Le racisme, fondement de la France - généralités
PLAN
1 Analyses fondamentales du racisme comme fondement de la France
1.1 La France est la patrie du national-socialisme (Bernard-Henry Lévy)
1.2 L’intelligentsia française, en grande partie anti-démocratique, voire raciste (Jean-François Revel)
1.3 Le credo de l’homme blanc (Alain Ruscio)
1.4 Divers
2 Le racisme français dans la pratique
2.1 Dans l’histoire récente
2.2 La Marseillaise, un hymne raciste
2.3 L’obsession française de l’accent
2.4 L’obsession française de massacrer la prononciation de mots à consonance étrangère
1 Le racisme comme fondement de la France
1.1 La France est la patrie du national-socialisme
Bernard-Henry Lévy, L’idéologie française, éd. Grasset, 1981
La France aux Français
(p.44) Quelle autre explication d’ailleurs à la cascade de ralliements qui, très tôt, viendront grossir les rangs du Maréchal de recrues inattendues ? Je pense à un Gaston Bergery, créateur en 1933 du » Front commun antifasciste », et qui invite maintenant à reconstruire la France de haut en bas, » sur les ruines » de la république. A un Frossard, ce vétéran du socialisme qui alla jadis à Moscou et en revint avec les statuts du P.C.F. avant de s’en retourner sagement dans le giron de la » vieille maison « , et qui inonde à présent le très pétainiste Mot d’ordre, à Marseille, de vibrants éditoriaux. A un Spinasse, ex-ministre de Blum, plus fier que jamais de son passé » de militant, de député, de ministre de 36 » et dont le journal, quatre ans plus tard, proclame que » la révolution est impossible sans un État autoritaire et populaire ». A un Marcel Déat même, ministre en 1936 lui aussi, éditeur des œuvres de Proudhon en 1933, et qui annonce maintenant que » la France se couvrira s’il le faut de camps de concentration « , que » les pelotons d’exécution y fonctionneront en permanence « , car » l’enfantement d’un nouveau régime se fait aux forceps et dans la douleur ». A d’autres, tant d’autres encore qui, jusque dans les rangs du Parti communiste – (…) (p.45) qui n’hésitent pas une seule seconde à adhérer de toute leur âme à l’utopie qu’on leur propose. (…) Ils n auront aucun mal, tous ces hommes, à retourner leurs poches vides et à prouver qu’ils ont agi d’un bout à l’autre par « idéal ». Inertie alors ? lassitude ? C’est de la démocratie qu’elle était lasse, cette cohorte de néos, de planistes, de futuristes, d’hommes de gauche, qui piaffent d’impatience devant le grand champ de débris qu’il leur appartient de relever. Non, ce n’est pas le coeur serré que ces politiques-là ont continué le combat : c’est dans la ferme conviction, plutôt, que le fascisme français est une déviation du socialisme.
Plus net encore : le cas des syndicats et de l’allégeance d’une partie d’entre eux au pétainisme triomphant. S’est-on jamais demandé par quel mystère un Lagardelle, héritier de Georges Sorel et du syndicalisme révolutionnaire, a pu finir dans le fauteuil d’un ministre du Marécha1 ? Yvetot, l’un des plus dignes survivants des luttes ouvrières du début du siècle, dans la peau d’une victime des bombes anglaises, enterré avec les honneurs et la fanfare de la Wehrmacht ? Charles Dhooges, l’anarchiste, l’insoumis, l’habitué des tribunaux et des prisons de l’ avant-guerre, dans le rôle d’un propagandiste du S.T.O. qualifié d’ « oeuvre de justice sociale » ? Dumoulin, l’ami de Monatte, l’ adversaire de l’union sacrée en l4, le vétéran incontesté de l’ anarcho-syndicalisme à ses débuts, dans celui d’un flic, d’un délateur signalant à la Gestapo la « position raciale » des « juifs Guigui et Buisson » ? Là non plus, pas de rupture : tous ces hommes ne manquent jamais, à la fin du mois de mai, d’ aller se recueillir au mur des Fédérés où ils célèbrent en silence la mémoire (p.46) de la Commune. Peu ou pas de corruption : race à un vieux soldat qui renonce à sa retraite (sic) pour leur faire don de sa personne, les travailleurs de France ont à coeur, disent-ils, de renvoyer d’ eux-mêmes l’image la plus probe et la plus digne de l’illustre exemple. Encore moins d’adhésion subie, attentiste, passive, comme on l’a dit : cette collaboration où ils s’engagent, ils tiennent au contraire à rappeler que ce sont eux, après tout, les syndicalistes, qui l’ ont inventée et baptisée avec les articles de René Belin, publiés à l’hiver 1938, et intitulés justement Propos sur la collaboration.
(p.47) On connaît mieux, en revanche, le renfort que, très tôt aussi, apportèrent un certain nombre d’intellectuels. Faut-il rappeler par exemple l’ode vibrante de Paul Claudel à la gloire du Maréchal ? Celle de Valéry, en 1944, qui, trouvant à peine ses mots pour dire « le sentiment de vénération et de reconnaissance » qui l’ étreint, conclut, à bout de souffle, que ce n’ est pas un poème mais un « marbre qu’il faudrait tailler » ? La joie infâme des Brasillach, des Céline, des Drieu qui, même s’ils ne goûtent guère, on le verra, le style de Vichy, n’ en saluent pas moins, avec lui, l’ effondrement sans retour de la démocratie ? Les joies plus troubles et masochistes qu’ avoueront tels ou tels autres à se plier aux douces rigueurs de la censure, aux délices inconnues du crayon bleu, pourvoyeur de pensée ferme, propre et virile ? L’émoi de Gide encore, à peine remis pourtant de son « retour de l’U.R.S.S. », quand, dans un soupir d’aise, il évoque l’exquise violence d’« une dictature qui, seule, je le crains, nous sauvera de la décomposition » ? Cette histoire-ci, hélas, il n’est plus nécessaire de la conter. Elle figure en toutes lettres dans les oeuvres complètes de nos écrivains. Mais il y a une chose, tout de même, qui vaut d’ être soulignée : collabos (p.48) mous ou enragés, pétainistes d’une heure ou de quatre ans, ils ont tous ceci de commun d’ avoir joui, dans l’ abjection, de l’ ordre nouveau qu’ elle instaurait. Et quand un Emmanuel Mounier déclare que « la France s’est suffisamment confessée, mes amis », qu’il n’est plus temps de s’ attarder » dans une mauvaise conscience morbide » et qu’il n’ est plus question surtout de » s’ écarter de l’ aventure vivante que vient maintenant inaugurer » le régime du Maréchal, – il est bien au coeur du délire. Infiniment loin de la pénitence et des mea-culpa moroses. A mille lieues de l’image convenue d’ un pays découragé. Et tout près, au contraire, de l’exaltation devant cette grande révolution culturelle et populaire que lui propose l’ époque et dont il lui appartient, pense-t-il, de relever le défi…
(p.58) De là aussi – et c’est bien entendu essentiel – qu’aucune pression allemande n’ explique ni ne justifie les lois les plus scélérates qu’ à peine venu aux affaires décrète le Marécha1. C’est souverainement par exemple qu’il décide le 7 août d’ enfermer en camps de concentration tous les étrangers mâles, de dix-huit à quarante-cinq ans, inutiles à l’ économie nationale. Sans la moindre sollicitation que, dès le 22 juillet, Raphaël Alibert, garde des Sceaux, décide de réviser toutes les naturalisations issues de la loi de 1927. En toute liberté, dans une hâte étrange, que rien ni personne n’ exige, qu’ on abroge, le 27 août, la loi anti-raciste de 1939 pénalisant les outrances antisémites dans la presse. Et c’ est au nom de la France enfin, alors qu’ aucune demande allemande ne s’ est encore manifestée, que, dès le 3 octobre, quelques mois à peine après son sacre, Pétain édicte le statut des juifs qui suffira bientôt à envoyer des milliers de Français vers les fours crématoires d’ Auschwitz. Oui, la France c’est aussi ce pays-là. Le pays d’un État français dont l’un des premiers gestes est d’ épurer sa race. Un pays de vieille tradition humaniste où de très humanistes fonctionnaires s’empressent, de leur propre chef, de ficher et d’ enfermer des hommes, des femmes et des enfants juifs. Un pays sans gauleiter, je l’ ai dit, mais où un maréchal de France fait mieux et plus vite que les gauleiters . devançant les exigences allemandes, comblant comme par avance les désirs de la machine allemande, Pétain fait la politique de Pétain et demeure, autrement dit, seul comptable de son ignominie. Dira-t-on qu’ en agissant ainsi il faisait l’ économie, précisément, de la brutalité d’un gauleiter? Qu’ en s’ empressant de la sorte, il se salissait certes les mains mais évitait, du coup, » le pire » ? On l’ a dit, effectivement. (p.59) Mais c’ est une ignominie de plus. Qui ne tient pas, elle non plus, à la moindre analyse des faits… Il n’ évite pas le pire, en effet, ce statut promulgué par Vichy et qui, définissant le juif par un critère racial (« Est regardé comme juif, pour l’application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive »), va au-delà des textes allemands applicables en zone occupée et qui se fondaient, eux, sur la confession religieuse. Elle n’ évite pas le pire, cette innombrable législation antisémite, constamment, pieusement, presque amoureusement remise sur le métier et qui apparaît plus sévère, au bout du compte, que celle de tels satellites du Reich, comme la Hongrie ou la Slovaquie, où ne sont tenues pour juives que les personnes explicitement inscrites à une communauté religieuse. Il n’ évite pas le pire, non plus, le très français Pierre LavaI quand, préparant avec l’ Allemand Dannecker la rafle de juillet 1942, il propose spontanément, à la stupéfaction de son interlocuteur, avant même, là encore, que la moindre sollicitation se soit exprimée en ce sens, « d’y comprendre également les enfants âgés de moins de seize ans », attendu que « la question des enfants juifs restant en zone occupée ne l’intéresse pas ». Il n’évite toujours pas le pire, Louis Darquier de Pellepoix, dont l’ Allemand Knochen, pourtant orfèvre en la matière, note que « dès son arrivée » au commissariat général aux Affaires juives, il fit, lui aussi, « de l’ excès de zèle, allant au-devant de nos désirs et pratiquant à l’ occasion la surenchère »9. Les juifs, d’ ailleurs, ne s’y trompent pas qui, aux heures les plus sombres de la sombre chasse à l’homme, sans recours désormais contre la meute française à leurs trousses, ne trouveront parfois le salut qu’en allant se jeter dans les bras de la police mussolinienne : et on vit alors à Valence, à Annecy, à Chambéry ce singulier spectacle de préfets de police fascistes donnant des leçons de droits de l’homme à une police française qui prétendait, n’est-ce pas, nous éviter le pire… (p.60) Le spectacle, du reste, n’avait probablement rien pour surprendre les contemporains. Car c’était l’époque – cela aussi, on le sait mal – où la France, elle, préférait donner des leçons de fascisme. Il faut se rappeler Xavier V allat, antisémite grand teint, haut perché sur ses ergots, lançant à ce sauvage, à cet ignorant de Dannecker . « Je suis un plus vieil antisémite que vous, je pourrais être votre père à cet égard. » Il faut les réentendre, lui et les autres, se targuer de leurs traditions, aligner leurs quartiers de noblesse et, de la chrétienté à Drumont, de la monarchie à Gobineau, dépenser tant d’ énergie, rédiger tant de forts ouvrages, pour prouver qu’ils ont, eux, la haine du juif dans le sang. Il n’est pas jusqu’au Maréchal lui-même qui, invitant la France à méditer sur « les principes qui ont assuré la victoire de ses adversaires », a « la surprise d’y reconnaître un peu partout son propre bien, sa plus pure et sa plus authentique tradition ». Et qui, tout ébloui de sa découverte, conclut sur cette note solennelle : « l’idée national-socialiste » fait partie de ces « vérités » que nous » pouvons reprendre sans les emprunter à personne », sans » nous renoncer en aucune manière, mais au contraire en nous retrouvant nous-mêmes », puisqu’ elles sont rien moins que » partie de notre héritage classique ». On ne saurait être plus clair. Réclamer plus clairement retour de l’adresse à l’envoyeur. Engager plus fermement l’ étrange et monstrueuse requête en paternité. Le pétainisme, de l’ avis même de son fondateur, est un produit de pays; et le national-socialisme, symétriquement, un produit d’ exportation.
(p.68) Oui, c’ est cet homme-là, ce sont tous ces hommes-là la première fois dans notre histoire moderne, le crime absolu de légaliser le racisme et la xénophobie. C’est dans leurs rangs, dans leurs seuls rangs que se pensa et se planifia la solution finale à la française. Ce sont ces cervelles banales, toutes irriguées de culture et d’humanisme classiques, toutes pétries de bienséance et de conformisme patriotes, qui accouchèrent, quatre ans durant, de la version française, si profondément française, de l’abjection du siècle. Rien de comparable dans tout cela à cette curée de factieux, d’ activistes, d’ hommes neufs dont on se plaît à imagi- ner qu’ils auraient pris d’assaut un État au bord de la vacance : ce sont tous des hommes anciens, des notables d’ ancien régime, depuis longtemps déjà présents, pour la plupart, dans les rouages du tout-État français, – et qui n’ auront à se donner la peine que de prendre d’assaut leur propre bureau. Rien qui ressemble non plus à je ne sais quelle rétractation d’hommes qui, soudain pris de folie, eussent renoncé à ce qu’ils étaient pour endosser d’autres défroques et s’en aller à l’aveugle sur des sentiers nouveaux : c’ est naturellement, spontanément, presque sans y songer, sans rien renier d’essentiel à leurs croyances les plus intimes, qu’ils ont pris le parti qui les menait au précipice. Les monstres étaient là, autrement dit, familiers aux yeux et aux oreilles, aux aguets d’eux-mêmes et de la France, formidable lettre volée au code très ancien, – qui, d’un coup, fut déchiffrée dans l’ éblouissement de la circonstance.
(p.70) (…) , un beau matin de 1944, s’ ouvrit une page nouvelle de l’histoire de notre pays. Que, dans l’euphorie de la victoire militaire, nul ou presque ne songea à se demander comment, pourquoi, en vertu de quelles perversions ou peut-être de quelles traditions, tant d’horreur avait pu, tant d’ années, nous advenir. Qu’un peu comme ces chirurgiens qui, saisis d’ effroi devant l’irréversible avancement d’un mal généralisé, préfèrent refermer sans un mot la béante cicatrice, les hommes de la France libre, confrontés à la profondeur, à la trivialité de la calamité, semblent avoir pris le parti de suturer à la diable cette grande plaie purulente au flanc du corps de France. La France était libérée, et c’ était bien. Les armées nazies en déroute, et c’ était assez. Mussolini pendu comme un porc à son croc de boucher, et ce n’ était que justice. Moyennant quoi la France put persévérer comme devant dans son amnésique somnolence. S’ émerveiller d’un épisode clos, à si peu de frais finalement. Se satisfaire d’un dénouement dérisoire à une tragédie sans précédent. Et être le seul pays d’Europe, de nouveau, à faire délibérément l’ économie de ce procès de défascisation qui, partout ailleurs, vaille que vaille, plus ou moins profondément, avec plus ou moins de succès c’ est évident, fut à tout le moins entrepris.
(p.71) C’est ainsi surtout qu’ on put alors assister à un extraordinaire spectacle, exactement symétrique de celui auquel on avait assisté en 1940. Les mêmes hommes de nouveau, tous à leurs places et dans leurs rôles, assassins parmi nous toujours, barbares plus souriants que jamais, réoccupant les mêmes bureaux et reprenant discrètement le chemin du devoir. Les mêmes fonctionnaires – l’ analyse comparée des annuaires des grands corps de l’État de 1939 à la Libération en témoigne – recommençant de gérer, de décréter, d’administrer, comme si rien ne s’ était passé, et avec, enterré quelque part au fond de leur mémoire, le spectre des résistants, des juifs, des métèques qu’ils venaient à peine de sacrifier à leur délire. Ceux-là mêmes qui, quelques années ou quelques mois plus tôt, avaient froidement signé les actes qui expédiaient quelques dizaines de milliers de (p.72) leurs compatriotes à la mort et parfois aux chambres à gaz et qui, non moins froidement, avec le même imperturbable sang-froid, apposent leur paraphe aux décrets du régime nouveau qui condamne les excès de l’ ancien. Quatorze dignitaires de Vichy qui, en 1958, reviennent siéger au Parlement. Cinq ans plus tôt déjà, un des 569 qui avaient jadis voté les pleins pouvoirs entrant en grande pompe, et dans l’indifférence générale, au palais de l’Élysée. Aujourd’hui encore, tant de complices des miliciens qui continuent de rôder, très logiquement, et sans que personne ou presque ne trouve à y redire, dans tels appareils de la France giscardienne… La France est ce pays – il ne faut jamais l’ oublier – où le propre procureur général qui fut chargé de juger les crimes de Pétain et de Laval ne fut autre que celui qui, cinq ans plus tôt, contribuait sous leur autorité à la révision des naturalisations issues de la loi de 1927 , et dont je ne puis qu’inviter, pour finir, à relire l’ouvrage qu’il crut bon de publier alors et dont le titre, à soi seul, est déjà tout un programme, tout son programme, tout le programme de la France depuis un demi-siècle bientôt : Quatre années à rayer de notre histoire.
(p.73) PÉTAINISME ROUGE
L’opération, je le répète, devait réussir au-delà des plus folles espérances. Ces quatre années, elles ont été mieux que rayées puisqu’ elles sont proprement refoulées de notre histoire et de nos têtes. Mieux même que refoulées, c’est comme un grand charivari de mots, de vaines et dupes gloses, qui ont fini par les recouvrir et en brouiller peu à peu la piste. Et j’en veux pour preuve ultime l’ aspect le plus mal connu, le plus controversé, le plus « délicat » paraît-il, de cette période : le rôle qu’y joua, de juin 1940 au moins au 22 juin 1941, le Parti communiste français. Il y a d’abord, bien sûr, son attitude à l’égard de l’ Allemagne. Toute une série de faits qui témoignent à eux seuls d’une singulière conception de la patrie, de la liberté, du « socialisme ». Et qui, même s’ils appartiennent plutôt, eux, à l’histoire de l’Occupation proprement dite, n’ en méritent pas moins, me semble-t-il, d’être brièvement rappelés. C’est l’incroyable démarche, par exemple, de Tréand, Catelas et l’ avocat Foissin qui, fin juin, s’ en vont, bénis par Duclos, faire antichambre à la Propaganda Staffel pour réclamer le visa nazi pour la reparution de l’Humanité . La non moins incroyable lettre qu’ils adressent le soir même à leurs respectables interlocuteurs et où ils s’ engagent, dans le cas où le précieux visa leur serait octroyé à « dénoncer les agissements des agents de l’impérialisme britannique qui veulent entraîner les colonies françaises dans la guerre « . Ce tract meurtrier, distribué dans les rues de Paris en mai 1941, où on désigne à la Gestapo, et pour de bon cette fois, avec noms et localisations géographiques à l’appui, l’existence dans l’ Ariège d’une « organisation qui fournit les papiers et l’ argent nécessaires à ceux qui veulent aller rejoindre les troupes anglaises » et « combattre » à leurs côtés. Les appels, parallèlement, à la fraternisation des « travailleurs français » et des « soldats allemands » qu’il est si « réconfortant », dit-on, « en ces temps de malheur », de voir « s’ entretenir amicalement », prolétaires de tous pays unis, par-dessus la tête des « bourgeois aussi stupides que malfaisants », au coin de « la rue » ou au zinc du « bistrot du coin ». Des appels comme celui-ci, la collection de l’Humanité clandestine en est pleine. Des ouvriers en bleu de chauffe devisant avec des S.S. bottés, il s’ en trouva, hélas, pour répondre à de si pressantes invites. Et si les mots ont un sens et qu’ on veut bien donner aux choses leurs noms, il faut bien convenir que le Parti qui prenait le risque d’ appels de ce genre n’était ni plus ni moins qu’ un parti de collabos. Pas n’importe quels collabos d’ ailleurs. Mais des collabos heureux. Des collabos raisonneurs. Des collabos dialecticiens. Car il n’ est peut-être pas inutile de se souvenir non plus que, dès le 16 mai 1940, l’Humanité, en bon adepte déjà de la théorie du blanc bonnet et du bonnet blanc, renvoyait dos à dos Hitler et la démocratie comme deux « gangsters » qu’il faut « mettre tous les deux hors d’ état de nuire ». Il est piquant – et tragique – de voir avec quelle agilité théorique les mêmes journaux qui, pendant la drôle de guerre – c’ est-à-dire quand il s’ agissait de se battre contre le nazisme -, appelaient au sabotage de la production, appellent (p.75) brusquement maintenant – c’ est-à-dire quand il s’ agit de nourrir les S.S. stationnés à Paris – à « mettre hors d’état de nuire » les « saboteurs de la reprise du travail ». Pas inintéressant non plus de noter qu’un peu plus tard, bien avant qu’un Georges Marchais ne soit entré, avec la discrétion que l’ on sait, dans la cohorte des héros du Chagrin et de la pitié, le Comité central voyait déjà dans les premières déportations des travailleurs français « un élément d’internationalisation de la lutte ouvrière » dont le prolétariat aurait grand tort de bouder l’heureuse et féconde discipline. Que ce S.T.O. serve surtout à fabriquer les Messerschmitt qui mitrailleront bientôt les Alliés, ils n’ en ont cure apparemment. Qu’en invitant la France à « se remettre au travail « , ils ne fassent que reprendre mot pour mot l’exhortation de Goering, cela ne les gêne pas non plus. Quand d’ autres au même moment prennent le chemin inverse et entrent en rébellion, ils n’y voient que des traîtres, complices des traîtres, vendus à la « City ». Car tout semble indiquer qu’ils ont clairement pris leur parti alors : œuvrer à leur façon, à leur place, avec leurs moyens, à la construction de la Nouvelle Europe – qui sera l’Europe des camps, staliniens et hitlériens confondus…
(p.98) Une certaine idée de la race
(…) la place éminente qu’occupe la culture française – avec d’ autres certes, mais bien souvent en avant-garde – dans la formation, l’ élaboration, les déplacements du concept moderne de race.
(p.99) La première étape, le premier ébranlement, ce fut, à n’en pas douter, celui de la mort de Dieu justement. Le lent déclin, plus exactement, de la vieille croyance judéo-chrétienne, inscrite dans les Évangiles autant que dans la Bible, en un engendrement unique, d’un seul geste consommé, de toutes les sortes d’hommes, sauvages comme civilisés, tous enfants d’un même Adam, « afin que nul ne puisse dire ton père est supérieur au mien « . L’effritement de ce monogénisme intraitable, exalté tout autant par les théologiens catholiques que par les rabbins, et qui cimentait une anthropologie où la notion même de « race « , de différences « raciales « , en son acception moderne, n’avait par définition pas de place. Cette idée neuve, du coup, et aux conséquences incalculables, d’une genèse plurielle, d’une création à plusieurs temps, sans père ni tronc communs, où (p.100) d’innombrables humanités, comme autant d’ espèces hybrides et substantiellement différentes, auraient éclos dans le désordre, la dispersion des origines et de très lointains cousinages… Or il se trouve que cette première idée, déjà, n’est pas aussi neuve pour tout le monde. On la trouve en Angleterre, c’est vrai, mais très marginalement, dans l’entourage de Raleigh et Marlowe, les « esprits forts » de l’ère élisabéthaine. On en décèle des signes précurseurs en Italie, mais marginaux eux aussi, avec Giordano Bruno par exemple, qui contestait que des êtres aussi étranges que les Amérindiens, les Pygmées ou les Noirs puissent être issus de la même souche. L’Allemagne n’y est pas étrangère non plus – voir Paracelse- mais la relecture de l’ Ancien Testament induite par la Réforme, l’ absence de traditions coloniales peut-être aussi et d’ expérience directe du » terrain », en retarderont longtemps la pleine et complète expansion. Et c’est en France, par contre, qu’ elle a indéniablement, et dès le XVIIe siècle, les titres les plus solides, avec cette » académie putéane » par exemple, où se regroupent, autour des frères Dupuy, les » libertins érudits » Nodé, Gassendi, La Mothe Le Vayer. En France qu’un peu plus tard, elle devient le corrélat de la vaste entreprise de ces apprentis sorciers qui, au long du XVIIIe, occupés qu’ils sont à dissiper les ombres de l’obscurantisme d’ antan, éteignent du même geste les lumières des vieilles thèses monogénistes. En France qu’ elle dispose du plus prestigieux de ses pères fondateurs, en la personne de Voltaire, le premier doctrinaire européen d’un polygénisme conséquent, qui, tout à son souci de déconsidérer les Écritures, croit nécessaire de démontrer que les Blancs sont » supérieurs à ces nègres comme les nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres ». En un mot : c’ est très tôt, plus tôt que dans toutes les autres terres de tradition et de confession chrétiennes, que commence chez nous de se lézarder la haute digue de Foi qui, depuis des millénaires, contenait l’éventuelle crue.
(p.101) Très tôt aussi, par conséquent – dès les premières décennies du siècle suivant – que commence d’y triompher une autre révolution, scientifique celle-là, qui naît de la première et vient meubler le vide qu’elle a creusé dans les consciences. C’est à Paris en effet que, dès la fin des années 20, apparaît cette « Société ethnologique » où une poignée de savants se mettent brusquement en tête d’ observer, de classer, de ranger cette poussière de dissemblances que l’ oeil chrétien voyait, bien sûr, à la surface des corps et des visages, mais qu’il ne savait rapporter encore qu’ à un obscur, dérisoire et incompréhensible caprice de la main du Créateur. A Paris aussi qu’ à l’initiative de Broca, Quatrefages, Geoffroy Saint- Hilaire, naît une « société d’ anthropologie » – la première du genre en Europe – où d’ autres savants s’ occupent à recenser des crânes, à mesurer leurs « dentelures », à comparer leurs «indices céphaliques » et à ordonner sur cette échelle des types humains spécifiques, dont tout indique, selon eux, la substantielle étrangeté. A Paris encore, qu’un darwinisme paradoxalement boudé à Londres où l’ on demeure trop attaché aux antiques leçons bibliques, peu goûté en Allemagne également où son « historicisme » heurte trop rudement la volonté de croire à la pérennité mystique de l’ antique peuple germain, va connaître sa plus rapide, sa plus fulgurante carrière et accréditer partout l’idée d’une origine physique, purement physique, des espèces et des hommes. Car peu importe que ce darwinisme s’ oppose, en bien des points, à l’ ethno-anthropologie naissante. L’ essentiel est qu’il contribue lui aussi à la preuve que nous sommes d’ abord, nous, les hommes, des animaux et des corps. A cette vaste clameur, inaudible jusque-là, qui fait de la biologie la reine nouvelle des disciplines. A ce (p.102) culte de la Vie en tant que telle, qui devient le nouveau Dieu d’une époque en mal de sacré. Et au fait que la France, alors, est peut-être l’un des lieux où l’ on a le plus activement travaillé à dresser ce second pilotis du dispositif racial : l’inscription dans la chair, et dans la chair seulement, de cet essaim de différences qui existaient certes de tous temps mais qui n’ étaient à l’ âge classique ni fondamentales ni donc définitives, ni inscrites dans l’ ordre de la matière ni donc irrémédiables, – et qui, rapatriées maintenant au coeur d’une hypothétique « nature », découpent le genre humain en autant de variétés organiquement, physiologiquement, et donc irréversiblement séparées.
Mais aussi l’un de ceux où l’ on a le plus fait – troisième étape, troisième révolution – pour découper le genre humain en autant de variétés psychologiquement, culturellement, et donc intégralement séparées. Car Paris est également la patrie de ce Jules Soury, dont Lucien Herr et Anatole France ne dédaignaient pas de venir écouter les cours à l’ École pratique des hautes études, et qui montrait comment déduire, de la couleur d’une peau ou de la forme d’une mâchoire, l’ ensemble des caractéristiques psychologiques d’un individu donné. Celle d’un Georges Vacher de Lapouge, collectionneur de crânes lui aussi, tenu par son époque pour l’un des plus brillants représentants de la nouvelle « science craniologique » (!), et qui, avec quelques années d’ avance sur ses homologues allemands, prétendait expliquer les tours et les détours de l’histoire universelle à partir de la différence entre les « brachycéphales bruns » et les « dolichocéphales blonds » *. (* on appréciera l’influence de cet étrange savant si l’on se souvient qu’un Paul Valéry, par exemple, fut son disciple. Et qu’en 1891 il aidait son maître à mesurer six cents crânes à mesurer six cents crânes humains déterrés dans un vieux cimetière de la région de Montpellier.) Celle de Gustave Le Bon, lié à Sorel et souvent (p.102) proche de Bergson, théoricien de la « psychologie des foules » et de « l’âme raciale des peuples », dont les livres, encombrés de tous les poncifs de l’antisémitisme le plus assassin, demeurent parmi les plus grands succès de la littérature scientifique de son siècle et du nôtre… Tous ces hommes ont ceci de commun que, non contents de prêter l’ oreille aux leçons de la biologie, ils décident de les étendre au champ de l’immatériel. Qu’ils font du corps, maintenant, la signature de l’ âme et des marques visibles de l’un l’indice des impalpables mouvements de l’autre. Qu’ils fraient la voie à un Ribot, du coup, qui pourra divaguer tranquillement, dans un classique traité d’ Hérédité psychologique, sur les » vices » que la » race bohémienne » possède « à titre de culte héréditaire « . Qu’ils rendent possible, un Charcot surtout, qui n’ aura aucune peine, sur cette base, pensant lui aussi la psychologie naissante comme si elle était de la physiologie, à isoler cette » névropathie » singulière à quoi les juifs sont » racialement prédisposés ». Tout est dit. L’essentiel est joué. La France, dans cette partie, a abattu sa maîtresse carte. Et si on compare cet antisémitisme justement à celui qui, au même moment, sévit en Allemagne, on a quelque peine, parfois, à décider lequel est » en avance » sur l’ autre : ce sont les Langbenh, les von Egidy, les de Lagarde qui, persistant à disjoindre les deux ordres, s’en tiennent bien souvent à un antijudaïsme culturel qui consent à admettre les juifs assimilés dans le sein du » volk » ressuscité*, (* Il n’est pas question de nier, bien sûr, le caractère meurtrier de l’antisémitisme allemand de la fin du siècle. Mais je dis simplement que, si un de Lagarde parle d’une lutte à mort entre « germains » et « juifs », il continue de penser cette lutte comme l’affrontement de deux « spiritualités » dont l’une est depuis longtemps fossilisée et l’autre récemment revivifiée. Que les arguments proprement raciaux n’apparaissent chez Langbenh que dans une édition tardive (1900) de son Rembrandt éducateur dont l’argument central demeure celui d’une renaissance « culturelle », « religieuse », voire « artistique » de l’Allemagne éternelle. Que Moritz von Egidy persiste à penser que les juifs qui auront conservé la marque de leur « spiritualité » de jadis pourront, moyennant certaines conditions, et nonobstant leur « sang », se fondre dans le » Volk » advenu à sa vérité. On consultera à ce propos le livre de G.L. Mossé (cité en fin de volume). Et celui de Fritz Stern : The Politics of Cultural Despair, Berkeley and Los Angeles, 1961.
Et ce sont souvent nos (p.104) savants, nos hommes de lettres qui, abolissant la mince frontière de la chair et de l’esprit, les opposent irréductiblement à l’éternelle « race aryenne ». La race aryenne ? Le mythe, ce n’est pas douteux, est cette fois d’origine étrangère. C’est bel et bien en Allemagne qu’il apparaît pour la première fois, dans les parages d’un romantisme – les frères Schlegel – qui s’ en va chercher loin, sur les hauts plateaux de l’Inde, le berceau de la civilisation européenne. En Allemagne encore qu’il accède à la dignité scientifique par le détournement, presque au même moment, des premiers résultats de la linguistique, de la philologie, des études orientales qui fleurissent dans les universités. Mais il n’ est pas douteux non plus, pourtant, qu’ à cette floraison Paris ne demeure pas longtemps étranger, où s’ ouvre, dès 1816, la première chaire européenne de sanscrit. Que nous avons nous aussi des savants qui, comme Burnouf, Fauriel ou le Suisse Pictet, transmettent et diffusent, chacun à sa façon, les conclusions d’une philologie qui démontre l’ origine indo-européenne des langues contemporaines. Et qu’en France aussi, les sciences de l’homme naissantes vivent sous la tyrannie de cette linguistique pilote dont un Broca peut constater, en 1862, qu’elle a « sur nous » ce » grand avantage » qu’ elle peut » se passer de nous tandis que nous ne pouvons, nous, nous passer » d’elle… Non pas, bien sûr, que cette linguistique soit, comme telle, génératrice de racisme. Mais le thème est lancé d’une origine aryenne des langues qu’il suffira – et qu’il suffit aujourd’hui encore : voir la » nouvelle droite » – de (p.105) déplacer insensiblement pour inventer celui d’une origine aryenne des peuples. Le terme est là, présent sur toutes les lèvres et terriblement fascinant qui vaut aux années 60 une kyrielle de « bibles aryennes » signées Louis Jacolliot ou, surtout, Michelet. L’idée circule à une vitesse foudroyante, dont Renan va se faire le vulgarisateur infatigable, souhaitant par exemple que, sur les décombres de « l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique » qui « rétrécit le cerveau humain » et « le ferme à toute idée délicate », s’impose une race indo-européenne appelée à devenir «maîtresse de la planète » et à présider aux « destinées de l’humanité ». La révolution est passée – la quatrième de notre série – qui permet à un Hippolyte Taine, dans cette vénérable Histoire de la littérature anglaise qu’ on étudie encore, un siècle après, dans les écoles, de soutenir qu »‘ il.y a naturellement des variétés d’hommes comme des variétés de taureaux et de chevaux », et que tout sépare notamment » les races aryennes » éprises » du beau et du sublime », et les » races sémitiques » éternellement » fanatiques » et « bornées » . Taine et Renan : il ne s’ agit plus de savants ni d’hommes de laboratoire mais de l’idéologue quasi officiel de la IIIe République et de l’un des maîtres incontestés de la critique européenne; et ce sont des hommes de ce genre qui, un siècle avant le IIIe Reich, placent déjà le duel entre sémites et aryens non seulement au coeur des sociétés, – mais au foyer de l’histoire générale des sociétés en général. La nuance est capitale, prenons-y garde, qui dénote la cinquième mutation dont le concept avait besoin pour s’ affirmer. Car cette idée d’une histoire générale des sociétés dont la guerre des races serait le moteur est elle aussi une idée neuve. Elle était impensable aux yeux d’un Augustin, d’un Bossuet, qui n’imaginaient guère que le projet eût un sens de doter l’Histoire d’un moteur immanent qui échappât aux règles transcendantes (p.106) de la divine providence. Elle ne devient possible, en Allemagne, qu’avec Karl Marx qui, pour la première fois, s’essaie à une sociologie générale des structures, des successions et des rapports entre les formations sociales. Elle n’ a son répondant en France qu’ avec Auguste Comte qui, lui aussi, s’efforce à décrire le procès de l’humanité comme un enchaînement réglé de principes et de raisons immanents. Comte n’était pas raciste. Ni Marx, du moins fondamentalement. Mais ils ont un contemporain qui l’est, lui, en revanche, et qui, dans cette perspective, reprend la généralité de leur dessein. Un théoricien français dont l’ ambition est identique à la leur, même si, au lieu de la « positivité » de l’un et de la « dialectique » de l’ autre, il met, lui, la race au poste de commandement. Je veux parler d’ Arthur de Gobineau et de cet Essai sur l’inégalité des races humaines dont il est de bon ton, ici ou là, d’ admirer le brillant, l’élégance ou la modération alors qu’ on tient là le premier, le plus global, le plus achevé peut-être, des bréviaires de la haine dont l’ Europe se soit jamais dotée. Il est vrai qu’il n’est pas, contrairement à la plupart des autres, polygéniste et qu’il continue de penser, vaille que vaille, dans l’horizon du christianisme . mais les thèmes sont là pourtant, les images, les obsessions, et bien des chaînes idéologiques, qu’ on retrouvera plus tard dans Mein Kampf. Il fut mal reçu en France, c’est vrai aussi, comme le déplore d’ ailleurs Renan dans une lettre de 1856 où il salue dans l’ Essai « un livre des plus remarquables, plein de vigueur et d’originalité d’esprit »: mais il sera accueilli à bras ouverts, en revanche, dans l’ Allemagne des années 90 où Ludwig Scheemann, pionnier du nazisme, le diffuse auprès des instituteurs des cercles pangermanistes, des membres des cercles Richard Wagner et dans les casernes prussiennes d’avant 1422. Et s’il est vrai enfin qu’il contribua peu à populariser (p.107) dans les masses françaises les grands thèmes de l’infamie, s’il ne pouvait que heurter nos racistes de base par son noir pessimisme quant au destin des races supérieures, il fut soigneusement annoté en revanche par des hommes aussi différents que Taine et Renan encore, Maurras et Sorel, Bernanos et Drumont qui, tous, y voyaient la bible du racisme moderne, – et se chargeront, eux, d’en assurer la divulgation. Car c’est alors que Drumont vint. Le polémiste enragé et le compilateur médiocre qu’un Alphonse Daudet qualifiait pourtant de « révélateur de la race » et le critique Jules Lemaitre de « plus grand historien du XIXe siècle ». L’antisémite radical, à qui Bernanos consacrera une bonne part de sa Grande Peur des bien-pensants. dont il dit, dans les Grands Cimetières sous la lune qu’ « il n’y a pas une ligne de ce livre qu’il ne pourrait signer de sa main, de sa noble main, si du moins je méritais cet honneur » , et qu’il ne cessera jamais, jusques et y compris à l’ époque de la guerre d’Espagne ou de la résistance à l’hitlérisme*,
* Sait-on que, jusque dans Français si vous saviez, en contrepoint de son hommage aux combattants du ghetto de Varsovie, Bernanos continue de saluer son « vieux maître Drumont » (Gallimard, 1961, p. 322) ? Qu’en janvier 1944, alors qu’il a pris les distances que l’on sait avec Vichy, il continue de reprendre à son compte la thèse maurrassienne – et ignoble – de la collusion judéo-nazie ? Qu’il en vient à reprocher alors à Hitler d’avoir « déshonoré à jamais » 1e très doux, très noble, très responsable « mot « … d’« antisémitisme » (le Chemin de la croix des âmes, Gallimard, 1948, p. 417) ? Bernanos ou la quintessence même de l’antisémitisme à la française.
de saluer comme son maîtres. L’ auteur de la France juive surtout qui, avec son bon millier de pages et son volumineux index tenu comme un fichier de police, connut cent quatorze éditions dans la seule année de sa parution ( 1886) ; le plus grand succès de librairie du siècle avec la Vie de Jésus de Renan ; sans parler des innombrables réimpressions de la version « abrégée » pour antisémites pressés. Car l’important, en l’occurrence, (p.108) n’est pas ce que dit le livre. Sur le fond de l’ « analyse « , il n’ apporte pas grand-chose de neuf par rapport aux étapes antérieures. Mais il leur donne un ton, un tour nouveaux, qui vont les lester d’une dernière dimension et assurer, dans les masses, leur foudroyant succès. Mieux qu’un principe d’explication de l’Histoire, il fait du racisme, à présent, une entière vision du monde, une grille de lecture de toutes choses, une catégorie de la pensée et presque de l’être. Ce n’est même plus le juif comme tel qu’il vise mais, comme il le dit lui-même dès les premières lignes de l’ ouvrage, tout ce qui « en vient « , tout ce qui « y revient », c’est-à-dire une « juiverie » cosmique et quasiment métaphysique. Cette juiverie, elle sert à désigner le patron, le capital, le bourgeois, l’ argent, le parlement, le protestant, les armes mêmes qui ont tiré à Fourmies, et jusqu’ à la main que la cervelle malade de Léon Daudet devine derrière les inondations parisiennes de 19l0. Et la race, à ce point, n’est plus un concept mais un crédo. Le racisme, plus une doctrine mais une mystique. L’ antisémitisme, plus un thème mais un mythe. Le mythe qui travaille l’ensemble de l’idéologie française. Le mythe par excellence, au sens quasi sorélien du terme, où elle baigne tout entière, tel le navire en sa charpente. La quasi-religion où la moitié de la France, au moment de l’ affaire Dreyfus, dans les bandes de Jules Guérin ou les faisceaux du marquis de Morès, derrière les parlementaires antisémites et les lecteurs de l’Antijuif ou de l’Anti-Youtre, va pouvoir communier.
Car ce qui est sûr c’ est qu’ au terme de cette ultime étape, le grand oeuvre est consommé et le concept tout armé, qui n’ a plus qu’ à se propager et circuler dans la société. Il n’a pas grand-chose à voir, on le constate, avec je ne sais quel délire importé, contracté à l’extérieur, comme une de ces maladies honteuses qui, dans les bonnes familles, s’ attrapent toujours au-dehors et (p.109) dans les mauvais lieux. Il ne nous est pas tombé du ciel – ni d’Allemagne – mais d’un discours réglé, rigoureusement déduit à partir de non moins rigoureuses prémisses, qui en font tout autre chose que ce dérisoire supplément, ce très local abcès que nos autruches professionnelles veulent aujourd’hui encore y voir. Ce n’est même pas dans des cervelles fêlées, chez des Hitler français, chez des brutes sanguinaires, qu’il a trouvé à se former, mais chez de dignes savants, des hommes aussi respectables que Taine, Renan ou Bernanos.
Strictement rien à voir, du coup, avec je ne sais quelle pellicule conceptuelle, qu’il suffirait de gratter un peu à la surface de notre culture pour en écailler le chiffre sanglant, puisqu’il semble faire masse au contraire avec cette culture, la hanter, l’obséder, la travailler du dedans, en un affreux corps à corps dont nous portons encore les stigmates. Et c’est la raison pour laquelle je crois qu’il faut poursuivre le voyage. Aller observer d’un peu plus près ce corps à corps furieux. Estimer plus attentivement ce travail et les enfantements auxquels il procède. Repérer les effets, dans le discours, de ce tronc commun racial. Les plis qu’il y provoque. Les chaînes signifiantes où il s’intègre. Celles, aussi bien, qu’il y induit. En un mot, et c’est la seconde partie du programme : après la formation du concept, le jeu de ses déplacements… J’ai choisi, pour cela, d’aller interroger l’oeuvre de deux autres écrivains. A peu près contemporains de Taine ou de Renan. Au moins aussi considérables. Mais plus modernes peut-être encore. Maurice Barrès et Charles Péguy.
