et leurs mensonges, témoigne du même état d’esprit.

14e – 17e siècles: « catholiques » et « protestants » racistes envers les Juifs, les Indiens, …

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(p.38) A la fin du XIVe siècle, des massacres de Juifs sont perpétrés dans la plupart des villes de l’Espagne. (…)

(p.39) Le préjugé de race et de couleur s’accroît considérablement avec la découverte de l’Amé­rique et celle de la route maritime des Indes par !e Pacifique.

(p.40) Une bulle du pape Nicolas V, en 1455, autorise ‘les Portugais à réduire en esclavage les sarrasins, païens et autres ennemis du christ et au sud des cas Bogador et Nen, y compris les côtes de Guinée, sous réserve bien entendu de convertir les captifs au christianisme. » On voit que le facteur religieux continue à être un des caractères essentiels du racisme européen. « Les Espagnols donnaient pour excuse des mauvais traitements infligés aux originaires d’Amérique et des Antilles le fait que ces derniers n’étaient pas des descendants d’Adam et Eve. »

Espagnols et Portugais exterminaient dès lors sans scrupules les Indiens qui refusaient de se convertir. (…)

 (p.49) Urbain VIII (P. 1623-1644), un siècle plus tard, s’élève contre les mauvais traitements infligés aux Indiens d’Amérique et condamne à nouveau l’esclavage et le travail forcé.

Alexandre VII (P. 1655-1667), dans son Ins­truction à l’usage des vicaires apostoliques en partance pour les royaumes chinois de Tonkin et de Cochinchine délivrée en 1659, recomman­de aux missionnaires catholiques de se consa­crer à leurs fonctions religieuses et de ne pas s’occuper des affaires politiques et de l’adminis­tration civile. Par ailleurs, le pontife prescrit le respect des usages du pays : « Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convain­cre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’ils ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. (…)

 

(p.56) Comme l’a démontré le professeur Toynbee, les protestants anglo-saxons, qui prennent la tête du mouvement colonisateur à partir du XVIIe siècle et dont la religion est directement inspirée par l’Ancien Testament, s’identifient avec Israël, le ‘peuple élu’, et exterminent impitoyablement les indigènes américains et australiens.

Kant antisémite

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(p.61) En 1715, Emmanuel Kant, dans son Mémoire sur les différentes races humaines, pense que le mélange des races provoque la diminution graduelle des qualités de l’espèce humaine. Il attaque également le néfaste « esprit judaïque ».

Kant

Voltaire antisémite

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(p.64) Voltaire, dans son « Traité de métaphysique » (1734) se montre partisan de la supériorité des Européens, « hommes, écrit-il, qui me paraissent supérieurs aux nègres, comme ces nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres … »

Cet homme, qui n’a pas hésité à prendre des parts dans une entreprise nantaise de traite des Noirs – placement très rémunérateur à l‘époque – dénonce, néanmoins, dans ‘Candide’ (1759), les abus de l’esclavage chez les colons hollandais de Surinam : (…).

(p.66) Voltaire se révèle violemment antisémite dans son ‘Dictionnaire philosophique’. L’article « Juif » est, avec ses trente pages, le plus long du Dictionnaire. « Sa première partie (rédigée vers 1745) s’achève ainsi : … vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent ; suit la fameuse recommandation qui dans un tel contexte pro­duit l’effet d’une clause de style : // ne faut pourtant pas les brûler (83). »

La correspondance de Voltaire confirme ses positions racistes. Relevons ce passage sugges­tif d’une lettre de Voltaire au chevalier de Lisle datée du 15 décembre 1773 : « … Mais que ces déprépucés d’Israël, qui vendent de vieilles culottes aux sauvages, se disent de la tribu de Nephtali ou d’Issachar, cela est fort peu impor­tant ; ils n’en sont pas moins les plus grands gueux qui aient jamais souillé la face du globe (84).

(83)  Cité  par L.   POLIAKOV,  op.  cit.,  t.   III,  pp.  105-106.

Cité par L. POLIAKOV, op. cit., t.  III, pp. 106-107. – Profi­tons de l’occasion pour rappeler que Voltaire estime que la hiérar­chie des classes sociales est bienfaisante et qu’il faut se garder de développer l’enseignement des  classes  populaires :  « Il  me  paraît essentiel  qu’il  y ait des gueux  ignorants…  Ce  n’est  pas le ma­nœuvre qu’il  faut  instruire,   c’est  le  bon  bourgeois,   c’est   l’habi­tant des villes… Quand  la  populace  se  mêle de  raisonner,  tout est perdu… Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il   soit   instruit. »   (Lettre   de   Voltaire  à   Damilaville  datée   du 1er  avril 1766).

Voltaire

Les Philosophes des Lumières, antisémites, sauf Diderot

in: Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, Calmann-Lévy, 1973

 

“(…) l’histoire elle-même est détruite, et sa compréhension – fondée sur le fait qu’elle est l’oeuvre des hommes et peut être comprise par eux – est menacée, si les faits ne sont plus regardés comme des composants du monde passé et présent, mais sont utilisés à tort comme modes de preuve de telle ou telle opinion.” (p.36)

(p.63) “Diderot, le seul des philosophes français qui ne fut pas hostile aux Juifs (…)”

(p.101) Le meilleur terrain d’étude de l’antisémitisme en tant que mouvement politique, au 19e siècle, est la France, où, pendant près de dix ans, il domina la scène politique.”

(p.110) “L’antisémitisme français, en outre, est plus ancien que ses homologues européens, de même que l’émancipation des Juifs remonte en France à la fin du 18e siècle.  Les hommes des Lumières qui préparèrent la Révolution française méprisaient tout naturellement les Juifs: ils voyaient en eux les survivants du Moyen Age, les odieux agents financiers de l’aristocratie.”

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

(p.75) L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert revendique l’égalité de tous les hommes, l’abolition de l’esclavage, de la tyrannie arbitraire du pouvoir judiciaire et de toute forme de contrainte. Il faut toutefois remarquer que ces revendications s’identifient avec les intérêts de la bourgeoisie. D’où leur caractère limité et parfois contradictoire. (…)

Ainsi, certains des leurs 200 collaborateurs ne professent pas toujours l’esprit de tolérance de Diderot et conservent souvent une attitude raciste envers les Noirs.

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

LES DOCTRINAIRES DU RACISME

(p.96)  Le philosophe J.G. Fichte glorifie la race germanique, quintessence de la race blanche :; en estimant que saint Jean doute des origines juives de Jésus, il crée le mythe d’un « Christ aryen ».

Hegel, raciste, voire antisémite

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

Le grand philosophe allemand, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, considère les races de couleur comme inférieures et non évolutives ; il prône la supériorité des Germains sur les Slaves et les Latins ; (…). Il attaque les Juifs avec férocité : (…).

Vers 1845, Christian Lassen oppose les Aryens supérieurs aux sémites inférieurs. « L’ethnocentrisme européen (p.97) qui dès le Siècle des des lumières avait faussé l’anthropologie naissante, s’exalte prodigieuse­ment à l’ère du romantisme et des nationalismes : il oriente la pensée des savants, et pré­side à la gestation de leurs hypothèses et de leurs classifications. C’est dans cette ambiance que s’élabore une tri-partition mystique : l’Aryen, ou le vrai homme, se définit aussi bien par rap­port au frère Sem, le Juif mi-homme, mi-démon, que par rapport au frère Cham, le Noir mi-bête, mi-homme (2). »

 

(2) L. POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, t.  III, ftp. 330-331.

Ernst Moritz Arndt et Friedrich Ludwig Jahn, racistes

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(Ernst Moritz Arndt)

(Friedrich Ludwig Jahn)

Le culte de la race germanique fait égale­ment son apparition en Allemagne au début du XIXe siècle. Ernst Moritz Arndt célèbre la race germanique — peuple élu de la Nouvelle Allian­ce — et la met en garde contre le mélange des sangs. Friedrich Ludwig Jahn se fait également le chantre du culte de la race germanique.

Jahn

Robert Knox, théoricien du racisme

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

En 1850, Robert Knox, docteur en médecine, publie à Londres The Races of Men. Il estime que la race, c’est-à-dire la descendance héré­ditaire, marque l’homme. « Que la race décide de tout dans les affaires humaines, déclare-t-il, est simplement un fait, le fait le plus remarqua­ble, le plus général, que la philosophie ait jamais annoncé. La race est tout : (…).

Proudhon, antisémite

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

(p.105) En France, Pierre-Joseph Proudhon, dans Césarisme et christianisme, attaque les Juifs avec violence : « Le Juif est par tempérament antiproducteur, ni agriculteur, ni industriel, pas même vraiment commerçant. C’est un entre­metteur, toujours frauduleux et parasite, qui opère, en affaires comme en philosophie, par la fabrication, la contrefaçon, le maquignonnage. Il ne sait que la hausse et la baisse, les risques de transport, les incertitudes de la récolte, les hasards de l’offre et la demande. (…)

Karl Marx, antisémite

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(p.106) Karl Marx, dans ‘La question juive’, cherche à cerner le fond profane du judaïsme : « (…) Le Juif s’est émancipé à la manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais pare que, grâce à lui et par lui, l’agent est devenu une puissance mondiale, (…). »

Richard Wagner, antisémite

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

(p.108) Richard Wagner oriente le racisme aryen vers le nationalisme. Son antisémitisme devient délirant : « Je tiens la race juive, (…) pour l’ennemi né de l’humanité et de tout ce qui est noble ; (…) ».

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(p.109) Frédéric Nietzsche prône la volonté de puis­sance qui aboutira au mythe du surhomme ! Déjà Guillaume II, désireux de mettre la main sur les marchés d’Extrême-Orient, lance le mythe du « péril jaune ».

Jules Ferry, raciste

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

En France, les colonialistes proclament ou­vertement leur mépris à l’égard des peuples de  couleur. « Je vous défie, dit Jules Ferry à la tribune de la Chambre en 1885, de soutenir jusqu’au bout votre thèse qui repose sur l’éga­lité, la liberté, l’indépendance des races inférieures. Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures (17). »

(p.180) La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée en 1948 par l’Assemblée Gé­nérale des Nations Unies, stipule que « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente décla­ration sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de reli­gion, d’opinion politique ou de toute autre opi­nion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ».

Dreyfus, victime de l'antisémitisme répandu en France

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

 (mouvements de gauche; Dreyfus, victime) 

(p.111) “Les cléricaux se trouvant dans le camp antisémite, les socialistes français se déclarèrent finalement contre la propagande antisémite au moment de l’affaire Dreyfus.  Jusque là, les mouvements de gauche français du 19e siècle avaient été ouvertement antisémites.  Ils ne faisaient que suivre en cela la tradition des philosophes du 18e siècle, à l’origine du libéralisme et du radicalisme français, et ils considéraient leur attitude à l’égard des Juifs comme partie intégrante de leur anticléricalisme.”

(p.240) L’antisémitisme avait certainement gagné du terrain pendant les trois années qui suivirent l’arrestation de Dreyfus.  “La presse antisémite avait atteint un tirage comparable à celui des grands journaux (…).”

Zola publie alors J’accuse et Clémenceau des articles dans L’Aurore.

Le tribunal de Rennes ouvre la kyrielle de procès en chaîne.

La populace entre alors en action. (p.241) “Le cri de “Mort aux Juifs” se propagea dans le pays tout entier.  A Lyon, à Rennes, à Nantes, à Tours, à Bordeaux, à Clermont-Ferrand, à Marseille, partout, en fait, des émeutes antisémites éclatèrent, (…).”

Max Régis, antisémite, porté en triomphe à Alger

L'antisémitisme vers 1900

in: Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

(p.243) Max Régis, l’instigateur du pogrom d’Alger, s’était fait acclamer à Paris dans sa jeunesse par la racaille qu’il invitait à “arroser l’arbre de la liberté avec le sang des Juifs”.  Espérant arriver au pouvoir par la voie légale et parlementaire, il se fit élire maire d’Alger et se servit de ce poste pour déclencher les “pogromes au cours desquels plusieurs Juifs furent tués, des femmes attaquées et des magasins juifs pillés.”

Exemple de presse antisémite en France, en 1894

Mein Kampf, un sommet du racisme

Léon Poliakov, Le mythe aryen, éd. Calmann-Lévy, 1971

 

 

(p.27) /des/ événements semi-légendaires connus dans les langues sous le nom d’ « invasions barbares » mais que la langue allemande – la nuance ne laisse pas d’être significative – qualifie de « migrations de peuple » (Völkerwanderungen).

 

(p.30) C’est au VIIIe siècle que fut ajouté à la « Loi salique » ce prologue enflam­mé : « Race illustre, fondée par Dieu même, forte sous les armes, ferme dans ses alliances, profonde dans ses conseils, d’une beauté et d’une blancheur singulières, d’un corps noble et sain, audacieuse, rapide, redoutable, convertie à la foi catholique… »

Devant ce jugement porté sur elle-même par la classe dominante, le peuple tout entier aspirait à ces prestiges de la « germanité ». Nous n’en voulons pour témoignage que la disparition, dès le VIIe siècle, des anciens noms de personnes latins, au profit exclusif des noms d’origine germanique. Les institutions publiques de la monarchie française, les termes relatifs à la guerre et à l’armement, sont de la même origine. Ce prestige, conçu comme inhérent au sang, et transmis héréditairement, s’est maintenu en France, on lev erra, jusqu’aux temps modernes.

 

(p.31) Telle est la puissance du mythe franc sous cette forme carolingienne, que dans les langues slaves, roi se dit « korol » ou « kral », c’est-à-dire se dérive à partir du nom germanique de Karl (ainsi, si le Slave est l’« esclave » des langues occiden­tales, l’empereur occidental est le « roi » des langues slaves), Napoléon, pour mieux asseoir son « Premier Empire », se pose en successeur de Charlemagne (certains de ses décrets débutaient par la formule : «Attendu que Charlemagne, notre prédécesseur…»).

(p.32) Grandeur dynastique, grandeur royale: tout près de chez nous, Charles de Gaulle n’invoquait-il pas en Allemagne le mythe de Charlemagne le géant, aux fins de sa politique de grandeur française?

 

(p.38) On voit les passions, ou même les interdits, désormais en présence. La vieille noblesse, celle d’épée, prétendait à une extraction autre que « commune » (c’est-à-dire gallo-romaine); sans pouvoir rivaliser avec elle, les autres couches sociales pouvaient s’attribuer, à défaut d’un sang bleu remontant aux Croisés, des « pères germaniques », et s’affilier aux mêmes légendaires ancêtres — ainsi que le firent les bourgeois Barre et Velly, ou le noble « de robe » Montesquieu.

(p.39) C’est dans ces conditions que le mythe de la suprématie germanique, nuancé d’une manière ou de l’autre, continuait à rallier la majorité des suffrages, dans la France des Lumières. (…)

De même, l‘Encyclopédie de Diderot distinguait entre « trois sortes de nobles » :

« Il y avait au commencement de la monarchie trois sortes de nobles : les uns qui descendaient des chevaliers gaulois, qui faisaient profession de porter les armes, d’autres qui venaient des magistrats romains, lesquels joignaient l’exercice des armes à l’administration de la justice et au gouvernement civil et des finances; et la troisième sorte de nobles étaient les Francs qui, faisant tous profession des armes, étaient exempts de toutes servitudes personnelles et imposi­tions, ce qui les fit nommer Francs, à la différence du reste du peuple qui était presque tout serf, et cette franchise fut prise pour la noblesse même, de sorte que franc, libre ou noble étaient ordinairement des termes synonymes 3. »

Tradition ou « synonymie », les Francs restaient ainsi des hommes supérieurs, issus d’une noblesse supérieure : (…).

 

 

(p.92-93) C’est ainsi qu’un écrit composé en Alsace entre 1490 et 1510, le « Livre aux Cent Chapitres », développe des thèmes qui, comme Norman Cohn l’a fait remarquer, préfigurent curieusement les délires hitlériens 2. Son auteur anonyme (le « Révolutionnaire haut-

 

2. « L’ensemble rappelle étrangement les thèmes centraux de l’idéologie nationale- socialiste. Il suffit d’un coup d’œil sur les pamphlets déjà presque oubliés de « pontes » tels que Rosenberg ou Darré pour être frappé de cette ressemblance. On y trouve la même croyance en une culture germanique primitive qui, incarnant les véritables desseins de Dieu, se situe à l’origine de tous les bienfaits de l’histoire, mais qui a été sapée par une conjuration de capitalistes et de peuples inférieurs non germa­niques, appuyés par l’Église romaine. C’est cette culture primitive qu’il s’agit maintenant de restaurer grâce à une aristocratie nouvelle d’origine plébéienne mais d’essence purement aryenne (…).

1.    (p.96) la devise de la maison d’Autriche /(16e s.)/ : A.E.I.O.U. (Austriae Est Imperare Orbis Universo — c’est à l’Autriche de régner sur le globe terrestre).

 

(p.128) Goethe avançait ensuite, en l’enrobant d’une boutade, un second argument, dans lequel certains grands motifs de la future « théorie aryenne » se trouvaient déjà esquissés :

« Il est vrai que la Sainte Écriture parle d’un seul couple humain, créé par Dieu le sixième jour. Mais les hommes avisés qui notèrent la parole de Dieu, transmise par la Bible, eurent d’abord affaire à leur peuple élu, auquel nous ne voulons en aucune manière contester l’honneur de descendre d’Adam. Mais nous autres, ainsi que les Nègres et les Lapons, avons certainement eu d’autres ancêtres : on conviendra certainement que nous différons des véritables descendants d’Adam de bien des manières, et qu’ils nous dépassent notamment en ce qui concerne les affaires d’argent . »

 

(p.129) On voit comment l’origine séparée réclamée pour les Juifs par le Marrane oublié, au nom de leur glorification, était invoquée par l’illustre Allemand, pour bien marquer ses distances. Quel que soit le jugement de valeur, mépris et glorification exprimaient tous deux le sentiment, traditionnel et profondément enraciné, d’une « altérité » des Juifs. L’histoire du mythe aryen repose depuis ses débuts, précédés à leur tour par une obscure préhistoire séculaire, sur des options affectives de ce genre, et l’on ne saurait être sûr que des engagements analogues aient entièrement évacué les sciences de l’homme, à leur stade actuel.

 

 

(p.129) LES GRANDES DÉCOUVERTES

 

(…) Pour des humanistes, imbus d’Aristote, tel Juan Sepulveda, les Indiens étaient des Barbares, ils étaient donc, confor­mément à la doctrine de leur maître, nés pour être esclaves; pour le dominicain Bartholomé Las Casas, ils faisaient partie de la postérité d’Adam, ils devaient donc être évangélisés, et traités en hommes libres. Mais l’existence de peuples entiers non prévus par la patristique et la Tradition, ayant vécu sans baptême et sans espoir de salut, mettait à rude épreuve l’imagination théologique (Las Casas lui-même comparait ses Indiens à des créatures vierges du péché originel.). La découverte de l’Amérique posait des problèmes (p.130) dogmatiques de première importance. En fait, le Sain Siège ne tarda pas à couvrir de son autorité les vues de Las Casa et proclama en 1537 (bulle Sublimis Deus) que les Indiens étaient de vrais hommes, veri homines, capables de recevoir la foi et les sacrements catholiques. Sous Philippe II, la monarchie espagnole se rallia à cette interprétation. Mais la figure de l’apôtre dominicain révérée en Amérique latine, pourrait de nos jours susciter de tous autres sentiments en Afrique, puisqu’il proposait, pour mieux épargner ses Indiens bien-aimés, l’importation d’une main-d’œuvre servile africaine. Ainsi s’esquisse une discrimination qu’on relève déjà dans le premier livre traitant du « Nouveau Monde » (E Orbe Novo de Pierre d’Anghera, 1516), sous la forme d’un contraste entre Indiens « blancs » et Éthiopiens « noirs », ainsi que dans la  première tentative d’une « classification raciale » (François Bernier, 1684), dans laquelle les Indiens étaient rattachés à la race blanche; discrimination qui trouve encore son reflet dans toutes les langue européennes, puisque les contacts entre l’Europe et les autre continents donnèrent naissance, dans le cas des Indiens, au terme de métis, nullement péjoratif en soi, tandis que mulâtre vient de mulet : les mulâtres sont donc des bâtards que, jusqu’au XIXe siècle on croira volontiers stériles, c’est-à-dire impuissants ou châtrés. De la malédiction de Cham, auquel l’exégèse rabbinique et, à sa suite, l’exégèse protestante, reprochaient les crimes de castration et d’inceste, jusqu’à la classification de Linné et aux descriptions de maint philosophe des Lumières, les hommes noirs furent en butte aux impitoyables censures des hommes blancs, la noirceur et avec elle la vaste gamme de ses associations maléfiques, s’oppo­sant à la blancheur comme le crime à l’innocence, ou le vice à la vertu, ou encore la bestialité à l’humanité. La rigueur des condamna­tions permet d’inférer la force des tentations, la répugnance culturelle atteste la sévérité d’un tabou qui ne pouvait que stimuler l’attirance bio-sexuelle contrariée. L’Antiquité classique elle aussi faisait état de la sensualité ou de l’impudeur des Nègres, auxquels (p.131)

la science moderne attribuait obstinément un pénis monstrueux; la littérature mondiale, surtout l’anglo-saxonne, de Shakespeare à Edgar Poe et à Melville, ces nostalgiques de la « blancheur », nous fait mieux connaître les jeux de l’imagination qui associent l’épiderme dit noir au mal, ou à la lubricité, ou, plus simplement, à la bête. Le professeur W. D. Jordan, dont nous venons ainsi de résumer en quelques lignes les magistrales analyses, a fait aussi remarquer qu’en cette matière, où les passions les plus élémentaires cherchaient à s’exprimer à travers des généralisations à prétentions scientifiques, les fantasmes de la bestialité des Noirs se laissaient transmuer en théories anthropologiques par l’intermédiaire des relations de voyage. En effet, les premières explorations du « conti­nent noir » révélèrent l’existence, en même temps que des tribus aborigènes, des hordes des grands singes anthropoïdes, et entre les uns et les autres, les observateurs ne savaient pas, ou ne voulaient pas, faire le départ : plus commune que l’erreur de J.-J. Rousseau, qui se demandait si ces singes n’étaient pas des hommes 3, celle de Voltaire, qui rapprochait les Nègres de ces singes 4 *, reposait en définitive sur les mêmes récits fantaisistes ou naïfs. Les Indiens j d’Amérique, en revanche, servirent de thème principal à la contre- image qui idéalisait l’homme non atteint par la corruption civilisa­trice, le légendaire Bon Sauvage. Cet Indien, ce « Caraïbe » de Bernardin de Saint-Pierre, ce « Huron » de Voltaire, devenait donc le portrait positif de l’énigmatique « homme naturel », de l’extra-Européen qui servait désormais de miroir à une Europe qui, dans le Noir, semblait reconnaître sa face cachée et négative. Il reste que ces thèmes et ces jugements, débattus dans les salons cosmo­polites du xviii6 siècle, avaient commencé à germer dans la pénin­sule ibérique, où ont été également forgés, et d’où se sont diffusés, les grands mots clés de « métis », de « mulâtre », de « nègre », d’« In­dien », de « caste », et aussi, selon toute vraisemblance, celui de « race ».

C’est encore dans cette péninsule que se déroula, à partir de la Renaissance, un autre débat, riche d’enseignement sur la manière dont, à la faveur de certaines conjonctures, les sociétés élaborent leurs hiérarchies et forgent leurs concepts. L’unification religieuse

de l’Espagne depuis 1492 avait fait surgir le problème des convertis respectivement « morisques » et « marranes », c’est-à-dire des des­cendants des Musulmans et des Juifs plus ou moins bien baptisés au cours du xve siècle. Des Espagnols de tous rangs invoquèrent alors leur naissance plus authentiquement « chrétienne », se pro­clamèrent «Vieux Chrétiens», et firent imposer, à l’encontre des malencontreux «Nouveaux Chrétiens», une législation discriminatrice — les « statuts de pureté de sang » — qui reléguait ces derniers tout au bas de l’échelle sociale. La doctrine correspondante précisait que l’hétérodoxie ou l’infidélité des ancêtres, pourtant issus eux aussi d’Adam et d’Ève, avait souillé le sang des descendants, héréditairement vicié de la sorte (cette idée d’une « dégénération », mais étayée par de tout autres arguments, nous la retrouverons dans l’anthropologie des Lumières). L’étude des « statuts de pureté » a donc l’intérêt de montrer comment une législation franchement raciale se laisse élaborer à l’aide d’une terminologie chrétienne. Ajoutons qu’à l’issue de trois siècles de luttes, les « Nouveaux Chrétiens », amoindris par les expulsions et les bûchers de l’Inquisition, se fondirent dans le reste de la population. Pour l’étude du racisme européen, cette histoire peu connue constitue une instructive entrée en matière.