Oui, Maurice Barrès d’abord. Ce singulier catholique qui, prétendant purger le christianisme de son ignoble » ferment judaïque « , réduisait le message des Evangiles (p.110) à de vagues instructions païennes à usage des hommes de glèbe de sa Lorraine mythique. Cet écrivain, largement informé des travaux des vraies et fausses sciences de son temps, qui estimait que le lieu le plus propre à juger Dreyfus l’ « hébroïde » était moins un tribunal militaire qu’une « chaire d’ ethnologie comparée ». Ce maître à vivre et à penser où tant de générations se sont, depuis cinquante ans, frottées, mais dont il n’ est pas inutile de rappeler qu’il était lui-même le disciple de Soury et de Le Bon, convaincu avec eux que la culpabilité du capitaine était inscrite dans ses gènes, dans sa race, dans la forme de son crâne. Cette étoile de première grandeur au panthéon d’un Aragon qui, tout à sa légitime admiration de l’écrivain, oubliait probablement qu’il admirait aussi l’un des plus actifs propagandistes de la mythologie aryenne et de son principe d’ explication de l’histoire. L’homme en qui Malraux lui-même saluait « le sens épique de la continuité française », mais qui confondait explicitement, lui, son combat pour la continuité de la France avec la lutte éternelle – et combien plus épique encore ! – contre les races sémitiques. Ce prince de la jeunesse enfin, auréolé dans la légende de l’esthète, qui fut surtout, on le sait moins, prince d’ abjection, dédiant à Edouard Drumont tel de ses livres et ne se lassant pas, dans tels autres, de dire la louange et les éminents mérites de l’auteur de la Francejuive. Bref, l’homme qui, mieux que nul autre, a su rassembler comme en gerbe les cinq ou six fils épars de la pensée raciale ; qui, dans l’ ordre des principes, n’y ajoute assurément, et lui non plus, rien d’ essentiel. mais qui a le singulier talent, beaucoup plus essentiel pour ce qui nous occupe, de savoir les nouer en un projet, un dessein, une vision politique d’ ensemble. Car il y a aussi un Barrès politique, moins connu sans doute, mais qui n’ en a pas moins pesé que l’ écrivain (p.111) sur la modernité. C’ est le boulangiste déçu par exemple, qui, méditant dans l’ Appel au Soldat sur la défaite du mouvement auquel il avait tant cru, en voit la principale raison dans la sotte répugnance du général à jouer franchement et sans vergogne la carte antisémite. C’est le hussard lorrain qui, par trois fois, partit à la conquête du siège de député de Nancy aux cris de « A bas les juifs » et ouvrait couramment ses réunions électorales par de tonitruants procès de la « Haute Banque sémite » ou des « hauts ministres et fonctionnaires issus de la Synagogue ». C’ est le fin stratège surtout, se flattant d’ avoir mis au point une mirobolante « formule antijuive en politique » qui, confondant sous l’injurieux vocable les « escrocs » et « rapaces » de tous poils, permettait selon lui de réunir en faisceau le « menu peuple » las des exactions du « peuple gras »… La question, face à des textes et des prises de position de ce genre, n’est pas de savoir si Barrès le dandy croyait vraiment aux insanités qu’il proférait. Elle n’est même pas de savoir si, comme plaident les barrésiens, il s’est absurdement fourvoyé en des traverses où il n’avait que faire. Car ce qui en ressort, c’ est, au contraire, le portrait d’un politicien génial qui avait compris avant tout le monde le formidable usage qui se peut faire des thèmes antisémites. Celui d’un amateur de haute volée qui s’ avise, un demi-siècle avant Goebbels, de cette loi mystérieuse qui veut qu’exclure l’ Autre ce n’est pas diviser la communauté mais la souder plutôt, et l’intégrer comme jamais. Celui du premier homme politique moderne, autrement dit, qui ait songé à faire de la haine raciale en tant que telle un slogan, une arme, une quasi technique du coup d’État. (p.113-114) Elle a bien travaillé la race, la vieille taupe raciale, qui pourrait bien être à l’origine, en un mot, de ce qu’ on appelle çà et là, mais sans toujours bien mesurer la pertinence de l’ expression, et sans toujours s’ aviser surtout de ses authentiques racines françaises, le fascisme rouge.
(p.114) Même chose, même type de travail, mais plus fécond, plus prodigue encore, chez Péguy, cet autre pilier majeur de l’idéologie française naissante. Je sais, bien entendu, que, sur des points essentiels de l’ époque, il prit des positions adverses. Je n’ignore pas, par exemple, qu’il fut dreyfusard et d’un dreyfusisme quasi mystique qui, jusqu’ à la dernière heure, tint ferme sur les principes. Je n’ oublie pas non plus, et nul n’ a le droit d’ oublier, qu’il fut de ces catholiques, point si nombreux alors, qui ne transigèrent jamais avec l’ antisémitisme. Je me souviens même de mon émotion, presque de ma gratitude, quand je lus pour la première fois le beau portrait de Bernard Lazare dans Notre jeunesse et l’hommage qui s’ensuivait à l’Élection d’Israël. Et pourtant !. Oui, pourtant, je me souviens aussi de ma gêne quand, dès les premières lignes du livre, je découvris l’ étrange projet, où s’insérait l’hommage d’une étude d’« histologie ethnique » censée retrouver le « tissu », le « drap », la « pleine trame » où «poussait la race française du temps qu’il y avait une race ». Je me rappelle mon trouble, un peu plus loin, face à la définition de ce « socialisme racial » ancré dans la » réalité de la race », issu d’une saine et primitive » race ouvrière » et que le » monde bourgeois », lisais-je, aurait coupé de ses racines, » abtronqué » de son sol, » contaminé » d’une intolérable » seconde race ». Je ne pus réprimer surtout un violent sentiment de dégoût quand, aux dernières pages du livre, au (p.115) terme de la confesssion du dreyfusard, j’appris que « la vraie, la réelle division de l’affaire Dreyfus » tint dans l’ affrontement de deux « mystiques », aussi respectables l’une que l’autre, et qui n’avaient différé qu’en ceci que la première visait « le salut temporel de la race » et la seconde, au contraire, son « salut éternel ». Et je me demandais comment il se pouvait qu’un homme à bien des égards estimable, qu’un apôtre des valeurs de justice, qu’un défenseur « des humbles et des petits « , pût partager avec son époque sa plus ignoble langue, – d’une histoire réduite, encore et toujours, à la sempiternelle guerre des races.
(p.122) L’idée de race, je l’ ai dit, je le répète, j’y insiste, n’ a plus, à ce point, le sens qu’ elle avait au commencement de cette analyse. Elle n’a plus grand-chose à voir, c’est sûr, avec la forme scientifique, biologique, aryanisante qu’elle revêtait chez Le Bon, Vacher de Lapouge ou même Barrès. Le concept a travaillé, s’est déplacé, a pivoté autour de lui-même et, émondé de ses aspects les plus choquants, il a accouché d’une folie douce, de bon ton, de bon aloi. Miracle d’un racisme épuré, naturalisé, nationalisé, assimilé au génie, à la mesure, aux couleurs de la France profonde. Prodige d’un racisme sans racisme, d’un racisme des racines, d’un racisme qui, sans tuer, sans bruit ni tapage, exclut celui, simplement, où ne se repère point le collectif lignage. Merveille surtout de ce racisme de France réelle qui s’ est si bien banalisé, si habilement fondu à nos paysages et nos terroirs, qu’il en est devenu une conception du monde, une philosophie de la société, une entière architecture pour les cités pétainistes d’hier, d’ avant-hier, et peut-être de demain. Si je m’y suis ainsi attardé c’ est que je le crois, pour ces raisons précisément, plus redoutable encore que l’autre. C’est qu’il est plus sournois, plus retors, infiniment plus acceptable que celui des misérables histrions élucubrant je ne sais quelle résurrection de Hitler. C’est qu’on trouve là, et au-delà bien sûr de Vichy, 1’embryon d’un dispositif dont j’ aurai, bientôt, à reprendre et à réarticuler les pièces et qui me paraît au centre de notre pensée réactionnaire. Péguy nationaliste ? Péguy socialiste ? La question, du coup, n’ a plus grand intérêt. Ce qui ressort de ces quelques remarques c’ est que les deux bords se touchent, sont parfaitement contigus l’un à l’ autre. Et ce qui se dit là, d’un bord à l’autre, comme chez Barrès, c’est la réalité, simplement, de ce qu’il faut bien appeler, déjà, un national-socialisme à la française.
(p.125) LA PATRIE DU NATIONAL-SOCIALISME
Car je crois, effectivement, qu’il y a eu, un demi-siècle avant Vichy, un national-socialisme à la française. Mieux : que la France, la patrie des droits de l’homme de nouveau, est, en un sens, la propre patrie du national-socialisme en général. Que c’est à nous, Français, à nos laboratoires, et sans ambiguïté cette fois, qu’il revient d’en avoir inventé, pensé jusqu’au bout, et parfois même exporté, sinon le fait, du moins le concept. Et je voudrais, pour le montrer, rappeler maintenant deux séquences de notre Histoire. Deux histoires apparemment riv aIes et, en réalité, étrangement convergentes. Celle des débuts de notre socialisme d’une part. Celle des débuts de notre nationalisme d’autre part. Où émergent, on va le voir, deux figures qui comptent, a l’égal de Péguy et de Barrès, parmi les saints patrons de l’idéologie française : Georges Sorel et Charles Maurras.
Commençons donc par le socialisme. Notre cher socialisme français. Notre matinal socialisme aux panaches de liberté. Ces traditions « libertaires « , « antiautoritaires », « autogestionnaires », qui seraient, paraît-il, notre honneur et notre apanage. Ces sources éminemment françaises où tant d’hommes de gauche, (p.126) aujourd’hui encore, à l’heure de la crise du marxisme, voudraient nous ressourcer. Pourquoi nous parlent-ils si peu, par exemple, de ces matins de l 880 où les rescapés de la Commune rejoignent avec ardeur la ligue des patriotes ? De ces héroïques chefs blanquistes qui, ensuite, se rallient à Boulanger ou de ces autres – Guesde, Lafargue – qui « entrevoient toute l’importance » de ce « véritable mouvement populaire » qui porte le général factieux ? De ces singulières origines, tout de même, où le groupe parlementaire socialiste vote couramment aux côtés du groupe antisémite et où Pelletan et Pelloutier écrivent à la Cocarde de Barrès, aux côtés de Léon Daudet et de Charles Maurras ? C’est l’époque où un travailleur parisien distingue mal ce qui sépare les diatribes anticapitalistes de Drumont et celles de Vallès. Où la base « possibiliste » contraint parfois ses chefs à la démission quand elle les voit renâcler devant l’ alliance avec le parti national. Où Jaurès lui-même s’en va solliciter l’appui de Rochefort, le plus enragé des boulangistes, dans le cadre d’une élection partielle dans un arrondissement de Paris. Les socialistes allemands, de loin, observent tout ce manège. Engels m ultiplie les mises en garde, les lettres aux caciques parisiens. Bebel et Liebknecht grondent, éberlués par le chauvinisme qui règne alors à Paris. Mais qu’ont-ils à faire, les Parisiens, de ces blâmes venus d’outre-Rhin ? De quoi se mêlent-ils donc, ces Blücher en robe de clercs qui suivent – à moins qu’ils ne les précèdent – les canonnières prussiennes ? Que vaut même leur marxisme, cette doctrine « antifrançaise », si peu « sympathique, dit-on, à notre tempérament » ? Notre socialisme naissant, de fait, a choisi son camp. I1 a choisi, plus exactement, sa patrie et ses racines. Il sera français, exclusivement français, ou il ne sera pas. Il sera national, pleinement national, ou il ne sera rien. Et il apparaît tout imbibé, d’emblée, de quelques-uns (p.127) des fantasmes dont on fait d’habitude le privilège de la droite.
Ainsi de l’ antisémitisme. On imagine mal, aujourd’hui, à quel point il en est infecté, en cette première aurore. On a peine à imaginer le spectacle de Louise Michel, étreignant, lors d’une réunion publique, le marquis de Morès, ce raciste déchaîné qui, la veille encore,arpentait les rues de Paris en quête de juifs à lyncher, à la tête de sa bande de « bouchers de la Villette « . Celui de Lafargue haranguant, coude à coude avec Drumont, les ouvriers de Fourmies au lendemain du massacre du 1 er mai 1891, ou de Clovis Hugues, poète et député socialiste, remerciant le même Drumont d’ avoir su gagner tant de coeurs à la cause du socialisme. La faveur dont jouit la France juive dans les rangs de la gauche d’ alors et les deux articles élogieux que lui consacre la Revue socialiste par exemple, le périodique de Benoît Malon, socialiste indépendant, proche de Jaurès, et qui ne dédaignait pas lui-même de condamner » les radotages antihumains » des « juifs fanatiques ». Exception ? Cette même revue ose publier une série d’ articles d’ Albert Regnard, qui s’ échelonnent sur plus de deux années et où se trouve proclamée, entre autres, l’ « éclatante vérité » de » l’excellence de la race aryenne » et, en regard, la juste » haine du sémitisme » chez » les jeunes révolutionnaires » du Second Empires. Malentendu ? Quand, au bout de ces deux longues années, Gustave Rouanet finit par protester et par engager la polémique avec Regnard, Benoît Malon, fort embarrassé, clôt prudemment le débat en renvoyant dos à dos les » superbes études ethniques » de ces deux » coreligionnaires » et en invitant » les lecteurs » à trancher » en dernier ressort « . Un thème parmi d’ autres alors ? marginal dans le discours ? Ce n’est pas l’avis du Cri du peuple qui identifie explicitement » question sociale » et » question juive » ; (p.128) ni de Guesde estimant en substance qu’il n’y aura pas de » vraie république » en France tant que les Rothschild y seront encore en vie ; ni d’un Auguste Chirac, auteur de les Rois de la République et qui, tout comme Drumont, fait du » juif » une catégorie générale et de la haine de la » juiverie » le pivot d’une politique authentiquement socialistes. Car si l’ on observe d’un peu plus près encore cette scène des commencements, on s’ aperçoit qu’il s’ agit d’un antisémitisme à forte teneur idéologique, parfaitement pensé et articulé, et qui joue déjà de tous les claviers où s’ orchestrera le calvaire du XXe siècle. Il y a le registre anticapitaliste bien sûr, le mieux connu, qu’on lisait déjà chez la plupart des socialistes utopiques et dont la forme la plus élaborée se trouve probablement dans les Juifs, rois de l’époque que publiait en 1845 le révolutionnaire Alphonse Toussenel : souvent réédités depuis, cités par Drumont comme une de ses sources, exhumés en 1940 en France et dans les années 30 en Allemagne, ils accréditent l’idée, presque l’ évidence, que la misère ouvrière revient exclusivement à l’influence juive dans la banque, le commerce, l’industrie naissante. Il y a sa dimension politique ensuite, liée à la première, issue des mêmes traditions et où le juif apparaît sous les traits du Parasite, corps noir dans la société française, obstacle à sa cohésion présente et future, bouc émissaire, du coup, dont la haine est un précieux adjuvant pour mobiliser un mouvement de masse : c’ est sur cette ligne qu’un journal comme l‘Antisémitique, premier modèle du genre en Europe, peut lancer dès l 883 » une enquête sur les juifs » où il invite ses lecteurs à lui signaler tous ceux qui occupent, dans leur bourg, dans leur département, des fonctions politiques, administratives ou judiciaires . Il y a sa facette religieuse encore, ou plus exactement antireligieuse, anticléricale, fanatiquement athée, avec cette (p.129) idée neuve que le juif est moins odieux, comme on le pensait jusqu’ici, pour avoir tué le Christ, que pour l’ avoir inventé au contraire et être à l’origine de cette lèpre moderne qu’est le christianisme : ce courant, inauguré avec Voltaire, continué par Blanqui, culmine avec les livres de Gustave Tridon, blanquiste et communard, qui, dès 1865, confond dans le même haïssable « sémitisme » ces « mauvais génies de la terre » que sont le catholicisme et le judaïsme. Et il y a enfin, pour couronner le tout, une dimension proprement raciale, hallucinante de modernité, dont il n’ est pas exagéré de dire que c’ est là, dans les rangs socialistes, qu’ elle atteint le plus tôt à son maximum d’intensité. Il est temps de se souvenir en effet du racisme bestial qui imprègne la pensée de Proudhon, le seul théoricien sérieux, paraît-il, qui puisse, dans notre patrimoine, soutenir la comparaison avec Marx : « Les juifs, dit-il, sont une race » . cette race « envenime tout » et « se fourre partout » ; il n’y a qu’un remède à ce venin, qui est de « demander leur expulsion hors de France » , à terme, une solution finale, qui serait de les « renvoyer en Asie » ou de les «exterminer » . avec une exception néanmoins puisqu’il consent, le ‘père du socialisme autogestionnaire, à « tolérer les vieillards qui n’engendrent plus » . Il n’est peut-être pas inutile non plus de relire, à l’ autre bord, tel texte où Jules Guesde salue « les ouvriers californiens » qui « ont accueilli à coups de couteau », aux cris d’« à bas les hommes jaunes », les « hordes asiatiques » qui venaient leur voler leur travail : car quand il ajoute qu’il ferait « injure à notre prolétariat en admettant un instant qu’en pareille occurrence il pût hésiter à agir de même », on ne peut s’empêcher de songer que le P.C.F. d’aujourd’hui ne fait, bien souvent, qu’honorer le voeu de son grand ancêtre. Il faut savoir également qu’en l’absence de tradition marxiste – on le verra plus loin en détail – (p.130) c’ est sur la même base raciale qu’ apparaît parfois, à cette même époque toujours, le concept même de lutte des classes : le mouvement socialiste hérite en effet, à travers des historiens comme Augustin Thierry ou Michelet, de la vieille problématique de la « guerre des deux races », la « franque » et la « germaine », qui alimentait depuis quelques siècles le fonds de la pensée réactionnaire française et qu’il leste, lui, maintenant, de la dimension révolutionnaire qu’ elle n’ avait bien entendu pas. Et c’est ainsi qu’on comprend enfin qu’un homme comme Georges Vacher de Lapouge n’ était pas seulement le « craniologue » que j’ ai dit; pas seulement le « savant » dont nous savons aujourd’hui que Hitler connaissait les théories, pas seulement ce précurseur que les collabos de 1940 tiendront à remettre à l’honneur, pas seulement, non plus, l’un des maîtres à penser, explicites et avoués, de la « nouvelle droite » cuvée 1980 : mais aussi, mais d’ abord, parce que de son vivant, un militant guesdiste, lié à Paul Lafargue, qu’il intronisa même, au moment des élections de 1889, dans la circonscription proche de Montpellier où il régnait en maître, – et qui, à ses heures perdues, contribuait nonchalamment à jeter les bases d’un socialisme « français », « eugéniste », « sélectionniste ». On pourrait continuer longtemps, hélas, dans ces parages. Évoquer l’obsessionnelle présence, chez nombre de ces idéologues du mouvement ouvrier, du thème aryen. Citer tel texte de l’époque à prétention militante autant que scientifique, qui s’ attarde à de singulières comparaisons sur la « sodomie juive » ou la taille et la forme des « nez juifs ». Rappeler le cas d’Edmond Picard, citoyen belge mais édité en France et actif dans les milieux socialistes français, qui est probablement le premier disciple conséquent d’ Arthur de Gobineau. Celui, plus inoffensif sans doute, mais identique en sa (p.131) démarche, d’un Clovis Hugues, maniaque de celtitude et de Vercingétorix… La vérité, c’est que ces premiers socialistes ne sont pas seulement infectés de racisme mais que ce racisme, souvent, fait corps avec leur doctrine. Que, exactement comme chez Barrès et Péguy, il est pris dans des chaînes de raisons qui font du juif l’équivalent symbolique de toutes les turpitudes capitalistes et de l’antisémitisme, à l’inverse, une pièce organique de leurs discours. Qu’ on a tort, en ce sens, de parler des « sources de gauche » de cet antisémitisme, comme si elles étaient différentes – plus nobles ? plus excusables peut-être ? – de ses sources de droite, puisque c’est la même source, le même foyer, où s’alimentent les deux traditions. Mieux : on pourrait montrer – cela a été montré – qu’il n’ est presque pas un thème de la littérature d’ extrême droite la plus ordurière qui n’ait été pressenti, tout entier exprimé, expérimenté en tout cas, dans ces cornues prolétariennes. Et ce qui est sûr, en un mot, c’est qu’à la veille de l’affaire Dreyfus, la France est un pays où la gauche naît à droite; et où le socialisme, bien souvent, demeure, comme dirait l’autre, le « socialisme des imbéciles ».
(p.133) Car qu’est-ce au juste que cet anarcho-syndicalisme dont on nous rebat les oreilles, de nouveau, et sur lequel notre C.G.T. s’est fondée avant que ne la lamine, dit-on, le rouleau compresseur marxiste ? Qui est surtout ce Georges Sorel dont on nous assure, çà et là, qu’il est, avec Proudhon, l’autre valeur sûre de notre patrimoine, – notre anti-Marx méconnu, le génial théoricien d’un socialisme inédit dont nous aurions eu le tort de si vite perdre le fil ? A première vue, et si l’ on s’en tient du moins à la légende pieuse, tout n’y serait qu’angélisme, pureté, intransigeance morale et politique. Il ne s’ agirait, dans les Réflexions sur la violence par exemple, que d’exalter les valeurs d’insoumission, de chanter la rébellion, d’exhorter à la libération des humbles et des damnés. Ce serait un grand cliquetis de chaînes qui se défont, de servitudes conjurées, et ce défi, cet immortel esclandre soudain adressé au monde, d’un malheur ouvrier qui n’est pas la fatalité qu’on croit et dont le terme est pensable, prévisible, imminent. Ce serait le projet mirobolant d’une révolte sans partis, d’une société sans État, d’une politique sans mensonges ni imposture et, au bout du chemin, au bout d’une révolution à nulle autre semblable, ce monde nouveau, cet homme nouveau, cette histoire enfin cassée en son milieu, dont les marxistes avaient rêvé, – mais que Sorel, seul ou presque, aurait réellement pensés. En un mot, l’ auteur des Réflexions serait le père de l’ultragauche contemporaine. Ils seraient, ces anarchosyndicalistes, les fondateurs de ce qu’on appelle aujourd’hui le » gauchisme ». Et, de fait, ce n’ est pas faux ; la légende, une fois n’est pas coutume, est effectivement à demi vraie ; mais à demi seulement, hélas, – et étrangement, obstinément muette sur le reste. Le reste ? Eh bien, c’est d’abord que, sur un certain nombre de points tout de même essentiels, ce fondateur de l’ultragauche française n’ a pas grand-chose à envier (p.134) à Malon, Chirac, ou Toussenel… Il est l’ auteur par exemple d’une Révolution dreyfusienne qui constitue l’un des plus violents réquisitoires publiés après l’ Affaire contre le capitaine traître et le « parti » qui l’ avait soutenu. D’un Procès de Socrate, plus ancien, où il refait à sa façon le procès du philosophe assassiné et où il le condamne en appel pour délit de « dialectique », nous dirions aujourd’hui d’ « intellectualisme ». D’une série de Propos posthumes où l’ on découvre au fil des pages qu’il y a quelque part en France, mal aimé de ses pairs, un « grand journaliste », un « écrivain excellent », qui a « le talent de dire des vérités en ayant l’ air d’inventer » . . Edouard Drumont. Un autre, jeune encore, mais « vrai chef » déjà, non moins « excellent » que l’ auteur de la France juive, et qui, outre le mérite d’ animer « le seul mouvement nationaliste sérieux « , a celui d’ être un des rares intellectuels immunisés contre « le virus démocratique » : Charles Maurras. Ajoutez à cela le fait que notre « socialiste révolutionnaire » est aussi l’ animateur d’un journal, l’Indépendance, où une autre de nos vieilles connaissances, Gustave Le Bon, vient chercher et trouver asile après que l’université et l’ État républicain l’ ont convaincu d’imposture et mis au ban de la communauté des savants*. Qu’on peut lire dans la même mouvance, au Mouvement socialiste d’Hubert Lagardelle, un étrange article intitulé « Le dreyfusisme ou le triomphe du parti juif », où l’ on a l’impression que rien, strictement rien, ne s’ est passé depuis le temps des antisémites fous de la période boulangiste. Qu’ ailleurs encore, mais dans le même voisinage toujours, à la Guerre sociale d’Hervé, on apprend que l’Humanité de Jaurès est financée par ( p.135) les Rothschild et tout entière consacrée à servir leurs ténébreux desseins. Oui, ajoutez tout cela, et vous aurez quelque idée du singulier contexte où s’inscrit, par exemple, la naissance de notre C.G.T…
(p.137) Ce socialisme est de nouveau racial : le « peuple », dit Berth encore, est une réalité charnelle tissée de » sang », de « tradition », de » races ». Il n’est plus explicitement aryen en revanche : mais il rêve désormais de hordes barbares venant nettoyer le monde de son immondice marchande. Son eugénisme est plus subtil, plus politique, que celui d’un Vacher de Lapouge : il se propose simplement d’ éliminer les » inconscients », les » déchets », les » zéros humains ». Mussolini ne s’y trompa pas qui vit dans ce socialisme français une source du fascisme italien. Et Georges Sorel non plus qui, pas peu fier de l’hommage, voyait dans le fascisme l’incarnation de son socialisme. Notre ultragauchisme national aux sources du fascisme ? Cette filiation est si souvent contestée, ou en tout cas minimisée, qu’il n’ est peut-être pas inutile, sur ce point, de rappeler quelques vérités d’histoire. Les textes de Mussolini d’ abord, parfaitement clairs : en 1926, à Madrid, la phrase fameuse : » C’est à Georges Sorel que je dois le plus » ; en 1932, l’ article où il rappelle l’influence fondamentale qu’eut le Mouvement socialiste sur sa doctrine en gestation ; en 1932 toujours, les entretiens avec Emile Ludwig, publiés à Paris, qui laissent peu de doute sur ce qu’i1 doit – ou croit devoir – au syndicalisme révolutionnaire français. Les textes de Sorel ensuite, disparu quelques mois avant la prise du pouvoir, mais qui eut le temps, tout de même, entre 1919 et 1921, de donner au Resto (p.138) di Carlino de Bologne une série d’ articles où il salue en Mussolini un « génie politique » . l’heureuse synthèse, sous son égide du « mythe » socialiste et du « mythe », la juste articulation fasciste du «corporatisme » à l’intérieur et de l’ « expansion impériale » à l’extérieur,. sans parler de la correspondance avec Croce, Missiroli, Roberto Michels, voire du recueil de Propos, qui attestent qu’il ne dédaignait pas de se reconnaître dans le fascisme réel. Enfin et surtout, la réalité de l’influence qu’il exerça, durant toutes ces années, sur l’intense activité doctrinale qui précéda et accompagna la montée de ce fascisme : ce sont les syndicalistes qui passent au corporatisme et qui trouvent dans ses livres de quoi légitimer leur geste; une série de revues – La Voce, Il Regno, Il Tricolore, La Lupa surtout de Paolo Orano – qui le tiennent, à des degrés divers, pour leur inspirateur et leur maître à , La Gerarchia, que fonde Mussolini lui-même, penser, où on trouve nombre de jeunes intellectuels soréliens et qui, au lendemain de la mort du « Maestro », lui rend le plus vibrant hommage. Il est clair que les Réflexions sur la violence n’étaient pas une technique du coup d’État ni la prémonitoire recette de la marche sur Rome. Il est possible que Croce lui-même ait surestimé leur rayonnement quand, en 1933 encore, il y voit le « bréviaire du fascisme » triomphant et une des sources idéologiques du nazisme en gestation. Il est exact, encore, que Sorel salua au moins aussi haut l’ expérience d’ octobre 1917 et que, peu regardant sur la couleur de la barbarie, il eut le temps de reconnaître dans la terreur rouge une autre figure de l’ « héroïsme » selon son coeur. Mais l’un, hélas, n’exclut pas l’autre. Et il est non moins indéniable que sa pensée joua un rôle réel, un rôle de catalyseur en tout cas, dans une synthèse fasciste dont la France, à travers lui, eut ainsi le privilège de commencer de penser la formule.
(p.139) Lénine, Mussolini, l’ antisémitisme, le protocorporatisme : n’est-ce pas assez ? que faut-il de plus aux chantres du retour à Sorel ? quoi de plus, aux nostalgiques de notre doux » socialisme français » ?A ceux qui n’ont pas plus de goût pour la potence que pour la guillotine, je crois que cette première conclusion s’impose : oublier ce socialisme-là avec la même énergie, la même détermination que le socialisme marxiste, léniniste ou stalinien… D’autant que ce n’est pas tout. Qu’il n’est pas même nécessaire d’ aller chercher si loin pour voir se faire la synthèse dont je parle. Qu’il se trouve, au coeur même de Paris, un mouvement de droite extrême, inventeur d’un » nationalisme intégral », qui va reconnaître dans ce socialisme son plus précieux allié. Et que ce mouvement c’ est, contre toute attente, la toute jeune Action française de Charles Maurras, qui vient de se constituer elle aussi dans le sillage de l’ affaire Dreyfus et qui commence d’ emplir les têtes françaises du bruit de ses fureurs meurtrières…
Car dissipons d’abord une équivoque. Sur la question clé du racisme et de l’antisémitisme encore. Dont on a un peu trop tendance, dans ce pays – voir aujourd’hui le cas de la » nouvelle droite » – à sous-estimer la gravité dès lors qu’ils affectent des hommes qui se veulent ou se prétendent des » intellectuels ». Car faut-il rappeler par exemple les textes innombrables de Maurras sur les » miasmes », la » lèpre », les » microbes » juifs ? L’ aveu, -maintes fois renouvelé, que l’ antisémitisme » constitue l’un de nos points de départ essentiels » ? Tels accès de démence, fréquents dans l’Action française, sur » les ghettos immondes » qui » favorisent les épidémies » et qui font de la » pullulence « , (p.140) de la » vermine », du » choléra » juifs, » une peste chronique et une infection en permanence » ? Le rôle que joua la Ligue dans la diffusion des Protocoles des sages de Sion et la constance surtout, unique dans notre histoire, avec laquelle ces » journalistes » entretinrent, un demi-siècle durant, un climat de pogromes larvé ? Les prises de position du maître, dans les années 40 enfin, quand il estimait les mesures de Vichy insuffisantes, la route longue encore pour parvenir à l’élimination définitive du judaïsme ? son indignation, en 1944, à l’idée que l’ on puisse songer à recueillir, dans des villages de France abandonnés, » ce qu’il y a de plus crasseux dans les ghettos d’Europe centrale » ? Je ne rappellerais pas ces morceaux d’anthologie s’il ne se trouvait de fins dialecticiens pour nous expliquer que ces » antisémites d’ État » ne trempèrent jamais dans l’horrible » antisémitisme de peau » réservé aux seuls Allemands. S’il ne se trouvait pas, aujourd’hui même, de lugubres arithméticiens pour nous assurer que cet antisémitisme-là, sans doute plus proche de celui de Drumont que de celui de Gobineau, fut nécessairement plus clément et moins empreint de barbarie. S’il n’y avait pas tant de bernanosiens attardés pour traiter avec indifférence cette passion » nationale « , simplement et banalement nationale, qui n’ aurait jamais vu dans le juif que (!) le nécessaire parasite sans la haine duquel la communauté patriote serait impuissante à se souder. Merci pour lui. Merci pour nous tous. Merci pour la démocratie. Ce qui me paraît sûr, en tout cas, c’ est que des hommes qui osent écrire, un jour de confidence, que » tout paraît impossible ou affreusement difficile sans cette providence de l’ antisémitisme « , que » par elle tout s’ arrange, s’ aplanit et se simplifie » et que » si l’ on n’ était antisémite par volonté patriotique on le deviendrait par simple sentiment de l’opportunité », – que ces hommes-là, donc, (p.141) ne sont pas seulement des déments ; qu’ils ne sont plus seulement des détraqués irresponsables; mais qu’il s’ agit bel et bien d’ assassins conscients, résolus, besogneux, appliqués à la tâche et, par conséquent, d’autant plus redoutables.
(p.147) La cérémonie aura lieu à Paris comme il se doit, le 16 décembre 1911. Maurras est présent, jubilant de bonheur, qui préside la séance. Sorel, lui, n’est pas là, mais i1 a dépêché Édouard Berth, son plus proche compagnon d’ armes. Une certaine émotion habite ces hommes qui représentent « deux traditions françaises » qui se sont « opposées au cours du XIXe siècle » et dont on s’ apprête maintenant à célébrer l’hymen. L’heure est grave, décisive même, où l’on voit se conjoindre, et s’ entrelacer enfin, ces deux fils parallèles, «synchroniques » (p.148) et « convergents « , qui s’étaient si longtemps évidés dans le désordre et tant de fois égarés, du coup, dans des rivalités et des affrontements stériles. En un mot, le cercle Proudhon est né, officiellement baptisé, provisoire épilogue à cette double et symétrique aventure, qui s’assignera explicitement pour tâche de fournir un cadre commun aux idées de l’ Action française et aux aspirations syndicales. Une institution est née où, pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, des hommes de gauche et de droite vont, ensemble, filer la trame d’un discours qui reprendra tous les thèmes épars de la critique de la ploutocratie, de la haine du cosmopolitisme, du procès de l’intellectualisme décadent, ou d’un antisémitisme désormais monochrome. Le national-socialisme lui-même est né, dans la pierre et dans les textes, statutairement proclamé cette fois, et dont la doctrine va s’écrire dans une série de Cahiers où le Cercle, trois ans durant, prétendra hâter tout à la fois le « réveil de la force et du sang » français et l’ avènement d’un socialisme paysan, guerrier, gaulois… L’ expérience sera éphémère, c’ est vrai. Elle aura peine à déborder les cercles intellectuels. D’ autres orages menacent surtout, qui, en août 1914, interrompront de force l’expérience. Mais les jeux sont faits, d’une certaine manière, et à jamais jouée la scène qui ailleurs se rejouera. Mais l’ a1ambic est là au moins, où bouillonnent déjà les mots qui envahiront bientôt le siècle. Mais les monstres sont lâchés qui, quoique encore titubants, arpenteront désormais les terres de la détresse. Oui, elle est née la bête immonde. Elle est éclose la chimère, du ventre fécond de la France. Elle est là, la pierre philosophale qui connaîtra, ailleurs et plus tard, les foudroyants succès que l’on sait. Valois et Berth, (p.149) satisfaits, savent qu’ils ont fait leur office et il ne leur reste que d’enjamber la guerre pour s’en aller fonder, l’un le Faisceau, et l’ autre le Parti communiste. Drieu, Rebatet, Déat, et d’autres à l’étranger n’oublieront jamais tout à fait cette étrange bombe à retardement qui « contenait déjà de quoi faire pétarader tous les moteurs de l’histoire ». Nous-mêmes, soixante-dix ans après, nous devons nous souvenir de ce court-circuit qui s’ est fait, qui se fait, qui peut se faire, aussitôt que défaille la croyance en ces vieilles et fragiles valeurs que sont les valeurs « démocratiques ». Et pour l’heure, en tout cas, les fascistes du monde entier ont les yeux tournés vers une France qui, tandis que l’Allemagne par exemple est encore la patrie du marxisme et du » socialisme scientifique », est, elle, et sans conteste, le foyer du fascisme et du socialisme national.
(p.151) Bref, la question qu’il faut poser maintenant, c’est de savoir si l’on ne va pas un peu vite en besogne quand on tient pour acquis, aujourd’hui comme hier, cette éternelle « faute-à-l’Allemagne » – à Marx, à Nietzsche, à Hegel – qui a la miraculeuse propriété, de nouveau, et dans l’ ordre théorique cette fois, de laver de tout soupçon les sources de l’idéologie française… (p.153) Bref, il y a, en France, une solide , tradition de germanophobie intellectuelle dont on ne peut nier qu’ elle a sa source, déjà, dans quelques-uns des hauts lieux de notre national-socialisme… Mais ce qui est sûr également, c’ est qu’ elle ne se réduit pas à cela, cette tradition germanophobe. Qu’ elle a sa source dans un autre haut lieu encore, plus spécifique, de notre idéologie en formation. Qu’ elle plonge ses racines dans une autre contrée, moins bien connue sans doute, mais dont le rôle, en l’occurrence, ne pouvait qu’être décisif. Et cette contrée, c’est l’Université moderne, telle qu’ elle apparaît, en France, aux lendemains de la guerre de 1870. C’est l’époque, en effet, où nos mandarins prennent la route de Göttingen et de Berlin pour aller y étudier sur place les causes profondes de la puissance allemande et de la défaite française. Où un Louis Liard, un Albert Dumont acquièrent la conviction que cette défaite a aussi des causes intellectuelles, liées au sous-développement philosophique d’une Sorbonne somnolente et sclérosée. Où Lavisse et Gabriel Monod, directeurs de l’ École normale supérieure, entreprennent de réformer celle-ci sur le modèle des facultés d’ outre-Rhin. Mais où d’ autres, beaucoup d’ autres, parfois aussi les mêmes, arrivent à la conclusion que c’est ici, surtout, dans les amphithéâtres et les bibliothèques prussiennes, que s’ enfantent silencieusement (p.154) les monstres de la barbarie teutonne… De là, un formidable vent de croisade qui souffle dans les têtes de nos dignes professeurs. Il n’ est bruit que d’une nouvelle guerre entre la douce France de lumière, de grâce, de spiritualité et la redoutable, la sinistre, la ténébreuse Allemagne « matérialiste ». Feu sur les livres de Nietzsche par exemple, « ces folies écrites par un fou », qui contiennent en germe, selon le pauvre Alfred Fouillée, tout l’immoralisme contemporain. Exécution de Hegel, ce penseur « dogmatique », « panlogique », « déterministe », nous dirions aujourd’hui « totalitaire ». Mort à toute la clique de Iéna, à son galimatias, à ses insensées spéculations où nos maîtres ne devinent que trop bien la loi du pangermanisme et du militarisme prussien. On n’en est pas encore, et pour cause, à faire de Fichte et de Schelling les ancêtres des S.S. . mais à une formidable chasse aux sorcières déjà, où ce sont tous les penseurs allemands – autant dire, à l’ époque, toute la pensée européenne – qui, comme dira Victor Basch en 1927, sont purement et simplement » lynchés » comme une vulgaire bande de » malfaiteurs intellectuels « . D’autant que cette Université française n’en reste pas au lynchage ni aux imprécations de principe. Qu’elle va s’ employer à contenir hors de son sein ces redoutables malfaiteurs. Et que, renouant avec les bonnes vieilles méthodes du regretté Victor Cousin, elle va se doter d’un véritable dispositif de » protectionnisme philosophique « . Les jurys d’agrégation, présidés par Lachelier ou Ravaisson, sont autant de douanes ou d’ octrois où les jeunes philosophes, une fois l’ an, viennent payer leur dîme de révérence à l’idéologie française. Le choix des sujets de thèse fonctionne, à de rares exceptions près – pour un Gabriel Monod combien de Ravaisson ou de Delbos ? – comme une formidable pompe à refouler la marchandise, la pacotille étrangères. Le circuit (p.155) des traductions surtout, où l’ essentiel, inévitablement, se joue, est comme un front, une ligne de combat où veillent sur les hauteurs de doctes sentinelles. Les manuels eux-mêmes qui, tel celui de Rabier, parviennent en cinq cents pages à ignorer jusqu’ au nom de Hegel, tracent autour de la jeunesse française un véritable cordon sanitaire qui doit la préserver de cette maladie de l’ âme qu’ est la métaphysique allemande. Le résultat c’ est, bien entendu, le règne durable de la sottise et un obscurantisme culturel dont le siècle qui commence aura le plus grand mal à émerger. Ce sont les grands textes de la philosophie moderne qui mettent trente, cinquante, soixante-dix ans parfois à être simplement accessibles. C’est la lecture et le commentaire de Nietzsche qui ne concernent longtemps que quelques littérateurs attardés, quelques esthètes réunis autour du Mercure de France, quelques nationalistes d’ extrême droite aussi, on va le voir dans un instant.
Ce sont les études hégéliennes durablement discréditées et qui, pendant un demi-siècle au moins, demeureront entre les mains de pionniers isolés (Hyppolite), de marginaux à l’université (Groethuysen), d’étrangers (Koyré, Kojeve). Je n’insiste pas. Car cette histoire est assez bien connue désormais. Nous en avons, de Sartre à Claude Lefort, de Merleau-Ponty à Althusser, d’innombrables témoignages. C’ est l’histoire, en un mot, de notre profonde, tenace xénophobie intellectuelle. Ce qui est moins connu, en revanche, – et à quoi je voudrais m’ attarder davantage – c’ est la forme très subtile et très diverse que prend cette xénophobie. La façon dont la machine à décerveler s’ adapte à chaque cas et varie, chaque fois, sa méthode de refoulement…
Il y a Kant d’ abord. Le cas le plus simple. Le plus vite (p.156) réglé. Car lui, c’ est le bon Allemand. La classique éxception à la règle d’exclusion. Le seul à être jugé présentable, acceptable, assimilable et assimilé. Le seul, aussi bien, qu’on consente à recevoir, à admettre à sa table et pour qui on entrouvre les portes du club très fermé de l’idéologie nationale. Mais à quel prix justement ! Au prix de quel gâchis, de quel carnage philosophique ! Et dans quel rôle surtout, dans quelle déshonorante livrée ! Il lui faudra, pour remercier de tant de bonté, consentir à s’ enrôler d’ abord dans la croisade anti-hégélienne et à servir de prête-nom pour les douteuses opérations françaises. Courir les écoles normales pour nourrir les futurs instituteurs républicains de ces fortes maximes, épaisses et péremptoires, qu’il sait si bien frapper, n’est-ce pas, au marbre du bon sens. Passer sans transition dans l’Olympe spiritualiste, si fort secoué récemment par « la crise de la science », et qu’il lui appartient de fournir en épistémologies de rechange, lui le grand spécialiste de la distinction entre les « phénomènes » et les » noumènes ». Voler au secours de l’ âme chrétienne aussi, dont la France d’ alors vient à se demander si elle ne l’ a pas trop hâtivement jetée aux poubelles de l’Histoire, et qu’il a sûrement les moyens, avec son » je pense » transcendantal, de renflouer efficacement. Colmater encore la brèche ouverte au flanc du pays par l’ anticléricalisme dreyfusard, en y fichant sa théorie de la » limitation du savoir par la Foi », qui devient chez nos kantiens comme le correspondant métaphysique de la séparation de l’Église et de l’État. . Kant otage. Kant mercenaire. Kant taillable, corvéable à merci. Kant toujours prêt pour toutes les missions impossibles. Ce Kant-à-tout-faire et parfaitement dénaturé illustre la première règle du protectionnisme philosophique : le baptême, la conversion, la naturalis~tion d’un système qui n’ a droit de naviguer qu’en battant pavillon français. (p.157) C’est la même règle apparemment qui vaut dans le cas de Nietzsche. Le vénérable Alfred Fouillée par exemple semble regretter, pour finir, son mot malheureux sur » les folies écrites par un fou « , et croit plus fin, par la suite, d’enrôler la » volonté de puissance » sous la bannière de sa propre – et piètre – » morale des idées-forces ». Un René Berthelot, qu’on verra mieux inspiré en d’ autres circonstances, n’hésite pas, lui, à rapprocher Nietzsche de Poincaré et à faire de sa » philosophie au marteau » la variante germanique d’un » idéalisme dynamique » bien de chez nous, et bien davantage dans la manière de l’Université française.
(p.159) Troisième malfaiteur . Hegel. La partie, cette fois, est infiniment plus délicate. Et nos mandarins s’ avisent vite qu’il faut la jouer autrement. Pas question d’ assimilation en effet : le morceau est trop gros et, comme dit Politzer, il pourrait être mortel à leurs estomacs délicats. Pas question de naturalisation non plus : le bonhomme est coriace, il résiste comme un diable et les pauvres efforts d’un Hamelin pour intégrer la « dialectique » à sa théorie de la « relation » ne convainquent vraiment personne. On se risque bien çà et là, du côté de Boutroux notamment, à lui tailler un peu le nez et les oreilles : mais les nains de la Sorbonne ne valent décidément pas les pygmées de Diderot et l’opération est voyante, légèrement grotesque et, pour tout dire, ratée. On a beau chercher même, fouiller autour de soi, battre le rappel de tous les professeurs, de tous les grands ancêtres qui pourraient attester d’une préhistoire française de l’hégélianisme : on ne trouve rien, on rentre bredouille, il faut trouver autre chose. Oui, il faut se résoudre cette fois à employer les grands (p.160) moyens. A balancer par-dessus bord tout ce grand corps inutile et vraiment trop rétif aux petits trafics philosophiques. A repartir de zéro en quelque sorte et à bâtir dans le dur, dans le neuf, dans l’inédit, de tout autres fondations. En un mot : puisque Hegel s’obstine à ne pas v ouloir être français, on fabriquera de toutes pièces un hégélianisme à la française. Puisque la Phénoménologie de l’esprit est indécrottablement gangrenée de germanisme, on écrira d’autres « phénoménologies « , germanophobie garantie. C’ est le raisonnement canularesque d’ Alfred Jarry, apostrophant de son célèbre « nous vous en referons d’ autres, Môdame » la voisine dont il a manqué assassiner le rejeton. Mais c’ est aussi le très sérieux raisonnement des pontifes de l’Université française face au monstre qui leur vient du froid et qu’il leur faut à tout prix contourner. Leur phénoménologie postiche, elle s’ appellera Matière et Mémoire. Cet Hegel de remplacement, ils iront le chercher au Collège de France. En un mot, c’ est Henri Bergson. Car qu’ est-ce que l’hégélianisme aux yeux d’un Français de cette époque et bien souvent aussi, je le crains, de la nôtre ? C’est une définition du temps, d’abord, dont on devine vaguement le caractère dynamique, inquiet, « dialectique » : or Bergson ne fait ni ne dit rien d’autre avec sa conception fameuse, et combien plus lumineuse, d’une temporalité vivante, frémissante, indéfiniment dilatée et rendue à la plénitude d’une éternelle présence. C’est une métaphysique aussi, dont le nom même de « dialectique » semble ne rien désigner qu’un vague refus des atomismes, des substantialismes, de tous les êtres clos et refermés sur soi : or l’ « évolution créatrice « , c’ est la forme achevée de cette métaphysique avec, en prime, les belles et claires oppositions de la « matière » et de 1’« esprit « , du « clos » et de 1’« ouvert « , du « mécanique » et du « vivant », du « tout fait » et du « se faisant « , qui l’irradient de leur (p.161) éclat. C’est une théorie de la connaissance, encore, qui sent légèrement le fagot, avec la prescription qu’ elle fait de s’unir à cette dialectique, de communier avec son procès, de rompre avec les vues figées que prend l’entendement sur elle . or l’ anti-intellectualisme bergsonien fait, là encore, l’affaire, qui ridiculise mieux que quiconque les « raideurs » conceptuelles, pulvérise lui aussi les prétentions de l’ « intellect », commande d’ « épouser » également la pure » poussée vitale », mais tout cela, grâce au ciel ! dans un climat de » joie », de divine euphorie, si différente de la noirceur d’ âme du maître de Iéna. Tout y est, comme on voit. L’ essentiel des effets du discours hégélien, mais sans leurs troubles et sulfureux présupposés. L’essentiel de ce qu’ on y lit, qu’y lisait déjà Victor Cousin, qu’ on veut y remplacer et que, de fait, on y remplace. Non pas, bien sûr, que l’hégélianisme se réduise à cela. Il va sans dire que cette caricature n’ a à peu près rien à voir avec la lettre de la Grande Logique. Mais c’est ainsi, je le répète, qu’en l’absence des textes justement, les choses sont pour l’ essentiel perçues. Et c’ est sur ce malentendu que peut s’ opérer le tour de passe-passe.
(p.172) Mais n’ anticipons pas. Ce qui ressort pour l’instant de ces quelques remarques c’est qu’au-delà de Marx, on peut très sérieusement douter de l’influence réelle qu’ a exercée la pensée allemande sur la France contemporaine. C’ est que si elle a fini, cette pensée allemande, par tracer ses chemins parmi nous, c’ est tard, très tard, au terme de longues décennies où se sont amoncelés sur sa route tous les obstacles imaginables. C’est qu’elle n’ a pu franchir ces obstacles qu’ en passant chaque fois (p.173) sous les fourches caudines d’un étrange discours, en acceptant de parler une drôle de langue, en adoptant un très bizarre accent, bref en se faisant ventriloque, bien souvent, de l’idéologie française elle-même. Hegel, gardien de camps ? Nietzsche, père de nos antisémites ? Marx, maître à penser de nos totalitaires ? Encore faudrait-il que Hegel, Nietzsche, Marx il y eût, au paradis des camps, de l’antisémitisme et du totalitarisme français. Encore faudrait-il qu’on les entende, qu’on les entende vraiment eux, et non pas derrière eux, en voix de basse, d’ autres musiques dont ils constituent l’alibi. Resterait à expliquer par quels mystères une culture qui s’ est si longtemps donné pour but de contenir leur invasion en eût pu être si profondément, si organiquement contaminée. Par quel miracle une Grande Logique qui n’eut guère en un siècle plus de quelques milliers de lecteurs serait davantage présente dans nos consciences que ce péguysme par exemple qui a formé dans le même temps des générations de professeurs. Par quels prodiges encore, des textes dont la lettre même, en 1980, n’est pas toujours accessible, seraient comptables d’oeuvres dont d’autres textes, immensément diffusés, seraient a priori innocents. La vérité, on commence de le comprendre, c’ est que le fascisme français parle français, toujours et constamment français, – même, et surtout peut-être, quand il a l’air de parler allemand…
(p.175) LE ROUGE ET LE BRUN
On le comprend, mais il est surtout possible de commencer de le vérifier. De la mettre à l’épreuve, cette idéologie française, de l’histoire la plus concrète de notre modernité. D’ en éprouver la cohérence sur. Un exemple au moins, que je crois, de nouveau, éminemment significatif. Je veux parler de ce P.C.F. dont on a vu comment, une fois déjà, il aspira à devenir le premier parti pétainiste de France, – et dont on va voir à présent pourquoi il est, de bout en bout, et jusqu’aujourd’hui, le plus digne fleuron de notre pensée réactionnaire.
(p.179) Curieux, vous ne trouvez pas, cette procession d’intellectuels savamment, méthodiquement abattus ? D’ où vient-il, cet acharnement à briser des hommes qui, aussi différents soient-ils, ont au moins ce point commun d’être tous d’ authentiques intellectuels, et, de surcroît, marxistes ? Il vient de ce que le P.C.F. n’a que faire de l’authenticité de ses intellectuels. Il vient de ce qu’un spectre hante le P.C.F., et que ce spectre c’est, comme jadis, la « pensée allemande ». Il vient de ce que Duclos, Thorez et Marchais sont peut-être finalement moins proches d’Engels ou de Gramsci que de Boutroux et Ravaisson, – éternels pygmées coupeurs de tête ou pères Ubu décerveleurs.
/Le PC/, (p.180), l’une des figures centrales, la figure centrale sans doute du national-socialisme à la française. Car alors tout devient clair. Son histoire tout entière s’ éclaire. Des pans entiers de notre histoire réapparaissent au grand jour. Et on comprend notamment pourquoi c’ est au sens strict, pas du tout par abus de langage, pas le moins du monde en jouant sur les mots, qu’il est, notre P.C.F., un authentique parti d’extrême droite. Tout se joue, une fois de plus, au tournant des années 30. Dans le grand délire nationaliste qui, à la veille du Front populaire, sur fond d’éloge de Jeanne d’ Arc, de culte du drapeau, et de mythologies celtiques, nous renvoie l’ écho des accents les plus chauvins de la droite d’ avant 14. Dans les appels du comité centrai à (p.181) « continuer la France « , à défendre la « France éternelle « , à demeurer « attaché à cette sélection de grâce et de mesure qui s’ appelle la politesse française ». Dans la xénophobie qui imbibe les textes de Vaillant-Couturier, responsable aux intellectuels, chantant les rudes vertus de militants « profondément enracinés au sol » et dont « les noms dit-il, ont la saveur de nos terroirs » . Dans la singulière conception du « service de l’esprit » qui commande sa croisade – je le cite encore – contre la littérature « pourrie et pornographique » et motive ses appels à un « retour à l’art sain ». C’est l’époque où, selon le mot de Koestler, le Parti a ses « aryens » qui pensent la lutte des classes sur le modèle et dans les schémas du vieux discours racial. Où des chefs communistes monnaient leur internationalisme en une volonté de « défendre la famille française » et d’« hériter « , le jour venu, d’un « pays fort « , d’une « race nombreuse’,. Où Maurice Thorez lui-même confie à Aragon, « avec un certain sourire « , que si Tolstoï n’a rien compris au grand Napoléon c’est « parce qu’il était Russe » et qu’ « il y a des choses qu’un Russe ne peut pas comprendre’,. Pourquoi « refouler », ajoute-t-il, selon Aragon toujours, « l’amour de notre merveilleux pays? » Qu’il se rassure, il est là, le refoulé. Il est tout entier là, le refoulé pestilentiel. Le racisme, la xénophobie, la cocarde et la connerie. Le travail, la famille, la patrie et la France profonde. Les germes de ce qui va venir et les fruits de ce qui a été semé. Le P.C.F., a-t-on dit, n’est pas à gauche mais de l’est ; je dirais plutôt, moi : le PCF n’est pas à l’est, mais à droite.
A l’ est ? A droite ? Prenons un autre exemple. Le cas le plus fameux, le plus incroyable, de délire. Celui où on a pris l’habitude de voir la marque même du dogmatisme léniniste. Je veux parler de l’ affaire Lyssenko qui, née à Moscou, gagna très vite Paris et valut au (p.182) P.C. ces quelques années d’ obscurantisme culturel qui restent parmi les taches les plus sombres de son histoire. Or, ce qui est étrange, c’ est qu’il y eut au même moment à Paris, mais sans intervention soviétique, une autre crise de folie et d’obscurantisme culturel, tout à fait analogue dans ses formes, mais venue par de tout autres voies. Une non moins incroyable affaire qui, dans le droit fil de l’ esprit des années 30 et de la ligne Vaillant-Couturier, lança le Partis dans une nouvelle croisade contre » l’ art décadent, dégénéré, cosmopolite, antinational » et, en un mot, étranger. Une campagne par exemple, dont Aragon se fit le héraut, en faveur du » vers français », du sonnet » traditionnel », de la poésie » propre et classique », menacés, à l’ en croire, par les » tenants de la décomposition du vers « , les apôtres de l’ « anarchie dans la technique » et les fourriers de la » dénaturalisation de la culture » . Des textes, des conférences, où le même Aragon chante les vertus du » roman » parce qu’il porte, dit-il, » un nom de l’ ancienne langue française » comme pour mieux affirmer » qu’il est une chose de France, une invention de chez nous » parfaitement harmonique à notre » génie » et à nos « climats ». D’autres encore où, face à l’invasion de l’art abstrait, – bientôt ce sera le jazz – il exalte le regain du » paysage » dans la peinture qui s’explique – je le cite toujours – par un » mouvement profond du patriotisme français, soucieux de l’indépendance de notre pays dans les conditions de l’occupation américaine « .
Tous ces textes – et bien d’autres, signés Thorez ou Casanova par exemple – ne sont pas seulement accablants de nullité et de sottise. C’est peu de dire qu’ils témoignent, chez leurs auteurs, d’une conception douteuse, sinon grotesque, de l’art et de la culture. Il serait presque trop facile de les rapprocher de telles citations de Maulnier ou de Massis, tenant le même discours, (p.183) mais du point de vue de l’ Action française. Car l’ essentiel c’est qu’on voit se mettre en place là un barbelé politique qui, opposant la France et l’ anti-France, vaut bien l’autre, qui oppose au même moment l’art bourgeois et prolétarien. C’ est qu’ entre ces deux terrorismes, dont l’un venait de Moscou et l’ autre de Paris et qui, parfois, inévitablement, eurent à se disputer la préséance, le Parti, pour finir, a fréquemment opté pour le second. Mieux : que le premier, pour fonctionner, eut parfois à emprunter les sillons déjà tracés par l’autre, comme on voit, par exemple, dans un article où, pour dire la louange d’un tableau de « réalisme socialiste », Aragon croit nécessaire d’invoquer le très français « principe de crédibilité » de Paul Bourget. Et il est dommage alors que l’on parle tant de l’un et si peu, finalement, de l’ autre. Que l’ on oublie que Lyssenko fut aussi, en France, le nom d’un nom commun dont Aragon fut le synonyme. Que l’ on passe sous silence ce lyssenkisme à la française dont l’ auteur ne fut pas un obscur savant soviétique, mais l’un de nos plus éminents poètes et romanciers. Qu’on ait si vite effacé cette forme pure, sans mélange, du délire qui jaillissait des terroirs et des cervelles nationales. Car la preuve y est faite que, seul, comptant sur ses propres forces, nourri aux seules ressources de l’idéologie française, le Parti pouvait accoucher d’un stalinisme sans Staline, – dont on peut parier sans risque qu’il a, lui, survécu jusqu’ aujourd’hui. Aujourd’hui ? Parlons donc d’ aujourd’hui. De son analyse du gaullisme par exemple qu’il hésitera, vingt ans durant, à qualifier de « progressiste » parce que « national « , ou de «réactionnaire » parce que « ami du gros argent » : c’ est celle de Barrès, face à la République radicale, opposant, on s’ en souvient, le « menu peuple » et le « peuple gras ». Des accents qu’il retrouve, à la fin des années 70, pour décrire la couche (p.184) de « parasites » qui sucent le sang du peuple ou pour opposer « Dassault ou la nation, Rothschild ou le peuple, les barons de l’acier ou les Français » : c’est la voix de Drumont dressé contre la « haute finance » et la poignée d’ accapareurs, juifs évidemment, qui affament l’ensemble du peuple. De Georges Marchais, reprenant à son tour l’antienne de « Jeanne la paysanne », et disant son « souci de la santé morale de notre peuple » et ailleurs, plus tard, celui de la santé physique d’une jeunesse musclée dans les « stades » : il peut bien parler depuis Moscou et au lendemain du coup de Kaboul, c’est péguy qu’on croit entendre, ou Maurras couvrant pour la Gazette de France les premiers jeux Olympiques de 1896. Et quand il lance enfin le thème de ce fameux «communisme aux couleurs de la France » où les naïfs ont voulu voir un progrès dans la voie du socialisme à visage humain, il faut être sourd pour ne pas entendre l’ écho d’un autre projet, beaucoup plus ancien, et passablement inquiétant : celui de Georges Sorel et de ses amis appelant, on s’en souvient, à l’avènement d’un socialisme gaulois, tricolore et patriote. Sorel, Maurras, Péguy, Drumont… La famille, décidément, est réunie au grand complet. Les parrains sont tous là, qui veillent mieux que jamais sur le berceau du socialisme national continué. Et c’ est ici, essentiellement ici, qu’il faut aller chercher les sources où puisent nos nouveaux communistes.
(p.186) Qu’on m’entende bien. Je ne suis pas en train de nier les incontestables liens que le P.C.F., comme tous les partis frères, noue depuis des dizaines d’années avec ses maîtres de Moscou. Il n’est pas question d’oublier ce qu’ ont pesé ces liens chaque fois que, de Prague à Varsovie, de Hanoï à Kaboul, de Phnom-Penh à Buenos Aires, le parti de la classe ouvrière a choisi de se ranger aux côtés des assassins. Trop jeune pour avoir pu lire, au moment de leur parution, les singuliers messages d’ exil que Thorez, en 1940, adressait aux Français, j’ai vu son successeur, en revanche, en direct de Moscou, nous dire sa certitude obscène d’ appartenir dès aujourd’hui au parti des vainqueurs de demain. (p.187) Tout cela donc est vrai. Le P.C.F. est à la botte, c’est entendu. Aujourd’hui comme avant-hier un parti de collabos, c’ est entendu aussi. Mais ce que je dis simplement, c’est qu’il ne faut pas entendre que cela. C’est que rien ne serait plus faux que de réduire ses dirigeants à de simples pantins, au fond irresponsables, dont on tirerait de loin les ficelles. C’est que rien ne serait plus périlleux, peut-être même, que d’y voir une assemblée d’ acteurs, de pures voix de leurs maîtres, dont la parole serait soufflée, le rôle ailleurs prescrit, dérisoires ventriloques d’un texte toujours étranger. Georges Marchais par exemple, quand il se produit à la télévision, me fait rarement rire. Elle ne me fait pas rire non plus, cette classe politique munichoise qui commente ses facéties le lendemain, comme on commenterait un numéro de cirque sans conséquence. Car j’ ai tendance à penser plutôt que tout cela est sérieux. Terriblement sérieux. Infiniment plus sérieux qu’ on ne veut bien le croire. Et que tant de vulgarité, de bassesse, de fascisme larvé sonnent beaucoup trop juste pour n’ être que récités. En un mot, je crois qu’il est trop facile de ne voir en toute cette abjection qu’une forme de « stalinisme » justement. Car que signifie-t-il ce « stalinisme » dont chacun, aujourd’hui, se gargarise ? J’ ai cru devoir rappeler ailleurs que cette notion qui se veut radicale est surtout et d’ abord une invention des staliniens eux-mêmes. J’en déduisais alors que ce concept à prétention « scientifique » était un asile d’ignorance, une pure fiction verbale, un simple nom de code pour maquiller de bienséance une bien réelle et bien concrète horreur. Mais je puis ajouter à présent, fort des remarques qui précèdent, que cette épithète qui se veut accablante est aussi formidablement complaisante, quand elle s’ applique à un parti comme le Parti français… Elle lui fait tout le crédit du monde en effet, en le supposant étranger, incompétent de ce qu’il dit et fait. (p.188) Elle sous-entend qu’il lui faudrait peu, très peu de chose, un peu de maturité encore, un sain sursaut de révolte peut-être, pour devenir un parti comme les autres. Elle implique nécessairement qu’un parti communiste français est concevable qui, continuant d’être ce qu’il est, de tenir le même discours, mais s’ émancipant de ses tuteurs et de ses allégeances anciennes, deviendrait brusquement, par on ne sait trop quel miracle, un parti démocratique. L’idée même lui échappe alors qu’il puisse y avoir en ce que dit Marchais, dans ce que disait Thorez, dans la lettre de leur discours et la structure de leur pensée, quelque chose de fondamentalement, d’ originellement inacceptable et qui demeurerait tel jusque dans l’hypothèse d’un improbable schisme du mouvement ouvrier international. L’ antistalinisme, au fond, c’ est une manière d’ anticommunisme primaire. La forme la plus primaire de l’anticommunisme primaire. Mais primaire en ceci qu’il demeure en surface des choses. Qu’il reste muet sur l’ essentiel. Qu’il nous rend aveugles, je le répète, à ce vieux fonds fasciste, – qui n’ a hélas rien à voir avec la fameuse « main » de Moscou.
D’ autant qu’il y a une question que les tenants de la main de Moscou répugnent curieusement à poser. C’ est celle de savoir d’où vient que tant de collets, justement, aient si volontiers consenti à la main diabolique. Ou, plus exactement, de ce que représente, de ce qu’ a représenté Moscou pour les consciences du siècle, – et notamment pour les plus grandes, les mieux armées d’ entre elles, je veux dire les intellectuels ralliés ou sympathisants… Je ne referai pas en quelques lignes, bien sûr, l’histoire des compagnons de route. Mais je voudrais qu’ on se rappelle au moins le cas de ces Clérambault vieillis, s’ en allant, après Rolland, retremper (p.189) une vitalité chancelante auprès de ces forbans, de ces barbares au sourire que sont les communistes russes. Celui de Gide déplorant moins, à son « retour », une terreur et des camps qu’il avait d’avance acceptés qu’une société de médiocres, de philistins, de bureaucrates, si loin de l’idéal rêvé d’une communauté d’élan, d’ardeur et de mouvement. L’exemple d’Aragon encore, racontant comment, tels les détenus de la colonie pénitentiaire de Bielomorstroï, il avait réchappé aux bas-fonds surréalistes, pour se mettre à l’école du monde réel, de la vie concrète et jaillissante, d’une société régénérée. Tant d’autres encore, jusques et y compris ceux – dont je faillis être – qui, à Pékin, nouveau Kremlin, ne virent rien d’un socialisme réel, mais un mirage de pureté, une illusoire et glorieuse ascèse, et comme un angélisme guerrier enfin tombé du ciel.. Ils ne sont pas très loin, les barbares de Rolland, du héros barrésien. Bergson n’eût peut-être pas raisonné autrement que Gide en sa nostalgie de l’élan vital. Péguy eût pu, lui aussi, se comparer à un impur réchappé des bas-fonds et glorieusement régénéré. Sorel surtout aurait eu de la sympathie pour les maoïstes français et leurs mythes de jouvence et d’ ascèse. Car Moscou, à Paris, n’ a jamais été dans Moscou. Mais dans les têtes. Dans les textes. Dans les fabuleuses et inépuisables cavernes, toujours, de nos ali-baba idéologues.
(p.190) Raymond Aron a eu raison d’insister, depuis trente ans, sur l’étrange cécité qui ferme la classe politique française à l’irréductible spécificité du totalitarisme rouge : mais je crois qu’il faut ajouter que cette cécité n’ est pas de hasard ; qu’ elle est structurée comme un regard; et que ce regard c’ est celui, encore une fois, que n’ a cessé, depuis bien plus longtemps, de la droite à la gauche, de porter sur le monde le grand oeil cyclopéen de l’idéologie française.
(p.192) Le marxisme, c’ est vrai – et c’ est grave – a toujours manifesté un souverain dédain pour ce qu’il appelle les « libertés formelles » : mais l’idéologie française, c’est non moins vrai – et c’est plus grave encore – a toujours affiché une haine de la « forme » en tant que telle, de la « liberté » en tant que telle et, donc, de la forme en soi de la liberté en soi. L’ orthodoxie marxiste, c’ est indéniable, porte une lourde responsabilité dans la disqualification des droits de l’homme, cette séquelle de la « pensée bourgeoise » . mais la vulgate française, c’ est également indéniable, y eut sa part de responsabilité en instruisant le procès du Droit, de l’Homme, et de tous leurs corrélats d’ anémie et de décadence. Toutes ces valeurs au nom desquelles les dissidents par exemple se battent aujourd’hui et qui sont toutes les armes qui leur restent au fond de leur malheur, un Marx ou un Lénine les ont certes décrétées obsolètes, dialectiquement dépassées par leur socialisme scientifique, même si, une fois, jadis, elles eurent, disent-ils, leur positivité : mais nos maîtres à penser nationaux ont fait mieux, ont fait pire, pour en étouffer la voix puisqu’ils les ont décrétées ontologiquement insensées, métaphysiquement condamnées, et qu’ils tiennent, à peu près tous, qu’ elles n’ eurent jamais, en aucun lieu, en aucun temps, de valeur que négative et ruineuse pour la » vie ».
(p.193) Bref, que si le fascisme n’a jamais qu’un visage, il a toujours des relais, en revanche, par où il pénètre les cervelles, adhère dans les consciences et travaille à se légitimer. Et toutes les analyses qui précèdent n’avaient d’autre but que d’isoler ces rel’ais, ces légitimations, ces travaux de la barbarie dans les têtes, – dont je crois le temps venu, simplement, d’admettre, à l’égal du marxisme par exemple, la haute teneur en totalitarisme.
(p.199) (LE FASCISME AUX COULEURS DE LA FRANCE)
Ainsi, pour commencer, de ce paradoxe simple, le plus simple de tous assurément, et qui est celui, comme on dit, de la « gauche » et de la « droite »… Qui se (p.200) risquerait à affirmer en effet qu’un Barrès est plutôt « de droite » et un Péguy plutôt « de gauche » ? Faut-il tenir la thèse national-socialiste psalmodiée à deux voix par le gauchiste Sorel et le monarchiste Maurras comme un produit » réactionnaire » ou un effet de » progressisme » ? Comment lire à Esprit, à Ordre nou veau et ailleurs la folle circulation de ces énoncés qu’ on a vus si aisément passer d’un bord à l’ autre, de ce cours-ci à ce cours-là, et puiser indifféremment aux deux sources de la religion politique moderne ? Vichy, notre Vichy national, où tant de » révolutionnaires » vinrent rejoindre, on s’ en souvient, les ombres les plus notoires de la mémoire « réactionnaire», de quel côté faut-il le placer de la classique et fatidique barrière ? Aujourd’hui encore, que penser de ces troubles convergences, tantôt discrètes, tantôt claironnées, entre une » nouvelle droite » qui renaît spectaculairement de ses cendres et une nouvelle gauche qui, parfois, vient présider à son baptême ? D’ où vient même, de quelle obscure ruse de la raison, de quelle fabuleuse erreur de calcul historique, que ce soit dans les rangs de certaine ultragauche que se recrutent, au même moment, les » historiens » les plus empressés à » réviser » l’histoire du nazisme et celle de l’holocauste ? On s’en tire généralement en invoquant de commodes palinodies par quoi de tristes sires changeraient soudainement de camp. On nous brosse de belles typologies des tempéraments politiques, tracées au cordeau de la logique, avec, à tout hasard, ici ou là, quelques improbables gués pour rendre compte des migrations. Pis, on nous ressert périodiquement les banalités d’usage sur les extrêmes qui se rejoignent et la mystérieuse attraction qu’ exerceraient l’un sur l’ autre les antipodes de la pensée. Et il y a une chose, étrangement, que presque personne ne semble vouloir envisager : c’ est que le problème n’ est tout simplement pas là; que, face à des (p.201) phénomènes de ce type, c’est la manière même de poser les questions qu’il faut savoir réformer ; que cette géographie consacrée, c’ est très exactement ce qui vole en éclats au premier contact, au premier choc totalitaires ; qu’on reconnaît le fascisme, autrement dit, à ceci précisément que sa première manifestation est peut-être de brouiller ces signes politiques et d’invalider d’un seul coup leurs partages institués.
(p.207) Ainsi, une troisième amphibologie, qui se résout de la même façon et qui concerne le dilemme très ancien, mais qu’on aurait tort de croire pour autant dépassé, de la Nation d’un côté et des rêves qu’ on y oppose de supranationalité… Le nationalisme en effet est-il toujours et nécessairement, comme on a un peu vite tendance à l’ affirmer, générateur de fascisme ? En un sens oui, si l’ on songe à sa fortune aux temps du pétainisme; à son indéniable insistance dans les textes de Barrès, Maurras et les autres ; à ses douteuses résurgences, à gauche comme à droite, dans le discours cocardier de nos partis les plus évidemment réactionnaires. Mais en un autre, non, puisque c’ est au nom de la Nation que se battait aussi Zola, au moment de l’ affaire Dreyfus; au nom de la France que tant de partisans, en 40, marchèrent au combat et parfois au supplice; (p.208) derrière le drapeau tricolore que d’ autres partisans, demain, pourraient avoir à se rassembler et à résister à nouveau. L’internationalisme, inversement, est-il toujours, obligatoirement, et presque par vocation, suppôt d’ antifascisme ? Assurément oui, quand il vient contrarier chez un Benda le chauvinisme et la xénophobie ambiante. Quand, chez Breton de nouveau, il permet de faire figurer à l’exposition surréaliste de 1938 des proscrits allemands et italiens que rejette et condamne l’ essentiel de la presse et de la classe politique du moments ; quand, dans le Paris de 1968 encore, il inspire le magnifique « Nous sommes tous des juifs allemands « , lancé comme une gifle à la face de l’ autre France, celle des crétins et des canailles qui préféraient crier, eux, « Cohn-Bendit à Dachau ». Mais non, en même temps, assurément et paradoxalement non, puisqu’il est là aussi, cet internationalisme, dans le patrimoine de cette autre France ,. que c’est au nom de l’Europe par exemple, et de « l’Europe contre les patries », que Drieu, dès la fin des années 20, engage explicitement son combat, et que c’est à l’Europe de nouveau, jamais à la nation, qu’ en appellent, dans le Paris de 1980, les nouveaux tenants de l’internationale noire et les nostalgiques de l’empire hitlérien… Le fascisme, autrement dit, est indifféremment nationaliste et anti-national. Également, tour à tour, cosmopolite et anti-cosmopolite. Comme s’il s’ agissait, de nouveau, d’un faux débat et d’un clivage illusoire. Ou mieux : que, sous le pavillon des mots, circulaient des valeurs et des contenus différents.
(p.237) Car enfin est-on bien sûr que notre pays ait depuis quelques décennies tant changé qu’ on le dit ? N’est-il pas troublant que lorsqu’un hebdomadaire commande, en 1980, un sondage sur le racisme des Français, on retombe peu ou prou, concernant le racisme anti-arabe, sur les mêmes chiffres que ceux de l’enquête conduite par Vichy, en 1942, sur le racisme antijuif ? Faut-il tenir pour rien qu’il se trouve, au pays de Giscard et de Marchais, plus d’un citoyen sur deux pour estimer que les métèques y sont démesurément nombreux, et qu’il s’en trouvait un sur deux déjà sous Laval et Pétain, pour répondre « non » à la question « aimez-vous les juifs»? Mieux, quand on découvre que c’ est dans les rangs du Parti communiste que se recrutent le plus volontiers ces nouveaux xénophobes, peut-on s’ empêcher de songer que les traditions ont décidément la vie dure qui, enjambant le pétainisme lui-même, nous reconduisent au bon vieux temps, dont j’ ai parlé plus haut, où le racisme naissait aussi à gau- che ? Les situations, bien entendu, sont largement incomparables. Les juifs, quant à eux, ont toutes raisons, paraît-il, de pavoiser, puisqu’il ne se trouve plus – selon le même sondage toujours – qu’un Français sur huit pour souhaiter qu’ils disparaissent du paysage.
(p.246) Car le fascisme, paradoxalement, commence toujours, avant de donner la mort, par proclamer sa foi en la Vie. Avant d’ être l’ appareil mortifère que l’ on sait, il est toujours et premièrement une grande et bruyante célébration vitaliste. Il ne peut tuer, plus exactement, et tuer de sang-froid, qu’ après qu’il a décrété que je ne suis, moi, sa victime, rien que du vivant.
(p.314) Voltaire, Traité de métaphysique, oeuvres complètes, Éditions Moland, t. XII, p. 210. Cf. aussi, ibid., p. 192 : « Les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins et les hommes sans barbe, ne viennent pas du même homme. » Et encore, dans l’Essai sur les moeurs et l’esprit des nations . il « n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos /…/ sont des races entièrement différentes » (ibid., t. XI, p. 7). Ces textes, et d’autres, que j’utilise plus bas, sont cités par Léon Poliakov dans son très beau Mythe aryen, Calmann-Lévy, 1972. |
1.2 L’intelligentsia française, en grande partie anti-démocratique, voire raciste
Jean-François Revel, La grande parade / Essai sur la survie de l’utopie socialiste, éd. Plon 2000
(p.16) N’oublions jamais en effet qu’en Europe comme en Amérique latine, la certitude d’être de gauche repose sur un critère très simple, à la portée de n’importe quel arriéré mental : être, en toutes circonstances, d’office, quoi qu’il arrive et de quoi qu’il s’agisse, antiaméricain. On peut être, on est même fréquemment (p.17) un arriéré mental en politique tout en étant fort intelligent dans d’autres domaines. Parmi d’innombrables exemples, l’auteur dramatique anglais Harold Pinter explique1 l’intervention de l’Otan contre la Serbie en avril 1999 par le fait que, selon lui, les États-Unis n’ont, en politique internationale, qu’un seul principe : « Baise mon cul ou je t’assomme. » Avoir du talent au théâtre n’empêche pas, chez le même individu, la débilité profonde et la nauséabonde vulgarité dans les diatribes politiques. C’est l’un des mystères de la politique que sa capacité à provoquer la brusque dégradation de maintes personnalités par ailleurs brillantes. Comment réagirait Pinter si un critique dramatique se permettait de tomber aussi bas dans l’imbécillité injurieuse en « commentant » une de ses pièces ?
(p.88)CHAPITRE SIXIEME PANIQUE CHEZ LES NÉGATIONNISTES
Les négationnistes pronazis ne sont qu’une poignée. Les négationnistes procommunistes sont légion. En France, une loi (loi Gayssot, du nom du député communiste qui l’a rédigée et qui, cela se comprend, n’a vu les crimes contre l’humanité que de l’oeil droit) prévoit des sanctions contre les mensonges des premiers. Les seconds peuvent impunément nier la criminalité de leur camp préféré. Je parle non seulement de camp politique, au singulier, mais aussi de camps de concentration au pluriel : le goulag soviétique de jadis et le laogaï chinois d’aujourd’hui, celui-ci en pleine activité, avec en prime ses milliers d’exécutions sommaires chaque année. Ce ne sont d’ailleurs là que les principaux exemplaires d’un genre d’établissements consubstantiel à tout régime communiste. On conçoit donc qu’habitués à cette inégalité de traitement, les négationnistes procommunistes aient été frappés de stupeur lors de la publication du Livre noir, qui établit solidement deux vérités : le communisme fut toujours, est toujours intrinsèquement criminogène ; et, en cela, il ne se distingue en rien du nazisme.
(p.110) Les véritables principes du socialisme n’ont pas été violés par Staline ou Mao quand ils ont pratiqué leurs génocides : ces principes ont été, au contraire, appliqués par eux avec un scrupule exemplaire et une parfaite fidélité à la lettre et à l’esprit de la doctrine. C’est ce que montre avec précision George Watson1. Dans l’hagiographie moderne, toute une partie essentielle de la théorie socialiste a été refoulée. Ses pères fondateurs, à commencer par Marx lui-même, ont très tôt cessé d’être étudiés de façon exhaustive par les croyants mêmes qui se réclamaient d’eux sans arrêt. Leurs œuvres, de nos jours, semblent jouir du rare privilège d’être comprises de tout le monde sans que personne les ait jamais complètement lues, même pas leurs adversaires, ordinairement rendus incurieux par la peur des représailles. Dans sa majeure partie, l’histoire est un réarrangement et un tri, donc une censure. Et l’histoire des idées n’échappe pas à cette loi. L’étude non expurgée des textes nous révèle par exemple, écrit Watson, que « le génocide est une théorie propre au
(p.111) socialisme ». Engels, en 1849, appelait à l’extermination des Hongrois, soulevés contre l’Autriche. Il donne à la revue dirigée par son ami Karl Marx, la Neue Rheinische Zeitung, un article retentissant dont Staline recommandera la lecture en 1924 dans ses Fondements du léninisme. Engels y conseille de faire disparaître, outre les Hongrois, également les Serbes et autres peuples slaves, puis les Basques, les Bretons et les Écossais. Dans Révolution et Contre-Révolution en Allemagne, publié en 1852 dans la même revue, Marx lui-même se demande comment on va se débarrasser de « ces peuplades moribondes, les Bohémiens, les Carinthiens, les Dalmates, etc. ». La race compte beaucoup, pour Marx et Engels. Celui-ci écrit en 1894 à un de ses correspondants, W. Borgius : « Pour nous, les conditions économiques déterminent tous les phénomènes historiques, mais la race elle-même est une donnée économique… » C’est sur ce principe que s’appuyait Engels, toujours dans la Neue Reinische Zeitung (15-16 février 1849) pour dénier aux Slaves toute capacité d’accéder à la civilisation. « En dehors des Polonais, écrit-il, des Russes et peut-être des Slaves de Turquie, aucune nation slave n’a d’avenir, car il manque à tous les autres Slaves les bases historiques, géographiques, politiques et industrielles qui sont nécessaires à l’indépendance et à la capacité d’exister. Des nations qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui ont à peine atteint le degré le plus bas, de la civilisation… ne sont pas capables de vie et ne peuvent jamais atteindre la moindre indépendance. » Certes Engels attribue une part de l’« infériorité » slave aux données historiques. Mais il considère que l’amélioration de ces données est rendue impossible par le facteur racial. Imaginons le tollé que s’attirerait aujourd’hui un « penseur » qui s’aviserait de formuler le même diagnostic sur les Africains ! Selon les fondateurs du socialisme, la supériorité raciale des Blancs est une vérité « scientifique ». Dans ses notes préparatoires à VAnti-Duhring, l’évangile de la philosophie marxiste de la science, Engels écrit : « Si, par exemple, dans nos pays, les axiomes mathématiques sont parfaitement (p.112) évidents pour un enfant de huit ans, sans nul besoin de recourir à l’expérimentation, ce n’est que la conséquence de « l’hérédité accumulée ». Il serait au contraire très difficile de les enseigner à un bochiman ou à un nègre d’Australie. » Au vingtième siècle encore, des intellectuels socialistes, grands admirateurs de l’Union soviétique, tels H.G. Wells et Bernard Shaw, revendiquent le droit pour le socialisme de liquider physiquement et massivement les classes sociales qui font obstacle à la Révolution ou qui la retardent. En 1933, dans le périodique The Listener, Bernard Shaw, faisant preuve d’un bel esprit d’anticipation, presse même les chimistes, afin d’accélérer l’épuration des ennemis du socialisme, « de découvrir un gaz humanitaire qui cause une mort instantanée et sans douleur, en somme un gaz policé — mortel évidemment — mais humain, dénué de cruauté ». On s’en souvient, lors de son procès à Jérusalem en 1962, le bourreau nazi Adolf Eichmann invoqua pour sa défense le caractère « humanitaire » du zyklon B, qui servit à gazer les Juifs lors de la Shoah. Le nazisme et le communisme ont pour trait commun de viser à une métamorphose, à une rédemption « totales » de la société, voire de l’humanité. Ils se sentent, de ce fait, le droit d’anéantir tous les groupes raciaux ou sociaux qui sont censés faire obstacle, fût-ce involontairement et inconsciemment — en jargon marxiste « objectivement » — à cette entreprise sacrée de salut collectif. Si le nazisme et le communisme ont commis l’un et l’autre des génocides comparables par leur étendue sinon par leurs prétextes idéologiques, ce n’est donc point à cause d’une quelconque convergence contre nature ou coïncidence fortuite dues à des comportements aberrants. C’est au contraire à partir de principes identiques, profondément ancrés dans leurs convictions respectives et dans leur mode de fonctionnement. Le socialisme n’est pas plus ou pas moins « de gauche » que le nazisme. Si on l’ignore trop souvent, c’est, comme le dit Rémy de Gourmont, qu’« une erreur tombée dans le domaine public n’en sort jamais. Les opinions se transmettent héréditairement ; cela finit par faire l’histoire ». (p.113) Si toute une tradition socialiste datant du dix-neuvième siècle a préconisé les méthodes qui seront plus tard celles d’Hitler comme celles de Lénine, Staline et Mao, la réciproque est vraie : Hitler s’est toujours considéré comme un socialiste. Il explique à Otto Wagener que ses désaccords avec les communistes « sont moins idéologiques que tactiques! ». L’ennui avec les politiciens de Weimar, déclare-t-il au même Wagener, « c’est qu’ils n’ont jamais lu Marx ». Aux fades réformistes de la social-démocratie, il préfère les communistes. Et l’on sait que ceux-ci le payèrent largement de retour, en votant pour lui en 1933. Ce qui l’oppose aux bolcheviques, dit-il encore, c’est surtout la question raciale. En quoi il se trompait : l’Union soviétique a toujours été antisémite. Disons que la « question juive » (malgré le pamphlet de Marx publié sous ce titre contre les Juifs) n’était pas, pour les Soviétiques, comme pour Hitler, au premier rang des priorités. Pour tout le reste, la « croisade antibolchevique » d’Hitler fut très largement une façade, qui masquait une connivence avec Staline bien antérieure, on le sait maintenant, au pacte germano-soviétique de 1939. Car, ne l’oublions pas, tout comme, d’ailleurs, le fascisme italien, le national-socialisme allemand se voyait et se pensait, à l’instar du bolchevisme, comme une révolution, et une révolution antibourgeoise. « Nazi » est l’abréviation de « Parti national socialiste des travailleurs allemands ». Dans son État omnipotent2 Ludwig von Mises, l’un des grands économistes viennois émigrés à cause du nazisme, s’amuse à rapprocher les dix mesures d’urgence préconisées par Marx dans le Manifeste communiste (1847) avec le programme économique d’Hitler. « Huit sur dix de ces points, note ironiquement von Mises, ont été exécutés par les nazis avec un radicalisme qui eût enchanté Marx. » 1. Otto Wagener, Hitler aus nachster nahe : Aufzeichnungen eines Vertrauten, 1929-1939, Francfort, 1978.