 

(p.141) Si les conquêtes font naître dès la fin du XVIIe siècle l’idée du progrès (qui n’est peut-être que l’inversion de l’idée chrétienne de la Chute 1), le contraste contient en son germe la future et persuasive argumentation des racistes, puisque la tentation est invincible d’attribuer aux hommes blancs, porteurs de ce Progrès, et chez qui la Raison triomphante a élu domicile, une supériorité bio-scienti­fique congénitale. C’est ainsi qu’au diffus racisme populaire, qu’on pourrait qualifier de « naturel », puisqu’il est sans doute aussi vieux que le genre humain, vient s’ajouter un racisme qui cherche à s’organiser sur des fondements scientifiques, un racisme « ration­nel » de nature seconde. Parmi les grands maîtres à penser de l’âge de la science, on peut relever quelques indices de ce processus chez Locke, l’auteur de l’idée du « papier blanc », ou table rase de l’entendement humain, considéré à ce titre comme le principal héraut du principe de l’égalité universelle (si toutes les idées sont acquises, c’est l’éducation seule qui fait de l’homme ce qu’il est). Aussi bien les manifestations en question sont-elles inconscientes : à la surface, c’est de tout autre chose que Locke veut nous persua­der : mais il faut voir comment cet ami et disciple de François Bernier choisit ses exemples. Écoutons-le démontrer comment, aux yeux d’un enfant anglais, un Noir, parce qu’il n’est pas blanc, ne saurait passer pour un homme :

« Un enfant s’étant formé l’idée d’un homme (…) une telle complica­tion d’idées unies dans son entendement compose cette particulière idée complexe qu’il appelle homme; et comme le blanc ou la couleur de chair fait partie de cette idée, l’enfant peut vous démontrer qu’un nègre n’est pas un homme, parce que la couleur blanche est une des idées simples qui entrent constamment dans l’idée complexe qu’il appelle homme. Il peut, dis-je, démontrer en vertu de ce principe, qu’il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas, qu un nègre n’est pas un homme. » (Essai sur l’entendement humain, IV, VII, 16.)

Cette démonstration suggère l’existence d’un préjugé déjà enra­ciné dans la société anglaise, préjugé encore mieux attesté par un autre passage dans lequel Locke assure que l’enfant, dès qu’il commence à penser, sait distinguer entre la nourrice qui lui donne à manger, et le Nègre dont il a peur.

 

 

(p.143) C’est à propos d’une morale qui conflue avec cette Raison chargée de la justifier que l’européocentrisme philosophique — car sur ce point, Leibniz témoigne pour presque tous ses confrères — se manifeste le plus clairement. C’est ainsi que dans un passage capi­tal, et après s’être référé à Platon et à saint Paul pour poser avec eux l’existence d’une loi « naturelle », et de « vérités nécessaires » (pour rétablir donc dans leurs droits les « idées innées »), il écrit : « La logique encore et la métaphysique et la morale, dont l’une forme la théologie et l’autre la jurisprudence, naturelles toutes deux, sont pleines de telles vérités, et par conséquent leur preuve ne peut venir que des principes internes qu’on appelle innés 1 2. » Ce dont il résulte évidemment que les fondements de la théologie chrétienne et de la jurisprudence européenne sont innés eux aussi, innés universellement : Leibniz précise lui-même que seules les bêtes en sont dépourvues : « Les bêtes sont purement empiriques et ne font que se régler sur les exemples… au lieu que les hommes sont capables des sciences démonstratives. » De même, imputant (bien à tort!) à la philosophie de Locke une sorte de relativisme moral, Leibniz écrit, à un autre endroit : « J’aimerais mieux, pour moi, prendre pour la mesure du bien moral et de la vérité la règle invariable de la raison, que Dieu s’est chargé de maintenir… Le bon est ce qui est de l’institution générale de Dieu et conforme à la nature ou à la raison 3. » Au moins Leibniz s’efforçait-il de préciser les relations respectives de ces trois fondements traditionnels de la morale chré­tienne. D’autres, vivant sur l’acquis, ne s’en donneront plus la (p.144) peine, notamment les déistes, auxquels Gassendi avait su poser à l’avance la vraie question. Chaque grand nom, chaque texte traitant de morale, repose désormais cette question : « Au cas où vous n’auriez pas été élevé parmi les chrétiens, ces choses vous seraient- elles jamais venues à l’esprit? » Elle semble bien oubliée, la maxime spontanément « relativiste » de Montaigne : « Ces lois de la conscience, que nous disons naître de nature, viennent de la coutume1…» Certes, la question de Gassendi devrait être posée de façon différente, suivant les auteurs, ce que nous ne saurions faire dans le cadre de cet ouvrage : contentons-nous de citer Diderot, peut-être la meilleure tête française de son temps, pour lequel « les lois morales sont les mêmes partout2 » — un signifiant typique des Lumières, et dont le signifié pourrait en définitive se transcrire « la raison du plus fort est toujours la meilleure » — car la Raison dite universelle européenne était, les dictionnaires nous le disent bien, à la fois juge et partie, sentence sans appel et plaidoirie contraignante, lourde de menaces sous-entendues…

 

La partialité de cette Raison fut d’autant plus lourde de consé­quences que des conceptions préracistes risquaient également de se laisser induire des nouvelles méthodes scientifiques-expérimentales. Qui dit expérience dit observation, mais aussi instrument, loupe, scalpel ou balance; avant l’élaboration de la méthode psychana­lytique, la science positive n’explorait de l’homme que ce qui était en lui tangible, mesurable ou pondérable, et c’est dans ce cadre que les savants étaient facilement conduits à postuler, à partir des caractères physiques, les seuls qui leur fussent accessibles, des carac­tères mentaux ou moraux, et à spiritualiser de la sorte, à leur insu et souvent malgré leur matérialisme, la forme des crânes et la couleur des épidermes. Il va de soi que ces errements étaient eux aussi (p.145) imposés, au-delà de la nécessité ou de la limitation scientifique, par une option philosophique. C’est Voltaire qui, dans son Traité de Métaphysique, en énonçait un principe général : « Quand nous ne pouvons nous aider du compas des mathématiques ni du flambeau de l’expérience et de la physique, il est certain que nous ne pouvons faire un seul pas. »

 

(p.157) L’homme qui domine les sciences de la nature au XVIIIe siècle, Charles Linné, partageait l’orthodoxie protestante de Bonnet, Haller et Meier. Comme eux, il pensait que chaque espèce végétale ou animale descendait d’un seul parent (végétal) ou d’un couple (animal), divinement créés il y a cinq millénaires et demi. Le dicton « Dieu créa, et Linné classa » tire peut-être son origine de la pro­digieuse suffisance de ce célèbre Suédois : n’écrivait-il pas à son propre propos — et à la troisième personne : « Dieu lui a permis de jeter un coup d’œil dans son cabinet de conseil secret. (…) Le Seigneur a été avec lui partout où il a passé. Il a exterminé ses ennemis et fait de son nom un grand nom, comme aux grands de la terre i. 2. » Peut-être est-ce cette mégalomanie de Linné qui lui a permis de franchir un pas décisif, en intégrant, dans son Système de la nature, l’homme dans le règne animal. Mais l’Homo sapiens n’entrait pas tout nu dans ce royaume : Linné l’affublait des défroques dont l’avaient doté des générations de voyageurs et de savants blancs. L’ordre des Antropomorpha, qui devint plus tard celui des Primates, et qui contenait les singes, comme chez Ray, s’enrichissait des quatre variétés multicolores suivantes :

 

« Europaeus albus : …ingénieux, inventif… blanc, sanguin… Il est gouverné par des lois.

« Americanus rubesceus : content de son sort, aimant la liberté… basané, irascible… Il se gouverne par les usages.

« Asiaticus luridus : …orgueilleux, avare… jaunâtre, mélancolique… H est gouverné par l’opinion.

« Afer niger : …rusé, paresseux, négligent… noir, phlegmatique… Il est gouverné par la volonté arbitraire de ses maîtres 3. »

 

Dans un ouvrage plus tardif, Linné approfondissait encore davan­tage le fossé entre les Blancs législateurs et les Noirs esclaves : à en juger par le contraste entre l’Européen et l’Hottentot, écrivait-il, « il serait difficile de se persuader qu’ils sont issus de la même origine  ».

 

(sans page)

« Dans le cours des siècles, observait Freud, la science a infligé à l’égoïsme naïf des hommes deux grandes défaites. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique (…) Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’humanité à une place privilégiée dans l’ordre de la création (…) Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours, qui se propose de montrer au moi qu’il n’est pas seulement maître dans sa propre maison… » (cf. Introduction à la psychanalyse, Paris 1956, p. 308).

 

 

(p.151) L’ANTHROPOLOGIE DES LUMIERES

 

(p.166) Il n’est pas difficile de trouver le pendant ou le reflet des vues de Buffon chez des auteurs aussi idylliques — ou aussi idéalisés — que Bernardin de Saint-Pierre, qui invoquait, à propos des Noirs, la malédiction de Chain \ ou que l’anti-esclavagiste abbé Raynal, chez lequel « le sang nègre se mêle peut-être à tous les levains qui altèrent, corrompent et détruisent notre popu­lation ». C’est à peine si l’article « Nègres » de la célèbre Ency­clopédie de Diderot et d’Alembert manifeste plus de bienveillance3. Quant à Diderot lui-même, il lui arrivait de proclamer la supé­riorité blanche par la bouche de son « bon sauvage » tahitien, et de philosopher comme suit sur la race inférieure des Lapons : « Qui sait si ce bipède informe, qui n’a que quatre pieds de hauteur, qu’on appelle encore dans les voisinages du pôle un homme et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant un peu davantage, n’est pas l’image d’une espèce qui passe?» D’autres auteurs, notamment Voltaire, dont

C’est ainsi que certains des champions les plus écoutés des Lumières posaient les fondements du racisme scientifique du siècle suivant.

 

3.  Non seulement leur couleur les distingue, mais ils diffèrent des autres hommes par tous les traits de leur visage, des nez larges et plats, des grosses lèvres et de la laine au lieu de cheveux, paraissant constituer une nouvelle espèce d’hommes. Si on s’éloigne de l’équateur vers le pôle antarctique, le noir s’éclaircit, mais la laideur demeure : on trouve également ce vilain peuple qui habite la pointe méri­dionale de l’Afrique (…) Si par hasard on rencontre d’honnêtes gens parmi les Nègres de la Guinée (le plus grand nombre sont toujours vicieux), ils sont pour la plupart enclins au libertinage, à la vengeance, au vol et au mensonge. Leur opiniâ­treté est telle qu’ils n’avouent jamais leur faute, quelque châtiment on leur fasse subir; la crainte même de la mort ne les émeut pas. »

 

(p.167) Montesquieu (malgré sa tendance à la germanomanie 4), et Helvétius, puisque, pour l’un comme pour l’autre, c’est essentielle­ment l’éducation au sens large, la nourriture ambiante ou nurture, qui faisaient de l’homme ce qu’il est2. N’oublions pas Condillac, et surtout Condorcet, dont l’Epître aux nègres esclaves s’ouvrait sur cette profession de foi : « Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même rai­son, les mêmes vertus que les Blancs 3… » On peut aussi détacher en ce sens les écrits du bien calomnié et bien incompris auteur de l’ homme machine, Julien de La Mettrie. Quant à Holbach, souvent considéré comme son continuateur, son Système de la nature peut justifier cette réputation, mais dans d’autres écrits sa passion anti­cléricale et son progressisme sommaire le conduisaient à s’attaquer aux Juifs sur un ton au moins ambigu :

« Ce peuple uniquement chéri par un Dieu immuable est devenu très faible et très misérable. Victime en tous temps de son fanatisme, de sa religion insociable, de sa loi insensée, il est maintenant dispersé dans toutes les nations, pour lesquelles il est un monument durable des effets terribles de l’aveuglement superstitieux (…) Ose donc enfin, ô Europe, secouer le joug insupportable des préjugés qui t’affligent! Laisse à des Hébreux stupides, à de frénétiques imbéciles, à des Asia­tiques lâches et dégradés, ces superstitions aussi avilissantes qu’in­sensées; elles ne sont point faites pour les habitants de ton climat… ferme pour toujours les yeux à ces vaines chimères, qui depuis tant de siècles n’ont servi qu’à retarder le progrès vers la science véritable et à t’écarter de la route du bonheur 4! »

 

Reste enfin le cas de Jean-Jacques Rousseau. Certes, chez ce génie erratique, assoiffé d’égalité et de justice, on ne trouve pas de jugements différentiels sur les hommes et les peuples du monde, et il ne se faisait pas faute de critiquer les préjugés et jugements présomptueux d’un Buffon et d’un Voltaire ; «… Toute la terre est couverte de nations dont nous ne connaissons que les noms : et nous nous mêlons de juger le genre humain! » Le passage bien connu du Discours sur l’origine de l’inégalité… dont ce cri est extrait s’achève sur l’esquisse d’un programme d’études anthropologiques « sur le terrain » qu’il semble avoir été le premier à préconiser, « dans (p.168) un siècle où l’on se pique de belles connaissances ». Pourtant, on peut se demander si Rousseau mérite l’emploi de saint patron de l’anthropologie, auquel semble songer pour lui M. Claude Lévi-Strauss : son « homme naturel » n’est-il pas bâti sur des « raison­nements hypothétiques et conditionnels », aussitôt invalidés chez cet ex-calviniste par la croyance à la chute originelle?