(p.114) En 1944 également, Friedrich Hayek, dans sa Route de la servitude1, consacre un chapitre aux «Racines socialistes du nazisme ». Il note que les nazis « ne s’opposaient pas aux éléments socialistes du marxisme, mais à ses éléments libéraux, à l’internationalisme et à la démocratie. » Par une juste intuition, les nazis avaient saisi qu’il n’est pas de socialisme complet sans totalitarisme politique.
(p.116) Car tous les régimes totalitaires ont en commun d’être des idéocraties : des dictatures de l’idée. Le communisme repose sur le marxisme-léninisme et la « pensée Mao ». Le national-socialisme repose sur le critère de la race. La distinction que j’ai établie plus haut entre le totalitarisme direct, qui annonce d’emblée en clair ce qu’il veut accomplir, tel le nazisme, et le totalitarisme médiatisé par l’utopie, qui annonce le contraire de ce qu’il va faire, tel le communisme, devient donc secondaire, puisque le résultat, pour ceux qui les subissent, est le même dans les deux cas. Le trait fondamental, dans les deux systèmes, est que les dirigeants, convaincus de détenir la vérité absolue et de commander le déroulement de l’histoire, pour toute l’humanité, se sentent le droit de détruire les dissidents, réels ou potentiels, les races, classes, catégories professionnelles ou culturelles, qui leur paraissent entraver, ou pouvoir un jour entraver, l’exécution du dessein suprême. C’est pourquoi vouloir distinguer entre les totalitarismes, leur attribuer des mérites différents en fonction des écarts de leurs superstructures idéologiques respectives au lieu de constater l’identité de leurs comportements effectifs, est bien étrange, de la part de « socialistes » qui devraient avoir mieux lu Marx. On ne juge pas, disait-il, une société d’après l’idéologie qui lui sert de prétexte, pas plus qu’on ne juge une personne d’après l’opinion qu’elle a d’elle-même. En bon connaisseur, Adolf Hitler sut, parmi les premiers, saisir les affinités du communisme et du national-socialisme. Car il n’ignorait pas qu’on doit juger une politique à ses actes et à ses méthodes, non d’après les fanfreluches oratoires ou les pompons philosophiques qui l’entourent. Il déclare à Hermann Rauschning, qui le rapporte dans Hitler m’a dit : «Je ne suis pas seulement le vainqueur du marxisme…. j’en suis le réalisateur. «J’ai beaucoup appris du marxisme, et je ne songe pas à m’en cacher….. Ce qui m’a intéressé et instruit chez les (p.117) marxistes, ce sont leurs méthodes. J’ai tout bonnement pris au sérieux ce qu’avaient envisagé timidement ces âmes de petits boutiquiers et de dactylos. Tout le national-socialisme est contenu là-dedans. Regardez-y de près : les sociétés ouvrières de gymnastique, les cellules d’entreprises, les cortèges massifs, les brochures de propagande rédigées spécialement pour la compréhension des masses. Tous ces nouveaux moyens de la lutte politique ont été presque entièrement inventés par les marxistes. Je n’ai eu qu’à m’en emparer et à les développer et je me suis ainsi procuré l’instrument dont nous avions besoin… » L’idéocratie déborde largement la censure exercée par les dictatures ordinaires. Ces dernières exercent une censure principalement politique ou sur ce qui peut avoir des incidences politiques. Il arrive d’ailleurs aux démocraties de le faire également, comme on l’a vu en France pendant la guerre d’Algérie, sous la Quatrième République comme sous la Cinquième. L’idéocratie, elle, veut beaucoup plus. Elle veut supprimer, et elle en a besoin pour survivre, toute pensée opposée ou extérieure à la pensée officielle, non seulement en politique ou en économie, mais dans tous les domaines : la philosophie, les arts, la littérature et même la science. La philosophie, de toute évidence, ne saurait être pour un totalitaire que le marxisme-léninisme, la « pensée Mao » ou la doctrine de Mein Kampf. L’art nazi se substitue à l’art « dégénéré », et, parallèlement, le « réalisme socialiste » des communistes entend tordre le cou à l’art « bourgeois ». Le pari le plus risqué de l’idéocratie, et qui en étale bien la déraison, porte toutefois sur la science, à laquelle elle refuse toute autonomie. On se souvient de l’affaire Lyssenko en Union soviétique. Ce charlatan, de 1935 à 1964, anéantit la biologie dans son pays, congédia toute la science moderne, de Mendel à Morgan, l’accusant de « déviation fasciste de la génétique », ou encore « trots-kiste-boukhariniste de la génétique ». La biologie contemporaine commettait en effet à ses yeux le péché de contredire le matérialisme dialectique, d’être incompatible avec la dialectique (p.118) de la nature selon Engels, lequel, nous l’avons vu, affirmait encore, dans VAnti-Duhring, vingt ans après la publication de L’Origine des espèces de Darwin, sa croyance dans l’hérédité des caractères acquis. Soutenu, ou, plutôt, fabriqué par les dirigeants soviétiques, Lyssenko devint président de l’Académie des Sciences de l’URSS. Il en fit exclure les biologistes authentiques, quand il ne les fit pas déporter et fusiller. Tous les manuels scolaires, toutes les encyclopédies, tous les cours des universités furent expurgés au profit du lyssenkisme. Ce qui eut en outre des conséquences catastrophiques pour l’agriculture soviétique, déjà fort mal en point après la collectivisa-tion stalinienne des terres. La bureaucratie imposa en effet dans tous les kolkhozes l’« agrobiologie » lyssenkiste, proscrivant les engrais, adoptant le « blé fourchu » des… pharaons, ce qui fit tomber de moitié les rendements. On proscrivit les hybridations, puisque, pérorait Lyssenko, il était notoire qu’une espèce se transformait spontanément en une autre et qu’il n’était point besoin de croisements. Ses folles élucubra-tions portèrent le coup de grâce à une production déjà stérilisée par l’absurdité du socialisme agraire. Elles rendirent irréversibles la famine chronique, ou la « disette contrôlée » (disait Michel Heller), qui accompagna l’Union soviétique jusqu’à sa tombe. (…) Le critère extra-scientifique de la vérité scientifique chez les nazis découle du même schéma mental, à cette différence près (p.119) que, chez eux, ce critère est la race au lieu d’être la classe. Mais les deux démarches sont intellectuellement identiques, dans la mesure où elles nient la spécificité de la connaissance comme telle, au bénéfice de la suprématie de l’idéologie.
(p.122) Cette association délirante entre judéité, individualisme et capitalisme motive les éructations antisémites de Karl Marx, dans son essai Sur la question juive (1843). Essai trop peu lu, mais qu’Hitler, lui, avait lu avec attention. Il a presque littéralement plagié les passages de Marx où celui-ci vomit contre les Juifs des invectives furibondes, telles que celle-ci : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, la cupidité (Eigennutz}. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son dieu ? L’argent. » Et Marx enchaîne en incitant à voir dans le communisme « l’organisation de la société qui ferait disparaître les conditions du trafic et aurait rendu le Juif impossible ». Dans le genre appel au meurtre, il est difficile de faire plus entraînant. (p.123) D’où la conception de l’État qui est commune à Lénine et à Hitler. Dans La Révolution prolétarienne et le renégat Kautzky, Lénine écrit : « L’État est aux mains de la classe dominante, une machine destinée à écraser la résistance de ses adversaires de classe. Sur ce point, la dictature du prolétariat ne se distingue en rien, quant au fond, de la dictature de toute autre classe. » Et, plus loin dans le même livre : « La dictature est un pouvoir qui s’appuie directement sur la violence et n’est lié par aucune loi. La dictature révolutionnaire du prolétariat est un pouvoir conquis et maintenu par la violence, que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n’est lié par aucune loi. » Si l’on veut bien se reporter au second volume de Mein Kampf, on y verra que, dans le chapitre consacré à l’État, Hitler s’exprime à ce sujet en des termes presque identiques. La « dictature du peuple allemand » y remplace celle du prolétariat. Mais, si l’on tient compte des multiples diatribes anticapitalistes du Fùhrer, les deux concepts ne sont pas très éloignés l’un de l’autre. Tout système politique totalitaire établit invariablement un mécanisme répressif visant à éliminer (p.124) non seulement la dissidence politique mais toute différence entre les comportements individuels. La société se sait inconciliable avec la ‘variété’.
(p.143) C’est ainsi qu’en 1990, l’Unesco organise une célébration de la « mémoire » d’Hô Chi Minh à l’occasion du centenaire de la naissance du dictateur. Tous les thèmes de cette commémoration reproduisent sans examen les mensonges de l’antique (p.144) propagande communiste provietnamienne des années soixante et le mythe de Hô Chi Minh qui avait été fabriqué jadis à coups de dissimulation et d’inventions des « organes ». Le sigle Unesco signifie « Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture ». Si l’Unesco servait la science, elle aurait convoqué d’authentiques historiens, qui n’auraient pu que mettre à mal la légende forgée pour transfigurer Hô Chi Minh. Si elle servait l’éducation, elle ne se serait pas mise au service d’un bourrage de crâne totalitaire. Si elle servait la culture, au lieu de la censure, elle n’aurait pas verrouillé ce colloque pour en bannir toute fausse note « viscérale anticommuniste ». Peu convaincu par cette « mémoire » sauce Unesco, Olivier Todd, un des meilleurs connaisseurs au monde des questions du Vietnam, où il fut de longues années envoyé spécial et même prisonnier du Viet-cong, consacre avant l’événement au « mythe Hô Chi Minh », une étude où il déplore « l’extraordinaire naïveté flagorneuse de nombreux publicistes et diplomates, preuve des manipulations politiques au sein de l’Unesco. Cette organisation internationale, émanation de l’ONU, s’apprête à célébrer en Hô Chi Minh un « grand homme d’Etat », un « homme de culture », un « illustre libérateur » de son peuple. La communauté internationale est invitée à subventionner l’héroïsation et la mythi-fication de « l’Oncle » communiste, et ce, l’année qui suit le passage du communisme mondial aux poubelles de l’Histoire1. »
(p.155) Rappeler que Castro a fait fusiller 17 000 personnes dans un pays de 10 millions d’habitants et Pinochet 3 197 dans une pays de 15 millions d’habitants permet de comparer une terreur à l’autre, sans excuser aucune des deux.
(p.157) (…) la gauche française persiste dans son attitude protectrice envers le stalinisme cubain. Elle veille à sauvegarder l’immunité dont jouit Castro. Je serais presque tenté de dire : avant, au moins elle mentait ! Maintenant, elle reconnaît que le régime cas-triste repose entièrement sur les violations les plus extrêmes des droits de l’homme et pourtant elle ne lui retire pas sa solidarité. C’est presque pire. Tous les gens de gauche ne souscrivent pas aux propos de Mme Danielle Mitterrand : « Cuba représente le summum de ce que le socialisme peut réaliser », phrase qui constitue la condamnation la plus accablante du socialisme jamais énoncée. Mais tous — et la droite aussi — n’en confirment pas moins de plus belle leur attachement à ce principe (déjà respecté dans les cas des anciens chefs Khmers rouges et d’Erich Honecker) : même quand on sait tout des forfaits d’un bourreau totalitaire « de gauche », il doit rester exempt des peines et même du blâme que l’on doit infliger par « devoir de mémoire » aux bourreaux totalitaires « de droite ».
(p.158) Tous ceux qui ont voyagé en RDA pendant les quinze dernières années de son existence étaient édifiés par l’état de délabrement du pays : immeubles tombant en miettes au point qu’on tendait des cordes le long des trottoirs pour empêcher les piétons d’y marcher, de peur qu’ils ne reçoivent quelque moellon sur la tête ; infrastructures déplorables ; industrie inadaptée, travaillant avec des machines datant des années vingt, et qui crachait du haut de ses cheminées antiques une pollution noirâtre et poisseuse. Ce cataclysme socialiste fut d’ailleurs attribué par la gauche, aussitôt après la réunification allemande, à… l’irruption de l’économie de marché ! N’oublions pas qu’entre 1990 et 1998 ont été transférés aux Lander de l’Est 1 370 milliards de marks, soit, par an, un tiers du budget annuel de la France ! A cet argent public s’ajoutent les investissements privés. Malgré ce flot de capitaux, les Lander de l’Est, tout en ayant considérablement progressé, n’ont pas, en 1999, rattrapé le niveau de vie de l’ex-Allemagne de l’Ouest, tant le socialisme est difficile à guérir.
(p.162) Les nazis avaient rétabli l’esclavage en temps de guerre, dans des camps de travail où les esclaves étaient des déportés provenant des pays vaincus. Les communistes ont fait mieux : ils ont partout réduit en esclavage une part substantielle de leur propre population, et ce en temps de paix, au service d’une économie « normale », si l’on ose dire. Cet aspect souvent ignoré tend à prouver que, si improductive qu’elle soit, l’économie socialiste réelle le serait encore davantage sans le recours à la main-d’œuvre servile.
(p.167) /Mao/ Quant à l’examen multilatéral des textes complets, il révèle que Mao n’est pas un théoricien ou du moins pas un inventeur. Les rares écrits théoriques, « À propos de la pratique », « À propos de la contradiction », se bornent à vulgariser et à simplifier le Matérialisme et Empiriocriticisme de Lénine. Ce sont, d’ailleurs, comme tous ses textes, des écrits de circonstance, de combat, destinés à véhiculer une pression politique précise sur telle tendance concrète au sein ou en dehors du PC chinois. En fait, l’idéologie léniniste-staliniste, adoptée une fois pour toutes, n’est jamais en tant que telle repensée par Mao. Quand il fait apparemment de l’idéologie, c’est, en réalité, de la tactique.
(p.168) Dans le discours où il parle des Cent Fleurs, intitulé « De la juste solution des contradictions au sein du peuple » (1957), comme dans des textes plus anciens : « De la dictature démocratique populaire » (1949) ou « Contre le style stéréotypé dans le Parti » (1942), ce raisonnement, toujours le même, est celui-ci : la discussion est libre au sein du Parti ; mais, dans la pratique, les objections contre le Parti proviennent de deux sources : des adversaires de la Révolution, et ceux-là ne doivent pas avoir le droit de s’exprimer, et des partisans sincères de la Révolution, et ceux-ci ne sont jamais réellement en désaccord avec le Parti. Donc, les méthodes autoritaires sont du « centralisme démocratique », tout à fait légitime, et, dans le peuple, « la liberté est corrélative à la discipline ». (…) En art et en littérature aussi, les Cent Fleurs peuvent intellectuellement s’épanouir, mais comme il importe de ne pas laisser se mêler les « herbes vénéneuses » aux « fleurs odorantes », Mao en revient vite à un dirigisme culturel identique à celui de Jdanov. L’idée d’« armée culturelle » est très ancienne chez Mao. Là encore, il n’innove pas : la culture est toujours le reflet de la réalité politique et sociale. Une fois accomplie la révolution économique, il faut donc aligner sur elle la culture. Cette vue est entièrement conforme au léninisme militant, sans la moindre variante personnelle. Entendons-nous : je ne porte ici aucun jugement politique sur la Chine, et je suis peut-être « chinois », qui sait ? Mais l’étude des textes oblige à dire que, philosophiquement, il n’y a pas de « version chinoise » du marxisme, il n’y pas de maoïsmel.
(p.177) Le communisme conserve sa supériorité morale. On le sent à des symptômes parfois anecdotiques, presque puérils. Quand fut réédité, en janvier 1999, le premier album d’Hergé, épuisé depuis soixante-dix ans, Tintin au pays des Soviets, on le décrivit dans plusieurs articles comme une charge outrée et excessive. Or c’est au contraire une peinture étonnamment exacte, pour l’essentiel, et qui dénote, à cette époque lointaine, chez le jeune auteur « une prodigieuse intuition », ainsi que le signale Emmanuel Le Roy Ladurie répondant à un questionnaire dans Le Figarol. Mais le même Figaro ne semble pas d’accord avec l’historien, puisqu’il juge que la vision d’Hergé « souffre certainement, avec le recul du temps, de manichéisme ». Vous avez bien lu : avec le recul du temps. Ce
(p.178) qui signifie : les connaissances acquises depuis 1929 et plus particulièrement depuis 1989 sur le communisme, tel qu’il fut réellement, doivent nous inciter à l’apprécier de façon plus positive qu’à ses débuts, quand l’illusion pouvait être excusable, vu que l’ignorance était soigneusement entretenue. En somme, si je comprends bien, plus l’information est disponible sur le communisme, moins défavorable est le jour sous lequel nous devons le voir. Dans un commentaire sur la même réédition, la station de radio France-Info (10 janvier 1999), nous assure que Tintin au pays des Soviets était « une charge idéologique au parfum aujourd’hui suranné» (je souligne). Conclusion : ce n’était pas l’adulation du communisme qui était idéologique, c’était d’y être réfractaire. Et, surtout, les événements survenus depuis la Grande Terreur des années trente jusqu’à l’invasion de l’Afghanistan, en passant par le complot des blouses blanches et les répressions de Budapest ou de Prague, le Grand Bond en avant, la Révolution culturelle et les Khmers rouges nous invitent clairement à nous départir par rapport au communisme d’une sévérité que l’histoire objective envoie de toute évidence au rancart. Beaucoup de commentateurs n’ont pas manqué d’insinuer qu’Hergé avait peu d’autorité en la matière puisqu’il s’est « mal conduit » sous l’Occupation. Mais je pose la question : va-t-on prétendre qu’une condamnation du nazisme dégage « un parfum suranné » quand elle émane de la bouche d’un ex-stalinien ? Non, car la question de fond n’est pas celle du parcours politique du juge. Elle est de savoir si oui ou non, le nazisme par lui-même a été monstrueux. Le stalinien qui le dit a, sur ce point-là, raison, tout stalinien qu’il soit. Alors, pourquoi y a-t-il un interdit en sens inverse ? Parce que, je l’ai dit, le communisme conserve sa supériorité morale. Ou, plus exactement, parce qu’on s’acharne, au prix de mille mensonges et dissimulations, à entretenir la tromperie de cette supériorité. Devant cette histoire écrite à l’envers, on doit pardonner (p.179) beaucoup aux journalistes lorsqu’ils se laissent glisser dans le sens de la pente. Car les désinformations qui les abusent trouvent souvent leur origine chez des historiens malhonnêtes. Trop d’entre eux persévèrent, avec une vigilance inaltérable, dans leur défense de la forteresse du mensonge communiste. Ainsi l’auteur du tout récent livre de la collection « Que sais-je ? » sur Le Goulag! trouve le moyen d’épargner Lénine, dont Staline aurait « trahi » l’héritage. Vieille lune mille fois réfutée, mirage faussement salvateur, que la recherche de ces dernières années a dissipé sans équivoque. Néanmoins, pour notre plaisantin, Staline serait en réalité l’héritier… du tsarisme, et non du léninisme ! Les camps soviétiques datent de Lénine lui-même, c’est bien établi, et les prisonniers politiques tsaristes, si répressif que fût le régime impérial, ne se montaient qu’à une part infime de ce qu’allaient être les gigantesques masses concentrationnaires communistes. Tout en cherchant à faire passer Staline pour le seul responsable du goulag, notre homme déverse sa bile sur Soljénitsyne, sur Jacques Rossi (à qui l’on doit Le Manuel du Goulag, déjà cité) et sur Nicolas Werth (auteur de la partie sur l’URSS dans Le Livre noir), récusant le témoignage des deux premiers et contestant les capacités d’historien du troisième.
(p.181) Le révisionnisme procommuniste s’avère /donc/ être de bon aloi.
(p.182) L’Ethiopie du Parti unique emplit tous les critères du classicisme communiste le plus pur. Que les tartufes assermentés ne prennent pas la tangente habituelle en gémissant qu’on n’avait pas affaire à du « vrai » communisme. La « révolution » éthiopienne engendra en Afrique la copie certifiée conforme du prototype lénino-staliniste de l’URSS, laquelle, d’ailleurs, lui accorda son estampille, lui octroya des crédits et lui envoya ses troupes pour la protéger, en l’espèce des troupes cubaines, avec de surcroît le concours d’agents de la police politique est-allemande, l’incomparable Stasi. La junte des chefs éthiopiens, le « Derg », se proclame sans tarder héritière de la « grande révolution d’Octobre », et le prouve en fusillant, dès son arrivée au pouvoir, toutes les élites qui n’appartenaient (p.183) pas à ses rangs ou n’obéissaient pas à ses ordres, encore que, comme dans toutes les « révolutions », la servilité totale ne fût même pas une garantie de vie sauve. Suit la procession des réformes bien connues : collectivisation des terres — dans un pays où 87 % de la population se compose de paysans — nationalisation des industries, des banques et des assurances. Comme prévu — ou prévisible — et comme en URSS, en Chine, à Cuba, en Corée du Nord, etc., les effets immanquables suivent : sous-production agricole, famine, encore aggravées par les déplacements forcés de populations, autre classique de la maison. La faillite précoce oblige à inventer des coupables, des saboteurs, des traîtres puisqu’on ne saurait envisager que le socialisme soit par lui-même mauvais et que ses dirigeants ne soient pas infaillibles. Et, comme d’habitude, le pouvoir totalitaire trouve les canailles responsables du désastre parmi les affamés et non parmi les affameurs, parmi les victimes et non parmi les chefs. Déprimante monotonie d’un scénario universel dont les avocats du socialisme s’acharnent à présenter chaque nouvel exemplaire comme une « exception » — et encore aujourd’hui maints historiens ! Dix mille assassinats politiques dans la seule capitale en 1978 ; massacre des Juifs éthiopiens, les Falachas, en 1979. Mais ce n’est pas de l’antisémitisme, puisque le Derg est de gauche. Et les enfants d’abord ! En 1977, le secrétaire général suédois du Save thé Children Fund relate, dans un rapport, avoir été témoin de l’exposition de petites victimes torturées sur les trottoirs d’Addis-Abeba. « Un millier d’enfants ont été massacrés à Addis-Abeba et leurs corps, gisant dans les rues, sont la proie des hyènes errantes. On peut voir entassés les corps d’enfants assassinés, pour la plupart âgés de onze à treize ans, sur le bas-côté de la route lorsqu’on quitte Addis Abeba ‘. »
1 Cité par Yves Santamaria, dans le chapitre du Livre noir consacré aux afro-communismes : Ethiopie, Angola, Mozambique.
(p.189) L’écart de traitement entre les deux totalitarismes du siècle se décèle également à une foule d’autres petits détails. Ainsi les opérations mani pulite en Italie, et « haro sur l’argent sale des partis » en France ont, ô miracle, contourné avec soin les seuls partis communistes, ou, du moins, s’en sont occupées avec autant de douceur que de lenteur. Pourtant leurs escroqueries ont été percées à jour, qu’il s’agisse des « coopératives rouges » en Italie ou des « bureaux d’étude » fictifs, simples machines à blanchir l’argent volé, du PCF. S’y ajoutaient les sociétés écrans, officiellement vouées au commerce avec l’URSS, façon indirecte pour celle-ci de rétribuer les PC de l’Ouest. Sans parler des sommes directement mais clandestinement envoyées par Moscou, jusqu’en 1990, devises non déclarées, tantôt en espèces, tantôt en Suisse (pour le PCI) et (p.190) relevant, pour le moins, du délit de fraude fiscale, et peut-être en outre de celui d’inféodation stipendiée à une puissance étrangère. Chaque fois que de nouveaux documents sont venus confirmer l’ampleur de ce trafic illégal, documents souvent corroborés, après la chute de l’URSS, par des indiscrétions de personnalités soviétiques ou est-allemandes, on était frappé par la somnolente équanimité des médias et la consciencieuse immobilité de la magistrature. Ces pratiques de pillage des entreprises avaient été décrites et bien établies dès les années soixante-dixl. Pourtant ce n’est qu’en octobre 1996 qu’un secrétaire national du PCF, en l’occurrence Robert Hue, a été mis en examen pour « recel de trafic d’influence ». L’instruction s’engloutit dans les profondeurs d’un bienveillant oubli jusqu’au 18 août 1999, date à laquelle le bruit se répandit que le parquet de Paris avait décidé de requérir le renvoi devant le tribunal correctionnel de M. Hue et du trésorier du PC2. Fausse alerte. On apprenait l’après-midi même le démenti du parquet : « Les réquisitions sont en train d’être rédigées. Nous démentons les informations faisant état de ces réquisitions. Il est trop tôt pour affirmer que nous allons requérir dans tel ou tel sens. Les réquisitions ne seront prises que pendant la première semaine de septembre. » Elles le furent finalement fin octobre. Parfois, l’inégalité du traitement dont sont l’objet les héritiers lointains ou proches de l’un et l’autre totalitarismes suscite des comportements si dérisoires qu’ils frisent le grotesque. En 1994, la coalition Forza Italia, Ligue du Nord et Alliance nationale gagne les élections en Italie. Silvio Berlusconi devient président du Conseil et prend comme ministre de l’Agriculture un des dirigeants d’Alliance nationale, qui, comme on sait, est issue du renouvellement de l’ancien MSI néo-fasciste mais s’est métamorphosée en se 1. Voir notamment Jean Montaldo, Les Finances du PCF, Albin Michel, 1977.
(p.191) démarquant du passé et en abjurant le mussolinisme. Plusieurs vieux fascistes membres de feu le MSI claquent la porte. Malgré cette transformation démocratique, plusieurs dirigeants européens réunis à Bruxelles refusent de serrer la main au nouveau ministre italien de l’Agriculture. Or les dirigeants actuels de l’Alliance nationale n’ont ni l’intention ni les moyens de restaurer la dictature fasciste. Ils ont au contraire rompu avec l’héritage mussolinien et provoqué le départ des nostalgiques du fascisme historique. Ils se sont toujours hermétiquement coupés tant du Front national français que des Republikaners allemands ou de Haider en Autriche. Si le Parti communiste italien redevient fréquentable et digne du pouvoir parce qu’il s’est rebaptisé Parti démocratique de la gauche en abjurant le communisme, pourquoi n’en irait-il pas de même pour l’Alliance nationale, qui, elle aussi, a changé d’étiquette et abjuré le fascisme ? Tant que durera cette dissymétrie dans le traitement réservé aux convertis de gauche et aux convertis de droite, parler de justice ou de morale et de progrès démocratique ne sera qu’imposture. Le drapeau des droits de l’homme claquera haut dans le vide. De notre temps plus que jamais, ce n’est pas la politique qui a été moralisée, c’est la morale qui a été politisée. (p.192) Dès que pointe la plus petite vérité menaçant de profanation les icônes communistes, les pitbulls de l’orthodoxie déchirent en lambeaux le porteur de la mauvaise nouvelle. On s’étonne que des universitaires souvent de haut niveau quand ils travaillent sans passion ne soient pas plus habiles dans la polémique quand leurs passions entrent en jeu. On les voit tomber dans des pratiques avilissantes, indignes d’eux : fausses citations, textes amputés ou sciemment retournés, injures pires que celles que les communistes lancèrent à Kravtchenko, le dissident qui avait commis le sacrilège d’écrire J’ai choisi la liberté, il y a un demi-siècle. On trouvera une anthologie de ces exploits de la haute intelligentsia dans L’Histoire interdite de Thierry Wolton2. J’y renvoie.
1. 18 novembre 1997. 1 Jean-Claude Lattes, 1998.
(p.227) (…) c’est le roi Victor-Emmanuel qui, en 1943, signifie à Mussolini son congé et le démet de son poste de chef du gouvernement. Qui, au moment où se dessinait l’effondrement militaire de l’Allemagne, aurait pu occuper encore une position constitutionnelle qui lui eût permis en vertu de la loi d’en faire autant vis-à-vis d’Hitler ? Quant aux lois antijuives de 1938, plusieurs historiens italiens ont récemment contesté qu’elles fussent imputables seulement à un opportunisme lié à l’alliance avec Hitler. Ils ont cherché des sources enracinées dans le passé italien. Sans doute y en a-t-il, mais Pierre Milza, étudiant les textes, ne manque pas de constater que, dans la mesure, au demeurant très faible, où ont été esquissées des théories antijuives en Italie, à la fin du dix-neuvième siècle ou au début du vingtième, elles furent empruntées principalement… à la littérature antisémite française, fort luxuriante à cette époque. Dans la pratique, le peuple italien est l’un des moins antisémites du monde et les lois raciales de Mussolini n’entraînèrent aucune destruction massive. Malgré ces lois, en effet, l’Italie fut le pays d’Europe où le pourcentage de la population juive tuée fut le plus basl. Là encore, en matière d’homicide, un abîme sépare le fascisme mussolinien de la haute productivité du nazisme et du communisme. Ces deux derniers régimes appartiennent à la même galaxie criminelle. Le fascisme appartient à une autre, qui n’est pas la galaxie démocratique, bien sûr, mais qui n’est pas non plus la galaxie totalitaire. Si l’on n’a pas encore rétabli les véritables frontières entre tous ces régimes, c’est qu’il y a eu dénazification après 1945, mais qu’il n’y a pas eu décommunisation après 1989.
(p.228) Malgré les efforts de dissimulation et d’escamotage déployés par les contorsion-nistes du distinguo procommuniste, la grande menace inédite qui a pesé sur l’humanité au vingtième siècle est venue du communisme et du nazisme, successivement ou simultanément. Ces deux régimes seuls, et pour des raisons identiques, méritent d’être qualifiés de « totalitaires ». Le terme « fascisme » est donc impropre pour désigner autre chose que la dictature mussolinienne et ses répliques, latino-américaines par exemple.
(p.230) Il y a un noyau central, commun au fascisme, au nazisme et au communisme : c’est la haine du libéralisme.
(p.232) (…) on répond souvent que les partis communistes ont au moins été, dans les pays capitalistes, des forces revendicatives qui par les « luttes » ont contraint les Etats bourgeois à
(p.233) étendre chez eux les droits des travailleurs. Cela aussi est faux. Disons-le derechef : les plus fondamentaux de ces droits, relatifs au syndicalisme et à la grève, furent instaurés dans les nations industrielles avant la guerre de 1914 et la naissance des partis communistes. Quant à la protection sociale — santé, famille, retraites, indemnités de chômage, congés payés etc. — elle fut mise en place à peu près au même moment, soit entre les deux guerres, soit après 1945, dans les pays où les partis communistes étaient inexistants ou négligeables (Suède, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Allemagne) et dans ceux où ils étaient forts (France ou Italie). Elle fut due aussi souvent à des gouvernements conservateurs qu’à des gouvernements sociaux-démocrates. C’est un démocrate réformiste, Franklin Roosevelt, qui créa aux États-Unis le système des retraites et le Welfare, prodigieusement étendu, trente ans plus tard, par Kennedy et Johnson. C’est un libéral, Lord Beveridge, qui, en Grande-Bretagne, élabora, pendant la Deuxième Guerre mondiale, tout le futur système britannique de protection sociale, que les travaillistes n’acceptèrent qu’à contrecœur, craignant qu’il n’endorme les ardeurs révolutionnaires du prolétariat1. En France, la politisation de la centrale syndicale CGT, devenue en 1947 un simple appendice du PCF, fit s’effondrer à la fois le taux de syndicalisation des salariés et l’efficacité du syndicalisme.
(p.243) On se prend parfois à se demander si le goût le plus profond d’une assez grande quantité d’intellectuels ne serait pas le goût de l’esclavage. D’où leur propension et leur adresse à reconstituer, au sein même des civilisations libres, une sorte de totalitarisme informel. En l’absence de toute dictature politique externe, ils reproduisent en laboratoire, in vitro, dans leurs rapports les uns avec les autres, les effets d’une dictature fantôme, dont ils rêvent, avec ses condamnations, ses exclusions, ses excommunications, ses diffamations, convergeant vers le vieux procès en sorcellerie pour « fascisme », intenté à tout individu qui renâcle aux vénérations et exécrations imposées. Bien entendu, dans chaque étouffoir de la liberté de l’esprit, la tyrannie est mutuelle.
(p.250) Certaines réactions irraisonnées, moutonnières et quotidiennes sont plus révélatrices des mentalités que les querelles des économistes. Ainsi, au matin du 5 octobre 1999, dans une collision entre deux trains, à Paddington, dans la banlieue de Londres, environ trente voyageurs sont tués et plusieurs centaines blessés. Aussitôt bruissent en France sur toutes les ondes, toute la journée, les mêmes commentaires : depuis la privatisation des chemins de fer britanniques, les nouvelles compagnies propriétaires ou concessionnaires, mues par la seule recherche du profit, ont économisé sur les dépenses consacrées à la sécurité, notamment dans les infrastructures et la signalisation. Conclusion qui va de soi : les victimes de l’accident ont été assassinées par le libéralisme. Si c’est vrai, alors les cent vingt-deux personnes tuées dans l’accident ferroviaire de Harrow en 1952 furent assassinées
(p.251) par le socialisme, puisque les British Railways étaient alors nationalisés. En France, en pleine gare de Lyon, le 27 juin 1988, un train percute un convoi arrêté : cinquante-six tués et trente-deux blessés, victimes évidentes, par conséquent, de la nationalisation des chemins de fer français en 1937, donc assassinées par le Front populaire. Le 16 juin 1972, la voûte du tunnel de Vierzy, dans l’Aisne, s’effondre sur deux trains : cent huit morts. Là non plus, l’entretien des structures ne paraît pas avoir été d’une perfection éblouissante, tout étatisée que fût la compagnie qui en était chargée. Après quelques heures d’enquête à Paddington, il s’avéra que le conducteur de l’un des trains avait négligé deux feux jaunes qui lui enjoignaient de ralentir et grillé un feu rouge qui lui enjoignait de s’arrêter. L’erreur humaine, semble-t-il, et non l’appât du gain, expliquait le drame. Que nenni ! rétorquèrent aussitôt les antilibéraux, car le train fautif n’était pas équipé d’un système de freinage automatique se déclenchant dès qu’un conducteur passe par inadvertance un signal rouge. Sans doute, mais dans l’accident de la gare de Lyon, ce système, s’il existait, ne semble pas avoir beaucoup servi non plus pour pallier l’erreur du conducteur français. Pas davantage le 2 avril 1990 en gare d’Austerlitz à Paris, lorsqu’un train défonça un butoir, traversa le quai et s’engouffra dans la buvette. S’agissant d’infrastructures, la vétusté des passages à niveau français, mal signalés et pourvus de barrières fragiles ne s’abaissant qu’à la dernière seconde, cause chaque année entre cinquante et cent morts, et plus souvent autour de quatre-vingts, d’ailleurs, que de cinquante. L’infaillibilité du « service public à la française », en l’occurrence, ne saute pas absolument aux yeux. Ce sont là des faits et des comparaisons qui, naturellement, ne vinrent même pas à l’esprit des antilibéraux. Ajoutons à ces quelques rappels que les chemins de fer britanniques, même du temps où ils appartenaient à l’État, étaient réputés dans toute l’Europe pour leur médiocre fonctionnement. Enfin, leur privatisation ne s’est achevée qu’en 1997 ! (p.252) Comment la déficience des infrastructures et du matériel roulant se serait-elle produite de façon aussi soudaine et rapide en moins de deux ans ? En réalité, British Railways a légué aux compagnies privées un réseau et des machines profondément dégradés, qui mettaient en péril la sécurité depuis plusieurs décennies. La mise en accusation du libéralisme dans cette tragédie relève plus de l’idée fixe que du raisonnement. Que l’on me comprenne bien. Je l’ai souvent écrit dans ces pages : il ne faut pas considérer le libéralisme comme l’envers du socialisme, c’est-à-dire comme une recette mirobolante qui garantirait des solutions parfaites, quoique par des moyens opposés à ceux des socialistes. Une société privée est très capable de faire courir des dangers à ses clients par recherche du profit. C’est à l’État de l’en empêcher, et cette vigilance fait partie de son véritable rôle, que précisément, d’ailleurs, le plus souvent il ne joue pas. Mais la négligence, l’incurie, l’incompétence ou la corruption ne font pas courir de moindres risques aux usagers des transports nationalisés. Il faut pousser l’obsession antilibérale jusqu’à l’aveuglement complet pour prétendre ou sous-entendre qu’il n’y aurait jamais eu d’accident que dans les transports privés… Les trente morts dus à la collision entre deux trains de la Compagnie nationale norvégienne, le 4 janvier 2000, furent-ils victimes du libéralisme ? Il en va de même pour les automobiles. Les Renault, à l’époque où cette société avait l’Etat pour actionnaire unique, n’étaient ni plus ni moins sûres que les Peugeot, les Citroën, les Fiat ou les Mercedes, fabriquées par des sociétés privées. Elles l’étaient même plutôt moins, puisque la Renault « Dau-phine », par exemple, devint vite célèbre pour sa facilité à se retourner sur le toit. Etant donné que Renault nationalisée avait en permanence un compte d’exploitation déficitaire, les voitures sorties de ses ateliers, n’étant source d’aucun profit, au contraire, auraient dû, si l’on suit la logique antilibérale, ne provoquer jamais aucun accident dû à des défaillances dans la mécanique ou l’aérodynamisme. (p.253) Je viens de donner deux exemples illustrant l’omniprésence d’un fonds presque inconscient de culture antilibérale, qui jaillit comme un cri du cœur en toute occasion et qui est d’autant plus étonnant qu’il persiste à l’encontre de toute l’expérience historique du vingtième siècle et même de la pratique actuelle de la quasi-totalité des pays. La pratique diverge de la théorie et de la sensibilité. L’instinct tient compte, plus que l’intelligence, des enseignements du passé. L’antilibéral est un mage qui se proclame capable de marcher sur les flots mais qui prend grand soin de réclamer un bateau avant de prendre la mer. Comment expliquer ce mystère ? Une première cause en est cette inertie de la pensée que j’ai appelée la « rémanence idéologiquel ». Une idéologie peut survivre longtemps aux réalités politiques et sociales qu’elle accompagnait. On trouvait encore en France, à la fin des années trente, cent cinquante ans après la Révolution, un remuant courant royaliste, avec de nombreux partisans de la monarchie absolue et non pas même constitutionnelle. Sans prendre part directement à la vie politique au Parlement ou au gouvernement, ce courant exerçait sur la société française une influence notable, tant par sa presse que par les auteurs de talent qui propageaient ses idées hostiles à la République. Malgré l’irréalisme de son programme de restauration monarchique, cette école de pensée jouait dans le débat public et la vie culturelle un rôle qui n’avait rien de marginal.
1. Voir La Connaissance inutile (1988) et Le Regain démocratique (1992).
(p.256) Homme de gauche, et il l’a prouvé en payant le prix fort, idole vénérée par les socialistes français au vingtième siècle, Zola était néanmoins assez intelligent pour comprendre que toute société est inégalitaire.
(p.266) Le plus piquant est que l’Etat, quand il veut corriger — lisez : escamoter — ses erreurs économiques, les aggrave. Il peut se comparer à une ambulance qui, appelée sur les lieux d’un accident de la route, foncerait dans le tas et tuerait les derniers survivants. Pour masquer, autant que faire se pouvait, le trou creusé au Lyonnais par sa sottise et sa canaillerie, l’État crée, en 1995, un comité baptisé Consortium de réalisation (CDR), chargé de « réaliser » au mieux les créances douteuses de la banque. Prouesse : le CDR a augmenté les pertes d’au moins cent milliards1 ! C’est la droite, alors au pouvoir, qui, désirant, avec son dévouement habituel, effacer les fautes et les escroqueries de la gauche, inventa cette burlesque « pompe à phynances ». 1 Voir les détails dans le mensuel Capital, n° 94, juillet 1999.
(p.268) L’élévation meurtrière de la fiscalité en France ne sert principalement ni à créer des emplois ni à soulager ceux qui n’en ont pas, ni à la productivité ni à la solidarité. Elle sert avant tout à combler les trous creusés par les gaspillages et l’incompétence d’un État qui refuse de réformer sa gestion, comme le refusent les collectivités locales, caractérisées, elles aussi, par les folies dépensières et le mépris des contribuables.
(p.269) Tout individu qui accepte de s’anéantir devant le Parti se voit garantir en échange un emploi. Sans doute cet emploi est-il très médiocrement payé (en moyenne l’équivalent de dix dollars par mois, soixante francs, en 1999 à Cuba, par exemple) ; et c’est bien pourquoi, en échange, très peu de travail est exigé. L’emploi presque sans travail et presque sans salaire est garanti à vie. D’où la plaisanterie mille fois entendue par les voyageurs de jadis en URSS : « Ils font semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler. » Orlov, chercheur scientifique lui-même, cite des cas où des collaborateurs scientifiques sont demeurés des mois absents de leur laboratoire ou bien ont fourni des résultats truqués, sans faire l’objet de la moindre sanction. En effet, les promotions découlent de la fidélité idéologique plus que de la compétence professionnelle. « L’affectation de travailleurs à des fonctions ne correspondant pas à leur qualification mais donnant droit à une rémunération supérieure, l’exagération des travaux exécutés dans le calcul des primes » sont des gratifications courantes, mais qui ne s’octroient qu’aux citoyens loyaux. Cette servilité politique sans restriction implique pour celui qui s’y plie le sacrifice de sa liberté et de sa dignité. Mais l’existence qu’elle lui procure n’est pas dénuée de confort psychique. On peut comprendre qu’une population élevée depuis plusieurs générations dans cette médiocrité douillette et docile supporte mal d’être brutale-
(p.270) ment plongée dans les eaux tourbillonnantes de la société de concurrence et de responsabilité. Quand on écoute certains ressortissants des sociétés anciennement communistes d’Europe centrale, on se rend compte qu’ils escomptaient de la démocratisation et de la libéralisation de leur pays qu’elles maintiennent le droit à l’emploi à vie dans l’inefficacité tout en leur octroyant le niveau de vie de la Californie ou de la Suisse. L’idée ne les effleure pas qu’à partir du moment où existe un choix entre une automobile de mauvaise qualité « Trabant », fabriquée en Allemagne de l’Est, et une meilleure voiture fabriquée à l’Ouest pour le même prix, les clients, à commencer par les Allemands de l’Est eux-mêmes, achèteront la deuxième. Ainsi, à bref délai, les usines Trabant devront fermer — ce qui s’est effectivement passé.
(p.280) L’erreur de la gauche archaïque est de méconnaître que la libéralisation ne contraint pas à l’abandon des programmes sociaux. Elle oblige, il est vrai, à mieux les gérer. Pour les socialistes français, le critère d’une bonne politique sociale, c’est l’importance de la dépense, pas l’intelligence avec laquelle elle est faite. Le résultat est secondaire.
(p.280) Les Pays-Bas, la Suède (qui était quasiment en faillite en 1994) ont réussi à libéraliser leurs économies un peu à la manière de la Nouvelle-Zélande et sans renoncer pour autant à leurs budgets sociaux, mais en les gérant mieux. Et, surtout, en libéralisant fortement la production. La Suède s’est lancée dans la concurrence et l’entreprise. Elle aussi a privatisé les industries, les télécommunications, l’énergie, les banques et les transports
1 Le 26 février 1985, le dollar atteint le cours record de 10,61 francs. Il était à environ 5,50 francs en 1981. Mais, naturellement, si le franc est tombé de moitié, c’est la faute… des Américains.
(p.303) L’intolérance d’un groupuscule d’intellectuels, lorsqu’il sert de modèle, finit par imprégner ce qu’on pourrait appeler le bas clergé de l’intelligentsia. Ainsi, en 1997, une documentaliste du lycée Edmond-Rostand à Saint-Ouen-l’Aumône, soutenue par un « collectif d’enseignants », ce qui est alarmant, expurge la bibliothèque dudit lycée. Elle en retire des ouvrages d’auteurs considérés par elle comme d’« extrême droite », fascistes, entre autres ceux de deux éminents écrivains et historiens, Marc Fumaroli et Jean Tulard. Pis : le tribunal de Pontoise débouta les auteurs censurés, qui avaient porté plainte pour atteinte à la réputation. Il allégua « qu’on ne saurait considérer que Mme Chaïkhaoui a commis une faute en établissant une liste de titres qu’elle jugeait dangereux»1. En quoi Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, de Fumaroli, ou le Napoléon de Tulard sont-ils dangereux, de quel point de vue et pour qui ? En vertu de quelle légitimité, de quel mandat et de quelle compétence Mme Chaïkhaoui est-elle qualifiée pour se prononcer sur le « danger » d’une œuvre de l’esprit et pour la censurer ? A-t-on rétabli l’Inquisition ? Acte injustifiable et déshonorant. 1 Voir à ce sujet mon article « L’index au xxe siècle », dans mon recueil Fin du siècle des ombres, Fayard, 1999, p. 585.
(p.304) En revanche, lorsqu’en 1995, le maire du Front national d’Orange avait entrepris de rétablir lui aussi l’« équilibre idéologique » dans la bibliothèque municipale, qui comptait, selon lui, trop d’ouvrages de gauche, la presque totalité de la presse fut fondée à comparer ce sectarisme avec les autodafés de livres sous Hitler. Mais lorsque l’autodafé vient de la gauche, même s’il repose de surcroît sur une inculture crasse et une ignorance flagrante des auteurs censurés, l’Éducation nationale et l’Autorité judiciaire lui donnent leur bénédiction. Nous vivons dans un pays où un simple employé peut expurger une bibliothèque en se bornant à imputer, contre toute vraisemblance, aux épurés des sympathies fascistes ou racistes et pourquoi pas ? la responsabilité de l’holocauste. Nos élites réprouvent la censure et la délation calomnieuse lorsqu’elles viennent du Front national, rarement quand elles émanent d’une autre source idéologique. L’idéologue, quant à lui, ne perçoit le totalitarisme que chez ses adversaires, jamais en lui-même puisqu’il est sûr de détenir la Vérité absolue et le monopole du Bien. Les intellectuels flics et calomniateurs ont proliféré ces dernières années plus encore à gauche qu’à l’extrême droite. Or, quand elles atteignent le stade du sectarisme persécuteur, la droite et la gauche cessent de se distinguer pour fusionner au sein d’une même réalité, le totalitarisme intellectuel. Les principes dont elles se réclament respectivement l’une et l’autre n’ont plus aucun intérêt. Ils s’effacent devant l’identité des comportements, qui les rend indiscernables.
(p.307) Ce populisme, qui se réduit à l’affirmation sans cesse réitérée de ce que son « élite » aux abois souhaite qu’on lui dise, tend, ne l’oublions pas, vers ce but éternel et primordial : rétablir la croyance selon laquelle le marxisme reste juste et le communisme n’était pas mauvais, en tout cas moins que ne l’est le capitalisme. D’où le zèle que déploie, par exemple, Le Monde diplomatiquel pour assurer la diffusion en français de l’ouvrage du marxiste anglais Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes (1914-1941), impavide négationniste s’il en fut, qui va jusqu’à refuser d’admettre, aujourd’hui, que les Soviétiques soient les auteurs du massacre de Katyn, bien que Mikhaïl Gorbatchev lui-même l’ait reconnu en 1990 et que plusieurs documents sortis des archives de Moscou l’aient confirmé depuis lors. 1. Voir le résumé de l’« affaire Hobsbawm » dans Le Monde, 28 octobre 1999.
(p.308) Depuis la fin de l’Empire soviétique, il en subsiste au fond un seul, c’est l’antiaméricanisme. Prenez la France, pays auquel je me réfère volontiers parce qu’il est le laboratoire paradigmatique de la résistance aux enseignements de la catastrophe communiste. Si vous enlevez l’antiaméricanisme, à droite comme à gauche, il ne reste rien de la pensée politique française. Enfin, ne lésinons pas, il en reste peut-être, mettons (p.309) trois ou quatre pour cent, du moins dans les milieux qui occupent le devant de l’éphémère. La mondialisation, par exemple, est rarement analysée en tant que telle, pas plus que les fonctions de l’Organisation mondiale du commerce. L’une et l’autre font peur. Pourquoi ? Parce qu’ils sont devenus synonymes d’hyperpuissance américaine1. Si vous objectez que la mondialisation des échanges ne profite pas unilatéralement aux États-Unis, lesquels achètent plus qu’ils ne vendent à l’étranger, sans quoi leur balance du commerce extérieur ne serait pas en déficit chronique ; ou si vous avancez que l’OMC n’est pas foncièrement néfaste aux Européens ou aux Asiatiques, sans quoi on ne comprendrait pas pourquoi tant de pays qui n’en sont pas encore membres (la Chine, par exemple, dont l’entrée a finalement été décidée en novembre 1999) font des pieds et des mains pour s’y faire admettre, alors vous haranguez des sourds. Car vous vous placez sur le terrain des considérations rationnelles alors que votre auditoire campe sur celui des idées fixes obsessionnelles. Vous ne gagnerez rien à lui mettre sous les yeux des éléments réels de réflexion, sinon de vous faire traiter de valet des Américains. Pourtant, l’OMC a tranché en faveur de l’Union européenne plus de la moitié des différends qui l’opposaient aux États-Unis et a souvent condamné ceux-ci pour subventions déguisées. Loin d’être la foire d’empoigne du laissez-passer, l’OMC a été au contraire créée afin de rendre loyale la concurrence dans les échanges mondiaux. La haine des États-Unis s’alimente à deux sources distinctes mais souvent convergentes : les États-Unis sont l’unique superpuissance, depuis la fin de la guerre froide ; les États-Unis sont le principal champ d’action et centre d’expansion du diable libéral. Les deux thèmes d’exécration se rejoignent, puisque c’est précisément à cause de son « hyperpuissance » que l’Amérique répand la peste libérale sur l’ensemble de la planète. D’où le cataclysme vitupéré sous le nom de mondialisation.
(p.310) Si l’on prend au pied de la lettre ce réquisitoire, il en ressort que le remède aux maux qu’il dénonce serait que chaque pays mette ou remette en place une économie étatisée et, d’autre part, se ferme hermétiquement aux échanges internationaux, y compris et surtout dans le domaine culturel. Nous retrouvons donc là, dans une version post-marxiste, l’autarcie économique et culturelle voulue par Adolf Hitler. En politique internationale, les États-Unis sont plus détestés et désapprouvés, même par leurs propres alliés, depuis la fin de la guerre froide qu’ils ne l’étaient durant celle-ci par les partisans avoués ou inavoués du communisme. C’est au point que l’Amérique soulève la réprobation parfois la plus haineuse, même quand elle prend des initiatives qui sont dans l’intérêt évident de ses alliés autant que d’elle-même, et qu’elle est seule à pouvoir prendre. Ainsi, durant l’hiver 1997-1998, l’annonce par Bill Clinton d’une éventuelle intervention militaire en Irak, pour forcer Saddam Hussein à respecter ses engagements de 1991, fit monter de plusieurs degrés le sentiment hostile envers les États-Unis. Seul le gouvernement britannique prit position en leur faveur. Le problème était pourtant clair. Depuis plusieurs années, Saddam refusait d’anéantir ses stocks d’armes de destruction massive, empêchait les inspecteurs des Nations unies de les contrôler, violant ainsi l’une des principales conditions acceptées par lui lors de la paix consécutive à sa défaite de 1991. Étant donné ce dont le personnage est capable, on ne pouvait nier la menace pour la sécurité internationale que représentait l’accumulation entre ses mains d’armes chimiques et biologiques. Mais, là encore, le principal scandale que trouvait à dénoncer une large part de l’opinion internationale, c’était l’embargo infligé à l’Irak. Comme si le vrai coupable des privations subies de ce fait par le peuple irakien n’était pas Saddam lui-même, qui avait ruiné son pays en se lançant dans une guerre contre l’Iran en 1981, puis contre le Koweït en 1990, enfin en entravant l’exécution des résolutions de l’ONU sur ses armements. Le soutien que, par haine des États-Unis, (p.311) les censeurs de l’embargo apporteraient ainsi à un dictateur sanguinaire venait aussi bien de l’extrême droite que de l’extrême gauche (Front national et Parti communiste en France) ou des socialistes de gauche (l’hebdomadaire The New States-man en Grande-Bretagne ou Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, en France), et de la Russie autant que d’une partie de l’Union européenne. Il s’agit donc d’un commun dénominateur antiaméricain plus que d’un choix idéologique ou stratégique cohérent. Beaucoup de pays, dont la France, ne niaient pas la menace représentée par les armements irakiens, mais déclaraient préférer à l’intervention militaire la « solution diplomatique ». Or la solution diplomatique était, précisément, rejetée depuis sept ans par Saddam, qui avait tant de fois mis à la porte les représentants de l’ONU ! Quant à la Russie, elle clama que l’usage de la force contre Saddam mettrait en péril ses propres « intérêts vitaux ». On ne voit pas en quoi. La vérité est que la Russie ne perd pas une occasion de manifester sa rancœur de ne plus être la deuxième superpuissance mondiale, ce qu’elle était ou croyait être du temps de l’Union soviétique. Mais l’Union soviétique est morte de ses propres vices, dont la Russie subit encore les conséquences. Il y a eu dans le passé des empires et des puissances d’échelle internationale, avant les Etats-Unis de cette fin du vingtième siècle. Mais il n’y en avait jamais eu aucun qui atteignît à une prépondérance planétaire. C’est ce que souligne Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la Sécurité du président Jimmy Carter, dans son livre, Le Grand Échiquier1. Pour mériter le titre de superpuissance mondiale, un pays doit occuper le premier rang dans quatre domaines : économique, technologique, militaire et culturel. L’Amérique est actuellement le seul pays — et le premier dans l’histoire — qui remplisse ces quatre conditions à la fois.
1 Trad. fr., Bayard éditions, 1997.
(p.313) Car la prépondérance de l’Amérique est venue, sans doute, de ses qualités propres, mais aussi des fautes commises par les autres, en particulier par l’Europe. Récemment encore, la France a reproché aux États-Unis de vouloir lui ravir son influence en Afrique. Or, la France porte une accablante responsabilité dans la genèse du génocide rwandais de 1994 et dans la décomposition du Zaïre qui a suivi. Elle s’est donc discréditée toute seule, et c’est ce discrédit qui a creusé le vide rempli ensuite par une présence croissante des États-Unis. (…) (p.314) La superpuissance américaine résulte pour une part seulement de la volonté et de la créativité des Américains. Pour une autre part, elle est due aux défaillances cumulées du reste du monde : la faillite du communisme, le suicide de l’Afrique débilitée par les guerres, les dictatures et la corruption, les divisions européennes, les retards démocratiques de l’Amérique latine et surtout de l’Asie. À l’occasion de l’intervention de l’Otan au Kosovo la haine antiaméricaine s’est haussée encore d’un cran. Dans la guerre du Golfe, on pouvait plaider que, derrière une apparente croisade en faveur de la paix, se cachait la défense d’intérêts pétroliers. On négligeait ainsi, d’ailleurs, ce fait que les Européens sont beaucoup plus dépendants du pétrole du Moyen-Orient que ne le sont les États-Unis. Mais au Kosovo, même avec la pire foi du monde, on ne voit pas quel égoïsme américain pouvait dicter cette intervention dans une région sans grandes ressources ni grande capacité importatrice et où l’instabilité politique, le chaos ethnique, les crimes contre la population faisaient courir un grave danger à l’équilibre de l’Europe, mais aucun à celui des États-Unis. Au cours du processus de mobilisation de l’Otan, ce sont plutôt les Américains qui ont eu le sentiment d’être entraînés dans cette expédition par les Européens, et plus particulièrement par la France, après l’échec de la conférence de Rambouillet. Ame de cette conférence, en février 1999, Paris avait déployé tous ses efforts et engagé tout son prestige pour convaincre la Serbie d’accepter un compromis au sujet du Kosovo. Si le refus des Serbes ne leur avait valu ensuite (p.315) aucune sanction, c’est l’Europe, et en premier lieu la France, qui auraient ainsi donné le spectacle d’une pitoyable impuissance, au demeurant réelle. La participation américaine à l’opération militaire de l’Otan eut pour fonction à la fois de la pallier et de la masquer. Sur neuf cents avions engagés, six cents étaient américains, ainsi que la quasi-totalité des satellites d’observation1. Car les crédits que les États-Unis à eux seuls consacrent à l’équipement et à la recherche militaires sont deux fois plus élevés que ceux des quinze pays de l’Union européenne ; et, en matière de défense spatiale, dix fois plus. Si la volonté d’agir au Kosovo fut européenne, les moyens, dans leur majorité, furent et ne pouvaient être qu’américains. De surcroît, la barbarie qu’il s’agissait d’éradiquer résultait de plusieurs siècles d’absurdités d’une facture inimitablement européenne dont la moindre n’était pas la dernière en date : avoir toléré le maintien à Belgrade, après la décomposition du titisme, d’un dictateur communiste reconverti en nationaliste intégral. Mais, puisqu’il fallait comme d’ordinaire imputer aux Américains les fautes européennes, cette constellation d’antécédents historiques presque millénaires et de facteurs contemporains visibles et notoires fut recouverte du voile de l’ignorance volontaire par de copieuses cohortes intellectuelles et politiques en Europe. À la connaissance on substitua une construction imaginaire selon laquelle les exterminations interethniques au Kosovo étaient une invention américaine destinée à servir de prétexte aux États-Unis pour, en intervenant, mettre la main sur l’Otan et asservir définitivement l’Union européenne. Pascal Bruckner a dressé un inventaire édifiant de ce sottisier2. (…)
(p.316) La convergence entre l’extrême droite et l’extrême gauche frôle ici l’identité de vues. Jean-Marie Le Pen est indiscernable de Régis Debray et de quelques autres quand il écrit dans l’organe du Front national, National Hebdo2 : « Le spectacle de l’Europe (et de la France !) à la botte de Clinton dans cette guerre de lâches et de barbares moralisants est écœurant, ignoble, insupportable. J’ai été pour les Croates et contre Milosevic. Aujourd’hui, je suis pour la Serbie nationaliste, contre la dictature que les Américains imposent. » Pour Didier Motchane, du Mouvement des citoyens (gauche socialiste), le but secret des Américains était d’attiser l’hostilité entre la Russie et l’Union européenne. Pour Bruno Mégret, de l’extrême droite (Mouvement national), il était de créer un précédent dont pourraient s’autoriser un jour les Maghrébins, bientôt majoritaires dans le sud de la France,
(p.317) pour exiger un référendum sur l’indépendance de la Provence, voire son rattachement à l’Algérie. Pour Jean-François Kahn, directeur de l’hebdomadaire de gauche Marianne, le même calcul pervers tendait à inciter à la même démarche les Alsaciens, s’il leur venait à l’esprit de vouloir redevenir Allemands. En cas de refus du gouvernement français, l’Oncle Sam se sentirait alors en droit de bombarder Paris, tout comme il a bombardé Belgrade en 1999. Jean Baudrillard confie de son côté à Libérationl sa version de l’événement : le dessein réel de l’Amérique est selon lui d’aider Milosevic à se débarrasser des Kosovars ! Allez comprendre… C’est d’ailleurs également l’Amérique, affirme Baudrillard, qui a provoqué la crise financière de 1997 au Japon et dans les autres pays d’Asie. Ni ces pays ni le Japon n’ont donc la moindre responsabilité propre dans leurs malheurs boursiers. Pas plus que les Européens dans la genèse de l’inextricable écheveau des haines balkaniques. La conscience morale de ces philosophes n’est pas effleurée par l’hypothèse que l’Union européenne aurait été déshonorée si elle avait laissé se poursuivre, au cœur de son continent, la boucherie du Kosovo. Il est vrai que, selon eux, le projet global de Washington est de « barrer la route à la démocratie mondiale en lente émergence2 ». Le nettoyage ethnique du Kosovo était donc « une démocratie en lente émergence ? » Avec ce passe-partout en main, plus n’est besoin de se casser la tête à étudier les relations internationales ou même à s’en informer. Comme le souligne judicieusement Jean-Louis Margolin3, «la lecture du monde est alors simple : Washington est toujours coupable, forcément coupable ; ses adversaires sont toujours des victimes, forcément victimes ». J’ajouterai : ses alliés aussi ! Toujours coupable, c’est bien le mot. Si les Américains renâclent à s’engager dans une opération humanitaire, ils sont stigmatisés pour leur peu d’empressement à secourir les affamés et les persécutés. S’ils
1. 29 avril 1999. 2. Denis Duclos, Le Monde, 22 avril 1999. 3 Le Monde, 29 mai 1999.
(p.318) s’y engagent, ils sont accusés de comploter contre le reste de la planète (…) C’est nous surtout, Européens, qui nous adonnons à cette projection sur les États-Unis des causes de nos propres erreurs. L’« unilatéralisme » américain que dénonce le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin, Hubert Védrine, n’est souvent que l’envers de notre indécision ou de nos mauvaises décisions. Pour la France, se figurer tenir tête à cet « unilatéralisme » en tapant du pied pour imposer la vente de nos bananes antillaises au-dessus du prix (p.319) du marché ou pour protéger outrageusement Saddam Hussein est dérisoire. De même, l’obséquiosité avec laquelle la France a reçu le président chinois en octobre 1999 découlerait, a-t-on dit, d’un « grand dessein » consistant à promouvoir le géant chinois pour contrebalancer le géant américain. Ainsi, la France, en août 1999, est allée jusqu’à dénoncer comme « déstabilisant pour la Chine » le projet américain d’installer des boucliers antimissiles aux Etats-Unis et dans certains pays d’Extrême-Orient. Nous reconnaissons là un vieux canasson de la propagande pro-soviétique de jadis, selon laquelle c’était la défense occidentale qui constituait la seule menace pour la paix car elle semait l’angoisse au Kremlin.
(p.322) Les deux pilotes de la réunification furent d’abord, naturellement, le président soviétique et le chancelier ouest-allemand. Mais il leur fallait une garantie internationale et un soutien extérieur, pour le cas où une partie des responsables soviétiques et notamment des généraux auraient décidé de s’opposer à Gorbatchev et d’intervenir militairement pour prolonger par la force l’existence de la RDA. Cette garantie internationale et ce soutien extérieur, ce furent les États-Unis qui les leur apportèrent. Le président américain, George Bush, par des signaux dénués d’ambiguïté, fit comprendre aux éventuels va-t-en-guerre de Moscou qu’une reprise de l’opération « Printemps de Prague » en RDA se heurterait, cette fois-ci, à une riposte américaine. N’ayant saisi ni l’importance ni la signification des événements qui arrachèrent l’Europe centrale au communisme, et n’y ayant joué aucun rôle positif, les Européens occidentaux n’ont aucun droit de déplorer l’« hyperpuissance » américaine, laquelle provient de ce que l’Amérique a dû combler leur propre vide politique et intellectuel, dans des circonstances où, (p.323) cependant, c’étaient les intérêts vitaux de l’Europe, une fois de plus, qui étaient en jeu. Appartenir à l’Europe, être l’allié de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, ne fut d’aucun secours à Helmut Kohl en 1989 et en 1990 dans la conduite de l’opération la plus risquée, la plus lourde de conséquences de l’histoire récente de son pays. En revanche, être l’allié des États-Unis lui permit de mener la réunification à bien dans la paix tout en parachevant la décommunisation de l’Europe centrale. En outre, George Bush sut s’abstenir de tout triomphalisme susceptible d’irriter les opposants soviétiques à la politique de Gorbatchev. Le président américain refusa, en particulier, de suivre l’avis de ses conseillers, qui l’incitaient à se rendre à Berlin au lendemain de la chute du Mur. Il eut la décence de respecter la résonance purement allemande des retrouvailles des deux populations. Il ne fut pas du spectacle, mais il avait été du combat. L’Europe en avait été absente. Voilà pourquoi ni Jacques Chirac, ni Tony Blair, ni Massimo D’Alema n’assistèrent à la commémoration du 9 novembre 1999 au Bundes-tag, dans Berlin réunifiée. L’antiaméricanisme onirique provient de deux origines distinctes, qui se rejoignent dans leurs résultats. La première est le nationalisme blessé des anciennes grandes puissances européennes. La deuxième est l’hostilité à la société libérale chez les anciens partisans du communisme, y compris ceux qui, sans approuver les sanguinaires totalitarismes soviétiques, chinois ou autres, avaient fait le pari que le communisme pourrait un jour se démocratiser et s’humaniser. Le nationalisme blessé ne date pas de la fin de la guerre froide. Il apparaît au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Son plus brillant et catégorique porte-parole fut le général de Gaulle. « L’Europe occidentale est devenue, même sans s’en apercevoir, un protectorat des Américains », confie-t-il en 1963 à Alain Peyrefitte1. Pour le premier président de la
(p.324) Cinquième République, il existe une équivalence entre la relation de Washington avec l’Europe occidentale et celle de Moscou avec l’Europe centrale et orientale. « Les décisions se prennent de plus en plus aux États-Unis… C’est comme dans le monde communiste, où les pays satellites se sont habitués à ce que les décisions se prennent à Moscou. » Malheureusement les Européens de l’Ouest, hormis la France, « se ruent à Washington pour y prendre leurs ordres ». « Les Allemands se font les boys des Américains. » D’ailleurs, déjà pendant la guerre, « Churchill piquait une lèche éhontée à Roosevelt ». « Les Américains ne se souciaient pas plus de délivrer la France que les Russes de libérer la Pologne. » De Gaulle développera publiquement cette thèse dans sa conférence de presse du 16 mai 1967 : les États-Unis ont traité la France après 1945 exactement comme l’URSS a traité la Pologne ou la Hongrie. Rien ne l’en fait démordre. En 1964, le président Johnson adresse aux Départements d’État et de la Défense un mémorandum leur disant qu’il n’approuvera aucun plan de défense qui n’ait au préalable été discuté avec la France. De Gaulle déclare alors à Peyrefitte : «Johnson cherche à noyer le poisson. » S’il n’avait pas prescrit de consulter la France, Johnson aurait assurément montré par-là son « hégémonisme ». Quand il proclame au contraire la liberté de choix française et la volonté américaine de n’adopter aucun plan sans l’accord de Paris, alors c’est qu’il désire « noyer le poisson ». Le dispositif mental que nous connaissons est bien en place : les États-Unis ont toujours tort. Chez le nationaliste, donc, la pensée tourne dans le labyrinthe passionnel de l’orgueil blessé. Même dans la science et la technologie, le retard de son propre pays ne provient pas, selon lui, de ce qu’il a fait fausse route, ou d’une inaptitude — pour des raisons, par exemple, de raideur étatique — à voir et à prendre la direction de l’avenir. Si un autre pays saisit avant lui les occasions de progrès, ce ne saurait être que par malveillance et appétit de domination. L’intelligence n’y est pour rien, ni le système économique. Ainsi, en 1997, (p.325) Jacques Toubon, alors ministre français de la Justice, déclare à l’hebdomadaire américain US News and World Report que « l’usage dominant de la langue anglaise sur l’internet est une nouvelle forme de colonialisme ». Bien entendu, la cécité technologique d’une France crispée sur son Minitel national n’a joué aucun rôle dans cette triste situation. En 1997, nous avions dix fois moins d’ordinateurs reliés à l’internet que les Etats-Unis, deux fois moins que l’Allemagne et arrivions même derrière le Mexique et la Pologne ! Mais la faute en est toujours à l’autre, qui a eu le front de voir plus clair plus tôt que nous et dont la souplesse libérale a permis l’initiative des créateurs privés. En France, la bureaucratisation d’une recherche confite dans le CNRS, la distribution de l’argent public à des chercheurs stériles, mais amis du pouvoir, n’est-ce pas un boulet ? Dans un texte de 1999, intitulé Pour l’exemption culturelle, Jean Cluzel, président du Comité français pour l’audiovisuel, persiste dans la voie protectionniste et peureuse. Il écrit : « Face à l’irruption fracassante des nouvelles technologies de la communication, au service de la culture dominante américaine, la souveraineté culturelle française est fortement menacée. » Irruption fracassante ? Pour quelles raisons ? Est-elle tombée du ciel ? Le remède ? Etudier les causes de cette irruption ? Que non pas ! Il faut instaurer des quotas, subventionner nos films et feuilletons télévisés, revendiquer l’universelle francophonie, tout en laissant la langue française se dégrader dans nos écoles et sur nos ondes. Toute interprétation délirante par laquelle le moi blessé impute ses propres échecs à autrui est intrinsèquement contradictoire. Celle-là ne manque pas à la règle. En effet, les Français haïssent les Etats-Unis, mais, si quelqu’un proteste contre les américanismes inutiles qui envahissent le parler des médias de masse, on traite aussitôt le récriminateur de vieux ringard, de puriste étriqué et de pion ridiculement accroché au passé. Nous réussissons ce tour de force de conjuguer l’impérialisme francophonique et le hara-kiri langagier. Nous voulons imposer (p.324) au monde une langue que nous parlons nous-mêmes de plus en plus mal, et que nous méprisons donc, délibérément. La contradiction règne avec le même brio au cœur de l’antiaméricanisme de la gauche. Mais le sien est idéologique plus que nationaliste. Dans les cas aigus, il est souvent les deux à la fois. Lorsque Noël Manière, député vert, et Olivier Warin, journaliste télévisuel pour Arte, intitulent un livre commun Non, merci, Oncle Sam1, cela ne peut signifier qu’une chose, à la lumière de l’histoire et non de l’illusion : ces deux auteurs auraient préféré voir l’Europe hitlérienne ou stalinienne plutôt qu’influencée par les États-Unis. Cependant l’Amérique est exécrée à gauche surtout parce qu’elle est le repaire du libéralisme. Or, le libéralisme, quand on gratte un peu, cela continue pour les socialistes à être le fascisme. L’ul-tragauche procède ouvertement à cette assimilation. Et il ne faut pas pousser très loin un interlocuteur de la gauche « modérée » pour qu’il y vienne aussi, trahissant le fond de sa pensée. Combien de fois, dans les pages qui précèdent, n’avons-nous pas rencontré, chez les orateurs qui ne donnaient par ailleurs aucun signe d’aliénation, l’expression « libéralisme totalitaire » et autres équivalents ? L’inférence naturelle de ce verdict devrait donc être de préconiser la restauration de la société communiste, le retour aux racines du socialisme, l’abolition de la liberté d’entreprendre et de la liberté des échanges. Et c’est là qu’est la contradiction. Car, vu le bilan du communisme, et même celui du social-étatisme à la française des années quatre-vingt, aujourd’hui trop bien connus, la gauche recule devant cette conclusion, encore qu’une proportion substantielle de ses prédicateurs les plus ardents la couvent du regard. Mais, comme un tel programme ne peut donner lieu désormais à aucune politique concrètement menée par un gouvernement responsable quel qu’il soit, ce sont surtout les intellectuels de gauche qui, fidèles à leur mission historique, n’ont pas manqué cette occasion trop belle de s’en faire les hérauts.
(p.327) Ainsi Günter Grass, dans un roman paru en 1995, Ein mettes Feld (« Une longue histoire ») chante rétrospectivement les charmes berceurs de la République démocratique d’Allemagne, réservant toute sa sévérité à l’Allemagne de l’Ouest. La réunification allemande ne fut rien d’autre à ses yeux qu’une « colonisation » (nous avons déjà rencontré ce terme dans ce contexte) de l’Est par l’Ouest et donc une invasion de l’Est par le « capitalisme impérialiste ». Il aurait fallu faire l’inverse, dit-il, se servir de la RDA comme du soleil à partir duquel le socialisme aurait rayonné sur l’ensemble de l’Allemagne. Façon de parachever la beauté de la démonstration, le héros du roman de Grass est un personnage que vous et moi considérerions naïvement comme infect et nauséabond, puisqu’il a passé sa vie à espionner ses concitoyens et à les moucharder, en servant d’abord la Gestapo, ensuite la Stasi. Mais Grass le juge, quant à lui, tout à fait respectable, dans la mesure où cet homme a toujours servi un État antilibéral et s’est inspiré des antiques vertus de l’esprit prussien ! Tels sont la sûreté de vues historiques et les critères de moralité du prix Nobel de littérature 1999 ‘. Ils sont logiques dans la perspective d’une « résistance » à l’influence américaine, puisque les deux seules productions politiques originales de l’Europe au vingtième siècle, les seules qui ne doivent rien à la pensée « anglo-saxonne » sont le nazisme et le communisme. Restons donc fidèles aux traditions du terroir !
(p.329) LA HAINE DU PROGRES
L’opération qui absorbe le plus l’énergie de la gauche internationale, en cette fin du vingtième siècle, et pour probablement plusieurs années encore au début du siècle suivant, a ainsi pour but d’empêcher que soit traitée ou même posée la question de sa participation active ou de son adhésion passive, selon les cas, au totalitarisme communiste. Tout en feignant de répudier le socialisme totalitaire, ce qu’elle ne fait qu’à contrecœur et du bout des lèvres, la gauche refuse d’examiner, sur le fond, la validité du socialisme en tant que tel, de tout socialisme, de peur d’avoir à découvrir ou, plutôt, à reconnaître explicitement que son essence même est totalitaire. Les partis socialistes, dans les régimes de liberté, sont démocratiques dans la proportion même où ils sont moins socialistes.
(p.330) Le bruit assourdissant et quotidien de l’orchestration du « devoir de mémoire » à l’égard de ce passé déjà lointain semble en partie destiné à épauler le droit à l’amnésie et à l’autoamnistie des partisans du premier totalitarisme, lequel a sévi plus tôt, plus longuement, beaucoup plus tard et sévit encore par endroits sur de vastes étendues géographiques et un peu partout dans bien des esprits. Ces partisans couvrent ainsi la voix de ceux qui voudraient l’évoquer et ils expliquent au besoin cette honteuse insistance à parler du communisme par une sournoise complicité rétrospective avec le nazisme. (p.331) Le communisme est, pour la gauche, comme un membre fantôme, un bras ou une jambe disparus, mais que l’amputé continue à sentir comme s’il était encore présent. Et si l’on a vu disparaître le communisme en tant qu’idéologie globale, façonnant tous les aspects de la vie humaine dans les pays où il était implanté et destinée à régir un jour la totalité de la planète, cela ne signifie pas qu’il ait cessé de contrôler des pans entiers de nos sociétés et de nos cultures. C’est ce que Roland Hureaux, dans Les Hauteurs béantes de l’Europe2, appelle « l’idéologie en pièces détachées ». L’idéologie n’est pas nécessairement un bloc, observe-t-il. « Des phénomènes de nature idéologique peuvent être à l’œuvre dans tel ou tel secteur de la vie politique, administrative ou sociale sans que l’on soit pour autant dans une société totalitaire. » Un bon échantillon de ces idéologies en pièces détachées est fourni par le courant d’émotions négatives suscité par la mondialisation des échanges. La guérilla urbaine qui se déchaîna en novembre-décembre 1999 à Seattle contre l’Organisation mondiale du commerce, plus enragée encore que celle de Genève en 1998, incarne bien la survivance de la folie totalitaire. On n’ose même plus dire, devant une telle dégradation, « idéologie » totalitaire. L’idéologie, en effet, préserve au moins les apparences de la
(p.332) rationalité. A Seattle, le spectacle était donné par des primitifs de la pseudo-révolution. Ils braillaient des protestations et revendications d’une part hors de propos, sans rapport avec l’objet réel de la réunion ministérielle de l’OMC, d’autre part hétéroclites et incompatibles entre elles. Hors de propos parce que l’OMC, loin de prôner la liberté sans frein ni contrôle du commerce international, a été créée en vue de l’organiser, de le réglementer, de le soumettre à un code qui respecte le fonctionnement du marché tout en l’encadrant de règles de droit. Les manifestants s’en prenaient donc à un adversaire imaginaire : la mondialisation « sauvage ». Elle se révéla l’être bien moins qu’eux-mêmes et à vrai dire l’être si peu que ce fut le protectionnisme, gavé de subventions, auquel s’accrochèrent certains grands partenaires de la négociation, qui provoqua au contraire l’échec de la conférence. Un autre reproche gauchiste, celui fait aux pays riches de vouloir imposer le libre-échange, en particulier la libre circulation des capitaux, aux pays moins développés pour exploiter la main-d’œuvre locale, ses bas salaires et l’insuffisance de sa protection sociale, se révéla être un autre de ces fruits de la pensée communiste qui survivent sous forme de paranoïa. En effet, ce furent les pays en voie de développement qui, à Seattle, refusèrent de s’engager à adopter des mesures sociales, le salaire minimal garanti ou l’interdiction du travail des enfants. Ils arguèrent que les riches voulaient, en leur imposant ces mesures, réduire leur compétitivité, due à leur faibles coûts de production, prometteurs d’un décollage économique et donc d’une élévation ultérieure de leur niveau de vie. Contrairement aux préjugés des gauchistes, c’étaient les pays les moins développés, en l’occurrence, qui réclamaient le libéralisme « sauvage » et les pays capitalistes avancés qui, grevés d’un coût élevé du travail, demandaient une harmonisation sociale parce qu’ils redoutent la concurrence des pays moins avancés. C’est aux moins riches que la liberté du commerce profite le plus, parce que ce sont eux qui ont, dans certains secteurs importants, les produits les plus (p.333) compétitifs. Et ce sont les plus riches, avec leurs prix de revient élevés, qui, dans ces mêmes secteurs, craignent le plus la mondialisation. Au vu des divisions qui, à propos de la mondialisation commerciale, opposent aussi bien les pays riches entre eux que l’ensemble des pays riches à l’ensemble des pays moins avancés, on constate que l’idée fixe selon laquelle régnerait partout une « pensée unique » libérale n’existe que dans l’imagination de ceux qui en sont hantés. De même, au rebours des slogans écologistes, fort bruyants eux aussi chez les casseurs de Seattle, ce ne sont pas les multinationales, issues des grandes puissances industrielles, qui rechignent le plus à la protection de l’environnement, ce sont les pays les moins développés. Ils font valoir qu’au cours d’une première phase au moins leur industrialisation, pour prendre son essor, doit, comme le fit jadis celle des riches actuels, laisser provisoirement au second plan les préoccupations relatives à l’environnement. Argument également formulé par les pêcheurs de crevettes d’Inde ou d’Indonésie, auxquels les écolos de Seattle entendaient faire interdire l’emploi de certains filets capturant aussi les tortues, espèce menacée. Quel spectacle comique, ces braillards bien nourris des grandes universités américaines s’efforçant de priver de leur gagne-pain les travailleurs de la mer peinant aux antipodes ! Pourquoi nos écolos ne s’en prennent-ils pas plutôt à la pêche européenne, à la sauvagerie protégée avec laquelle, persistant à employer des filets aux mailles étroites qui tuent les poissons non encore adultes, elle extermine les réserves de nos mers ? Il est vrai qu’aller affronter les marins pêcheurs de Lorient ou de La Corogne ne va pas sans risques. Et charrier des pancartes vengeresses contre la liberté du commerce, dans une ville comme Seattle, où quatre salariés sur cinq, à cause de Microsoft ou de Boeing, travaillent pour l’exportation, ne va pas sans ridicule. Autre détail amusant : les mêmes énergumènes qui manifestent par la violence leur hostilité à la liberté du commerce militent, avec une égale ardeur, en faveur de la levée de l’embargo (p.334) qui frappe le commerce entre les États-Unis et Cuba. Pourquoi le libre-échange, incarnation diabolique du capitalisme mondial, devient-il soudain un bienfait quand il s’agit de le faire jouer au profit de Cuba ou de l’Irak de Saddam Hussein ? Bizarre ! Si la liberté du commerce international est à leur yeux un tel fléau, ne conviendrait-il pas de faire l’inverse et d’étendre l’embargo à tous les pays ? On ne saurait expliquer ce tissu de contradictions affichées collectivement par des gens qui, pris chacun isolément, sont sans doute d’une intelligence tout à fait normale, sans l’envoûtement par le spectre regretté du communisme, qui a conditionné et conditionnera encore longtemps certains sentiments et comportements politiques. Selon ces résidus communistes, le capitalisme demeure le mal absolu et le seul moyen de le combattre est la révolution — même si le socialisme est mort et si la « révolution » ne consiste plus guère qu’à briser des vitrines, éventuellement en pillant un peu ce qu’il y a derrière. Ce simplisme confortable dispense de tout effort intellectuel. L’idéologie, c’est ce qui pense à votre place. Supprimez-la, vous en êtes réduit à étudier la complexité de l’économie libre et de la démocratie, ces deux ennemis jurés de la « révolution ». L’ennui est que ces bribes idéologiques et les mimes révolutionnaires qu’elles inspirent servent de paravent à la défense d’intérêts corporatistes bien précis. Derrière la cohue des braillards incohérents s’engouffraient à Seattle les vieux groupes de pression protectionnistes des syndicats agricoles et industriels des pays riches qui, eux, savaient fort bien ce qu’ils voulaient : le maintien de leurs subventions, de leurs privilèges, des aides à l’exportation, sous le prétexte en apparence généreux de lutter contre « le marché générateur d’inégalités ». Les cris de joie de la révolte « citoyenne! », proclamée telle
par elle-même, des ONG, de l’ultragauche anticapitaliste, des écologistes, de tous les troupeaux hostiles au libre-échange, qui se sont attribué la gloire du fiasco de la conférence de Seattle, ce triomphe bruyant est un véritable festival d’incohérences. Répétons-le, ce qui a provoqué l’échec de Seattle n’est pas du tout l’« ultralibéralisme » supposé de l’Union européenne et des États-Unis, mais au contraire leur protectionnisme excessif, notamment dans le domaine de l’agriculture, protectionnisme générateur de ressentiments dans les pays émergents, en développement ou dits « du groupe de Cairns », qui sont ou voudraient être gros exportateurs de produits agricoles. Le vainqueur, à Seattle, ce fut le protectionnisme des riches, n’en déplaise aux obsédés qui stigmatisent leur libéralisme. Là où les pays en voie de développement ont marqué un point, c’est en refusant les clauses sociales et écologiques que l’OMC souhaitait leur faire accepter. En les soutenant, la gauche applaudit par conséquent le travail des enfants, les salaires de misère, la pollution, l’esclavage dans les camps de travail chinois, vietnamiens ou cubains. Rarement la nature intrinsèquement contradictoire de l’idéologie se sera manifestée avec une aussi béate fatuité. Nous saisissons là sur le vif une autre propriété de la pensée idéologique, outre son ignorance délibérée des faits et son culte des incohérences : sa capacité à engendrer, sous des mots d’ordre progressistes, le contraire de ses buts affichés. Elle prétend et croit travailler à la construction d’un monde égalitaire et elle fabrique de l’inégalité. Une autre de ces inversions de sens entre les intentions et les résultats a été accomplie par la politique française de l’Éducation depuis trente ans. Elle aussi est un bon exemple d’une idéologie totalitaire s’appropriant un secteur de la vie nationale au sein d’une société par ailleurs libre. Le 20 septembre 1997, je publie dans Le Point un modeste éditorial intitulé «Le naufrage de l’École»1. Modeste parce
(p.336) que je n’y développais, je l’avoue, rien de bien original, tant fusaient depuis des années de toutes parts les lamentations sur la baisse constante du niveau des élèves, sur les progrès de l’illettrisme, de la violence et de ce que l’on appelle par pudeur l’« échec scolaire », apparemment une sorte de catastrophe naturelle ne dépendant en aucune façon des méthodes suivies ou imposées par les responsables de notre enseignement public. Dès le lendemain, je reçois une lettre à en-tête du ministère de l’Education nationale, signée d’un nommé Claude Thélot, « directeur de l’évaluation et de la prospective ». Tout en me servant ironiquement du « Monsieur l’Académicien » et du « Cher Maître », cet important personnage daignait me notifier que mon éditorial était d’une rare indigence intellectuelle et, pour tout dire, « navrant ». Obligeant, le magnanime directeur se tenait à ma disposition pour me fournir sur l’école les lumières élémentaires dont j’étais visiblement dépourvu. Or voilà que, dès la semaine suivante, la presse rend public un rapport de cette même Direction de l’évaluation et de la prospective. Il en ressort, entre autres atrocités, que 35 % des élèves entrant en sixième ne comprennent pas réellement ce qu’ils lisent et que 9 % ne savent même pas déchiffrer les lettres ‘. Au vu de cet accablant constat, largement diffusé, je me posai aussitôt la question de savoir si par hasard il était tombé sous les yeux de M. Claude Thélot. Celui-ci ne serait-il pas ce qu’on appelle en anglais un self confessed idiot, un sot qui se proclame lui-même être tel, puisque la Direction de l’évaluation, au sommet de laquelle il trône, corroborait mon article ? Ou alors un paresseux qui n’avait même pas pris la peine de lire les études réalisées par ses propres services ? J’écartai ces deux hypothèses pour me rallier en fin de compte à l’explication
(p.337) que l’arrogant aveuglement de M. Thélot était dû à la toute-puissance de l’idéologie, qui s’était emparée de son cerveau et de toute sa pensée. De même qu’un apparatchik était jadis incapable fût-ce d’envisager que l’improductivité de l’agriculture soviétique pût provenir du système même de la collectivisation, ainsi les bureaucrates du ministère de l’Education nationale ne peuvent pas concevoir que l’écroulement de l’école puisse être dû au traitement idéologique qu’ils lui infligent depuis trente ans. Pour un idéologue, obtenir durant des décennies le résultat contraire à celui qu’il recherchait au départ ne prouve jamais que ses principes soient faux ou sa méthode mauvaise. Nous saisissons-la sur le vif ce phénomène fréquent d’un « segment totalitaire » au sein d’une société par ailleurs démocratique1. De nombreux tronçons idéologiques, aujourd’hui surtout de filiation communiste, continuent ainsi de flotter ça et là de par le monde, alors même que disparaît le communisme comme entité politique et comme projet global. Comment et pourquoi ont pu apparaître, comment et pourquoi peuvent se perpétuer, en quelque sorte à titre posthume, ces trois caractéristiques souvent évoquées dans ces pages, des idéologies totalitaires et plus particulièrement de l’idéologie communiste : l’ignorance volontaire des faits ; la capacité à vivre dans la contradiction par rapport à ses propres principes ; le refus d’analyser les causes des échecs ? On ne peut entrevoir de réponse à ces question si l’on exclut une réponse paradoxale : la haine socialiste pour le progrès2.