En effet, à y regarder de plus près, tous les raisonnements et descriptions de Rousseau semblent n’être qu’une transposition ou une laïcisation de cette idée première. Son théorique « homme natu­rel » est situé, du point de vue de l’éthique, au sommet d’une sorte de courbe en cloche, « à des distances égales de la stupidité des brutes et des funestes lumières de l’homme civil »; la perdition commence dès que cet homme se fait agriculteur et forgeron (« ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain »); dans ce contexte, Rousseau convient à nouveau que 1’ « homme naturel » n’existe pas, puisque les peuplades exotiques connues sont « déjà loin du premier état de nature ». Par ailleurs, Rousseau témoigne également des superstitieuses incertitudes du siècle des Lumières, en ce qui concernait la question des barrières interspécifiques. En effet, en se demandant si l’orang-outang était un homme, il songeait lui aussi à une expérience de croisement entre l’homme et le singe, qu’il écartait aussitôt pour des raisons tout autres que scientifiques.

 

(p.169) Emmanuel Kant, qui a beaucoup médité et écrit sur la question des races humaines, élabora sur ce sujet des principes qui firent autorité dans le monde scientifique jusqu’au milieu du xxe siècle; en 1968 encore, un anthropologue allemand de renom, W. E. Mühl- mann, le qualifie de « fondateur du concept moderne de race 1 ». En ce cas, on est porté à penser que ce concept, quelle qu’en ait pu être la vigueur logique, ne fut pas infaillible. On est singuliè­rement renforcé dans cette supposition quand on prend connais­sance des applications pratiques que le philosophe faisait lui-même de ses conceptualisations. On les trouve dans son Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), dans laquelle Kant résumait les cours qu’il avait professés pendant trente ans, et on demeure interdit devant les platitudes et les lieux communs qui abondent, notamment dans la seconde partie (« La caractéristique anthropo­logique »).

Presque à titre d’entrée en matière, Kant y traite du « caractère du sexe » : «… Il est facile d’analyser l’homme; la femme, elle, ne trahit pas ses secrets, tout en gardant fort mal celui des autres (à cause de son bavardage). L’homme aime la paix domestique, et se soumet facilement à son gouvernement, pour n’être pas gêné dans ses affaires; la femme ne répugne pas à la guerre domestique, où la langue est son armei. 2… » Après un tel jugement porté par le célibataire endurci sur le sexe qu’il fuyait, on n’est pas tellement étonné de constater que le métaphysicien qui ne quittait jamais Königsberg omet de nous parler, sous les rubriques « caractère du peuple » et « caractère de la race », des races autres que la sienne, autres que sa race blanche. Ainsi, on ignore ce que Kant aurait pu dire exactement à propos des Esquimaux ou des Nègres. On croit l’entrevoir en lisant « qu’il est ici question du caractère inné, naturel, qui a pour ainsi dire son siège dans la composition du sang humain 3 ». C’est donc sur la « composition du sang » que Kant se fonde en définitive pour nous décrire, en les opposant entre eux <ie la manière la plus conventionnelle, les caractères respectifs de l’Anglais, du Français, de l’Allemand et de l’Italien. Son dessein implicite s’éclaire un peu mieux lorsqu’il traite du caractère espagnol. (p.170) Le passage qu’il lui consacre s’ouvre sur cette affirmation : « L’Espagnol [est] né du mélange du sang européen et arabe (maure)… » et s’achève sur cette conclusion : « …comme le montrent les courses de taureaux, il est cruel (à preuve les anciens autodafé), et ce goût prouve que son origine est en partie hors d’Europe 1 ». La conception anthropologique générale se précise lorsque Kant moralise, un peu plus loin : « Voici le jugement qu’on peut porter avec vraisemblance : le mélange des souches (par des grandes conquêtes), en effaçant peu à peu les caractères, n’est pas profi­table au genre humain indépendamment de toute prétendue phi­lanthropie 1 2. »

Ce qui est donc, avec vraisemblance, profitable, c’est la pureté de la « souche » — mais quelle souche? A ce propos, une autre timide excursion vers les confins de l’Europe montre d’une façon autrement significative à quel point Kant, lorsqu’il dépeignait l’homme concret, ne faisait que ressasser les séculaires préjugés du vulgaire. Traitant tout à la fin d’un « autre peuple chrétien, les Arméniens », il parle de « leur esprit de commerce bien particulier », ce dont il ne sait que les louer : « peuple raisonnable et diligent… (qui) sait se faire accueillir pacifiquement par tous les peuples chez lesquels ils se rend… ». Mais les pacifiques occupations du commerce deviennent délictueuses lorsqu’elles sont exercées par un peuple qui n’est pas chrétien — à savoir, les Juifs; un tel peuple devient même en quelque sorte philosophiquement impensable:

« Les Palestiniens qui vivent parmi nous ont la réputation fort justifiée d’être des escrocs, à cause de l’esprit d’usure qui règne parmi la majeure partie d’entre eux. Il est vrai qu’il est étrange de se repré­senter une nation d’escrocs; mais il est tout aussi étrange de se repré­senter une nation de commerçants, dont la partie de loin la plus impor­tante, reliée par une ancienne superstition, reconnue par l’État où ils vivent, ne recherchent pas l’honneur bourgeois, et veulent compenser cette défaillance par l’avantage de tromper le peuple qui leur accorde sa protection ou même de se tromper les uns les autres. Mais une nation qui n’est composée que de commerçants, c’est-à-dire de membres non productifs de la société, ne peut être autre chose que cela… » (in: Vermische Schriften, KANT)

Ainsi, les mœurs des « Palestiniens » sont des mœurs juives : la cruauté espagnole ne serait-elle pas la proverbiale « cruauté musul­mane »? Certes, Kant professait, pour des raisons philosophiques,la croyance en l’unité du genre humain : mais en cela aussi il ne faisait, après tout, que se conformer à la vue dominante de son temps.

Autrement objective que l’anthropologie de Kant fut celle de Johann-Friedrich Blumenbach (1752-1840). Ce professeur de Göttingen est généralement considéré comme le fondateur de 1’ « anthro­pologie physique », domaine d’investigation aussi respectable qu’un autre, à condition que les investigateurs ne s’égarent pas dans les chemins de traverse des jugements et inférences de valeur. A cette tentation, jadis presque irrésistible, Blumenbach opposa de louables résistances, et les cinq grandes races qu’il décrivait n’étaient en principe ni « bonnes » ni « mauvaises » en soi. S’il y céda, ce fut par le biais du jugement esthétique, en faisant l’éloge du visage des peuples blancs, de « ce visage (qui) le fait regarder en général comme le plus beau et le plus agréable (…) J’ai donné à cette variété, continuait-il, le nom du mont Caucase, parce que c’est dans son voisinage que se trouve la plus belle race d’hommes, la race géor­gienne, et que s’il est possible d’assigner un berceau au genre humain, toutes les raisons physiologiques concourent à le placer à cet endroit… Enfin, la peau des Géorgiens est blanche, et cette couleur paraît encore appartenir primitivement au genre humain, mais elle dégénère facilement en une couleur noirâtre … ». On reconnaît la « théorie des dégénérations » de Maupertuis et de Buffon. D’une manière peut-être typiquement professorale, Blumenbach, après avoir mis en valeur la beauté des visages de Géorgiens, faisait l’éloge de leurs crânes, « cette belle forme de crânes, dont les autres semblent dériver, jusqu’à ce qu’ils arrivent aux points les plus éloignés, qui sont les crânes des Malais et des Nègres 2 ». La catégorie de « race caucasienne » introduite par Blu­menbach servit dans la première moitié du xxe siècle de critère pour l’immigration sélective aux États-Unis, permettant d’écarter d’une part les races de couleur, et de l’autre la « Hebrew race »; elle fut donc, du point de vue administratif, la « race aryenne » d’outre-Atlantique, avant 1939-1945.

 

 

(p.173 ) LES ANTHROPOLOGUES EXTRÉMISTES (LE POLYGÉNISME)

 

La doctrine de l’unité du genre humain, contestée dès les temps préchrétiens pour des raisons cabalistiques ou philosophiques, fut combattue au siècle des Lumières au nom de considérations qui se voulaient scientifiques : mais la ligne exacte de partage est malaisée à tracer. L’un des premiers adeptes du « polygénisme », le médecin anglais John Atkins (1685-1757), convenait lui-même d’une « hétérodoxie » qu’on peut croire plutôt religieuse : « Bien que cela soit un peu hétérodoxe, je suis convaincu que les races blanche et noire descendent, ab origine, de premiers parents de couleur différente », écrivait-il4. Atkins pensait également que la * race noire pouvait se croiser avec la race simiesque, pour enfanter des hybrides infertiles, semblables en cela aux mulets. Peu après, cette doctrine trouvait un champion formidable, en la personne de Voltaire.

(p.174) Pour l’historien, le paradoxe ou l’énigme présentés par Voltaire est qu’il demeure dans la mémoire des hommes le prince des apôtres de la tolérance, en dépit d’un impitoyable exclusivisme qu’on ne saurait qualifier autrement que de raciste, et dont ses écrits témoignent autant que sa vie. En ce qui concerne les hommes de couleur, il révélait lui-même, dès sa première attaque, l’une des clés de sa passion. Ouoiqu’en dise « un homme vêtu d’une longue soutane noire, écrivait-il dans son Traité de métaphysique (1734), les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes sans barbe, ne viennent pas du même homme ». L’ancien élève des jésuites s’insurgeait donc contre l’enseignement qu’il avait reçu; mais il se conformait à la vue commune en plaçant les Noirs tout au bas de l’échelle : les Blancs étaient « supérieurs à ces nègres, comme les nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres », écrivait-il un peu plus loin x. Vingt ans plus tard, Voltaire développait sa vision anthropologique dans son célèbre Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Après avoir posé qu’il « n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos… sont des races entièrement différentes», il appliquait spécifiquement aux Nègres l’épithète « d’animaux »; puis, se référant aux auteurs anciens, il parlait des « espèces mons­trueuses (qui) ont pu naître de ces amours abominables », entendant par là les accouplements entre singes et Négresses. Plus loin, l’existence du Nouveau Monde lui fournissait d’autres arguments en faveur du polygénisme, et le polygénisme à son tour lui permet­tait de proposer des justifications « naturelles » à l’esclavage. L’édifice anthropologique de Voltaire est couronné dans le chapitre traitant de l’Inde, à laquelle il attribue une ancienneté ou une prio­rité qui lui permet de démystifier à loisir l’enseignement judéo- chrétien, en jouant notamment sur les étymologies : Adam ne vient-il pas d’Adimo, et Abraham, de Brama ? C’est dans ce cha­pitre que ses éditeurs posthumes (probablement Condorcet) se sentirent obligés d’insérer une assez longue note rectificative, pour dire qu’entre monogénisme et polygénisme, il était impossible à un auteur sérieux de trancher B. Pour sa propre part, Voltaire s’en tint à des procédés polémiques de ce genre jusqu’à la fin de ses (p.175) j0urs, qu’il s’agisse des attaques antijuives de son célèbre Diction­naire -philosophique (1764), ou des pointes antijésuites de la Défense démon oncle (1767), où, traitant « Des hommes de différentes couleurs », il s’en prenait notamment au Père Lafitau. Si aucun homme n’en a fait autant que Voltaire pour démolir les idoles et les préjugés du passé, nul n’a autant propagé et amplifié les aberra­tions du nouvel âge de la science.