1 Voir Liliane Lurçat, La Destruction de l’enseignement élémentaire. Éditions F.-X. de Guibert, 1998. À l’occasion du Salon de l’Éducation, organisé par le ministère gour la première fois en novembre 1999 (il est plus facile d’organiser un Salon de l’Education que l’éducation), Mme Ségolène Royal, ministre chargée de l’Enseignement scolaire, « déclare la guerre à l’illettrisme » (journal du dimanche, 28 novembre 1999). Si elle lui déclare la guerre, c’est donc qu’il existe, n’en déplaise à M. Thélot. Pis : grâce à une enquête de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, rendue publique fin novembre 1999, nous apprenions qu’une proportion croissante des élèves admis en sixième non seulement ne savent pas lire mais ne sont même plus capables de parler ! 2 Sur les rapports ambigus de la gauche avec l’idée et la réalité du progrès au cours des deux siècles écoulés, Jacques Julliard a en préparation un ouvrage à paraître chez Gallimard. Je me borne ici à quelques notations.
(p.338) Nous avons vu au chapitre treizième comment les théoriciens du Parti communiste et ceux de l’ultragauche marxiste condamnent en bloc tous les moyens modernes de communication comme étant des « marchandises » fabriquées par des « industries culturelles ». Ces prétendus progrès n’auraient pour but selon eux que le profit capitaliste et l’asservissement des foules. L’édition, la télévision, la radio, le journalisme, l’internet, pourquoi pas l’imprimerie ? n’auraient ainsi jamais été des instruments de diffusion du savoir et des moyens de libération des esprits. Ils n’auraient au contraire servi qu’à tromper et à embrigader. Ce qu’il faut se rappeler, c’est que cette excommunication de la modernité, du progrès scientifique et technologique et de l’élargissement du libre choix culturel plonge ses racines dans les origines de la gauche contemporaine et, de façon éclatante, dans l’œuvre de l’un de ses principaux pères fondateurs : Jean-Jacques Rousseau. Nul ne l’a mieux vu et mieux dit que Bertrand de Jouvenel dans son Essai sur la politique de Rousseau1, sinon, bien longtemps avant lui, mais cursivement, Benjamin Constant dans De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. Le texte qui a rendu Rousseau instantanément célèbre est, chacun le sait mais rares sont ceux qui en tirent les conclusions appropriées, un manifeste virulent contre le progrès scientifique et technique, facteur, selon lui, de régression dans la mesure où il nous éloigne de l’état de nature. Ce texte va donc à l’encontre de toute la philosophie des Lumières, selon laquelle l’avancement de la connaissance rationnelle, de la science et de ses applications pratiques favorise l’amélioration des conditions de vie des humains. L’hostilité que les philosophes du dix-huitième siècle, notamment Voltaire, vouèrent rapidement à Rousseau ne découle pas seulement d’animosités personnelles, comme on le répète sans trop d’examen : elle a pour cause une profonde divergence
(p.339) doctrinale. Au rebours du courant majeur de son temps, Rousseau considère la civilisation comme nocive et dégradante pour l’homme. Il vante sans cesse les petites communautés rurales, il prône le retour au mode de vie ancestral, celui de paysans éparpillés dans la campagne en hameaux de deux ou trois familles. L’objet de son exécration, c’est la ville. Après le tremblement de terre de Lisbonne, il clame hautement que ce séisme n’aurait pas fait autant de victimes… s’il n’y avait pas eu d’habitants à Lisbonne, c’est-à-dire si Lisbonne n’avait jamais été bâtie. L’ennemi, à tous points de vue, c’est la cité. Elle est corruptrice et, de plus, expose les humains à des catastrophes qui ne les frapperaient pas s’ils continuaient à vivre dans des cavernes ou des huttes. Ainsi, l’humanité se porterait beaucoup mieux, culturellement et physiquement, si elle n’avait jamais construit ni Athènes, ni Rome, ni Alexandrie, ni Ispahan, ni Fez, ni Londres, ni Séville, ni Paris, ni Vienne, ni Florence, ni Venise, ni New York, ni Saint-Pétersbourg. Une fois de plus, les visions passéistes et le protectionnisme champêtre d’une certaine gauche, celle d’où est issu le totalitarisme, coïncident avec les thèmes de l’extrême droite traditionaliste, adepte du « retour aux sources ». Cette convergence se retrouve jusque dans les débats les plus brûlants de la dernière année du vingtième siècle : certains réquisitoires contre l’« ultralibéralisme » et la « mondialisation impérialiste » étaient à ce point identiques sous des plumes communistes ou ultragauchistes et sous des plumes « souverainistes » de droite qu’on aurait pu intervertir les signatures sans trahir le moins du monde la pensée des auteursl. Dans sa logique hostile à la civilisation, tenue pour corruptrice, Rousseau est l’inventeur du totalitarisme culturel. La
(p.340) Lettre à d’Alembert sur les spectacles préfigure le jdanovisme « réaliste-socialiste » du temps de Staline et les œuvres « révolutionnaires » de l’Opéra de Pékin du temps où c’était Mme Mao Tsé-toung qui le dirigeait. Pour Rousseau, comme pour les autorités ecclésiastiques les plus sévères des dix-septième et dix-huitième siècles, le théâtre est source de dégradation des mœurs. Il incite au vice en dépeignant les passions et pousse à l’indiscipline en stimulant la controverse. Les seules représentations qui soient à son goût sont celles de pièces de patronage, de ces saynètes édifiantes que l’on improvise quelquefois dans les cantons suisses, les soirs de vendanges. Si Jean-Jacques s’était appliqué à lui-même l’esthétique de Rousseau, il se serait interdit d’écrire les Confessions et aurait ainsi privé la littérature française d’un chef-d’œuvre. Quant aux institutions politiques, Le Contrat social garantit la démocratie exactement de la même manière que la constitution stalinienne de 1937 en Union soviétique. Partant du principe que l’autorité de leur État émane de la «volonté générale » du « peuple tout entier », nos deux juristes stipulent que plus aucune manifestation de liberté individuelle ne doit être tolérée postérieurement à l’acte constitutionnel fondateur. C’est dans Le Contrat social que s’exprime, avant la lettre, la théorie du «centralisme démocratique» ou de la « dictature du prolétariat » (dans un autre vocabulaire, bien sûr). Du reste, il est un symptôme qui ne trompe pas : Rousseau exalte toujours Sparte au détriment d’Athènes. Au dix-huitième siècle et jusqu’à Maurice Barrés, c’était presque un code, un signe de ralliement des adversaires du pluralisme et de la liberté. Benjamin Constant relève bien ce penchant pour le permanent camp de rééducation Spartiate, cher à la fois au redoutable abbé de Mably, l’un des plus inflexibles précurseurs de la pensée totalitaire, et au bien intentionné Jean Jacques : « Sparte, qui réunissait des formes républicaines au même asservissement des individus, excitait dans l’esprit de ce philosophe un enthousiasme plus vif encore. Ce vaste couvent lui paraissait l’idéal d’une parfaite république. Il avait (p.341) pour Athènes un profond mépris, et il aurait dit volontiers de cette nation, la première de la Grèce, ce qu’un académicien grand seigneur disait de l’Académie française : « Quel épouvantable despotisme ! Tout le monde y fait ce qu’il veut. » » Comme le note avec ironie Bertrand de Jouvenel, Rousseau a été loué depuis deux siècles en tant que précurseur d’idées en complète opposition avec celles qui avaient été vraiment les siennes. Il préférait « les champs plutôt que la ville, l’agriculture plutôt que le commerce, la simplicité plutôt que le luxe, la stabilité des mœurs plutôt que les nouveautés, l’égalité des citoyens dans une économie simple plutôt que leur inégalité dans une économie complexe et… par-dessus tout, le traditionalisme plutôt que le progrès ». Mais en ce sens, s’il ne fut pas, contrairement à la légende, un fondateur intellectuel de la démocratie libérale, il le fut bel et bien de la gauche totalitaire. À l’instar de Jean-Jacques Rousseau, Friedrich Engels, dans sa célèbre Situation des classes laborieuses en Angleterre, publiée en 1845, dépeint l’industrialisation et l’urbanisation avant tout comme des facteurs de destruction des valeurs morales traditionnelles, notamment familiales. Dans les nouvelles cités industrielles, les femmes sont, dit-il, amenées à travailler hors du foyer. Elle ne peuvent donc remplir le rôle qui leur a été dévolu par la nature : « veiller sur les enfants, faire le ménage et préparer les repas ». Pis : si le mari est au chômage, c’est à lui qu’incombé cette tâche. Horreur ! « Dans la seule ville de Manchester, des centaines d’hommes sont ainsi condamnés à des travaux ménagers. On comprend aisément l’indignation justifiée d’ouvriers transformés en eunuques. Les relations familiales sont inversées1. » Le mari est privé de sa virilité, cependant que l’épouse, livrée à elle-même dans la grande ville, s’expose à toutes les tentations. Il n’échappera pas au lecteur que nous n’avons pas précisément affaire là, dans le sermon du révérend Engels, à un programme annonciateur de la libération de la femme.
(p.342) Les sociétés créées par le « socialisme réel » furent de fait les plus archaïques que l’humanité ait connues depuis des millénaires. Ce « retour à Sparte » caractérise d’ailleurs toutes les utopies. Les sociétés socialistes sont oligarchiques. La minorité dirigeante y assigne à chaque individu sa place dans le système productif et son lieu de résidence, puisqu’il y est interdit de voyager librement, même dans le pays, sans une autorisation, matérialisée par le « passeport intérieur ». La doctrine officielle doit pénétrer dans chaque esprit et constituer sa seule nourriture intellectuelle. L’art même n’existe qu’à des fins édifiantes et doit se borner à exalter avec la plus hilarante niaiserie une société nageant dans le bonheur socialiste et à refléter l’extase de la reconnaissance admirative du peuple envers le tyran suprême. La population est, bien entendu, coupée de tout contact avec l’étranger, qu’il s’agisse d’information ou de culture, isolement qui réalise le rêve de protectionnisme culturel cher à certains intellectuels et artistes français depuis qu’ils se sentent menacés par le « danger » de la mondialisation culturelle. Ils dénoncent en celle-ci un risque d’uniformisation de la culture. Comme si l’uniformité culturelle n’était pas, au contraire, de façon éclatante la marque des sociétés closes, au sens où Karl Popper et Henri Bergson ont employé cet adjectif ! Et comme si la diversité n’était pas, tout au long de l’histoire, le fruit naturel de la multiplication des échanges culturels ! C’est dans les sociétés du socialisme réel que des camps de rééducation ont pour fonction de remettre dans le droit chemin de la « pensée unique » tous les citoyens qui osent cultiver une quelconque différence. Cette même rééducation a en outre l’avantage de fournir une main-d’œuvre d’un coût négligeable. Encore en l’an 2000, plus d’un tiers de la main-d’œuvre chinoise est constituée d’esclaves. Point d’étonnement à ce que les produits qu’ils fabriquent ainsi presque gratuitement parviennent sur les marchés internationaux à des prix « imbattables ». Et qu’on ne vienne pas dire qu’il s’agit-là d’un méfait du libéralisme : le libéralisme suppose la démocratie, avec les lois sociales qui en découlent.
(p.343) Il paraît incroyable qu’il puisse y avoir encore aujourd’hui des gens assez nombreux qu’habité la nostalgie de ce type de société, soit en totalité, soit en « pièces détachées ». Et pourtant c’est un fait. La longue tradition, échelonnée sur deux millénaires et demi, des œuvres des utopistes, étonnamment semblables, jusque dans les moindres détails, dans leurs prescriptions en vue de construire la Cité idéale, atteste une vérité : la tentation totalitaire, sous le masque du démon du Bien, est une constante de l’esprit humain. Elle y a toujours été et y sera toujours en conflit avec l’aspiration à la liberté.
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1.3 Le credo de l’homme blanc
Alain Ruscio, Le credo de l’homme blanc, éd. Complexe, 2002
(VIII) (…) la manière dont les Français ont vécu les événements coloniaux est aussi importante que les événements eux-mêmes. Si les Français ont consenti à l’aventure coloniale, c’est qu’ils ont cru qu’elle coïncidait globalement avec le meilleur de l’Histoire. Dans les bagages de leurs armées, puis dans ceux des colons, se trouvaient aussi le progrès et la civilisation, dispensés à des populations arriérées. Conviction d’autant plus prégnante qu’elle relayait une ancienne et permanente illusion française. Les soldats de l’An II s’élançaient à travers l’Europe pour défendre leur Révolution, mais aussi pour en faire profiter les autres peuples, encore asservis à la tyrannie des princes et des évêques. Cette folle ambition, généreuse, mais aveugle à ses effets pervers, puisqu’elle ignorait les vœux réels des populations, ne s’est plus jamais démentie. A l’intérieur de l’hexagone comme hors de la nation. Les Parisiens surtout, voulant libérer les provinces de l’obscurantisme et de l’influence cléricale, leur déniaient tout pouvoir local et finissaient par les (IX) contraindre à coups de canon. Dans l’Europe occupée, des gouverneurs français imposaient la loi française ; la même ambiguïté se retrouvera plus tard dans les territoires d’Outremer. Le résultat en est la dévalorisation, sinon le gommage des traits culturels des populations colonisées certes pour leur bien, parce que considérées comme inférieures. N’a-t-on pas été jusqu’à se demander si les merveilles des Temples d’Ankgor n’ont pas été édifiées sous l’influence italienne, tant il paraissait impossible que les « indigènes » puissent en être capables? Le sottisier est largement alimenté par cet aveuglement, plus ou moins volontaire, dont la finalité est évidente; dévalorisant le colonisé, on fortifie sa propre image et on légitime la colonisation. C’est un mécanisme qui rappelle de très près celui du racisme. Alain Ruscio a bien vu cette liaison intime entre racisme et colonisation, ce dont je lui suis particulièrement gré. J’ai cru devoir y insister sans avoir été bien entendu. C’est pourtant évident: le racisme est une utilisation profitable des différences, biologiques d’abord, puis étendues à tout l’être de la victime. N’est-ce pas ce qui se passe ici? Le colonisateur met en lumière les traits différentiels qui le distingue du colonisé pour en faire la marque de sa supériorité et l’alibi de sa prééminence. Il en inventera au besoin. Et pour faire bonne mesure, il les proclamera généraux et définitifs ; il y aurait ainsi une espèce de nature du colonisé, auquel nul individu ne peut échapper, sur laquelle le temps ne pourra rien ; la colonisation est pour l’éternité. On sait ce qu’il en adviendra, avec les décolonisations. Bien entendu, les colonisés et leurs chefs ne sont ni pires, ni meilleurs que leurs anciens maîtres. En somme le racisme, comme l’idéologie coloniale, est largement une illusion, qui repose sur une double croyance. Non que les différences n’existent pas, elles peuvent exister ou être imaginaires. L’important est ce que croit le colonisateur comme le raciste ; il est différent et il est donc supérieur, il est supérieur et il est donc légitimé à régner.
(p.15) Ce simple énoncé donne le vertige. Des milliers, des dizaines de milliers de documents, pourraient être, devraient être consultés. Aucun recensement à vocation exhaustive n’a été tenté… sans doute parce que cet exercice est définitivement impossible. Comment choisir, dans une telle masse ? Nous ne pouvions oublier certaines signatures prestigieuses. Nulle étude sur la pensée coloniale ne peut se passer de citer les opinions politiques de Jules Ferry, Paul Doumer, Jean Jaurès, Albert Sarraut ou Charles de Gaulle ; les cris d’alarme des journalistes Albert Londres et Andrée Viollis ; les notations des grands témoins Alexis de Tocqueville, Guy de Maupassant, Victor Segalen ou André Malraux ; les opinions esthétiques de Delacroix sur le Maroc, de Gauguin sur Tahiti ou de Picasso sur l’art nègre ; les récits de fiction de Jules Verne, de Pierre Loti ou de Louis-Ferdinand Céline… Certains noms devaient figurer, même s’ils sont devenus des classiques, parce qu’ils sont devenus des classiques. Nous avons également sélectionné certains textes, connus seulement des spécialistes, d’auteurs célèbres. Qui se souvient qu’Arthur Rimbaud, jeune collégien de Charleville, écrivit ses premiers vers dans un poème demandant à Abd el-Kader de s’incliner devant la magnificence de la civilisation française ? Qui se souvient du dialogue entre Victor Hugo et le maréchal Bugeaud, le poète renchérissant sur le militaire dans l’exaltation de la mission civilisatrice de la France en Algérie ? Qui sait qu’à l’inverse, Auguste Comte demandait que l’on restituât l’Algérie aux Arabes ? Qui lit encore les quelques lignes – fort sensées – que Claude Debussy écrivit naguère sur la musique « annamite » ? Mais nous ne nous en sommes pas tenus à ces noms. D’autres témoins, aujourd’hui méconnus (parfois – mais pas toujours – ajuste titre), peuvent avoir un certain intérêt pour l’histoire des idées. Qui lit encore actuellement les frères Tharaud ? Pierre Mille ? Marius-Ary Leblond ? Myriam Harry ? Qui se soucie des auteurs de romans à cinq sous comme Louis Noir ou le capitaine Danrit ? Qui s’intéresse à l’exotisme-érotisme de pacotille (p.16) de Louis-Charles Royer ? Qui lit les études, fort intéressantes pourtant, de Jules Boissière, de Maurice Delafosse ou de Robert Delavignette ? Qui ouvre les milliers de pages des revues de vulgarisation coloniale ? Les albums de vignettes du chocolat « Cémoi » exaltant « nos grands explorateurs » ? Qui a la curiosité, ou le temps, de recenser les paroles coloniales ou « exotiques » des chansons de Georges Montéhus (« Pan Pan l’Arbi »), de Charles Trenet (« Biguine à Bongo ») ou de Maurice Chevalier (« Ali Ben Baba ») ? Qui a la possibilité de visionner les 150 ou 200 films coloniaux recensés ? Qui étudie des polémiques parlementaires entre des hommes politiques de la IIIe République aujourd’hui oubliés ? Qui sait que les scientifiques de la renommée Société d’Anthropologie de Paris, dans les années 1860-1880, extrayaient les cerveaux des Africains et des Asiatiques pour les peser, dans une optique comparative ? Que les spécialistes d’Histoire coloniale me pardonnent : ces noms, ces faits, leur sont connus. Ce qui n’est évidemment pas le cas de beaucoup de lecteurs. La qualité littéraire ou artistique, la lucidité politique des documents n’ont donc pas forcément été prises en considération. Evidemment, on peut encore vibrer en lisant, en relisant les pages d’André Gide sur l’Afrique noire ou celles d’Albert Camus sur la Kabylie… Mais qui est certain qu’elles ont plus d’importance, toujours pour l’histoire des mentalités, que des vers de mirliton d’un petit Blanc chantant les yeux de braise des filles de l’océan Indien ? Ou, mieux, que des chansons populaires type « Travadjar la Moukère » ou « À la Cabane Bambou » ? Il est bien plus intéressant pour nous de relire Alexis de Tocqueville que Louis Veuillot, qui écrivirent à la même époque sur l’Algérie. Oui. Mais sans oublier que Tocqueville avait le regard d’un intellectuel de haute volée, alors que Veuillot transcrivait presque ingénument ce que devait penser alors le « Français moyen ».
(p.26) De la difficulté de classer les « races »
II existe presque autant de classifications raciales que de classificateurs, comme le notait malicieusement le grand géographe Elisée Reclus en 1905 : « Tandis que Blumenbach distingue cinq races classiques : blancs, jaunes, rouges, olivâtres, noirs, et que Virey en compte seulement deux, Topinard en énumère seize, puis dix-neuf, Nott et Gliddon en comptent huit, divisées en soixante-quatre familles, Haeckel déroule une série de trente-quatre races et Denicker, admirablement muni des mensurations qu’ont apportées de tous les coins du monde les savants voyageurs modernes, classe avec soin vingt-neuf races diverses, formant dix-sept groupes ethniques. »
(p.27) Les critères et les recensements varient considérablement d’un auteur à un autre. « Nous savons maintenant que toutes ces constructions, si ingénieuses qu’elles soient, sont des édifices changeants », concluait Reclus. Soit dit en passant, un tel constat devrait suffire à discréditer définitivement toute tentative de classification. Le premier, semble-t-il, à utiliser la notion de « races humaines » dans son acception moderne, est le voyageur français François Bernier. Le 24 avril 1684, dans le Journal des Scavans, il propose une répartition géographique des « différentes espèces ou races d’hommes » : Europe, Afrique, Amérique et Asie. Cependant, on peut estimer que le classement en quatre grandes familles, opéré par Linné au XVIIIe siècle, recouvre les schémas les plus généralement admis par la suite, jusqu’à la remise en cause tardive de la notion même de « race ». Charles de Linné, médecin et botaniste suédois, publie, en 1735, un Systema Naturae qui aura un immense retentissement. C’est dans la dixième édition de son œuvre (1758) qu’il remodèle le chapitre consacré à Yhomo sapiens. Il y différencie l’humanité en quatre grands groupes, qu’il appelle « types », selon des critères faisant appel, de façon inextricablement mêlée, aux caractères physiques et moraux et aux us et coutumes. L’Américain (on comprendra l’autochtone) y est décrit ainsi: «Roux (rufus), bilieux, droit; cheveux noirs, droits, gros ; narines amples ; visage tacheté, menton presque imberbe ; entêté, gai ; erre en liberté ; se peint des lignes courbes rouges ; est régi par des coutumes. » L’Asiatique : « Basané (luridus), glabre, mélancolique, grave ; cheveux foncés ; yeux roux ; sévère, fastueux, avare ; porte des vêtements larges ; est régi par l’opinion. » L’Africain n’est pas mieux loti : « Noir, indolent, de mœurs dissolues ; cheveux noirs, crépus ; peau huileuse ; nez simien ; lèvres grosses ; femmes ont le repli de la pudeur, des mamelles pendantes ; vagabond, paresseux, négligent ; s’enduit de graisse ; est régi par l’arbitraire. » Par contre, l’Européen est valorisé : « Blanc, sanguin, ardent ; cheveux blonds, abondants ; yeux bleus ; (p.28) léger, fin, ingénieux ; porte des vêtements étroits ; est régi par les lois. » Acceptant l’une et l’autre ces classifications simplistes, deux écoles s’affrontent alors : la première affirme que l’humanité, une à l’origine, s’est progressivement scindée en rameaux, d’aspects et de caractères différents, mais de nature identique (monogénisme) ; la seconde estime que divers foyers ont donné naissance à des espèces par nature différentes et hiérarchisées (polygénisme). C’est même cette polémique scientifique qui aurait assuré le succès du mot « race », dans son acception biologique, si l’on en croit le plus célèbre anthropologue du milieu du XIXe siècle, Paul Broca. Les spécialistes se sont longuement interrogés sur le terme à employer, affirme Broca. Espèces ? Cela « supposerait la question résolue dans le sens de la diversité des origines ». Variétés ? L’emploi de ce terme « impliquerait, au contraire, que le groupe humain tout entier ne forme qu’une seule espèce ». Comme, à cette époque, aucune théorie ne l’a encore emportée sur l’autre, « le nom de races (pouvant) être adopté par tout le monde » a finalement prévalu (1871). À l’apogée de l’Empire, en tout cas, il n’est pratiquement personne pour contester la division de l’humanité en groupes, quelles que soient les appellations. Les classifications changent. Mais, grosso modo, quatre grandes « races » sont mises en avant. Un manuel résume ainsi, à l’usage des enfants de l’École de la IIIe République, les caractères de chacune : « l/ La race blanche, à laquelle vous appartenez et que vous connaissez bien, habite l’Europe, la plus grande partie de l’Amérique et la moitié occidentale de l’Asie. 2/ La race jaune habite la partie orientale de l’Asie. Les Chinois, les Japonais, les Annamites appartiennent à cette race. Ils ont le teint jaune, les pommettes saillantes, les yeux bridés, et leurs longs cheveux forment une natte sur le dos. 3/ La race nègre habite l’Afrique, que l’on appelle, pour cette raison, le continent noir. Le nègre est couleur d’ébène, il a les lèvres épaisses et les cheveux crépus. 4/ La (p.28) race rouge, à la peau cuivrée, ne comprend plus que les quelques milliers d’Indiens qui habitent les forêts de la partie occidentale des États-Unis » (Le Léap et Baudrillard, 1920).
L’Homme blanc : l’Humanité achevée
En 1853 paraît le premier volume d’un ouvrage passé alors relativement inaperçu, mais destiné à connaître un immense retentissement, L’Essai sur l’inégalité des races humaines du comte Joseph-Arthur de Gobineau. Ouvrage puissant, fortement documenté, appuyé sur une réelle (quoiqu’éclectique) culture livresque et une solide expérience des voyages. Mais qui n’apparaît pas, dans l’histoire des idées au XIXe siècle, comme d’une originalité folle. Bien des essayistes à prétention théorisante avaient, avant Gobineau, affirmé que la « race » était le facteur explicatif central du cours des événements : le Dr Edwards (né à la Jamaïque mais vivant en France et y jouissant d’un grand prestige), publiant en 1829 Des caractères physiologiques des races humaines, considérés dans leurs rapports avec l’Histoire ; un penseur d’aujourd’hui oublié, Victor Courtet de l’Isle, écrivant dix ans plus tard une Étude des races humaines sous le rapport philosophique, historique et social (1838)… On sait aussi que le concept de « races » a été considéré comme opérationnel (avec des variations d’un auteur à l’autre) par toute l’Ecole historique française du temps. Dès 1825, Augustin Thierry, dans son Histoire de la conquête de l’Angleterre, avait insisté sur la permanence des caractères raciaux dans l’Histoire, Normands et Saxons « violemment réunis sur le même sol » restant campés depuis des siècles dans une « séparation obstinée ». En 1850, Hippolyte Taine, tout aussi catégorique, avait résumé sa conception de l’Histoire par cette formule : « La race, le milieu, le moment (…), avec ces données, on peut reconstituer l’Histoire réelle complète. »
(p.52) Pas de caricature représentant un Noir sans lèvres énormes, couvrant la moitié du visage. Observant les Kanak de Nouvelle-Calédonie, Charles Delon exprime son dégoût pour ces « grosses vilaines lèvres de Nègres, saillantes et lippues » (1890). Ce n’est pas sans tristesse que l’on trouve, chez le grand historien de l’art Elie Faure, des expressions voisines : « Leurs lèvres ourlées dans un mufle écrasé de bête» (1923). Ou chez l’écrivain Jean-Richard Bloch. Quels beaux corps sculpturaux, ces Noirs ! écrit-il. Hélas ! « Rien d’aussi déconcertant que de voir ces parfaites statues s’achever en mufle et en lippes. On se croit victime d’une méchante plaisanterie » (1929). La bouche de l’Arabe, comme ses yeux, trahit son caractère : « Chez l’Arabe, écrit Jules Verne, la bouche a une rare expression de férocité » (1868). En Indochine, la répulsion atteint son paroxysme. On sait que les Vietnamiens se laquaient traditionnellement les dents en noir. Première atteinte aux règles esthétiques admises par les Occidentaux que de mettre à la place d’une jolie bouche aux dents éclatantes ce sombre trou béant. Tradition aggravée encore par l’habitude de chiquer le bétel et de recracher le jus, rouge vif. Il n’est pas un ouvrage, jusqu’à la veille de la guerre, qui ne signale cette coutume, cette addition contre nature, ce mélange « dégoûtant » (Bineteau, 1862) du noir, couleur de mort, et du rouge, couleur de sang.
Comparaisons animales
Sous la plume ou dans la bouche de l’Homme blanc, des comparaisons animales viennent tout naturellement, dès qu’il est question de décrire ses nouveaux « protégés ». « Le langage du colon, quand il s’agit du colonisé, est un langage zoologique », remarquera, amer, l’Antillais Frantz Fanon (1961). « L’intervalle qui sépare le nègre du singe est difficile à saisir », avait affirmé Buffon dans son Histoire naturelle générale et (p.53) particulière des animaux (1769). Un siècle plus tard, Pierre Larousse, dans l’article « Race » de son Grand Dictionnaire du XIX’ siècle, estime que le « Nègre » est plus près du singe que de l’homme : « II y a plus de différences entre certaines races sauvages et certaines races civilisées qu’entre les races sauvages et les anthropoïdes » (1866). Dans un récit de voyage publié en 1887, Edgar Boulangier fait part de ses premières impressions, lors de son arrivée en Indochine. Il décrit « ces petits êtres osseux, presque nus, repoussants de saleté et d’une laideur, mais d’une laideur si drolatique que vous ne pouvez vous empêcher d’en rire. Sont-ce là, interroge-t-il, des hommes ou des animaux ? Ce sont des Annamites ». Le singe arrive évidemment bon premier au palmarès des comparaisons. Un recensement exhaustif dans la prose coloniale serait au-dessus des forces d’un seul chercheur. Et pas seulement chez les « petits écrivains ». On se souvient peu, et c’est bien ainsi, de cette page de Jules Verne, dans un épisode africain de Cinq semaines en ballon : « – Nous t’avions cru assiégé par des indigènes. – Ce n’était que des singes, heureusement, répondit le docteur. – De loin, la différence n’est pas grande, mon cher Samuel. – Ni même de près, répliqua Joe » (1863). Pierre Loti décrit, dans les premières pages du Roman d’un Spahi ces « grands hercules maigres, admirables de formes et de muscles, avec des faces de gorilles» (1881). René Van-lande compare gentiment sa compagne tahitienne à un «ouistiti» (1938). Guy de Teramond n’est pas plus tendre avec Schmâm’ah, sa dame de compagnie, qu’il appelle «joli singe aux yeux caressants» (1900). Crayssac, poète, «indo-chinois », franchit un pas supplémentaire : « Petit monstre simiesque » sont ses mots de tendresse à une jeune femme « annamite » (1913). Myriam Harry, en reportage pour L’Illustration, est témoin de la rencontre entre le président Fallières et une jeune tunisienne qui tend sa « patte de singesse » (1911).
(p.59) Un poète aujourd’hui oublié, Poirié Saint-Aurèle, décrit ainsi les habitants des Antilles françaises : « L’indolent Caraïbe au banquet domestique Déride en s’enivrant son front mélancolique. Enfant capricieux, il passe tour à tour De la joie aux douleurs, de la haine à l’amour. Irascible et léger, sa mobile inconstance Précipite aux combats son oisive existence ; Et, libre de soucis, ivre de sang humain, II s’endort sur la foi du soleil de demain. Le travail avilit sa main victorieuse ; Or du fond du hamac sa paresse orgueilleuse Condamne à la fatigue un sexe infortuné. Ce despote jaloux n’a jamais pardonné. Le Caraïbe heureux dans sa simple ignorance Traîne jusqu’au tombeau son éternelle enfance » ( Cyprès et palmistes). Au «Tonkin», Paul Bourde, envoyé spécial du Temps, écrit: « Ce sont des esclaves qui sont passés aux mains d’un nouveau maître et qui l’interrogent du regard pour deviner ce qu’ils doivent en attendre. Sourit-on, ils sourient ; s’informe-t-on sur quelque détail qui vous frappe dans une case, les voilà amusés comme des écoliers et qui bavardent comme de vieilles femmes. Race qui ignore les sentiments profonds et dont l’esprit s’est noué pendant la croissance. Ceux qui ont longtemps vécu parmi eux les comparent à des enfants : ils en ont la douceur, l’humeur superficielle et aussi les courtes colères irraisonnées » (1885). Au fond, affirme le Révérend-Père Louvet, le peuple « annamite » possède « la mobilité et les caprices de l’enfant. Il faut donc le traiter comme tel, avec un mélange de sévérité et d’indulgence » (1885).
(p.61) Un colon de Dalat écrit en 1949 : « Amis français qui nous lisez, considérez qu’aucun moyen ne peut ici suppléer à la fermeté, à l’énergie (…). On ne comble pas, on n’assouvit pas ces gens, surtout en se mettant à leur portée toute déraisonnable, en les traitant en enfants gâtés. Veuillez noter, par contre, qu’ils acceptent toujours la contrainte et la coercition justifiée, appliquées à bon escient. Faute de les traiter comme il convient, ils ne viennent à résipiscence ; ils demeurent butés, intransigeants, insatiables» (Barthouet). De la fessée comme moyen de répondre aux questions nouvelles posées par l’Histoire… C’est écrit cinq années avant Bien Bien Phû… Un parallèle vient à l’esprit. Dans beaucoup de reportages de l’époque, les enfants des colonies sont présentés avec beaucoup de sympathie. Les observateurs concèdent même volontiers qu’ils sont éveillés, d’une intelligence à la limite comparable à celle des bambins de France. Mais tout se gâte à l’adolescence. Les promesses sont rarement tenues. Les explications du phénomène varient. Qu’importé. En réalité, il est évident que l’entrée du colonisé dans l’âge adulte dérangeait le colonisateur. Un « indigène » enfant pouvait se glisser sans problèmes dans les schémas de pensée du Blanc. Doublement enfant, donc doublement soumis. Tout était dans l’ordre. Un « indigène » adulte était une contradiction vivante. Face à lui, la pensée coloniale est mal à l’aise, en porte-à-faux. Car toute enfance a, en principe, une fin, toute maturation, même lente, est chemin vers l’émancipation. Est-on bien sûr, dans le cas des peuples colonisés, que celle-ci viendra un jour? Après tout, il en est des peuples comme des individus. Certains sont peut-être incapables, définitivement, d’entrer dans l’ère de l’âge adulte. Ils restent simples. De la constatation (p.62) « d’évidence » au vœu secret, il n’y a qu’un pas… En tout cas, la théorie des peuples-enfants a de tous temps été la matrice de tous les blocages du système, a toujours solidement cadenassé toute évolution. Comme des parents abusifs, qui refusent de voir grandir leur enfant, qui s’effraient de voir arriver le moment de leur autonomie pleine et entière, beaucoup de colonisateurs ont repoussé indéfiniment le seuil de l’émancipation des peuples « protégés ». Seuil dont ils définissaient eux-mêmes les critères. Et les faisaient varier. Eternel argument des conservateurs : « II est trop tôt, ces gens-là ne sont pas encore assez mûrs ». L’ancien socialiste Alexandre Varenne, devenu gouverneur général de l’Indochine, s’opposera à la mise en place de la moindre réforme politique avec cet argument-massue : « On n’installe pas un moteur d’avion sur une charrette à bœuf » (1927). Tout aussi imagée, cette comparaison d’un obscur pamphlétaire anti-arabe, Paul Reboux : « Nourrir les petits enfants avec du foie gras et du Chambertin, c’est leur nuire plus que leur rendre service (…). Ce peuple se forme, s’organise, grandit à notre contact. Ce n’est pas une raison pour le charger d’ambitions trop substantielles et le griser de libertés trop fortes » (1946).
Caractéristiques morales
Galerie de portraits
Le Jaune est fourbe. C’est un fait acquis. Le personnage asiatique le plus célèbre de l’imaginaire occidental n’est-il pas le sinistre docteur Fu-Manchu ? Le Jaune inquiète, car il peut mettre son intelligence, qui est rarement contestée, au service du Mal. C’est de lui, prioritairement, que l’Homme blanc peut attendre une remise en cause de son règne. Les « Annamites », concède Paul Bourde, sont « très rusés et très fins » (1885). Le révérend-père Charles-Emile Bouillevaux décrit (p.63) charitablement son vis-à-vis à peau jaune comme « dissimulé, menteur, fourbe, hypocrite, sans probité, trompeur, voleur » (1874). Il est « obséquieux et hypocrite », renchérit le nouvelliste Marcel Pionnier (1906). Un autre observateur, Raoul Postel, accorde une supériorité incontestable aux « Annamites » dans un domaine au moins : « La science de la bassesse, de l’intrigue, de la ruse » (1882). Il y a pourtant, chez les coloniaux, une échelle de valeur entre nos «protégés» jaunes. L’« Annamite» possède la palme de l’impopularité. Sans doute parce que la conquête et la « pacification » du Viêt-nam ont été plus dures, bien plus dures, que dans le reste de l’Indochine, que le mouvement nationaliste n’y a jamais été éradiqué. Par contre, le Cambodgien et le Laotien sont en général observés avec une certaine bienveillance. Ils sont si doux, si accueillants, si souriants… L’Arabe est, incontestablement, la bête noire de la pensée coloniale. Si des portraits positifs des Jaunes ou des Noirs émergent parfois, il faut bien reconnaître qu’il en est rarement, très rarement, de même pour les Arabes. Comme l’écrit le capitaine Charles Richard, au lendemain de la « pacification » : « Le peuple arabe, on ne saurait trop le redire, est un peuple dans un état de dégradation morale qui dépasse toutes nos idées de civilisé. Le vol et le meurtre dans l’ordre moral, la syphilis et la teigne dans l’ordre matériel, sont les larges plaies qui le rongent jusqu’à le rendre méconnaissable dans la grande famille humaine » (1846). Donc, l’Arabe possède toutes les tares. Il est mesquin, il est traître. Camille Bru-nel, auteur, au début du siècle, d’un pamphlet raciste, cite cette anecdote. Un officier français avait fait grâce à un insurgé arabe qui, pourtant, avait mérité cent fois la mort. L’autre lui tint ce langage : je suis ton débiteur ; pour te remercier, je te donne ce conseil, que tu ne devras jamais oublier, car il te sera toujours utile parmi les miens : « Ne te fie jamais à un Arabe, pas même à moi » (1906). Les préjugés ont la vie dure. La lecture de l’article « Arabe » de deux versions du Dictionnaire Larousse, séparées par un demi-siècle (p.64) (1898 et 1948), le prouve : «Race batailleuse, superstitieuse et pillarde », peut-on lire dans les deux éditions. Par parenthèse, en 1948, dix millions de ces êtres vivent dans des départements français. L’Arabe, donc, inquiète. Mais sa fourberie est d’une autre nature que celle de l’Asiatique. Elle manque de finesse, elle est plus animale. Elle est méprisable. Si le Jaune pouvait, un I jour, menacer l’hégémonie européenne, l’Arabe en sera tou-1 jours incapable. Tout au plus peut-il commettre des actes mes-1 quins, agir par traîtrise. Son triomphe durable sur le Blanc n’est jamais envisagé. Par ailleurs, la qualité de voleur lui est généralement, et quasi unanimement, accordée. Un guide, destiné à instruire les candidats européens à l’installation en Algérie, préfère prévenir : « L’Arabe est très chapardeur ; il faut, en conséquence, se méfier de lui, ne pas l’admettre chez soi et, par I précaution, tout fermer à clé » (Agence Territoriale Algérienne 1881). Guy de Maupassant en convient : «Qui dit! Arabe dit voleur, sans exception » (1883). Enfin, l’Arabe ment en permanence. Il ne ment pas : il est le mensonge. Maupassant toujours, Maupassant hélas : « C’est là un des signes les plus surprenants et les plus incompréhensibles du caractère indigène : le mensonge. Ces hommes en qui l’islamisme s’est incarné jusqu’à faire partie d’eux, jusqu’à modeler leurs instincts, jusqu’à modifier la race entière et à la différencier des autres au moral autant que la couleur de la peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans les moelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires. Est-ce à leur religion qu’ils doivent cela ? Je l’ignore. Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux une seconde nature, une nécessité de la vie » (1889). Le Noir n’est pas, ne peut pas être pris au sérieux. Il est le modèle achevé de l’« indigène-enfant », resté près de la nature. Il sait rire de tout et de rien. Son sourire rayonne, (p.65) accentué par la grandeur de sa bouche et de sa dentition, souligné par son teint de cirage. Ce n’est pas pour rien que l’image la plus populaire de l’iconographie coloniale est celle du nègre «Ta bon Banania ». Autres expressions de la joie de vivre : la musique et la danse. Le Noir a mis le rythme et l’expression corporelle au centre de son existence. Il passe son temps à taper sur des morceaux de bois (toujours la nature) et à se déhancher. Oh ! Certes, il ignore l’harmonie, sa musique est syncopée. Mais le Noir prend tant de plaisir à danser qu’on ne peut s’empêcher de sourire avec bienveillance devant sa «joie enfantine ». Souvenons-nous de Charles Trenet :
« Connaissez-vous la Martinique ? Connais-tu là-bas le Bango ? Dès qu’il entend jolie musique Le voilà debout tout de go Pour danser avec demoiselle Ah ! C’est un galant damoiseau Demoiselle, tu as des ailes Quand tu fais Biguine à Bongo Oh ! Ma mie, ma mie, Biguine à Bongo » (1938).
Mais si le Noir est le symbole du rire et de la joie, il connaît également la peur (toujours comme l’enfant). Il a même peur de tout. Chaque instant de la vie quotidienne est pour lui objet de crainte. Les « yeux en boule de billard » du Noir effrayé (et légèrement grotesque), popularisés par le cinéma américain, existent également dans l’iconographie coloniale française. Face aux dangers de la jungle, serpents, éléphants ou mauvais esprits, le Noir prend ses jambes à son cou, alors que le Blanc, serein, fait face.