 

 

(p.180) Une recherche plus approfondie que la nôtre montrerait peut-être qu’au lendemain de 1815, les extrémistes des théories raciales en France se recrutaient parmi les bonapartistes plutôt que parmi les partisans des Bourbons. De ce point de vue, il serait intéressant de comparer entre elles plus systématiquement que nous ne saurions le faire, deux grandes encyclopédies de sciences naturelles, publiées toutes les deux à partir de 1816 à Paris. L’une, le Dictionnaire des sciences naturelles, était dirigée par le baron de Cuvier (per­sonnage hautement officiel), assisté de « plusieurs naturalistes du Jardin du Roi »; l’autre, le Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle, par Jean-Joseph Virey (qui venait de démissionner de l’armée), assisté d’une « société de naturalistes et d’agriculteurs ». Certes, à l’article « Homme », les races de couleur se trouvaient malmenées dans l’un comme dans l’autre, mais au ton relativement mesuré du comte de Lacépède dans la première encyclopédie s’opposaient les outrances de la seconde, où on retrouvait, sous la signature de Virey lui-même, les fables relatives au commerce amoureux des Nègres avec les singes, à leur sang et à leur cerveau noirs, et ainsi de suite. Pour mieux marquer que le Noir n’était pas un homme, Virey avançait, entre autres arguments, celui du pediculus nigritarum.

« Ajoutons une induction, qui n’est pas sans importance, et qui m’a été communiquée par notre savant entomologiste Latreille; savoir que comme chaque espèce de mammifère, d’oiseau, etc., a souvent ses insectes parasites, qu’on ne trouve que pour elle seule, il en est de même du nègre; il a son pou qui est tout différent de celui du blanc. Le pediculus nigritarum (Fabricius, Syst. antl., Brunsw. 1805, p. 340) a la tête triangulaire, le corps rugueux et une couleur noire, ainsi que le nègre… »

 

 (p.195) La nouvelle anthropologie des Lumières fournissait le cadre général d’un phénomène sémantico-social que nous avons longue­ment étudié dans nos travaux précédents, mais qui se laisse résumer en quelques mots : des sentiments et ressentiments indéracinables de l’Occident chrétien s’exprimèrent désormais en un nouveau vocabu­laire. En Allemagne, où l’émancipation des Juifs, parce que survenue sous l’occupation française, était doublement impopulaire, le patrio­tisme germanomane était voué à prendre, ne fût-ce que secondaire­ment, un tour « antisémite ». Ainsi, l’antisémitisme préexistait à l’idée aryenne, et favorisait son emprise; mais si les germanomanes se montraient presque toujours antisémites, ils n’étaient pas nécessairement des adeptes de la nouvelle généalogie indienne : ils l’étaient d’autant moins que celle-ci entrait en collision avec la vieille tradition patriotique suivant laquelle les Germains n’étaient redevables de leurs origines qu’à eux-mêmes 1. Telle sera aussi la conception qui triomphera par la suite, dans la première moitié du xxe siècle : le terme Aryens sera conservé, mais il se trouvera vidé de sa substance indienne. Au début du xixe siècle égale­ment, des germanomanes aussi représentatifs que E. A. Arndt ou F. L. Jahn, sans parler de Fichte, avec sa thèse du « peuple originel » allemand, ignorent complètement l’affiliation indienne, qu on peut considérer, en toute dernière analyse, comme une mytho­logie de transition qui entre la généalogie créationniste de la Bible, et la généalogie évolutionniste de Darwin, eut sa fonction à remplir.

 

(p.199) (…) le propagateur de loin le plus influent du mythe indo­germain ou aryen fut Jakob Grimm, l’initiateur du célèbre diction­naire, et l’oracle des auteurs de manuels de littérature et d’his­toire : c’est surtout par ce canal que dans la seconde moitié du xixe siècle, le mythe se trouvera enseigné à un innombrable public. Ouvrons par exemple la classique Histoire de la langue allemande (1848), dont Grimm disait lui-même en préface que, paraissant à un moment crucial de l’histoire, elle était « un ouvrage politique jusqu’à la moelle des os 4 ». Nous y trouvons un chapitre intitulé « Immigration » (Einwanderung), dans lequel sont décrites, et (p.200) même datées, les ruées successives des colons : d’abord les Grecs (1800 avant J.-C.), suivis par les Romains et les Celtes. « Quant à l’histoire des Allemands, continue-t-il, qui sont le quatrième peuple à faire leur avance en Europe, il est d’usage de la commencer par la relation de Pythéas, aux temps d’Alexandre le Grand 1. » Suivent, toujours numérotés, les Lithuaniens, les Slaves, les Thraces et les Scythes; aux Finnois et aux Ibères également, Grimm tend à attribuer une origine asiatique. Tous ces colons se sont mis en ( route, poussés par un « irrésistible instinct » : (…).

 

(p.209) En tant que propagandiste de l’aryanisme, Renan mérite d’être placé aux côtés de son ami Max Müller : si le rayonnement de l’un s’exerçait surtout dans les pays latins, et celui de l’autre dans le monde anglo-saxon et germanique, ils faisaient pareillement autorité dans la communauté scientifique internationale.

(p.209) L’approbation par Renan de l’ouvrage de Gobineau semble parler ici son propre langage, comme le faisait la désapproba­tion de Tocqueville.

 

 (p.210) A cet apanage des Aryens, Renan opposait « l’épouvantable simpli­cité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate… ».

 

(p.213) La supériorité qui lui avait été octroyée sur le reste de la création, l’Adam britannique l’étendait très naturellement aux races de couleur — voire aux races du continent européen —, et l’imagina­tion des romanciers, celle de Walter Scott en premier lieu, a forte­ment contribué à la montée des doctrines raciales du xixe siècle. Mais ces auteurs évitaient de toucher à la question réservée des premières origines.

 

 

(p.219) (…) en 1809, dans un tout autre contexte politique, l’autre grand coryphée de l’évolutionnisme, Lamarck, proposait dans sa Philosophie zoologique l’hypothèse suivante :

 

« Que l’on suppose maintenant qu’une race… perfectionnée ayant acquis, par des habitudes constantes dans tous ses individus la conformation que je viens de citer… alors on concevra :

1. Que cette race plus perfectionnée dans ses facultés étant par là venue à bout de maîtriser les autres, se sera emparée à la surface du globe de tous les lieux qui lui conviennent;

2. Qu’elle en aura chassé les autres races… et qu’elle les aura contraintes de se réfugier dans les lieux qu’elle n’occupe pas;

3. Que… les tenant reléguées dans les bois ou autres lieux déserts, elle aura arrêté les progrès du perfectionnement de leurs facultés, tandis qu’elle-même… se sera successivement créé des besoins nouveaux qui auront excité son industrie et perfectionné graduellement
ses moyens et ses facultés;

4. Qu’enfin, cette race prééminente (aura) acquis une suprématie absolue sur toutes les autres… »

Pourtant, la race supérieure ainsi décrite n’était pas spécifiquement la race européenne ou blanche. Lamarck opposait de la sorte, sous le titre de « Quelques observations relatives à l’homme », la race des Bimanes à celle des Quadrumanes, les hommes, aux singes.

(p.220) Mais de la manière dont elle était formulée en 1809, sa vision d’une race conquérante qui domine sur toutes les autres se laisse bien mettre en rapport avec l’expansion française en Europe. Notons par ailleurs que Lamarck se réclamait de la philosophie de Cabanis, et semblait ramener, comme lui, aux « faits physiques », les mani­festations de la vie et de l’intelligence.

 

(p.221) Ce refus, nous avons déjà cru pouvoir le relever chez certains illustres écrivains des Lumières, notamment sous la forme de théories polygénistes : ce que la méditation de l’expérience révolutionnaire semble apporter de nouveau est la tendance à en tirer des conclusions concrètes, d’ordre politique. C’est ainsi que le même Saint- Simon critique en 1803 le principe de l’égalité, qui, appliqué aux Noirs, a provoqué des catastrophes, dans les colonies : les révolu­tionnaires ont eu grandement tort d’émanciper une race inférieure :

« Les révolutionnaires ont fait application aux Nègres des principes d’égalité : s’ils avaient consulté les physiologistes, ils auraient appris que le Nègre, d’après son organisation, n’est pas susceptible, à condi­tion égale d’éducation, d’être élevé à la même hauteur d’intelligence que les Européens. »

On croit apercevoir un écho de la propagande antiémancipatrice des planteurs, qui, dès 1790-1791, faisait appel à des arguments franchement « racistes 3 ». Un peu plus loin, dans une de ces « visions» (p.222) relatives à la nouvelle religion scientifique que Saint-Simon insérait dans ses écrits, il comparait les Européens aux enfants d’Abel, et les peuples de couleur à la postérité de Caïn. « Vois comme ces Africains sont sanguinaires; remarque l’indolence des Asiatiques. » Mais le fondateur de la nouvelle religion (c’est-à-dire, en rêve, Saint-Simon lui-même), rassemblera une armée qui « soumettra les enfants de Caïn à la religion ». On a vu un enfant de la France révolutionnaire, Virey, esquisser d’une autre manière cette mission des Européens, « tête du genre humain », et c’est de ce climat du temps
que nous avons cru trouver un reflet dans la pensée biologique de Lamarck.

 

(p.226) (…) c’est aux États-Unis que se développèrent à l’époque les formes extrêmes des théories racistes antinoires, illustrées par les noms de Morton, Giddon et Nott, tous les trois adeptes des nouvelles méthodes de l’étude des capacités crâniennes, ou de l’index céphalique. Cette école finit par être connue et par exercer une certaine influence sur le continent européen : ainsi, l’Allemand Carus, pour démontrer l’inégalité des races humaines, s’appuyait sur la craniologie de Morton, et Renan procla­mait son accord avec le classement racial proposé par Nott et Giddon, dans leur Indigenous Races of the earth 3.

 

(p.228) Revenons donc au berceau continental du racisme. En ce qui concerne la France, les vues moyennes qui y régnaient dans le deuxième quart du XIXe siècle sont bien reflétées par les écrits d’Auguste Comte .

Pour le fondateur de la philosophie positiviste, il allait également de soi que l’élite ou l’avant-garde de l’humanité était constituée par la race blanche, et, plus spécialement, par les peuples de l’Europe occidentale. En conséquence, il pensait que seule l’étude de l’histoire des « ancêtres de cette population privilégiée », pré­sentait quelque intérêt : les recherches orientalistes, si populaires à son époque, lui paraissaient inutiles et même nocives 5. Par ailleurs, il ne voulait connaître que trois grandes races, la blanche, la jaune et la noire, « les seules dont la distinction soit vraiment positive » : à la première, il concédait le principe de l’intelligence, à la deuxième, le principe de l’activité, à la troisième, le principe du sentiment.

 

(p.244) De plus en plus, les principaux fils de cette étude vont nous mener désormais en Allemagne, terre élue des fantasmes raciaux de l’Europe, haut lieu de l’idée d’une pureté à laquelle les guerres napoléoniennes avaient conféré des accents nationalistes militants.

 

(p.248) Hegel décrivait les races de couleur, les Noirs notamment, d’une manière qui suggérait invinciblement l’idée d’une infériorité congénitale. « Le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie, écrivait-il; il faut faire abstraction de tout respect et de toute moralité si on veut le comprendre; on ne peut rien trouver dans son caractère qui rappelle l’homme. » Il ne fallait pas chercher loin les preuves de l’indignité du nègre : « C’est considéré comme une chose permise de manger de la chair humaine… l’immortalité de l’âme est ignorée… » (…)

(p.249) Hegel en venait à invoquer, à mots à peine couverts, la pureté du sang germanique. « La pure intériorité de la nation germanique, écrivait-il, a été le terrain véritablement propre à l’affranchissement de l’esprit; les nations latines, au contraire, ont au plus profond de leur âme, dans la conscience de l’esprit, conservé la division; issues du mélange du sang romain et du sang germanique, elles gardent toujours encore en elles-mêmes cette hétérogénéité. » L’idée se trouvait ensuite reprise dans un langage plus typiquement hégélien : « Chez les peuples latins se manifeste aussitôt la scission, l’attache­ment à un abstrait, et par suite nullement cette totalité de l’esprit, du sentir, que nous appelons âme, cette méditation de l’esprit sur lui-même en soi — mais au plus profond d’eux-mêmes, ils sont hors d’eux-mêmes … »

Ce jugement sur les « Welches » se laisse mettre en rapport avec les écrits de jeunesse de Hegel, qui font pénétrer dans un curieux univers mystique2. Les condamnations, d’une férocité parfois inouïe 3 qu’il porte dans ces Theologische Jugendschriften contre le peuple juif, y enrobent un passage où il en vient à déplorer l’oubli par les Allemands de leurs propres traditions et légendes.

 

(p.251) On en arrive au cas instructif de Karl Marx et Friedrich Engels, qui voulurent replacer l’hégélianisme « sur ses pieds ». On respire aussitôt un autre air; et pourtant, les fondateurs du socialisme scientifique ne pouvaient faire autrement que situer les « civilisés », moralement et intellectuellement, au-dessus des « sauvages », pré­cisément parce qu’ils se pliaient au verdict pratique de la science de leur époque. Au surplus, ils ne tiraient pas respectivement les mêmes conclusions de cette science, ce qui les amenait à l’occasion à polémiquer entre eux; de ce fait, leur cas devient doublement instructif.

Pour Engels comme pour Marx, il était entendu que la race blanche, porteuse du progrès, était plus douée que les autres races. Dans sa Dialectique de la Nature, par exemple, Engels écrivait que « les sauvages les plus inférieurs » pouvaient retomber dans « un état assez proche de celui de l’animal »; plus loin, un raisonnement plus précis, au cours duquel il se référait à Hegel et à Lamarck, lui faisait conclure que les Noirs étaient congénitalement incapables (p.252) de comprendre les mathématiques. Au moins s’abstenait-il de hiérarchiser les peuples européens entre eux, de même qu’il plaçait au même niveau « Sémites » et « Aryens », dans lesquels il voyait les deux races humaines les plus « avancées ». En revanche, la pensée de Marx restait teintée par les hiérarchies germanomanes — cas qui était loin d’être isolé, parmi les Juifs allemands de ce temps. En 1865, il s’intéressait aux vues d’un certain Duchinski, d’après lequel les Russes étaient d’origine mongole, et il concluait : « Ils ne sont pas Slaves, n’appartiennent pas en somme à la race indogermanique, et sont des intrus qu’il faut rejeter au-delà du Dniepr 3! » L’année suivante, il croyait avoir trouvé l’explication scientifique de la supériorité des Européens sur les Russes dans le livre d’un voyageur français, Pierre Trémaux, qu’il recommandait à Engels en ces termes : « Dans l’application historique et pratique, Trémaux est bien plus important et plus riche que Darwin. C’est ainsi que pour certaines questions, telles que la nationalité, etc.,

1 il trouve une simple base naturelle. »

 

(p.253) Ce déterminisme géo-racial, qui fondait aux yeux de Marx l’infériorité des Noirs ou des Russes, se laissait malaisément appli­quer au peuple errant des Juifs.

 

(p.256) L’exaltation patriotique des guerres napo­léoniennes, la glorification de la langue, de la religion ou du sang des Germains, trouvait son terrain le plus favorable dans les uni­versités, et dans les milieux révolutionnaires, qui rêvaient d’une Allemagne unifiée, dont seraient exclus les allogènes, c’est-à-dire les Welches et les Juifs, déjà boycottés par la plupart des corporations estudiantines. (…) . De ce fait, de nombreuses voix réclamèrent, (p.257) tout au long du XIXe siècle, le retrait des droits civiques aux Juifs. La querelle, qui fit surtout rage en 1815-1830, faisait pendant à sa manière à la querelle française des deux races; comme cette dernière, elle avait des soubassements (ou des prétextes) d’ordre économique. Si, en France, la « force pécuniaire », selon Saint-Simon, était détenue par les Gaulois, un chœur de voix s’élevait en Allemagne pour déplorer la mainmise des Juifs sur cette force, et en ce sens, Karl Marx, dans sa Question juive, ne faisait que refléter une opinion largement répandue.

 

(p.264) la bipartition entre Aryens et Sémites était ainsi acceptée d’une manière quasi dogmatique par l’ensemble des chercheurs. Vers 1860, cette croyance faisait déjà partie de l’outillage intellectuel de tous les Européens cultivés.

 

(p.265) On revient ainsi à l’emprise, effective ment tyrannique, exercée par la linguistique sur l’anthropologie : ce n’est pas seulement au milieu du xxe siècle, à l’ère de l’anthro­pologie structurale, c’est aussi tout au long du xixe, dans le sillage de l’orientalisme romantique, que la linguistique faisait office de science-pilote, imposant ses méthodes ou son autorité à d’autres disciplines humaines. Les anthropologues constatent cette sujétion, les uns, pour la déplorer, les autres, pour la trouver légitime, et leurs commentaires ne manquent pas d’intérêt, ne fût-ce que parce qu’ils nous montrent que les difficultés ou les malentendus des relations interdisciplinaires ne datent pas d’hier.

 

(p.267) Il nous faut maintenant examiner de plus près la matière première que les linguistes fournissaient à leurs tributaires, anthropologues, préhistoriens ou archéologues. Nous avons déjà vu ce qu’il en était d’Ernest Renan et de Max Müller, les deux grands vulgarisateurs de la théorie aryenne. Autour d’eux, une foule d’auteurs mineurs affichaient leur impérialisme linguistique d’une façon plus naïve. Citons le philologue F.-G. Bergmann (1812-1895), pour qui les origines des « peuples primitifs de la race de Japhète » devaient être explorées « par des sciences moitié physiques moitié philoso­phiques » — ce par quoi il entendait évidemment les sciences du langage3 ou son confrère belge Honoré Chavée (1815-1877), qui croyait avoir démontré « scientifiquement, par des faits d’histoire naturelle du langage, la diversité naturelle de la constitution men­tale, et par conséquent, de l’organisation cérébrale » des Aryens et des Sémites 4. Le philologue A.-Fr. Pott, déjà mentionné, fut poussé par la lecture de Gobineau à rédiger un essai sur l’Inégalité des races humaines, surtout du point de vue de la science philologique, (p.268) en considération de l’ouvrage du comte de Gobineau, portant le même titre (1856) — et a ainsi contribué à assurer la gloire posthume de celui-ci h D’autres savants, qui paraissaient se désintéresser de la question des races et des origines humaines, faisaient état eux aussi d’une croyance acceptée par eux sans critique. C’est ainsi que le grand linguiste August Schleicher (1821-1868) se contentait de résumer en sept ou huit lignes la thèse de J. Grimm sur les « vagues d’immigration successives », pour conclure : « Il faut donc chercher dans la haute Asie centrale la patrie du peuple indo-germanique originel. » Mais cette phrase laconique faisait elle aussi partie des « assertions des linguistes [qui], là comme ailleurs, ont pesé sur les jugements des anthropologues, jugements, qui, sitôt formulés, ont été invoqués à leur tour par les linguistes » — pour paraphraser une heureuse formule de l’archéologue Joseph Reinach, à propos du mode de formation de ce « mirage oriental».

Tout différent était le cas du linguiste genevois Adolphe Pictet, visiblement influencé par Renan, et sur lequel se reposait à son tour Max Müller. En 1859, dans son volumineux Essai de paléonto­logie linguistique, Pictet se montrait spécialement bien renseigné sur les Aryas primitifs, dont il situait le berceau en Iran :

« A une époque antérieure à tout témoignage historique, et qui se dérobe dans la nuit des temps, une race entière, destinée par la Pro­vidence à dominer un jour sur le monde entier, grandissait peu à peu dans le berceau primitif où elle préludait à un brillant avenir. Privi­légiée entre toutes les autres par la beauté du sang et par les dons de l’intelligence, au sein d’une nature grandiose mais sévère, qui livrait ses trésors sans les prodiguer, cette race fut appelée dès les débuts à conquérir par le travail les conditions matérielles d’une industrie persévérante pour l’élever au-dessus des premières nécessités de la vie. De là, un développement précoce de la réflexion… »

 

Suivaient plusieurs centaines de pages de spéculations philo­logiques, au bout desquelles Pictet précisait sa pensée : (p.269)

« …cette race était celle des Aryas, douée dès le début des qualités même qui manquaient aux Hébreux pour devenir les civilisateurs du monde, et nulle part l’évidence d’un plan providentiel n’éclate plus clairement que dans le parallélisme de ces deux courants juxtaposés dont l’un devait recevoir et absorber l’autre. Le contraste entre les deux races est aussi tranché que possible (…) Cette religion du Christ, destinée à rester le flambeau de l’humanité, c’est le génie grec qui l’accueille, c’est la puissance romaine qui la propage au loin, c’est l’énergie germanique qui lui donne une nouvelle force, c’est la race entière des Aryas européens qui, sous son influence bienfaisante, et à travers mille combats, s’élève peu à peu jusqu’à la civilisation moderne… C’est ainsi que cette race des Aryas, privilégiée entre toutes les autres, aura été l’instrument principal des desseins de Dieu sur les destinées de l’homme terrestre. »

 

En sa qualité d’instrument des desseins de Dieu, la race dite aryenne tendait à se confondre, chez Pictet, avec le peuple dit chrétien. Cette idée se trouvait développée plus directement et plus naïvement en 1867 par le trésorier de 1 « Anthropological Society of London », le révérend Dunbar Heath. Sous le titre On the Great Race-Elements in Christianity, ce pasteur s’attachait à montrer que « toutes les mythologies aryennes se plaisent à dépeindre la descente des dieux sur terre, afin de combattre le mal… L’esprit aryen considère la loi comme mauvaise et défend les droits de la conscience… » La « race sémite » avait proclamé en son temps que Jésus était le Diable, la « race aryenne » continuait à voir un Dieu en lui. La race aryenne avait élaboré la doctrine de la Trinité, et il n’y avait pas de notion plus étrangère « à tous les instincts des Sémites ». En conclusion, Heath déclarait que le christianisme était une religion essentiellement dérivée de sources aryennes, qu’il était professé par des Aryens, et non par des Sémites, et qu’il était donc sous tous les rapports une religion aryenne 2.

Tel l’enfant du conte d’Andersen, cet obscur ecclésiastique dévoilait de la sorte, dès 1867, le fond du problème. Aux savants de métier, il faudra des générations pour s’aviser que le roi était nu; encore n’est-il pas sûr qu’ils en conviennent tous de nos jours.

 

 

l’aryanisme et la guerre franco-prussienne

 

Le doyen de l’école anthropologique française, Armand de Quatrefages, partageait la conviction générale sur l’origine aryenne des (p.270) Européens 1. Pendant le siège de Paris, il fut le témoin du bombarde­ment de la population civile et des institutions scientifiques par l’armée prussienne. Il chercha aussitôt à expliquer en anthropologue une conduite indigne d’un peuple civilisé. Une telle barbarie écrivait-il dès février 1871 1 2, ne pouvait être que le fait de ces habitants primitifs du Nord-Est européen, antérieurs aux Aryens, dont des savants suédois venaient de postuler l’existence. Loin d’être des Germains véritables, les Prussiens étaient, du point de vue anthropologique, des Finnois, ou des Slavo-Finnois, c’est-à-dire « des hommes antérieurs à toute histoire », contemporains de l’époque où « vivaient en Europe le rhinocéros et l’éléphant, le renne et le bœuf musqué ». De ce passé, ils avaient gardé « un trait vraiment national » :

« Le Finnois ne pardonne jamais une offense vraie ou supposée, se venge à la première occasion, et n’est pas difficile sur le choix des moyens. On explique ainsi la fréquence des assassinats en Finlande, chez les paysans appartenant à cette race. »

Ainsi, tout devenait clair. « Non contente de subordonner les Germains aux Slavo-Finnois, l’Allemagne a épousé les haines et servi les instincts de ceux qu’elle a mis à sa tête. » Ainsi s’expli­quaient notamment le bombardement du Muséum de Paris, l’incen­die de la bibliothèque de Strasbourg : « nulle part la sombre rancune des Finnois, la haine jalouse du demi-barbare pour une civilisation supérieure ne s’accusent plus nettement. » En conséquence, l’Europe pouvait s’attendre à de sombres lendemains : « Les races slavo- finnoises voudront-elles régner à la fois sur les Germains et sur les Latins? Et le monde ainsi partagé se soumettra-t-il en silence? »

Au lendemain de la guerre, la thèse de Quatrefages connut un certain succès en France. Un manuel illustré, les Races humaines, de Louis Figuier, s’en faisait l’écho en 1872. Pour cet auteur, qui continuait à placer au sommet de la race blanche « la famille teutonne », Quatrefages avait « scientifiquement démontré » que les Prussiens n’en faisaient pas partie. « Ces Finnois ou habitants primitifs des rives de la Baltique ont comme caractères propres la ruse et la violence, unies à une remarquable ténacité. Les Prus­siens (p.271) modernes font revivre tous ces défauts de leurs ancêtres.» Outre-Rhin, la « thèse finnoise » suscita naturellement l’indignation. La grande presse s’en mêla (la Kölnische Zeitung traitait Quatrefages de « naturaliste ignorant » et de « savant menteur »). Quant au monde scientifique international, il se partagea en deux camps. Mais la France se trouvait isolée : des savants italiens et anglais donnèrent tort à Quatrefages, que seuls soutenaient ses collègues Hamy et Broca (ce dernier rendait aux Allemands la monnaie de leur pièce : c’étaient eux qui, les premiers, « avaient excité, dans les pays allemands, un patriotisme de race, plus énergique assuré­ment que le patriotisme ordinaire 2 »). Quatrefages dut jeter du lest. Dans son cours de 1872, il assurait qu’il avait poursuivi un objectif essentiellement scientifique : « Sans doute n’ai-je pas été fâché de rappeler aux Allemands que les Prussiens ne sont pas leurs frères… Mais la Prusse eût-elle été pour la France une amie aussi dévouée qu’elle s’est montrée ennemie implacable, j’aurais agi de même. » Par la suite, dans sa classique Histoire des races humaines, Quatrefages eut à cœur de réhabiliter la race finnoise, qu’il constituait en branche spéciale et antique de la race blanche :

« …à divers points de vue, les races finnoises acquièrent une impor­tance spéciale. Remontant dans le passé beaucoup plus loin que les Aryens et les Sémites proprement dits, probablement contemporaines des pré-Sémites, elles ont dû mêler leur sang à celui de bien d’autres venues après elle. En tout cas, ne fût-ce qu’à titre d’aînées, on ne peut leur refuser une place à côté de leurs sœurs, bien que le nom de ces dernières soit plus grand dans l’histoire. »

 

(p.272) Le second critique de Quatrefages était Rudolf Virchow (1821-1902), savant aux intérêts innombrables, et député au Reichstag. En sa qualité d’anatomiste et de craniologue, Virchow prenait la question bien autrement au sérieux que Bastian.