(p.72) Que de décapitations ! En 1852, Victor Hugo décrit Abd el-Kader qui, «… rêveur mystérieux Assis sur des têtes coupées Contemplait la beauté des cieux ». Dans le film de Julien Duvivier La Bandera, d’après le roman de Pierre Mac Orlan, un personnage dit à son copain: I « Si les salopards te prennent vivant, ils te coupent la tête, ils donnent le reste à la mouquère » (1935). Les Noirs (d’Afrique et du Pacifique) ont, eux, le privilège de l’anthropophagie. Si le phénomène a effectivement existé, on peut s’étonner de sa présence permanente – et envahissante – jusqu’à une date récente. Pas de récit de voyage en ‘ Afrique centrale, en Nouvelle-Calédonie ou aux Nouvelles-Hébrides sans son clin d’ceil à la persistance de ces pratiques, sans récit plus ou moins détaillé. En fait, il y a un phénoménal mélange attrait/répulsion dans les descriptions par le « menu » des repas des cannibales. Jules Verne décrit l’horrible combat de deux peuplades africaines – qui se trouvent affublées du nom si adéquat de « Nyam Nyam » – observé du haut de leur célèbre ballon par ses héros. L’un des combattants tranche le bras d’un adversaire blessé et, tout en poursuivant le combat, mord avec appétit la sanglante prise (1863). Quel besoin d’entrer à ce point dans les détails, si ce n’est une attirance morbide ? Tel le Dr Tautain, décrivant les supplices endurés par les vaincu(e)s promis(e)s aux garde-manger des vainqueurs : ce ne sont que morceaux de chair découpés à vif, langues arrachées, pieux enfoncés dans l’anus ou le vagin des victimes encore vivantes… (1896). Tel un certain Leblanc (!) décrivant à la « une » du Journal des Voyages le combat de deux « sauvages » : « le grand chef Thakambau, après avoir assommé un de ses camarades, lui arrachait les yeux qu’il avalait séance tenante. » Le texte est agrémenté d’un dessin fort réaliste (1908).
(p.101) « Ah, s’écrie par exemple Paul Bert, ceci est ma marotte, comme celle des autres, dans l’École (…). Des écoles ! Des écoles ! Des chemins ! Des chemins! » (1885). Mais pas n’importe quelle école : une École française. Par la langue qui y est utilisée. Par les valeurs qui y sont enseignées. Ainsi, nous formerons les esprits. « Plus que la puissance, déclare Emile Combes devant le Sénat, l’instruction indigène, j’entends l’instruction primaire, celle de la masse du peuple, aura cette efficacité de combler la distance et, en les faisant vivre des mêmes notions, de les habituer à se considérer et à se traiter comme des membres de la même famille humaine, de la même nation» (1892). Paul Bert termine le discours déjà cité par cette phrase qui résume toute sa pensée : « Que l’esprit de la France pénètre et imprègne rapidement ce pays. »
La langue française, tout d’abord. Elle est explicitement conçue comme un instrument de conquête des âmes. « Le moyen le plus efficace pour un peuple européen de commencer la conquête morale d’une race étrangère est de lui enseigner sa langue (…). Nous ne serons absolument maîtres de l’Algérie que lorsqu’elle parlera français », affirme par exemple un Inspecteur général de l’Instruction publique en 1890, M. Foncin. À la même époque, l’archevêque de Hanoi, MgrPuginier, considère l’extinction rapide des caractères chinois, leur remplacement par l’écriture romanisée (le Quoc Ngu), puis par le français, comme « un moyen très politique, très pratique et très efficace pour fonder au Tonkin une petite France de l’Extrême-Orient» (1887). La plupart du temps, l’arabe, le vietnamien, le créole… sont donc de fait interdits de séjour au sein de l’École. Un peu comme le furent, un siècle plus tôt, le breton et l’occitan… Mais également un enseignement axé sur l’hexagone. L’étude des manuels scolaires en usage aux colonies montre que, le plus souvent, les références historiques, géographiques, littéraires et culturelles utilisées étaient métropolitaines. « Nos ancêtres les Gaulois » : l’image célèbre des jeunes Noirs annonçant cette phrase, si elle est facile et réductrice, illustre une partie, au moins, de la réalité. L’élève « indigène », pour peu qu’il soit brillant, était capable de connaître les fleuves et montagnes de France, pas ceux de son pays, de réciter Jean de la Fontaine, mais d’ignorer Ibn Khaldoun ou Nguyen Trai…
(p.113) L’échec radical de l’évangélisation
La période coloniale va accentuer cette impression de malaise, d’échec. La conquête des âmes aux valeurs chrétiennes avait été, sinon une cause première, du moins une motivation de l’expansion française dans le monde. Face aux religions traditionnelles d’Afrique noire ou d’Océanie, le mépris pouvait être de mise. Ces « superstitions », séquelles du passé, manifestations éclatantes de l’esprit « pré-logique » (Lévy-Bruhl), allaient disparaître devant la religion des vainqueurs. Le « grigri» n’était pas de taille, face à la croix. En Asie, le choc n’avait pas été trop dur non plus. Certes, les premiers chrétiens y avaient été violemment persécutés. Mais cela n’avait pas empêché une communauté chrétienne, la seconde d’Asie, de s’implanter et de croître au Viêt-nam. Le pouvoir colonial installé, une sorte de modus vivendi s’était imposé. Confucianisme et bouddhisme, règles de comportement, sagesses, tout autant que religions, pouvaient finalement cohabiter sans dommages majeurs avec le christianisme. Au contraire, en Afrique du Nord, la fidélité à la religion coranique allait se révéler sans faille. Le choc était inévitable. De ce fait, tout un courant de la pensée coloniale va honnir l’islam. En particulier le conservatisme catholique. François-René de Chateaubriand en est le symbole achevé. Quoi d’étonnant que l’auteur exaltant le Génie du Christianisme soit, en même temps et par cela même, le pourfendeur de l’islam, ce « culte ennemi de la Civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage » (1811) ? Ce qui devrait être porté au crédit des Arabes, une piété sincère (p.114) et profonde, des pratiques religieuses régulières, devient sous la plume des observateurs coloniaux objet de répulsion. L’ad-1 jectif « fanatique », qui est alors régulièrement appliqué à nos « protégés » arabes, est en liaison directe avec leur attachement au Coran. Guy de Maupassant constate : « Ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordinaire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès que le Ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fa vents» (1883). Mêmes mots chez Emile Zola: «Sauvagerie exaltée par le fanatisme religieux » (1899). A la veille delà guerre d’Algérie encore, certains Français en sont au même point. Un certain Solus, instructeur militaire, enseigne en 1949 : « II est impossible de proscrire aux autochtones la pratique de leur religion ou de leur imposer une religion autre que celle qu’ils pratiquent avec piété et un fanatisme dont les Européens se font difficilement une idée exacte. »
Le combat sans merci
Que faire, face à un tel culte ? Le combattre. L’esprit de I croisade anti-islamiste est une constante de certains cercles coloniaux. Chateaubriand, par exemple. Le 9 vril 1816, quinze années avant la prise d’Alger, devant ses collègues de la Chambre des Pairs, il s’étonne et s’indigne de l’impunité dont bénéficient les « pirates barbaresques ». Et réclame une I expédition punitive : « C’est en France que fut prêchée la première Croisade, c’est en France qu’il faut lever l’étendard de la dernière. » Un certain traditionalisme catholique reprend ce ton frénétique. Louis Veuillot, qui sera le porte-1 parole de ce courant durant trois décennies, commence sa carrière comme Secrétaire du maréchal Bugeaud. À son retour, il écrit un ouvrage qui va être un grand succès de librairie. L’esprit de croisade s’y exprime avec une simplicité qui confine à la naïveté. Dieu a choisi la France pour porter son message en terre africaine et pour y vaincre l’hérésie.
(p.115) Nous serons dignes de sa confiance. « Les derniers jours de l’islamisme sont venus, écrit Veuillot. Alger, dans vingt ans, n’aura plus d’autre Dieu que le Christ. En ce moment même, l’œuvre divine est consommée. Si l’on peut douter encore que le sol reste à la France, il est évident du moins que l’islamisme l’a perdu (…). Attaqué sur tous les points, le Croissant se brise et s’efface. » Mais cette exaltation religieuse est solidement couplée à un sens aigu des intérêts français : « Le retour général vers Dieu sera le symptôme à quoi je reconnaîtrai que la France gardera l’Algérie. Les Arabes ne seront à la France que lorsqu’ils seront chrétiens » (1845). Une génération plus tard, la haute figure de Mgr Lavige-rie prend le relais. Forte personnalité, fondateur, en 1868, de la Société des Missionnaires d’Afrique (plus connue sous le nom de « Pères Blancs »), il assimile la neutralité, en matière de religion, à de la trahison. Trahison vis-à-vis de Rome, de la Vraie Foi, mais aussi vis-à-vis du peuple arabe : « II faut relever ce peuple, il faut renoncer aux erreurs du passé : il faut cesser de le parquer dans son Coran, comme on l’a fait trop longtemps, comme on veut le faire encore, avec un Royaume arabe prétendu ; il faut lui inspirer, dans ses enfants du moins, d’autres sentiments, d’autres principes. » Le prélat est persuadé qu’il n’y a qu’une alternative : « II faut que la France lui donne, je me trompe, lui laisse donner ceux de l’Évangile, en le mêlant enfin à notre vie, ou qu’elle le chasse dans les déserts, loin du monde civilisé » (1867). Mgr Lavi-gerie est, en terre d’islam, en Mission divine permanente. Sa pratique de baptiser des enfants algériens orphelins, en particulier lors de la grande famine de 1871, heurte profondément les musulmans. Au point de menacer la Paix française si chèrement acquise. « Tous ceux, écrit le général Du Barail dans ses Mémoires, qui avaient fait la conquête de l’Algérie savaient qu’avec le fer on pouvait imposer bien des choses, même injustes, à l’Arabe, mais que les vaincus se feraient exterminer jusqu’au dernier avant de permettre qu’on touchât à leur religion» (1898). Le gouverneur général Mac Mahon, s’inquiète donc des activités de Lavigerie. Il s’en (p.116) remet à l’Empereur. Celui-ci tranche nettement en faveur de l’autorité politique : « Vous avez, Monsieur l’Archevêque, écrit-il à Lavigerie, une grande tâche à accomplir, celle de moraliser 200 000 colons catholiques qui sont en Algérie, Quant aux Arabes, laissez au Gouverneur Général le soin de les discipliner et de les habituer à notre domination » (1867). Si, au XXe siècle, ce courant n’est plus dominant dans l’Église et dans le monde catholique, il est loin d’avoir totalement disparu. En témoigne la série impressionnante d’ouvrages biographiques consacrés à Lavigerie. Le prélat est partout présenté comme une sorte de surhomme, incompris de la plupart de ses contemporains, mais animé d’une foi bousculant les montagnes. Si la bureaucratie coloniale ne l’avait pas empêché d’agir, qui sait si ce géant n’aurait pas mené sa tâche d’évangélisation à bien ? Le plus fervent, le I plus lyrique des biographes est l’écrivain catholique Francis Jammes (1927). Un autre ouvrage, écrit par le père Cussac, également de l’ordre des Pères Blancs, se termine par ces lignes : « Sa puissante action a brisé l’esclavage des hommes, elle n’a encore que partiellement brisé l’esclavage de l’erreur, l’esclavage du paganisme et de l’islam. » Suit un nouvel appel à la Croisade : « Qu’elle se lève donc aujourd’hui plus nombreuse, qu’elle grandisse sans cesse, la pacifique armée des Conquérants ! Daigne la Providence, dont les bienfaits ont été si larges depuis cinquante ans envers les pauvres races africaines jamais déshéritées, multiplier encore ses faveurs et susciter sans cesse de nouvelles vocations de chercheurs d’âmes pour marcher à la conquête de l’Afrique et la donner tout entière à Jésus-Christ ! » (1930). Dans la hiérarchie catholique, c’est l’archevêque de Carthage, Mgr Lemaître, cheville ouvrière de la tenue du Congrès eucharistique célébrant saint Augustin, qui devient le symbole d’un certain esprit de croisade. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard qu’il prend l’initiative de l’érection d’une statue de Mgr Lavigerie, à Tunis, face à la vieille ville arabe.
(p.123) Il n’y a pas que des vainqueurs dans la galerie des héros coloniaux. La mort du commandant Rivière, devant Hanoi, celle du sergent Bobillot, lors du siège de Tuyen Quang, succombant sous le nombre, sont emblématiques. L’image vient d’ailleurs souvent relayer le texte. Nombreux sont les enfants de France qui apprennent la légende dorée de Bobillot, par exemple, sur des protège-cahiers en couleurs. Les « unes » du Petit Journal sont des chefs-d’œuvre, de ce point de vue. Le 25 août 1895, on peut voir un Français, M. Carrère, prisonnier des Pavillons noirs, attaché à un poteau. Autour de lui, six Asiatiques menaçants. Le 22 juin 1913, ce sont trois Blancs ensanglantés, sur un bateau, attaqués par seize « pirates chinois ». À l’autre extrémité de la période, durant la guerre d’Indochine, on retrouve ces mêmes thèmes, quasi inchangés. À Diên Bien Phû, l’État-major français, sûr de sa supériorité mécanique, fit descendre ses meilleurs bataillons dans une cuvette entourée par les combattants Viêt-minh. On sait ce qu’il advint de ce calcul. Très vite, le complexe de supériorité des débuts de la bataille céda la place aux vieilles peurs. France-Soir titre alors, en lettres énormes : « L’étau Viêt se resserre sur les défenseurs de Diên Bien Phû » (1er avril 1954). On évoque la « ruée Viêt » (L’Aurore, 1er avril) ou « Les assauts forcenés des Viets dont les pertes sont énormes » (L’Aurore, 3avril) mais qui sont tellement nombreux que rien ne paraît pouvoir les arrêter : les « masses fanatisées » (France-Soir, leravril) progressent « par vagues hurlantes » (Le Populaire, 1eravril). Le 7 mai 1954, Diên Bien Phû tombe. Le Droit, la Civilisation, ont cédé face au nombre.
(p.138) Combien de conversations ont été nourries, en métropole et aux Colonies, par une lecture rapide de la prose du maître du genre, Pierre Loti ! Combien de clichés ont été couchés sur papier ! Même Baudelaire : « La langoureuse Asie et la brûlante Afrique » (1857). Même Francis Jammes : « L’odeur des patates cuites se mêle à celle du rhum, et j’entends le chant désolé des esclaves» (1921). Combien de joueurs de tam-tams africains, de Vahinés polynésiennes, de fumeurs d’Opium asiatiques, de cavaliers marocains ! Combien phrases résolument creuses, comme cette notation de Myriam Harry, en voyage à Madagascar : « Suavinandrine ! Que ce nom me plaît ! Je le répète sur la route corail, où les mimosas sèment leur pluie d’or et les agaves fleurissent en thyrses héraldiques » (1943). Combien de chansonnettes désolantes comme celle-ci : « Saigon Dans un soleil d’or C’est le plus joli port Dans le plus beau décor Saigon C’est l’escale d’amour Où l’on vient quelques jours Et l’on reste toujours Car les garçons savent si bien murmurer Je t’aime Et les mousmées ont dans leurs yeux bridés Des poèmes (p.139) Saigon Dans tes vertes maisons Naît une floraison D’amours et de chansons » (Marlotte, 1948). Oui, Segalen avait raison : l’exotisme (compris ainsi) fut bien une forme de prostitution du sentiment du Divers. Évidemment, ce genre littéraire a imposé auprès du grand public une image faussée des pays d’outre-mer. Encore, s’il ne s’était agi que d’un genre aimable, on pourrait aujourd’hui à la rigueur en sourire. Ce qui est grave, c’est que cette forme d’exotisme a été un voile jeté sur ces peuples «étranges ». Plus qu’un voile : « Méfions-nous particulièrement de certaine littérature ! Ne prenons pas plus Aziyadé pour un manuel de politique levantine que Notre-Dame de Paris pour un traité d’archéologie médiévale ! » avait pourtant prévenu un universitaire de l’entre deux-guerres, Paul Huvelin (1924). L’appel ne fut guère entendu. Une constatation s’impose. La Connaissance vraie connut un permanent et fondamental échec face à sa perversion, l’Exotique, le Pittoresque. « Aujourd’hui encore, écrit en 1934 Louis Malleret, il n’est pas sûr que les lecteurs français ne se représentent pas l’Indochine comme le pays des bons sauvages chers à Bernardin de Saint-Pierre, comme une contrée favorisée de tous les dons de la nature, aux arbres partout gigantesques, au ciel éclatant, au soleil magicien. »
/Expositions coloniales/
(p.142) Comme à Rouen au XVIe siècle, des hommes, des femmes, des enfants, sont amenés là pour la circonstance, habillés (ou déshabillés) tels qu’ils devaient l’être pour répondre aux clichés des organisateurs et deil spectateurs. Tout est soigneusement mis en scène. Toute fantaisie est évitée. Des contrats en bonne et due forme imposent aux « indigènes » un type de comportement : ne pas se soucier des regards des Blancs, vivre comme si les spectateurs n’étaient pas là ; ajouter cependant un zeste de pittoresque… On ne peut s’empêcher de rappeler que, le plus souvent, ces êtres humains furent exposés en même temps que les animaux, et dans des conditions appelant irrésistiblement, dans l’esprit des spectateurs, la mise en parallèle avec ceux-ci. En 1887, par exemple, les Parisiens purent à loisir observer les Achan-tis, peuple d’Afrique noire, au Jardin d’Acclimatation. Jules I Lemaître, célèbre chroniqueur de l’époque, commence ainsi l’article qui rend compte de cette manifestation : « De spectacle nouveau, il n’y en a point cette semaine. Je ne vois guère que les Achantis, au Jardin d’Acclimatation. Il est charmant, ce jardin. Il ressemble à un alphabet en images où à une illustration vivante du Robinson suisse. Les petits enfants ont la joie d’y retrouver les bêtes mystérieuses dont il est question dans les histoires de voyages. Ils peuvent se faire voiturer par l’autruche, jucher sur le chameau ou sur l’éléphant. Et, pour que rien ne manque à la fête, on leur montre des sauvages. »
(p.143) Modèle du genre, le Vincennes de 1931 vit l’ouverture simultanée de l’Exposition coloniale et du Zoo. Les lecteurs du Matin purent ainsi, découvrir en « une », le jour de l’inauguration, quatre photos, ainsi légendées : « En haut, à gauche, un indigène de l’AOF ; à droite, les lions font la sieste. En bas : les petites Cambodgiennes attendent leurs habits de gala; la girafe et l’autruche en conversation. » Pas de « village nègre », donc, sans ses habitants quasiment nus, quel que soit le climat du lieu ou du moment… Pas de rue de Tunis sans ses charmeurs de serpents… Pas de souk marocain sans ses artisans travaillant le cuir… Pas de section «indochinoise » sans ses danseuses cambodgiennes, ses mandarins « annamites »… En 1887 toujours, Jules Lemaître, pas dupe, décrit à ses lecteurs les mises en scène conçues par des cerveaux blancs : « Les hommes, avec des cris gutturaux, des cris de sauvage (naturellement), jouent à la guerre, simulent des combats et des massacres. De temps en temps, l’un d’eux feint de tomber mort, et les autres exécutent autour de lui des danses d’une allégresse féroce. » Lors de la première grande Exposition coloniale, à Lyon, en 1894, de beaux Noirs animent le « village sénégalais ». Ils parcourent les eaux du lac central en pirogues. Excellents nageurs, ils font la joie de chacun en plongeant afin de ramener des pièces de monnaie jetées par les spectateurs. À Marseille, en 1906, ce sont les danseuses du Ballet royal de Phnom Penh, venues accompagner le souverain Sisowath, qui ont la vedette. Le Petit Journal en fait sa « une », très colorée. Auguste Rodin, présent, prend force croquis. À Paris, en 1909, le Journal des Voyages a une idée publicitaire intéressante. Il organise une fête touareg. Un « grand campement saharien » est dressé boulevard de Clichy. Y sont proposés à la curiosité des Parisiens artisans, guerriers, marabouts, «la sorcière Tamina et son talisman », mais aussi les fameuses « Ouled-Naïl, dont la danse du Désert fera valoir le charme étrange et captivant ». À l’Exposition universelle de 1889, sur l’esplanade des Invalides, des « Annamites » tirant des pousse-pousse attendent sagement les clients. Un dessin de L’Illustration représente une belle Parisienne, (p.144) ombrelle à l’épaule, promenée par un tireur à la face impassible. À Marseille, en 1906, même pratique. Un prospectus vante ce moyen de locomotion original : « Trente pousse-pousse caoutchoutés, semblables à ceux qui sont en service à Hanoi et à Saigon, promènent les visiteurs à travers l’Exposition. Leur garage est situé à l’entrée de l’Exposition, Les pousse-pousse sont traînés par de vigoureux coolies en uniforme semblable à celui dont sont revêtus leurs congénères dans ces deux villes. Ce mode de locomotion a obtenu un vif succès auprès des visiteurs. » Malgré ce « vif succès », cette pratique sera prohibée lors des Expositions suivantes… Un mini-scandale, dû à cette mise en scène par trop systématique, éclate même en 1931. Un journaliste de Candie, Alain Laubreaux, assistant à une représentation théâtrale de mauvais goût représentant des mangeurs d’hommes, a la surprise de reconnaître parmi les « cannibales » un ami kanak, ancien élève des Missions, qu’il a connu naguère à Nouméa: « Et je le retrouve cannibale, douze ans plus tard, à Paris. (…) Les Canaques qui se sont approchés depuis un moment assistent, curieux, à notre entretien. Prosper fait les présentations (…). Ecoutez, je n’invente rien. On peut encore s’en assurer au pavillon de la Nouvelle-Calédonie, à l’Exposition. Ces fauves bestiaux s’appellent Elisée, Jean, Maurice, Auguste, Germain et même Marius. L’un était, à Nouméa, cocher aux magasins Ballende, l’autre, employé à la douane, celui-ci maître d’hôtel, celui-là timonier à bord d’un cargo côtier. Il y en a un qui était dans la police, un autre bedeau (…). Le plus beau de l’affaire est que le Barnum de cette extravagante tournée s’appelle l’Administration française. Car, si les Canaques ont conscience qu’ils participent à une mascarade, il ne faut pas oublier qu’elle a été organisée, officiellement, sous le haut contrôle du ministère des Colonies, dans un temps où nos Maîtres n’ont à la bouche que les mots de progrès, d’émancipation sociale et de dignité humaine (…).»
(p.160) Les noms des rues sont européens : rappels quelque peu humiliants pour les vaincus (rue d’Isly à Alger, rue Catt nat à Saigon, du nom de la corvette qui la première bombarda « Tourane » – Da Nang), noms de héros de la conquête, politiciens, militaires, ecclésiastiques… Une observation attentive du plan de Hanoi des années d’apogée permet de trouver des rues Paul Bert ou Jean Dupuis, des boulevards Gambetta, Félix Faure ou Doudart de Lagrée, des avenues Paul Doumer ou Mgr Puginier, un quai Clemenceau… Des statues, en général hautement symboliques, sont érigées sur les places centrales : Mgr Lavigerie à Tunis, Dupleix à Pondichéry, Léon Gambetta à Saigon, Jules Ferrv à Haiphong, des Gouverneurs généraux un peu partout… Surtout, l‘architecture est européenne. Les bâtisses rappellent des monuments de métropole. À Saigon, la ville est dominée par la pointe de la cathédrale, laide copie, en rosé sale, de celle de Chartres. À Hanoi, le théâtre est un modèle réduit, là aussi en plus laid, du Palais-Garnier. Mais ce qui était louange sous la plume de Loti et d’autres devient critique radicale sous celles d’écrivains moins conformistes. « Si l’architecture, surtout celle qu’on pourrait appeler l’architecture officielle, n’a pas valu grand-chose en France, elle a été cent fois pire aux colonies », peste un voyageur de passage à Hanoi, Raymond Recouly. « Aucun effort d’invention, de création vraiment artistique ne s’est manifesté pour adapter cet art aux conditions toutes particulières, toutes nouvelles du pays, des habitants, du climat. Il est éjj dent cependant qu’une maison, un monument, doit êtn conçu et réalisé d’une manière toute différente s’il s’élèvi sur les bords de la Seine ou sur ceux du Fleuve Rouge, L plupart des architectes qui ont « sévi » ici (le mot n’est pas tro] fort) semblent avoir oublié totalement cette vérité essai tielle» (1932). Dans les villes d’Afrique du Nord, le contrast est plus fort encore entre la magnifique architecture « indi gène » et les réalisations européennes. Visitant Alger, Théc phile Gautier s’insurge. Tout comme à Saigon, les Français (p.161) ont construit des arcades type rue de Rivoli : « Oh ! Maudites arcades ! s’exclame Gautier. On retrouvera donc partout vos courbes disgracieuses et vos piliers sans proportion ? » Mais pourquoi diable nous mettre toujours sous les yeux « la banalité bourgeoise des ces bâtisses modernes » ? (1845). Ernest Feydeau partage ce sentiment : « L’Alger français, à l’heure qu’il est, il faut avoir le courage de l’avouer, est une succursale des Batignoles (…). Alger veut copier Paris, il parviendra tout au plus à se transformer en un vilain Marseille » (1862). Il y a pis. On a parfois détruit des parties entières des villes «indigènes ». L’hygiène y a gagné, évidemment. Mais le paysage urbain ? Contemporain de Feydeau, un certain Charles Desprez proteste contre l’esprit qui a présidé à ces destruc-dons, esprit qu’il résume par ce cri de guerre, prêté aux modernistes : « À bas les maisons mauresques, à bas les passages voûtés, les rampes, les rues tortueuses ! Vivent les casernes de cinq étages, vivent les escaliers, les rues droites, les larges places » (1868).
Le « bled »
Dans les petits centres isolés, que tous les coloniaux, s’inspirant du vocabulaire arabe, vont bientôt appeler des «bleds», la situation est peut-être pire encore. Les Européens vivent à quelques-uns, communauté isolée au milieu de milliers de kilomètres carrés de désert ou de jungle. Les descriptions de la vie coloniale qui courent dans maints récits de voyages ou romans sont assez effrayantes. On pense au Céline du Voyage. Là, encore moins de contacts avec le monde «indigène ». Il n’y a même pas, comme dans les villes, une « élite » francisée qui entretient une illusion de communication. Un mot résume mieux que tous les autres cette vie quotidienne : l’ennui. Mais l’ennui, aux colonies, est un mal terrible. Dans son Journal, Michel Leiris a bien décrit le phénomène. L’appréhension, au fur et à mesure qu’avance (p.162) la journée, de la venue du soir. Puis, celui-ci arrivé, la longue veillée, seul, une porte désespérément ouverte sur un couloir vide. Alors, écrit Leiris, « le vrai cafard, le cafard colonial» s’installe (1934). «C’est le grand cafard de la lumière qui vous mange comme une bête à vingt gueules », confirme un autre auteur (Guillot, 1936). Mais nul, peut-être, n’a mieux rendu compte de ce phénomène qu’Arthur Rimbaud, dans les lettres que, d’Harar, il expédiait à sa famille. Le 4 août 1888 : « N’est-ce pas misérable, cette existence sans famille, sans occupation intellectuelle, perdu au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter et vous mettent dans l’impossibilité de liquider des affaires à bref délai ? Obligé de parler leurs baragouins, de manger de leurs sales mets, de subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupidité ! » Le 25 février 1890 : « Des déserts peuplés de Nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs : que voulez-vous qu’on vous écrive là ? Qu’on s’ennuie, qu’on s’embête, qu’on s’abrutit. »
Relations au travail
Lorsque Français et « indigènes » se côtoient sur le lieu de travail, des relations d’une autre nature peuvent-elles naître? Il faut d’abord noter que les places des uns et des autres dans la hiérarchie sociale sont strictement définies – toujours i fait, non de droit. Les Français (ou les Européens de souche) sont chefs de bureaux, chefs d’ateliers, contremaîtres, cadres,.. Ils dominent, ils ordonnent. Les « indigènes » sont employés, ouvriers, manœuvres, coolies… Ils obéissent, ils obtempèrenl Michel Leiris, chargé par l’UNESCO, dans les années 50, d’une mission d’inspection aux Antilles, constate : « À la hiérarchie selon laquelle s’ordonnent les classes, à base essentiellement économique, une autre hiérarchie se superpose qui, sans coïncider rigoureusement avec la première, montre que l’évolution qui s’est opérée en Martinique et en Guadeloupe, (…).
(p.164) Sabir, petit nègre, pidgin
Même le langage est ici trahison. Les Français, dans leur majorité, ignorent la langue des colonisés. Ces derniers sont bien obligés d’apprendre celle des vainqueurs. Certains y parviennent admirablement. Chacun a à l’esprit l’enrichissement de la langue française par des écrivains de renom, à commencer par Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire. Chacun connaît, ou a connu, un colonisé du Maghreb ou d’Indochine capable de parler des heures durant du théâtre classique, de Flaubert ou du nouveau roman. Mais la plupart des « indigènes » n’ont pas eu la chance d’être scolarisés et sont souvent analphabètes dans leur propre langue. A fortiori en français. En 1948, en Algérie, après plus d’un siècle de colonisation, seuls 15 % des hommes et 6 % des femmes arabes parlent correctement le français. Pour les autres, c’est un parler rudimentaire, truffé d’erreurs de syntaxes, de prononciations impossibles, qui sert à la communication avec les puissants, les Européens. Cela a donné naissance à des langues, certes colorées et pittoresques, mais fort approximatives : le « petit nègre » en Afrique noire, le « sabir » au! Maghreb, le « pidgin » en Indochine (par extension d’un parler né en Asie anglaise). En 1869, Alphonse Daudet fait jouer au Théâtre de Vaudeville une courte pièce, Le Sacrifice (qui n’ajoute rien à sa gloire littéraire). Le jeune Arabe Namoun, serviteur dans une famille bourgeoise de Paris, fait partie des personnages (les instructions le concernant portent : « II a le costume des Maures d’Alger, chéchia, babouches, burnous, veston. ») Ses répliques, très couleur locale, produisent sur le public un effet garanti : « Bourquoi mouci Inri rester la maison. Bour-quoi trabadjar, trabadjar bezef (…). No ! no, madama, macach
(p.165) andar demain. » Dans 1’entre-deux-guerres, des « Salons du rire» ouvrent à Alger (1924), puis à Oran (1931). Des caricaturistes pieds-noirs s’y taillent un franc succès par des dessins présentant des « indigènes », s’exprimant en sabir. Une maison d’édition algéroise reprend ces dessins pour les reproduire en cartes postales. Sur l’une d’elles, par exemple, un jeune Arabe hilare présente ses vœux de nouvel an de cette façon : « Porquoi ci la fite di jor di l’an. Ji ti souhati oune boune annie vie la boune santi ! Ti gagni bocoup de l’ard-jane por ti mangi la couscous vie ton famill. Boune annie pour moi aussi. » Mais le maître incontesté du genre est le Français de Tunis Edmond Martin, qui signe du pseudonyme de Kaddour Ben Nitram. L’humoriste lit à la Radio, puis publie en plaquettes, des dialogues comme celui-ci : « – C’est toi, le tirailleur 8892 ? – Brisent, moun Cabitine ! – Comment t’appelles-tu ? – Kaddour, moun Cabitine ! … Kaddour ben Ali ben el hadj Mabrouk ben Zenfarlou ben el Ferchichi… – Ça suffit, ça suffit ! Kaddour, tout court. Que sais-tu faire ? – Tôt, moun Cabitine ! … Ji counni tôt ! – Tout ? … Oh ! Oh ! … C’est beaucoup ça ? – Oueï, mon Cabitine… Ji counni tôt… tôt… – Bigre ! … Tu sais lire ? – Ji si lire, oueï, moun Cabitine… ji counni crire, oussi… encore on po ji brendre 1′ çarfaticat… – Alors, tu dois connaître l’arithmétique ? – Barfit’ment, moun Cabitine ! … Ji counni l’arma-tique… – Et… la géométrie ? – I la joumitrique, oussi. Oueï, moun Cabitine… – Et… la géographie ? – Hou ! … lajourgafie ? Hou ! la ! la ! Ji counni tri bian, moun Cabitine… – Sais-tu seulement, qu’il y a cinq parties du monde ? – Oueï, oueï, moun Cabitine… (…)
(p.167) Caricature parue dans la principale revue de vulgarisation coloniale de 1’entre-deux-guerres ? Titre : « Une cause du malaise » (Boireau, Le Monde colonial illustré, 1931). Comme l’écrit Jacques Berque : l’analyse de la vogue du sabir doit dépasser le premier degré, dit humoristique ; elle doit mettre à nu l’effrayante absence de contact dont l’usage de cette langue n’est qu’un révélateur. « Le dialogue d’homme à homme s’est, en fait, espacé. Chaque partenaire ne voit plus de l’autre qu’une gesticulation, dominée par l’économie quotidienne, et son sarcasme couvre en fait l’ignorance, la crainte» (1956).
Scènes de la vexation quotidienne Anecdotes
Comment se manifestait la cohabitation au jour le jour ? On l’a vu : par la rareté des contacts vrais. Mais il y a pire. Les mille petits faits, apparemment insignifiants, de la vexation au quotidien. Le métropolitain, fraîchement débarqué, voit d’abord cela (puis, la plupart du temps, s’en accommode). La place « naturellement » cédée à l’Européen dans les files d’attente, dans les transports, chez les commerçants… La course incomplètement payée au pousse… La morgue du petit Blanc qui se fait cirer les chaussures… L’interpellation vulgaire qui se veut drôle… André Mandouze avait appelé cela, naguère, le « racisme quotidien, celui du tram et du marché» (1947). Celui-là a sans doute provoqué plus de dégâts dans les mémoires que bien des exactions de la conquête et de la « pacification ».
Louis Roubaud raconte cette anecdote, ramenée d’Indochine : (p.168) « L’intérieur d’un bureau de poste dans une grande ville : le guichet du télégraphe est encombré. Le premier à la queue est un petit homme jaune. 11 a attendu patiemment son tour. Il va tendre le texte de sa dépêche à l’employé lorsqu’il est saisi rudement épaules et rejeté loin du guichet. – Je suis pressé ! C’est un jeune Européen qui vient d’entrer. Le fait est courant et l’on y prête d’habitude peu d’attention. L’indigène n’a qu’à se remettre à la file pour attendre une meilleure occasion d’expédier son télégramme. Mais cette fois, à la stupeur générale, le petit jeune homme jaune revient sur l’homme blanc, le force à sortir du rang à son tour en le secouant par la veste et lui tend sa carte de visite : MATSUOKO capitaine de la Garde impériale TOKIO Qapon) Une affaire d’honneur fut engagée, mais les témoins de notre compatriote apportèrent le soir même aux témoins de M. Matsuoko les excuses de leur client. – C’est un ridicule incident, ajoutèrent-ils… Notre ami vous avait pris pour un Annamite !… » (1931). À la même époque, dans les mêmes lieux, petite histoire simple racontée par Jean Dorsenne : « C’était à Saigon, dans les salons du gouvernement général, où une soirée officielle était donnée en l’honneur de M. Paul Reynaud. Toutes les personnalités importantes de la capitale de la Cochinchine se trouvaient réunies ; quelques Annamites avaient été invités. J’avisai un gros homme au teint fleuri, gonflé de son importance, qui dans l’embrasure d’une porte, bouscula un vieil Annamite jouissant dans le monde indigène d’une autorité parfaitement justifiée. Très courtoisement, le vieillart protesta auprès du malotru. Alors celui-ci, indigné et stu péfait, leva les bras au ciel en s’écriant : (p.169) – Mais, d’abord, qu’est-ce que tu fiches ici, toi ? Le gros homme, en toute bonne foi, se croyait seul et légitime occupant de la terre cochinchinoise et considérait que les indigènes avaient bien de l’audace de demeurer dans leur propre pays » (1932). Autre anecdote, en métropole, cette fois. L’auteur d’un ouvrage d’histoires dites drôles raconte celle-ci. Un jour, lors d’une réception mondaine en l’honneur d’Albert Sarraut, les députés noirs (Gratien Candace, Biaise Diagne…) étaient invités. « Midi et demi. » Madame est servie ! » Albert Sarraut entre dans la salle à manger donnant le bras à la maîtresse de maison. La fillette de Mme V… aperçoit par la porte largement ouverte, dans la masse des invités, un assez bon nombre de députés noirs. Le sang de quatre ans de Jacqueline ne fait qu’un tour. Elle bouscule tout, se jette au cou de sa mère en criant avec des sanglots : » Maman ! Maman ! Les sauvages ! » Candace a ri. Mais je crois me souvenir qu’il fut le seul» (Gustave Salé, 1931). En fait, c’est à chaque instant, dans toutes les circonstances de la vie, que l’Occidental qui vit aux colonies est en porte-à-faux. Puisqu’il s’installe en maître, puisque, le plus souvent, il amène avec lui ses préjugés de race et de civilisation, il court le risque de choquer les idées, les coutumes des « indigènes » chez qui il vit. Faut-il que les incompréhensions aient été fortes pour qu’un guide à l’usage des Français se rendant au Maroc fût obligé de prodiguer cette série de conseils : « Quand vous monterez dans un wagon ou dans un car automobile, ne manifestez pas de répugnance à vous placer près des indigènes. Ne dites pas tout haut, ils sont pleins de poux ! même si c’est vrai, ils seront vexés. Et il vaut mieux vous entendre avec le conducteur du véhicule qui vous placera près d’autres Européens. Si vous passez à cheval dans une rue étroite, ne faites pas courir votre cheval, en criant : » Attention chiens, que maudits soient vos pères ! « (p.170) Les indigènes se garent lentement. Celui que vous bousculerez détestera les Français pendant toute sa vie. Si vous êtes dans une auto, ne faites pas marcher votre klaxon en passant près des mulets chargés, pour le plaisir I de les voir d’une ruade se débarrasser de leurs fardeauxet parfois d’une pauvre femme juchée sur le haut d’un barda. N’écrasez pas les poules. N’injuriez et ne frappez pas les bergers, lents à faire traverser la route par leurs troupeaux indolents. Si vous entrez dans un bureau de poste, ou un magasin, n’exigez pas d’être servis avant les indigènes qui vous ont précédé en pestant que cette engeance envahit tout et sent mauvais. Ces gens sont chez eux et c’est vous l’étranger. (…) Pendant le repas, n’éructez pas en manière de plaisanterie, en regardant du côté de vos voisins européens pour les faire rire. Les musulmans savent que ce n’est pas la coutume chez nous et que vous faites cela pour vous moquer d’eux. Ne crachez pas par inadvertance en passant devant une mosquée, ne sifflez pas dans la rue, ne dévisagez pas les femmes avec insistance, etc. Ne raillez pas leur religion. Ne dites pas de mots grossiers. Ne doutez pas de ce qu’ils vous disent, de leurs croyances, de leurs superstitions. (…) Évitez enfin de vous laisser baiser la main d’un air béat comme un roi. Tous les indigènes riront si vous ne retirez pas votre main rapidement en protestant » (Odinot, 1926). Mots blessants, insultes racistes Au premier rang des petites vexations figurent sans aucun doute le tutoiement quelque peu dédaigneux, le mot blessant, voire l’insulte raciste. (p.171) Il faut avoir le courage de le reconnaître : ils étaient monnaie courante. Lyautey, grand colonial s’il en fut, mais aussi homme lucide et sensible, dut un jour critiquer « cet état d’esprit déplorable qui se résume dans l’expression de » sale bicot » appliquée uniformément à tous les indigènes, expression si profondément choquante et périlleuse, que ceux à qui elle s’adresse n’entendent et ne comprennent que trop, avec tout ce qu’elle comporte de mépris et de menace, et dont ils gardent une amertume que rien n’efface » (1916).
En Afrique subsaharienne, le Noir, c’est le «nègre». Oh ! Le mot n’a pas, jusqu’aux années 1950, la forte connotation péjorative d’aujourd’hui. Il est tout juste vaguement méprisant. Il n’empêche. Il ne pouvait pas ne pas être vexant. Le «nègre», c’est l’Autre, étrange, sans identité réelle : «Au fond, le nègre n’a pas de vie pleine et autonome : c’est un objet bizarre », écrit Roland Barthes dans ses Mythologies (1957). L’humoriste Boireau, qui dessine dans Le Monde colonial illustré, fait dire à l’un de ses personnages, une « brave femme » mise en présence d’un Noir : « Sans blague ! Vous, un Sénégalais ?… et moi qui vous avais pris pour un nègre ! » (1931). Même lorsqu’elles étaient proférées sans méchanceté particulière, ces expressions reflétaient une sorte de seconde nature. Et c’est peut-être, d’ailleurs, plus grave encore. Lorsque le colonisé se révolte, l’insulte, jusque-là vaguement (ou franchement) méprisante, se fait hargneuse. Car toute révolte est affirmation de dignité, d’humanité, et bat de ce fait en brèche bien des schémas. Vite, il faut ouvrir les contre-feux idéologiques. Nous aurons donc contre nous tout, sauf des patriotes. Les révoltés sont des « bandits », des « brigands », des « pirates », des « pillards »… Le mot « salopard » apparaît lors de la conquête du Maroc et sert à désigner les combattants adverses. Durant l’ère de la décolonisation, une partie de la presse française (cette même presse qui se proclame fièrement issue de la Résistance ») n’observe plus aucune retenue. Les nationalistes vietnamiens essuient les premiers assauts. Les Viêt-minh sont un « ramassis de bagnards », des « gens de sac (p.172) et de corde » (Gacon, 1946). Hô Chi Minh est un «chefde pirates réfugié dans les cavernes» (Le Figaro, 1950). La bes-tialisation du colonisé, déjà présente dans les périodes calmes, s’oriente alors vers des créatures qui inspirent irrésistiblement la répugnance. Les combattants arabes chantés par Marie Dubas et par Edith Piaf dans Le Fanion de la Légion sont des « hyènes » qui se glissent dans la nuit, par opposition à nos soldats, qui affrontent en face le danger (Asso, 1945). L’Isti-qlal, parti nationaliste marocain, est, pour François Charles-Roux, une « sangsue » qui profite du bon peuple (1953). Les Viêt-minh sont de la « méchante vermine » (Gacon, 1946), des « taupes » (Bodard, 1954), des « fourmis verdâtres» (Le Tac, 1954). Leurs homologues algériens du FLN sont assimilés à des « sauterelles » qui détruisent tout sur leur passage.., Signe étonnant de l’écho des campagnes de presse auprès de l’opinion, les noms mêmes de certains peuples, de certaines tribus, deviennent des insultes en métropole, L’exemple le plus ancien qui nous soit parvenu est celui de ces « Iroquois », redoutables adversaires de nos soldats au Canada au XVIIIe siècle. Un dictionnaire de l’époque en donne cette définition : « Peuple cruel et féroce du Canada, On dit aussi d’un homme qu’il est un Iroquois pour dire qu’il est impoli, dur, grossier ou même peu intelligent » (Richelet, 1759). Le mot « Kroumir », qui désigne à l’origine des tribus des confins algéro-tunisiens, accusées de troubler la « Paix française », connaît un éphémère, mais foudroyant succès lors de la conquête de la Tunisie. « II y a un an, commente h Temps, les Kroumirs étaient absolument inconnus en France aujourd’hui, comme les Cosaques, comme les Bédouins, ils ont pris une place dans le vocabulaire populaire. Kroumir esl passé expression de mépris » (1882). Il n’est pas rare alors d’entendre un titi parisien l’utiliser dans le sens de « sale indi vidu ». À la même époque, l’expression « Pavillons Noirs (du «Tonkin») investit, tout aussi négativement, le parlei populaire. Un peu plus tard, c’est le mot « Chleuh » qui effet tue un parcours sémantique passionnant. À l’origine, désigne les tribus berbères du Maroc. Il est introduit en (p.173) France durant la Première Guerre mondiale par des soldats qui, quelques années plus tôt, ont « pacifié » le Maroc. Il faut croire qu’il n’était pas utilisé avec bienveillance, puisqu’il en arrive à désigner, vingt ans plus tard, les… occupants allemands de l’autre guerre. «Une très grande légèreté de main et de bâton » (Théophile Gautier) Lorsque la situation l’exige, il faut savoir également montrer à l’« indigène » sa force. Une forme très particulière du contact colonial a été l’usage de la « petite » violence, celle de la claque, de la bourrade, voire de la bastonnade. Dire qu’elle a été généralisée serait forcer le trait. Mais ce serait un mensonge également que de la nier, ou de la prétendre exceptionnelle. Du reste, mille exemples, dans les textes contemporains, présentent le châtiment corporel comme allant de soi. Les colonisés sont de grands enfants. Quel parent rougirait d’avouer qu’il a dû, tel ou tel jour, gifler un enfant quelque peu énervé ou désobéissant ? Théophile Gautier, voyageant dans l’Alger de 1845, déplorait déjà la « très grande légèreté de main et de bâton » des Européens vis-à-vis des « indigènes ». Ernest Psichari avoue candidement, au détour d’une phrase, que, lorsqu’il frappe Sama, son boy, celui-ci n’en témoigne « aucune colère » et, même, qu’il l’en « estim(e) davantage » (1927). Puisque c’est pour son bien… D’ailleurs, les « humanistes de France », comme disait justement Psichari, deviennent vite comme les autres, lorsqu’ils se fixent aux colonies. « Le Français, qui arrive avec ses idées, ses préjugés, très arabophile, après qu’il a été bafoué, trompé, trahi, après qu’on lui a menti et qu’on l’a volé, après qu’il a essuyé tous les mensonges et qu’il a souffert d’une continue, astucieuse et victorieuse mauvaise foi, réagit : il réagit comme il peut, et souvent brutalement : de la matraque.