 

(p.273) Pour sa part, Virchow dut se sentir d’autant plus concerné qu’il était originaire de Poméranie, région germanisée aux XIIe et XIIIe siècles seulement. Ainsi, tout en reprochant à Quatrefages son exclusivisme et sa prussophobie, il le critiquait sur la forme plutôt que sur le fond, et il ne semblait nullement trouver son « hypothèse finnoise » insensée 3. Le fait est qu’il chercha à en avoir le cœur net : l’encre du traité de Francfort venait à peine de sécher que ce savant consciencieux réunissait ses confrères en commission, afin « d’établir une statistique des formes du crâne dans toute l’Allemagne, suivant une méthode à élaborer par la commission ».

(p.274) L’idée première était de mesurer les crânes des soldats; mais les chefs de l’armée refusèrent leur concours à Virchow et à ses amis. Force leur fut donc de se rabattre sur les caractéristiques considérées comme « associées », telles que la couleur des cheveux et des yeux, ainsi que le teint. Ainsi orientée, l’enquête trouva le concours non seulement des autorités scolaires allemandes, mais aussi autri­chiennes, suisses et belges.

Tous les instituteurs de ces pays reçurent des questionnaires expliquant que la théorie selon laquelle tous les peuples européens provenaient d’une patrie asiatique commune se laissait désormais mettre en doute. D’après une nouvelle hypothèse, l’immigration indo-germanique ou aryenne aurait trouvé en Europe une popula­tion aborigène, à laquelle elle se serait mélangée. Les Aryens auraient été, suivant l’opinion dominante, blonds et dolichocéphales, les indigènes, bruns et brachycéphales. Les données sur la répartition géographique de la couleur des yeux et des cheveux en Europe permettaient d’espérer tirer au clair ce qu’il en avait été en réalité. La précision scientifique demandait d’examiner soigneusement tous les enfants, à la seule exclusion des enfants juifs et étrangers. « Les instituteurs n’hésiteront pas, concluait le questionnaire, à prêter leur concours à une entreprise scientifique dont le but est en définitive le même que celui que poursuit l’école, à savoir la connais­sance de soi-même : car la connaissance de nos origines est un élément essentiel de l’étude de notre nature humaine. »

L’enquête prit des dimensions gigantesques : elle dura plus de dix ans, et porta sur près de quinze millions d’écoliers. Entre­temps, l’infatigable Virchow s’était rendu en Finlande, où il put constater que, contrairement à l’opinion reçue, les Finnois étaient blonds, dans une proportion écrasante 3. En 1885, il communiquait à l’Académie des Sciences prussienne les résultats généraux de l’enquête. Ceux-ci étaient « aussi décisifs que surprenants » : la théorie dite française avait été réduite à néant; la prédominance des cheveux blonds et des yeux bleus dans l’Allemagne du Nord, y compris les régions à l’est de l’Elbe, montrait qu’il s’agissait d’une population de souche essentiellement germanique. Contraire­ment aux migrations germaniques vers l’Ouest et le Sud, celles des Goths, des Francs ou des Burgondes, finalement submergés (p.275) par les populations autochtones, celles de l’Est avaient abouti à une germanisation définitive, « à la formation d’un nouveau Volkstum, purement allemand; le fait qu’aussi bien la dynastie des Habsbourg que celle des Hohenzollern y aient trouvé leurs véritables fondements n’est certainement pas dénué de signification 1 ». L’hon­neur germano-aryen de la Prusse était sauf; de plus, les patriotes qui à cette époque s’inquiétaient au sujet de « l’invasion slave » pouvaient se déclarer satisfaits.

 

Il est à remarquer que Virchow était tout le contraire d’un nationaliste exalté. Homme politique, il luttait contre la montée du pangermanisme et de l’antisémitisme; savant, il déplorait l’utili­sation de la science à des fins d’agitation politique, et avertissait ses confrères : « Les questions dont nous traitons deviennent très rapidement dans la bouche du peuple des questions nationales 2. » A maintes occasions, il tempéra l’ardeur raciale de ses collègues. Qui plus est, Virchow semble avoir été le premier grand savant à soupçonner que la « dolichocéphalie », ce nouveau totem des germanomanes, était un caractère plastique et mutable, et, partant, dénué de toute valeur historico-anthropologique 3. En conséquence, au fil des années, sa foi dans la craniologie fut ébranlée, mais sans qu’il l’abandonnât complètement, ainsi qu’en témoignent les propos qu’il tenait en 1891 au sujet de l’exhumation en Hongrie de crânes « tenant de près aux crânes aryens; rien ne dit qu’il ne s’agissait pas d’un peuple aryen; en tout cas, ce n’étaient pas des Mongols et pas des Australiens, je puis le dire en toute certitude ».

 

(p.279) Donnons maintenant la parole au principal champion des Francs dolicho-blonds, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), qui augu­rait fort mal de l’avenir de la patrie :

« Le trouble des idées est profond. La faillite de la Révolution est éclatante (…) Celle-ci a été avant tout la substitution du brachycé­phale au dolicho-blond dans la possession du pouvoir… Par la Révolu­tion, le brachycéphale a conquis le pouvoir, et par une évolution démo­cratique, ce pouvoir tend à se concentrer dans les classes inférieures, les plus brachycéphales… L’Aryen tel que je l’ai défini est tout autre, c’est l’Homo Europaeus, une race qui a fait la grandeur de la France, et qui est aujourd’hui rare chez nous et presque éteinte 2. »

Faut-il préciser que Lapouge expliquait par l’extinction des Aryens tous les malheurs de la France? Au fil des années, sa craniologie, qu’il appela anthroposociologie, se faisait plus cruelle :

« C’est déjà un fait grave que de nos jours la malédiction de l’indice fasse des brachycéphales, de toutes les races brachycéphales, des esclaves nés, à la recherche de maîtres quand ils ont perdu les leurs, instinct commun seulement aux brachycéphales et aux chiens. C’est un fait très grave que partout où ils existent, ils vivent sous la domi­nation des dolicho-blonds, et à défaut d’Aryens, sous celle des Chinois et des Juifs… »

« Les ancêtres de l’Aryen cultivaient le blé, continuait Lapouge, alors que ceux du brachycéphale vivaient encore probablement comme des singes 4. » Mais s’il délirait, son délire même lui faisait Prophétiquement pressentir d’autres délires, à l’échelle planétaire cette fois : « Le conflit des races commence ouvertement, dans les (p.280) nations et entre les nations, et l’on se demande si les idées de fraternité, d’égalité des hommes n’allaient pas contre les lois de la nature (…) Je suis convaincu qu’au siècle prochain, on s’égorgera par millions pour un ou deux degrés en plus ou en moins dans l’indice céphalique. C’est à ce signe remplaçant le shiboleth biblique et les affinités linguistiques que se feront les reconnaissances… les derniers sentimentaux pourront assister à de copieuses exterminations de peuples. »

 

(p.283) Toutes ces représentations du XIXe siècle finissant se trouvaient reflétées dans l’encyclopédie historique qui faisait autorité dans les pays germaniques, la grande « Kulturgeschichte » de von Hellwald, rédigée par une vingtaine de spécialistes éminents. Le plus illustre d’entre eux était Ludwig Büchner (1824-1899), l’auteur du mani­feste matérialiste Kraft und Stoff (« Force et matière »), qui s’était chargé du chapitre introductif « Races et histoire ». Cherchant à illustrer l’incapacité congénitale des « primitifs » à s’élever aux idées générales, Büchner faisait en quelque sorte d’une pierre deux coups, en prenant pour exemple non pas l’Australien, mais sa compagne, « la femme, exténuée par le travail, d’un sauvage Austra­lien dégradé, qui utilise très peu de mots abstraits, et ne sait pas compter au-delà de quatre, prendre conscience d’elle-même, ou réfléchir sur la nature de son existence 2 ». Par ailleurs, imbu de l’idée du progrès humain, Büchner affirmait que l’écart mental entre les Blancs et les Noirs ne pouvait que s’accroître, puisque les premiers « progresseraient » toujours plus vite que les seconds 3 (le darwinien Cari Vogt ne manquait pas d’étendre aux femmes cette loi : « La différence entre les sexes, en ce qui concerne la cavité crânienne, croît avec le développement de la race, en sorte que l’Européen mâle surpasse bien plus la femelle, que le Nègre, la Négresse 4»). Selon Büchner, les « classes inférieures », mal poli­cées et brutales, se laissaient comparer, à de multiples égards, aux peuples primitifs 5. Mais l’essentiel, pour lui, était « la parenté de sang ». Cette Blutsverwandschaft était « le lien réel et indissoluble qui assure la cohésion des cellules individuelles dont est composé l’organisme social », et c’est dans cette parenté entre les généra­tions que « s’ancrait l’hérédité des facultés, aspirations et besoins physiques et moraux 6 ». De là l’abîme entre les races : non seule­ment deux races différentes, telles que l’aryenne et la sémite, ne pourraient jamais fusionner, mais « seul le semblable peut s’unir (p.284) au semblable, dans la vie humaine comme dans la vie animale et végétale; la nature est et reste par excellence une aristocrate, qui châtie implacablement toute atteinte à la pureté du sang 1 ».

 

(p.285) On pourrait citer aussi, dans le cas de la science française, l’esprit original que fut Gustave Le Bon. Ses diatribes antijuives manquaient pourtant complètement d’originalité, en ce sens que tout ce qu’il disait avait déjà été dit, et avec davantage de brio, par Voltaire — au terme près d’Aryen.                                                                       

Il a été souvent observé que l’antisémitisme français servit de dérivatif à l’humiliation nationale de 1871. En 1883, un banal article du Figaro illustrait remarquablement ce mécanisme. Son auteur, René Lagrange, entreprenait d’évoquer l’entrée triomphale des troupes prussiennes à Paris. Loin d’en contester 1 « aryanisme », il paraissait rendre hommage, en les décrivant, aux mânes de Clovis et de ses compagnons :

« Ils portaient pour la plupart, l’uniforme brillant des cuirassiers. Coiffés de casques dont le cimier portait des animaux chimériques, revêtus de cuirasses ornées d’armoiries en relief ou d’écussons en métal, ces cavaliers étincelaient sous les premiers rayons d’un soleil de mars.

La physionomie de ces soudards aristocratiques était en harmonie avec leurs mâles armures. (…) »

(p.286) Ses ressentiments de vaincu, René Lagrange les manifestait un peu plus loin, dans sa description :

« Ce groupe militaire était immédiatement suivi d’un autre, mais civil, celui-là. Le second groupe était, assurément, plus curieux encore que le premier. Derrière ces Centaures tout bardés de fer et étince­lants d’acier, s’avançaient, enfourchés sur leurs chevaux comme des pincettes, des personnages bizarres vêtus de longues houppelandes brunes et ouatées. Mines allongées, lunettes d’or, cheveux longs, barbes rousses et sales, vermiculées en tire-bouchons, chapeaux à larges bords, c’étaient autant de banquiers israélites, autant d’Isaac Laquedem, suivant l’armée allemande comme les vautours. A cet accoutrement, il n’était pas difficile de reconnaître leur profession. C’étaient, évidemment, les comptables ou financiers juifs chargés de l’encaissement de nos milliards… »

 

(p.296) L’école de Paris s’en tenait plus classiquement à la physiologie; et son célèbre chef, le docteur J.-M. Charcot (1825-1893) en vint à penser que les Juifs étaient racialement prédisposés à la « névropathie » des voyages ou du nomadisme; le légendaire Juif errant ne faisait que typifier ce « besoin irrésistible de se déplacer, de voyager sans pouvoir se fixer nulle part ». En conséquence, Charcot chargeait l’un de ses assistants, le docteur Henry Meige, d’étudier systématiquement et sous sa direction le phénomène du Juif Errant.

(p.297) Dans sa thèse de doctorat, le docteur Meige qualifiait celui-ci de « prototype des Israélites névropathes pérégrinant à travers je monde ». « N’oublions pas, continuait-il, qu’ils sont Juifs, et qu’il est dans le caractère de leur race de se déplacer… » Décrivant ensuite les cas cliniques observés par lui et ses confrères, il cherchait à distinguer entre ce terrain caractériel et l’étiologie :

« Quelles ont été les causes occasionnelles de cette maladie du voyage? Des traumatismes comme dans le cas de K… Des émotions violentes comme chez S… C’est l’étiologie même de leurs attaques. N’est-ce pas à la suite d’une émotion violente, la vue de Jésus-Christ sous la torture du calvaire, que Cartophilus s’enfuit de sa demeure et se mit à pérégriner? »

 

(p.305) Dans l’ensemble Darwin partageait cet optimisme, et de même, le partage du genre humain en « races supérieures » et « races inférieures » allait de soi pour lui. Éparses dans la Descendance de l’homme, ces idées, sans figurer au premier plan, en formaient en quelque sorte un leitmotiv : c’est ainsi qu’il estimait que la différence de niveau mental entre les différentes races était plus grande que celle qui pouvait séparer entre eux les hommes d’une même race. Dans un curieux passage, consacré à l’énergie des colonisateurs anglais, il se ralliait même à l’idée d’un obscur ecclé­siastique, le révérend Zincke, d’après lequel l’histoire de l’Occident semblait se poursuivre en vue d’une certaine fin — qui était l’essor mondial de la race anglo-saxonne.

 

(p.309) Le public allemand avait réservé à la doctrine de la sélection naturelle un accueil enthousiaste, au point que divers partis politiques cher­chaient à en tirer argument. La social-démocratie s’en réclamait, et Engels voulait l’interpréter dialectiquement1; ce à quoi l’illustre darwinien Haeckel, qui ne se souciait pas de la dialectique, objec­tait que la sélection naturelle n’était ni socialiste, ni démocrate, mais aristocrate 2. A peine la Descendance de l’homme venait-elle de paraître, que le darwinisme se trouvait invoqué par la propa­gande antisémite : sous le titre de Darwin, Deutschland und die Juden (1876), un certain O. Beta demandait aux autorités de prendre en considération « les révélations de la doctrine darwi­nienne », de constater qu’une « lutte pour l’existence » se poursui­vait entre une race germano-aryenne productive, et une race sémite parasitaire, et de promulguer en conséquence une législation anti­juive, scientifiquement justifiée. Un agitateur plus connu, le pro­fesseur Eugen Dühring, estimait que le problème juif était inso­luble au sein de la société bourgeoise, et mettait ses espoirs dans le régime socialiste, le seul régime, écrivait-il en paraphrasant Karl Marx, capable « d’émanciper la société du Juif ». (…)

C’est ainsi que le fondateur du mouvement eugénique en Allemagne, le docteur Alfred Ploetz (1860-1940), qui reprochait au christianisme et à la démocratie d’avoir émoussé chez le peuple « le sens de la race », classait en haut de son échelle raciale « les Aryens occidentaux » – et les Juifs, auxquels il attribuait également une origine aryenne (1895). Il est vrai qu’il évolua par la suite, restreignant, dans la revue qu’il publiait, son intérêt aux seuls Germains, et fondant même une secrète « Société nordique ». Hitler assouvissait en 1936 l’ambition de sa vie, en le nommant professeur d’université.

L’essor de l’eugénique — qui, en Allemagne, reçut de Ploetz le nom d’ « hygiène de la race » — fut grandement stimulé par la famille Krupp, qui, « dans l’intérêt de la patrie et pour promou­voir la science », lança en 1900 un concours sur le thème : « Que nous enseignent les principes de la théorie de la descendance, en ce qui concerne l’évolution politique intérieure, et la législation de l’État? » Un prix de 50 000 marks devait récompenser le lauréat; le jury était constitué par six savants renommés, dont Ernst Haeckel; les travaux affluèrent, atteignant le nombre de soixante, dont les meilleurs furent publiés, aux frais de Krupp.

 

(p.311) Un autre ouvrage primé, celui du docteur Ludwig Woltmann (1871-1907), était rédigé dans un esprit tout différent. Cet adepte de Vacher de Lapouge poussait à l’extrême la foi dans la supré­matie des « Nordiques », ou dolichocéphales blonds, parmi lesquels il n’hésitait pas à ranger tous les grands hommes du passé et du présent, de Dante à Napoléon et de Renan à Wagner (il consacrait à cette démonstration deux autres livres 2). Les mélanges avec des races de valeur moindre, telles que l’alpine, la méditerranéenne et la sémite, sans parler de néfastes croisements avec des Mongols ou même des Noirs, altéraient la qualité de la race supérieure. L’avenir paraissait sombre à Woltmann pour une autre raison encore : leur nature combative poussait les Germains à guerroyer constamment entre eux, « car le Germain est le pire ennemi du Germain », et à s’entre-détruire. Ce massacre ne pouvait que conti­nuer, puisque la loi du progrès l’exigeait : « Supprimer cette hosti­lité serait supprimer une condition fondamentale du développe­ment culturel : et ce serait une puérile tentative d’opposer des songes creux aux lois de la nature. » (Cette antinomie entre « les lois sélectives » et « les lois du progrès » préoccupait de nombreux esprits. En définitive, quel jugement porter sur la guerre? « Sans guerre, tout le monde deviendrait rusé, dur et lâche comme les Juifs d’aujourd’hui », écrivait un autre eugéniste allemand, le docteur Steinmetz.)

 

(p.312) C’est surtout de Woltmann et de Ploetz que se réclamaient les eugénistes-généticiens de la génération suivante, celle qui fleurit sous le IIIe Reich, les Eugen Fischer, les Fritz Lenz, les Otmar von Verschuer.

 

(p.313) En 1905, l’infatigable Ploetz fondait une « Société internationale  pour l’hygiène raciale », destinée à promouvoir la qualité de la race blanche : son comité d’honneur s’orna bientôt de noms tels que E. Haeckel, A. Weismann, Fr. Galton et les membres se comptaient par centaines. En comparaison, la « Eugenics Education Society » de Grande-Bretagne (1908) ou le « Eugenics Record Office » des États-Unis (1910), les deux seules organisations de ce genre créées hors d’Allemagne, faisaient plutôt pauvre figure. En 1908, Ploetz 7 annonçait la fondation d’une société-sœur, animée par l’agitateur antisémite Theodor Fritsch, la « Communauté du renouvellement allemand » (Deutsche Erneuerungsgemeinde), qui préconisait le retour à la terre comme principal moyen de régénération, et dont l’accès était réservé, cela va de soi, aux seuls Aryens. En 1913 surgissait (p.314) une troisième société, 1 «Union allemande» (Deutschbund), qui voulait se consacrer plus spécialement à « l’extirpation des élé­ments inférieurs de la population » et à « la lutte contre les sangs ^ juif et slave ».

Ainsi, née en Grande-Bretagne, l’eugénique avait trouvé en Allemagne, et d’abord du point de vue idéologique, sa patrie d’élection.

 

(p.320) Les pères spirituels possibles du national-socialisme étant innom­brables, venons-en, pour conclure, à deux personnages dont l’influence s’exerça par l’organisation et l’action politique bien plus que par la plume.

En été 1890, Guillaume II cédait à la Grande-Bretagne, en échange de l’île de Heligoland, Zanzibar et son arrière-pays. Cette opération de repli renforça la flambée d’indignation provoquée par le récent limogeage de Bismarck, et incita un jeune collaborateur de Krupp, Alfred Hugenberg, à créer la fameuse « Association pan-allemande » (Alldeutscher Verband).

 

(p.321) Dans la république de Weimar, le Alldeutscher Verband, fort des liens de Class et de Hugenberg avec la grande industrie, devint le principal bailleur de fonds des officines de propagande antisémite et de diffusion de « Protocoles des Sages de Sion ». On trouvera la description de ces activités dans le beau livre de Norman Cohn x; mais comment ne pas évoquer, à ce propos, le rendez-vous accordé en 1920 par Class à Hitler, le respectueux baise-mains du jeune agitateur, et ses protestations embarrassées sur les inconvénients d’une propagande antisémite trop agressive et trop franche?

 

 

(p.321-322) LA MYSTIQUE ARYENNE

(…) L’exégèse théologique s’ingéniait à solliciter à cet effet la Bible, et plus spécia­lement la malédiction de Cham; du reste, à l’apogée de l’européo­centrisme racial, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XIXe siècle, le concile du Vatican lui aussi refusait de lever cet anathème, et le cardinal Lavigerie, l’apôtre de l’anti-esclavagisme, pensait que seule la conversion de la race noire lui permettrait d’y échapper. Il reste que le sectarisme protestant permettait de s’engager infiniment plus loin dans les théologies de ce genre.

 

(p.325) Paul de Lagarde (1827-1891) devenait le prophète, dûment canonisé sous le IIIe Reich, d’une nouvelle « religion allemande ».

 

(p.326) En proclamant ainsi l’inauthenticité de l’Allemagne de son temps, et en l’exhortant à retrouver sa vraie nature, Lagarde se laissait parfois aller à de singuliers aveux. Après avoir réclamé, une fois de plus, une « destruction du judaïsme » à l’échelle européenne, faute de quoi l’Europe se transformerait en un vaste cimetière, il conti­nuait : « C’est dans la mesure où nous deviendrons nous-mêmes que les Juifs cesseront d’être juifs 8. » L’appel au massacre voisine ici avec le constat d’une carence spirituelle ou morale, voisinage qu’on retrouve dans cette autre formule : « Chaque Juif est une preuve (p.327) de la faiblesse de notr vie nationale et du peu de valeur de ce que nous appelons religion chrétienne.»

Aussi bien Lagarde rêvait-il d’xiler les Juifs à Madagascar, écrivant encore qu’on ne parlemente pas avec les bacilles et les trichines, mais qu’on les extermine. (…)

Il reste à préciser qu’avant Hitler et Rosenberg, Lagarde eut bien d’autres admirateurs, de Thomas Carlyle à Thomas Mann (qui le qualifiait de praeceptor Germaniae), et de Paul Natorp à Thomas Masaryk (qui, pourtant, n’était pas d’accord avec le juge­ment que Lagarde portait sur les Tchèques). On entrevoit ainsi un certain climat mental de la fin du xixe siècle, qui mériterait d’être mieux connu.

 

(p.331) l’œuvre de Marcel Proust, (…) wagnérien, contient maint témoignage et (…) est illustrée par un discours d’Alfred Naquet, devant la Chambre des Députés : « Moi qui suis Juif et non antisémite, je crois… qu’il y avait chez les Juifs, relativement à la race aryenne, une infério­rité… Il y a eu, par rapport aux Juifs, une fécondation intellectuelle par l’Aryen… » (1895). (NB La conduite et les déconvenues du « Juif honteux » Albert Bloch, dans la ‘Recherche du temps perdu’, sont particulièrement instructives à cet égard.)

En Allemagne, Wagner se chargeait lui-même d’expliciter son message, ou sa religion, dont les grands fondements étaient l’anthropodicée de Schlegel, et la métaphysique antijuive de Schopenhauer, complétées, au fil des années, par d’autres lectures, en dernier lieu, par Gobineau. Cette vision wagnérienne se laisse sommairement résumer ainsi:

Jadis, aux temps de l’âge d’or, les hommes avaient vécu dans une innocence primitive et végétarienne, sur les hauts plateaux asiatiques. Mais le péché originel survint, avec le premier meurtre d’un animal; depuis, la soif de sang s’était emparée du genre humain, multipliant les assassinats et les guerres, et dans leur sillage, les conquêtes, les exils et les errances. Le Christ, un Christ indien ou aryen, aurait tenté de sauver les hommes en leur indi­quant le chemin du retour vers l’innocence végétarienne primitive, qu’il leur signifiait au repas de la Cène par la transformation du pain en vin, et de la chair en pain; ensuite, « il donna sa vie en expiation du sang répandu par les hommes carnivores depuis le commencement du monde ».

 

 

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