(p.190) On imagine que des auteurs médiocres ou faciles se sont saisis de ce filon pour produire une abondante littérature. Louis-Charles Royer, par exemple, a passé la moitié de sa vie à rechercher des expériences sexuelles inédites et l’autre moitié à écrire des romans « vrais », propres à ébahir les lecteurs de France. Dans la même veine, le célébrissime humoriste Mil ton crée, en 1927, au Théâtre des Nouveautés, une opérette, Comte Obligado! L’héroïne de la chanson «La fille du Bédouin », clou du spectacle, est une jeune Arabe. Le dernier couplet permet de se faire une idée de l’affligeante vulgarité de l’« œuvre » : « Ell’connut tour à tour Les trois mill’ Bédouins De la caravane ; Douze cents chameliers Dix huit cents âniers Placèr’nt des bananes Dans le petit couffin Qu’avait dans un coin La fille du Bédouin » (1927). Et le Tout-paris de reprendre gaiement en chœur. Ce symbole phallique est d’ailleurs omniprésent. Sous-éro tisme à base de végétation tropicale, où bananes et cannes à sucre rivalisent. La Petite Tonkinoise ne demande à son amant « qu’un’ banane, c’est peu coûteux », et l’homme lui répond, non sans vantardise : « Moi, j’y en donne autant qu’elle veut» (Christine, 1906). Dans la revue Colonies françaises du Casino de Paris, Joséphine Baker, à demi nue, descend dans la salle pour distribuer des sucres d’orge en formes de cannes à sucre que sucent les spectateurs. Pendant ce temps, la chanteuse fredonne : « La canne à sucre, c’est fou C’est meilleur que la banane Chacun la trouve à son goût» (1931).
(p.191) Enfin, l’image permet à chacun de mieux apprécier les ipâts de ces dames. Alors que la France, durant toute la node, a été plutôt prude, alors que la nudité féminine se réfugiait dans des revues spécialisées, le corps de la femme foutre-mer a été exposé aux regards de tous : «À la Mâtiniqu’, Mâtiniqu’, Mâtiniqu’ C’i ça qu’est chic ! C’i ça qu’est chic ! Les p’tit’s femm’s se mettent simplement Un’ feuille de bananier par devant Ven a du plaisir, du plaisir, du plaisir » (Christine, 1912).
Il s’est publié un nombre invraisemblable de cartes postales, des « Mauresques aux seins nus » aux « Jeunes Négresses ». Et ces cartes étaient envoyées aux familles, père, mère, femme, enfants, avec de simples mots, le plus souvent sans lien aucun avec l’image. Le pire est que certains, en métropole, pensaient que les femmes arabes servaient effec-nvement le thé dans le plus simple appareil. Jusqu’aux dictionnaires et à certains manuels scolaires qui publiaient des tes de femmes noires aux formes plantureuses. Même les des villes exhibaient des nudités. « Pour faire de beaux wages et apprendre un métier, engagez-vous dans la Marine», dit une affiche de Dormoy. Une jolie Noire, le sein découvert et proéminent, illustre cette invite. Contradiction avec la pudibonderie ambiante dans la France de l’époque ? \on.La femme colonisée n’est pas vraiment femme. Même à l’on ne dédaigne pas se rincer l’œil, il n’y a aucune gêne apparente à exposer ainsi ces sauvageonnes si près de la nature… C’est même dans cet abandon au plaisir des sens, selon de nombreux auteurs, qu’il faut rechercher la cause du retard intellectuel des « races inférieures ». « Qu’est-ce qui a immobilisé tant de races africaines et les a fait rétrograder, si ce n’est le déséquilibre produit dans leur vie intérieure par l’abdication devant la luxure ? », s’interroge Raoul Allier (1927).
(p.192) Bien des Blancs l’affirment gravement: les « indigènes » se comportent remarquablement, à l’école, jusqu’à l’âge de 13, 14 ans. Jusqu’à la puberté ! Là, le sexe envahit – définitive’ ment – leur vie, et chasse toute préoccupation intellectuelle. René La Bruyère en a été témoin en Polynésie (1928), Maurice Martin du Gard en Afrique (1943). Paul Morand rend son verdict : le « secret de l’infériorité de la race noire (,„) hébétée par les excès sexuels » se trouve là (1928). On peut sur cette question s’interroger sur la capacité d’exagération (ou d’auto-intoxication) des témoins occidentaux. Lorsqu’on sait que le confucianisme, en Indochine, était souvent un écran devant le plaisir sexuel, on s’étonne délire, sous la plume de nos coloniaux, que les femmes « annamites » étaient si dévergondées. Bouinais et Paulus, auteurs d’une somme fort documentée sur l’Indochine française, notent, à la fin du XIXe siècle : « On a souvent parlé de la corruption des mœurs de» femmes. Mais si, à Saigon et à Cholon, où habite une population flottante d’étrangers, l’on rencontre les abus de toutes les grandes villes, si là se trouvent de nombreuses congaïs, il en est autrement dans les provinces; l’Annamite vit avec sa femme dans sa paillette isolée, le pêcheur réside en famille dans sa barque ; les femmes se montrent, au contraire, en général, réservées avec les étrangers» (1885). Lorsqu’on connaît les préventions des civilisations islamiques face à la nudité du corps humain, on est forcément dubitatif sur l’exposition systématique des femmes nues maghrébines. Il est probable, par contre, que la valeur attachée à l’amour physique ait été moindre dans d’autres sociétés colonisées. On pourrait, on devrait dire : et après ? Mais bien peu pensèrent ainsi. Il fallait avoir un rare don d’abstraction de ses propres critères, comme Paul Gauguin, pour oser écrire : « En Europe, l’accouplement humain est une conséquence de l’amour. En Océanie, l’amour est une conséquence du coït. Qui a raison ? » (1893). Un certain Marcel (p.193) Peyrouton, qui témoigne par ailleurs d’une suffisance insupportable, a parfois quelques notations bien senties, quoique teintées de paternalisme : « Les Noirs sont dans le vrai. L’amour sexuel est, dans leur esprit, la fonction la plus noble àlaquelle puisse se hausser l’homme (…). Le Noir, en amour, est sain, naturel (…).!! n’apporte dans l’acte aucune complication. Étant sans arrière-pensée, il n’a pas de pudeur » (1930).
La conclusion qui découle de tout cela s’impose. Ces approches de la sexualité des « autochtones » sont fausses (ou plutôt : falsifiées) de bout en bout. Elles sont plus du domaine de la prostitution par procuration que de la réalité. Il était donc inévitable que, dans cette galerie de portraits de femmes si « chaudes », la prostituée occupât une place de choix. Il y a une littérature du bordel colonial. Sans la retenue qu’ils auraient peut-être observée en décrivant des aventures identiques en métropole, bien des auteurs font des récits d’amours rémunérées. De Biskra, André Gide, note dans son Journal, qu’il reproduira dans « Les nourritures terrestres» (1917) : « Des femmes attendaient sur le pas des portes : derrière elles un escalier droit grimpait. Elles étaient assises, là, sur le pas des portes, graves, peintes comme des idoles, coiffées d’un diadème de pièces de monnaie. La nuit, cette rue s’animait. Au haut des escaliers brûlaient des lampes ; chaque femme restait assise dans cette niche de lumière que la cage de l’escalier lui faisait ; leur visage restait dans l’ombre sous l’or du diadème qui brillait ; et chacune semblait m’attendre, m’attendre spécialement ; pour monter, on ajoutait une piécette d’or au diadème ; en passant, la courtisane éteignait les lampes ; on entrait dans son étroit appartement ; on buvait du café dans de petites tasses ; puis on forniquait sur des espèces de divans bas. »
Dans beaucoup de récits de voyages, la description du (quartier réservé » est un passage obligé. Pierre Mac Orlan (p.194) est le maître du genre. En 1934, il décrit « Bousbir », le quartier de Casablanca qui est le modèle achevé de ce type de lieux. Ses danseuses, écrit-il, sont « les plus souples et les plus perverses du Maroc ». À la même époque, Maurice Dekobra signe, dans le même registre, Rue des Bouches peintes (1933). Sous-érotisme, sous-exotisme. Quartiers louches, atmosphères glauques, plaisanteries grasses… Poésie de pacotille faite de filles trop fardées, souvent tatouées, à la poitrine parfois exposée aux yeux de tous, de prostituées européennes flétries, échouées là Dieu sait comment, de tenanciers avares et hypocrites, de marins et de légionnaires ivres, tour à tour hercules violents et enfants tristes… Ramassis de parias. Bagarres, « amours », jeux…
Portraits de femmes
Comment les Européens ont-ils jugé les qualités – physiques et morales – des femmes vivant sous les Tropiques? Sous forme de plaisanterie, l’analyste très fin qu’était Eugène Pujarniscle eut un jour ce mot qu’aurait aimé Simone de Beauvoir : « Les femmes indigènes ont beaucoup de défauts. Elles sont femmes d’abord ; indigènes ensuite » (1931). Bien des auteurs coloniaux auraient pu reprendre cette formule. Mais, eux, le plus sérieusement du monde.
Un très vieux film muet français, tourné en 1905 par Ferdinand Zecca, met en scène le comique Dranem. Celui-ci est allongé dans le lit conjugal, près de sa femme, blanche comme il se doit. Il commence à l’enlacer. Mais le sommeil l’emporte et il fait un rêve. Rêve ? Non, cauchemar ! Il s’imagine, quelques secondes, embrasser une « Négresse ». Tout son visage exprime la répulsion. Heureusement, il se réveille et s’aperçoit que c’est bien son épouse, ô combien plus attirante, qui est allongée près de lui. La scène est répétée deux ou trois fois : l’effet comique l’exige. Lorsque Dranem ouvre (p.195) les yeux, c’est sa femme qui partage sa couche. Dès qu’il s’endort, il enlace la Noire ce qui, évidemment, provoque chez lui une secousse qui le réveille. En fait, en esthétique féminine comme dans tous les autres domaines, bien des observateurs français n’ont pu se passer de la manie de tout ramener aux critères européens. En un raccourci saisissant, le Dr Bernard, qui entreprend de brosser un portrait d’une jeune femme vietnamienne, accumule tous les poncifs en une seule phrase : « Sans ses dents noires, ses yeux bridés et son nez épaté, Mytho serait une femme pas-ièk» (1888). Même logique imperturbable dans Marianne-;, en 1939 : la coquetterie des femmes d’Indochine :, hélas l qu’elles se laquent les dents : « Mais quand les lèvres un peu grosses sont closes, malgré le nez écrasé, aux narines dilatées, les yeux noirs et vifs donnent à ce jeune visage de femme une expression charmante. » Otez à une femme tout ce qui fait qu’elle est asiatique, oubliez même qu’elle a les lèvres un peu grosses, le nez épaté, les narines dilatées… et elle sera acceptable l Décrivant une jeune femme de Tahiti, Jean d’Esme, lui aussi auteur colonial à succès, a cette phrase : « Elle est plutôt jolie, un beau brin de fille, et d’un type presque européen » (1948). En 1823, Mme de Duras écrit un roman sensible dont l’héroïne, Ourika, est une jeune Sénégalaise élevée dans une famille aristocrate française. Enfant, se regardant dans une glace, elle se trouve plutôt jolie : «Je n’étais pas fâchée d’être une négresse ; on me disait que j’étais charmante. » Ourika ajoute cette formule qui résume tout : « D’ailleurs, rien ne m’avertissait que ce fût un désavantage ; je ne voyais presque pas d’autres enfants. » Un jour fatal, pourtant, elle entendra une conversation qui bouleversera sa vie. Sa protectrice, Mme de B., se lamente à l’idée qu’Ourika ne sera jamais comme les autres, qu’il sera à jamais impossible de la marier, par exemple : « Qui voudra jamais épouser une négresse ? Et si, à force d’argent, (on trouve) quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres, ce sera un homme d’une condition inférieure, et avec qui elle se trouvera malheureuse. » Ourika, (p.196) comprenant les sentiments qu’elle inspire aux autres, en arrive à partager les préjugés de son temps : « Ma figure me faisait horreur, je n’osais plus me regarder dans la glace; lorsque mes yeux se portaient sur mes mains noires, je croyais voir celles d’un singe ; je m’exagérais ma laideur, et cette couleur me paraissait comme le signe de ma réprobation. » Plus la femme s’écarte des critères européens de la beauté, plus elle est dénigrée. Jamais, par exemple, on ne trouve de descriptions louangeuses des visages des femmes noires africaines. Au contraire. Dans son enthousiasme devant la libération des Noirs d’Haïti, Jules Michelet trouvera le moyen d’affirmer que « la liberté, le bien-être, la culture intellectuelle » permettent progressivement à la « Négresse » de disparaître et de devenir « la vraie femme noire, au nez fin, aux lèvres minces ; même les cheveux se modifient » (1860). Quel contraste entre ces visages (bestiaux) et ces corps (sculpturaux) ! Car s’il est un domaine où les Blancs reconnaissent sans hésiter la supériorité de la femme colonisée, en particulier la noire, sur sa rivale blanche, c’est bien celui des corps, décrits d’autant plus complaisamment qu’ils sont souvent exposés aux regards de tous. Aussi toutes les descriptions des femmes noires s’attardent-elles longuement – et positivement – sur les poitrines et sur les fessiers. Faut-il voir dans l’exaltation quasi unanime des poitrines des femmes noires une revanche des mâles blancs sur le règne quelque peu frustrant des « garçonnes » aux seins peu proéminents de l’entre-deux guerres ? Toujours est-il que les descriptions s’attardent d’abord sur cette partie des anato-mies des « négresses ». Dans Le Coup de lune, de Georges Simenon, le récit de la rencontre entre le héros et une « indigène » croisée par hasard dans la brousse commence par cette phrase : « Elle avait des seins comme jamais Timar n’en avait vu, larges, épais, d’une plénitude somptueuse » (1933). Guillaume Apollinaire fantasme quelque peu sur une jeune femme Noire qu’il imagine. Écrivant dans les tranchées, en 1915, il ose cette comparaison : des « seins durs… comme des (p.197) obus ». Henry Bordeaux, vénérable Académicien français, s’émeut pour sa part devant les « jeunes filles aux seins droits» qu’il voit dans « nos Indes Noires » (1936). Presque toujours, du moins lorsqu’il s’agit de descriptions de jeunes femmes, les seins sont « fermes » (Célarié, 1932), « robustes » (Mégret, 1937), et « pointus » (Marchand, 1929), en un mot, «royaux» (Demaison, 1923). Un peu d’exotisme n’est pas interdit. Les seins « indigènes » seront donc « en forme de citron» (Sauvage, 1937), « avec deux fortes pointes couleur de safran » (Humbourg, 1928). Second triomphe de la plastique des « négresses » : les « fesses rondes » (Cavenne, 1834) méritent tous les éloges : « L’admirable cambrure des reins » (Demaison, 1923) est « somptueuse» (Peyrouton, 1930). Hélas ! Comment ne pas voir que, sous ces louanges, perce encore une forme de perfidie. De tels avantages sont plus du domaine de l’animalité, pour ne pas dire de la bestialité, que de l’humaine beauté. Les mots « mamelles » ou « croupes » courent dans toute la littérature coloniale. Aussi la qualité humaine est-elle cruellement déniée aux femmes des Tropiques. Lorsqu’elles échappent aux appellations animales, elles sont objets. Dans nul autre domaine que celui-ci, l’être colonisé n’a été plus chosifié. L’expression « statue » (de préférence « de bronze » pour les Africaines) pour les désigner, est omniprésente. « De belles créatures, les Tahitiennes », convient Pierre Loti. Comment pourrait-il, lui, faire autrement ? Mais… il y ajustement un mais : « Au fond, des femmes incomplètes, qu’on aime à l’égal des beaux fruits, de l’eau fraîche et des belles fleurs » (1880). « II ne faut accorder aux belles de ce pays que l’importance qu’on donne à quelque bibelot précieux, dont on jouit et dont on ne s’amuse qu’un moment », renchérit P. Camo, en évoquant les femmes malgaches (1926).
Heureusement, toutes les pages consacrées aux femmes « indigènes » ne se contentent pas de ces superficialités. Il y a une forte dose de positivité dans bien des portraits. Parfois, les images sont des clichés, tels les omniprésents « yeux de feu » de la femme arabe, telle la douceur de la peau de la (p.198) femme noire… D’autres fois, même débordant de tendresse, un portrait de la femme colonisée a de sérieux relents paternalistes. Mais il faut lire également les nombreuses pages exprimant un réel respect, une réelle émotion, de bien des auteurs coloniaux. George Groslier, illustre savant de l’École française d’Extrême-Orient, a prouvé, dans deux romans, qu’il pouvait être également un remarquable peintre de la vie quotidienne. Dans La Route du plus fort, il esquisse une comparaison entre la Française et la Cambodgienne, tout à l’avantage de cette dernière : « La Française vous paraît lourde, épaisse, vulgaire, bruyante, parce que vous avez sous vos yeux ce corps fluet, souple et passif. La toilette occidentale devient compliquée, ridicule, car vous vous accommodez mieux, maintenant, d’un pagne de soie toujours frais et d’une écharpe. La Française souffre du climat, transpire, ses toisons vous répugnent, tandis que cette indigène demeure fraîche, sèche et douce comme l’ivoire » (1925). On peut également lire, du même auteur, dans un autre roman, ces lignes imprégnées de sensualité, d’attirance non masquée : « L’on voit du sud au nord du pays défiler de belles filles robustes et complexes, mûries dans la chaleur et dont la nudité, du temps de leur enfance, fut polie par l’air et par les eaux. Les charges portées sur la tête leur donnent ce port hautain, cambrent leurs reins. Le van journellement agité creuse le ventre et rend les hanches plus nerveuses. Une vie perpétuellement accroupie confère aux jambes et au bassin une souplesse de jonc. On ne voit que gestes, attitudes, mouvements essentiels qui se composent avec tout ce qui les entoure, se servent de l’atmosphère pour s’alléger, de la lumière comme unique parure et toujours si immédiats, si souples et faciles, si dépouillés… » (1928). On ne peut non plus relire sans émotion les belles pages de Biaise Cendrars sur les Africaines : « Aucune femme au monde ne possède cette distinction, cette noblesse, cette (p.199) allure, ce port, cette élégance, cette nonchalance, ce raffinement, cette propreté, cette hygiène de santé, cet optimisme, cette inconscience, cette jeunesse de goût» (1947). Ou de Victor Segalen sur les Tahitiennes : « Et les yeux ont des phosphorescences : et le cou est parfait de sveltesse et de rondeur : les seins doivent seulement se découvrir très jeunes, dans une première éclo-sion sans lendemain. Le ventre stérile est un bouclier de pureté solide. (…). Nue et fraîche, dépolie comme un cristal éteint, cette peau est le plus beau des manteaux naturels. De jour, et sous le soleil qui l’enrichit sans la brûler ni la décomposer, sa couleur propre est ambrée olivâtre, avec ces reflets verts qui la caractérisent. Cette peau est délicate et délicieuse à la pulpe des doigts ; aussi douce que la pulpe des doigts qui se reconnaît en elle et ne souhaite ni plus de tact ni plus grande douceur – ce qui permet la caresse indéfinie… » (1904). Il faut surtout, il faut toujours, en ce domaine, se référer à Paul Gauguin, qui a su rendre sensible la beauté des femmes de Tahiti par la plume presque aussi subtilement que par le pinceau. Evoquant le modèle de son célèbre tableau Vahiné te tiare (« La femme à la fleur »), il écrit : « Elle était peu jolie, en somme, selon les règles européennes de l’esthétique. Mais elle était belle. Tous ses traits offraient une harmonie raphaélique dans la rencontre des courbes, et sa bouche avait été modelée par un sculpteur qui parle toutes les langues de la pensée et du baiser, de la joie et de la souffrance (…). Son front très noble rappelait par des lignes surélevées cette phrase d’Edgar Poe : « II n’y a pas de beauté parfaite sans une certaine singularité dans les proportions » » (1897). Une fois de plus, le grand artiste avait dit l’essentiel.
(p.205) Le bourgeois moyen, qui ne connaît des femmes des colonies que ce qu’une sous-littérature dite « torride » veut bien lui indiquer, laisse aller son imagination. Aurélien Scholl écrit, en 1894, une émouvante nouvelle qui conte les malheurs d’une jeune Vietnamienne, évidemment surnommée « La Chinoise », échouée dans un bordel de Draguignan. Sa réputation, sur fond d’exotisme putride, se répand comme une traînée de poudre. Elle éclipse ses compagnes d’infortune. Ses clients, notables provinciaux quelque peu refoulés à la maison, font à leurs amis des « récits sarda-napalesques ». Ses patrons, ravis, exigent d’elle toujours plus de « présence ». La pauvre fille, victime de cet engouement, n’a plus aucun repos. Elle meurt dans sa chambre de supplices. Autre fantasme assouvi sans retenue sous les Tropiques : la possession de jeunes, de très jeunes femmes. Terres vierges, forêts vierges… Le vocabulaire de l’époque trahit naïvement la pensée de l’Homme blanc : nous avons la mission d’éveiller à la vie des territoires neufs. De là à imaginer que la même mission peut être étendue à la partie féminine de l’humanité… Dans les romans ou récits vécus qui évoquent la constitution de couples outre-mer, la référence à des relations homme blanc/fillette « indigène » est extrêmement fréquente. De telles mises en situation, en France, eussent paru scandaleuses. On n’imagine guère que la littérature libertine pour évoquer aussi crûment, sans aucune retenue, avec même une certaine fierté, de tels couples. Aux colonies, cela choquait semble-t-il bien peu de monde. Dans un roman écrit peu après la conquête, sans doute l’un des premiers qui met en scène ce genre de situation, le héros du récit de Marcellin de Bonal fait la conquête de Smaïla, « petite bédouine » de treize ans (1848). Plus tard, le beau capitaine imaginé par Henry de Montherlant possède une jeune fille vierge de quatorze ans, la belle (p.206) Ram (1932). Paul Gauguin avoue, au détour d’une phrase, que la jeune fille dont il vient de faire l’acquisition (quel autre terme employer ?) n’a que treize ans (1897). Malgré la rudesse de l’épisode, il y a pourtant, chez l’artiste, du respect et, pourquoi pas, déjà de l’amour, pour cette femme-enfant qui reste à ses yeux un être humain. On sera plus sévère pour toute une littérature pseudo-erotique, plus que médiocre, qui a fleuri à cette époque. Ainsi, un certain Jean d’Estray qui conte avec délectation de faciles conquêtes de fillettes : « Treize ans, quinze ? Oh, il ne faut pas s’indigner ! Une petite Annamite de treize ans est une femme depuis bien longtemps et son corps a déjà traîné sur bien des lits ou bien des herbes de brousse ! » Et de conclure : « Dans notre France, ce serait un grand crime peut-être, mais ici, c’est tout naturel de les prendre alors qu’elles ne sont pas flétries encore ! » Un autre écrivain « indochinois », Graindor, consacre un poème à ses « Plaisirs » d’exil : « Sous les bambous épais, dans l’ombre des falaises, J’ai senti palpiter le beau corps affolant Des filles de l’Annam et du Laos troublant, J’ai possédé la vierge en la fraîcheur des glaises » (1929). Du fait de leur jeune âge, certaines « indigènes » émeuvent particulièrement les hommes blancs. La poitrine à peine naissante de petites filles arabes est photographiée sans retenue par divers spécialistes. Tel Rudolf Lehnert et Ernst Landrock qui sillonnent l’Afrique du Nord française dans les vingt premières années du siècle, et qui en rapportent des clichés d’enfants nues, offrant des fleurs, dans des postures équivoques… Tel, encore Gauguin, qui décrit avec émotion, non les seins, mais « les boutons » qu « point(ent) dru » de la petite sauvageonne qui vient de lui être offerte par sa propre mère (1897). Tel Graindor déjà cité, qui décrit la toilette matinale de Thi Nam : (p.207) « La fillette descend l’escalier de la berge, Quitte, loin des regards, son corsage de serge Et présente ses seins au vent frais du matin » (1929). Autre détail scabreux, l’absence de pilosité. Bien des observateurs occidentaux sont simultanément gênés et attirés par leurs propres associations d’idées. Au Maghreb, la pratique de l’épilation, pour des raisons essentiellement hygiéniques, devient progressivement ajout erotique. Cela est évidemment connu des Européens. Lorsque Gustave Flaubert, que l’on sait porté sur « la chose », écrit à son ami Ernest Feydeau, en voyage en Algérie, c’est toujours a même idée fixe qui le guide : « Gamahuches-tu les c… sans poils ? » (4 juillet 1860) ; « Tu t’énamoures des mœurs arabes ! Combien de temps tu perdras, par la suite, à rêver au coin du feu à des c… sans poils sous un ciel sans nuages!» (21 octobre 1860). En Indochine, un Louis-Charles Royer, l’hypocrisie en plus, écrit : « Chose curieuse, le système pileux de ces femmes, qui ont généralement une belle chevelure, épaisse et drue, est, sur leur corps, très peu développé, ce qui augmente leur ressemblance avec de petites filles. » Fantasmes, vous avez dit fantasmes ? Qu’est-ce qu’une compagne « indigène » pour la plupart des hommes seuls vivant aux colonies ? Le plus souvent, un passe-temps, qui joint l’utile (l’entretien d’intérieur) à l’agréable (le reste). Au mieux, le symbole de la recherche du mystérieux, du peu ordinaire. Une expérience exotique. Au pire, un objet. Claude Farrère donne cette définition de la « congaï » : « Fillette annamite moitié servante, moitié épouse, qui complète indispensablement le mobilier d’un Européen d’Indochine » (1905). Aussi ne faut-il pas s’indigner si, parfois, lorsque l’Européen repart en métropole, son séjour achevé, il « cède » sa compagne à son remplaçant. «J’ai une mousso à la maison.Je pourrai vous la laisser en partant (…) avec la batterie de cuisine », dit un
(p.230) Le colonialisme français se croyait indispensable.
« La Tunisie est un petit pays qui ne peut se passer du concours de la France », décrète, en 1950, le Résident général Louis Périllier. Peu de temps auparavant, le député socialiste du Tonkin, Bourgoin, s’était publiquement interrogé : « A-t-on réfléchi au non-sens implicite que comporte cette expression : indépendance de l’Indochine ? Car l’Indochine, fédérée par l’arbitrage et le ciment de la civilisation française, cesserait d’exister le jour même où elle viendrait à l’indépendance » (1945). Beaucoup de coloniaux n’arrivaient pas du tout à imaginer une existence autonome en dehors de la domination française. D’où l’éternel argument : si nous partions, nous serions remplacés par une autre domination étrangère (évidemment plus pesante, moins humaine). L’existence d’un sentiment national a souvent été contestée aux peuples conquis. Manifestation élevée d’une humanité supérieure, le patriotisme pouvait-il signifier quoi que ce fût pour ces populations ? Au point que le discours avait réalisé une spectaculaire inversion. Qui disait « Indochinois », alors, disait Français habitant en Indochine, « Algérien » disait pied-noir. A l’inverse, les noms mêmes des pays et de leurs habitants avaient progressivement disparu du vocabulaire colonial, comme si le fait même d’accorder des appellations nationales à ces populations brûlait les lèvres ou la plume. Longtemps, on n’a appelé les « autochtones » d’Algérie qu’Arabes ou Maures, avant de passer à Maghrébins ou Nord-Africains (pour ne rien dire des « Français Musulmans » des tout derniers temps de l’Algérie française…). Longtemps, on n’a su dire que « Cochinchinois », « Annamites » ou « Tonkinois » pour désigner les Vietnamiens… Dans les périodes de tension, le vocabulaire s’enrichit de mots nouveaux. La (p.231) grande presse des années 1880 ne connaît que des Kroumirs, celle des années 1950 que des Viêt-minh (ou Viets) ou des Fellaghas.
En Indochine
S’il est une partie de l’Empire où le colonialisme a dû affronter un mouvement national, vécu comme tel par les combattants, c’est bien le Viêtnam. Un nombre considérable de Français, même parmi les partisans de la conquête, l’a judicieusement noté. Pourtant, d’autres se sont enfermés dans leurs schémas de pensée, niant obstinément tout fondement patriotique à la Résistance qui était opposée aux Français. Jules Ferry, surnommé le Tonkinois par ses adversaires, n’avait-il pas donné l’exemple en utilisant le mot « pirates » pour désigner les maquisards ? « Ce qui permet de dire que la piraterie au Tonkin n’est en quelque sorte qu’un accident et qu’elle n’aura qu’une durée relativement courte, c’est qu’elle n’est inspirée par aucun sentiment de patriotisme ou d’indépendance. L’Annamite n’a presque pas le sentiment national » (1890). On aura admiré au passage le « presque ». À la suite de Ferry, certains Français vont s’appliquer à dénier tout fondement national au combat de leurs adversaires. En pleine guerre du Tonkin, un certain monsieur de Coincy écrit : « Les envahissements successifs des Siamois, des Cambodgiens, des Annamites, des Tongkinois, y ont donné naissance à une population hybride qui n’a pas en elle-même ces traditions séculaires de race qu’on appelle le patriotisme » (1866). Charles Delon, auteur d’un ouvrage de vulgarisation, Les Peuples de la terre, ne voit dans ces régions que des Chi-iiois abâtardis : « Qui dit Cochinchinois, Annamite ou Tonkinois dit Chinois. » Voilà qui a le mérite de la clarté. Suit une énumération : « Le costume est chinois, la langue est chinoise ; les mœurs, les usages, les idées, l’administration, la religion aussi, pour peu qu’il y en a ; les superstitions et les (p.232) cérémonies sont à la chinoise. Les qualités et les défauts sont chinois » (1890). Il appartenait pourtant à Paul Bonnetain, envoyé spécial du Figaro, toujours au moment de la conquête du Tonkin, d’écrire la synthèse la plus définitive sur la question : « Etre superficiel aux vertus négatives et aux vices vulgaires, l’Annamite n’a guère plus de conscience politique que de conscience morale. L’abrutissement de ses traditionnels esclavages et les lois d’hérédité sociale ont obnubilé la mémoire de ce paria d’Asie » (1885). À l’autre extrémité de la période, lorsque Hô Chi Minh proclame l’indépendance, une partie du monde politique et journalistique n’a pas bougé d’un pouce. Au Figaro, James de Coquet occupe désormais la place de Bonnetain. Mais, comme son illustre aîné, il manque singulièrement de clairvoyance. Hô Chi Minh s’illusionne, écrit-il, s’il croit les « Annamites » capables de mourir pour l’indépendance. « Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit d’une nouveauté, d’une mode, qui a certes ses côtés plaisants, mais qui ne vaut pas qu’on verse son sang pour elle » (1945). Comment ces « Annamites », interroge un autre journaliste, osent-ils « revendiquer la Cochinchine peuplée de Thais » ou « arracher à la Chine une riche province, le Tonkin, peuplé de Chinois et où l’on parle surtout le chinois ? » (Givet, 1945). En 1948 encore, trois ans après le début de la guerre, un an après l’indépendance de l’Inde, alors que l’Asie entière est secouée par la montée des nationalismes, une Française de Saigon, Françoise Martin, imperturbable, soutient toujours que « pour la moyenne des Annamites, l’indépendance, c’était le sentiment des enfants, brusquement privés de surveillance, qui peuvent bâcler leurs devoirs sans craindre de punition, hurler à tue-tête et se distribuer des horions sans qu’aucun maître n’intervienne ». Pour conclure : « Les Annamites veulent l’indépendance, mais ils ignorent ce qu’est une nation. »
(p.233) Au Maghreb
Augustin Bernard, grand nom de l’intelligentsia coloniale, l’une des gloires de l’historiographie française sur le sujet, auteur du volume Algérie de la prestigieuse Histoire des Colonies françaises (1930) publiée sous la direction de Gabriel Hanotaux et d’Alfred Martineau, écrit : « On peut dire sans exagération que l’Algérie n’existait pas avant l’arrivée des Français ; elle n’avait même pas de nom ; on disait : Alger, l’Etat d’Alger, la Régence barba-resque ; le terme même d’Algérie n’apparaît qu’après 1830. Non seulement nous l’avons pacifiée, organisée, outillée, mise en valeur, mais nous l’avons véritablement tirée du néant ; nous lui avons donné son nom et sa personnalité. Le centenaire de 1830 est le centenaire de la naissance d’un pays et d’un peuple. » Comment, interroge Jules Steeg, une des figures du Parti colonial, l’Arabe serait-il réceptif à l’idée de collectivité nationale ? « Son patriotisme ne franchit guère l’horizon de ses entes, des plaines où pâturent les troupeaux » (1907). On ait que, lorsque commence la guerre d’Algérie, il ne se trouve aucun parti politique français d’importance pour por-er le débat sur l’essentiel, l’émergence, après une longue maturation, du fait national algérien. Trois ans après le début de cette guerre, un pamphlétaire écrit : « L’on meurt chaque jour en Algérie dans un combat obscur dont l’enjeu paraît être un mot : indépendance. À ventre vide, crâne vide. Ce mot a résonné dans quelques consciences maghrébines qui ont été remplies au point de cesser de raisonner » (Masse-net, 1957). Un autre angle d’attaque fut la négation de l’arabité de la région. C’est ce que l’on a appelé le mythe berbère (et/ou mythe). Le Berbère a, sur l’Arabe, deux avantages énormes aux yeux de l’Européen. Premièrement, il était là avant tous les autres occupants actuels. Sa simple présence permet donc de (p.234) mettre ces derniers sur un pied d’égalité : l’Arabe devient un envahisseur parmi d’autres, sur cette terre d’Afrique. Parmi d’autres, c’est-à-dire, fatalement, puisqu’il est chargé de tant de tares, bien derrière les autres. Deuxièmement, la communauté berbère est supposée rétive à l’islamisation. Elle a été obligée, face à la menace, de céder aux Mahométains. Mais le vieux fonds chrétien réapparaît. Anté-islamique et anti-islamique, le Berbère est un merveilleux cadeau de l’Histoire au colonisateur. Aussi, la distinction, pour ne pas écrire l’opposition, entre lui et l’Arabe parcourt toute la prose coloniale. Le mythe berbère naît au lendemain même de la conquête, puis est en quelque sorte officialisé par le maréchal Bugeaud qui publie, en 1845, un article fondateur, dans la Revue de l’Orient. Les I Berbères y sont déjà présentés comme les seuls habitants légi- I times de la région. L’imaginaire français réserve même un étonnant destin à la Kahina, Reine berbère qui a défendu le pays contre les envahisseurs arabes aux VIIe et VIIIe siècles. Pas moins d’une dizaine de romans et de pièces de théâtre lui sont consacrés. Alors que, partout ailleurs, on tente d’effacer de l’Histoire les traces du moindre combat contre des envahisseurs, la lutte de la Kahina est exaltée. Le mot « patrie », qui n’est jamais adjoint à celui d’Algérie (au sens: arabe), est a contrario souvent utilisé dans les récits épiques sur la vie de cette « Jeanne d’Arc berbère ». Pour avoir tant de traits positifs, il fallait bien que les Berbères eussent des origines non africaines. Idée centrale : le Maghreb est géologiquement, humainement, historiquement et culturellement rattaché à l’Europe, alors que la vaste étendue du Sahara, véritable barrière, l’isole de l’Afrique. Tel est le sens, par exemple, de l’ouvrage fort épais et fort documenté que le général Edouard Brémond, de l’Académie des Sciences Coloniales, publie en 1950. La conclusion est sans appel : « En réalité, l’Afrique du Nord, le Maghreb, la Ber-bérie, de quelque nom qu’on la désigne, est un pays européen. » L’aspect physique plaide pour les Berbères. Puisqu’il est définitivement acquis que des habitants de nos colonies ne (p.235) peuvent être que bruns et basanés, les différences constatées avec ce modèle amènent les Français à échafauder des théories sur les origines de ces « protégés » si particuliers. Paul Broca voit en eux les « hommes blonds de l’Afrique septentrionale » (1860). Alfred Rambaud insiste sur le fait qu’ils ont une « tête presque européenne », une « barbe rousse » et I des « yeux bleus » (1892). Nul doute, une telle « race » n’a pu prendre naissance qu’en Europe. Deux thèses s’opposent d’ailleurs (mais sur un aspect secondaire) : la Nordique (Germanie ? Scandinavie ?) et la Méditerranéenne. En résumé, note Paul Topinard lors d’une séance de la Société d’Anthropologie de Paris, « tout les rapproche de nous : les intérêts, la similitude des sentiments, des caractères et des aptitudes, et peut-être une communauté d’origine » (1873). Pourquoi, dès lors, ne pas bâtir toute la politique nord-africaine sur une telle communauté d’intérêts ? Aussi la comparaison Berbère/Arabe tourne-t-elle toujours à l’avantage du premier. Topinard, toujours, accorde au Berbère les qualificatifs les plus élogieux : « actif (…), entreprenant (…), prévoyant (…), industrieux (…), fier (…), digne. » Sa tête porte « le cachet de l’intelligence ». Conclusion : « Sa présence est une source de richesse pour notre colonie. » L’Arabe, au contraire, est chargé de tous les vices : « pares-[ seux (…), indolent (…), humble et arrogant tour à tour », vivant au jour le jour, sans soin de sa terre… Entre ces deux « races », si dissemblables, le choix ne fait pas de doute : « Les Arabes ne se rallieront pas de sitôt (sic) à notre mode de civilisation. Les Berbers (sic), au contraire, y sont préparés» (1873). Lorsque les Français imposent, en 1912, leur domination au Maroc, ils reproduisent tout naturellement les schémas algériens, rodés par un demi-siècle de pratique. Le résident général Lyautey met en place une « politique berbère, basée sur la différence de mœurs, de traditions, d’organisation sociale, de langue », comme il l’écrivait en 1914 au ministre des Affaires étrangères, Gaston Doumergue. Dès le 11 septembre de cette même année, un dahir promet aux Berbères (p.236) le respect de leurs lois et de leurs coutumes, sous la protection de la France. Comme dans toutes les colonies, l’école et la justice furent les principaux instruments de cette politique, On créa, par exemple, des écoles « franco-berbères ». Les programmes privilégiaient l’apprentissage de la langue française et mettaient en valeur les traditions purement berbères, « Nous n’avons pas, écrivait Lyautey dans une circulaire de 1925, à enseigner l’arabe à des populations qui s’en sont toujours passé. L’arabe est un facteur d’islamisation, puisqu’il est la langue du Coran, et notre intérêt nous commande de faire évoluer les Berbères hors du cadre de l’islam ». Du moins Lyautey, qui connaissait bien le pays, respectait-il les apparences. Ses successeurs n’eurent pas sa prudence. On sait que c’est sur le « conseil » du résident Lucien Saint que le Sultan édicta, le 16 mai 1930, le fameux « dahir berbère », instaurant de fait deux législations au Maroc, enlevant au haut Tribunal chérifien tout contrôle judiciaire en territoire berbère. Plus tard encore, à la veille de la décolonisation, le maréchal Juin tenta d’utiliser les Berbères du sud, groupés autour du Glaoui, contre la Monarchie. Avec le succès que l’on sait. Le résident Gilbert Grandval, appelé tardivement pour réparer les irréparables dégâts de la politique de Juin, devait reconnaître lucidement : « À vouloir jouer du Maroc berbère contre le Maroc arabe, la politique française n’a réussi paradoxalement qu’à affirmer ou cristalliser l’unité nationale symbolisée depuis deux ans par le nom du Sultan déchu » (1956).
(p.248) En 1954, encore, le reporter de Paris-Match au Maroc, Michel Clerc, affirme que ces idées du XVIIIe siècle provoquent des ravages dans des esprits non préparés à tant de lumière(s). C’est la lecture de Voltaire et de Rousseau quia empli le cerveau du sultan Mohamed V (alors déchu) d’idées fumeuses et qui l’a amené à prendre son rôle au sérieux. La lecture de ces classiques se faisait d’ailleurs souvent sous le manteau ou à l’occasion de voyages en métropole. Sait-on, par exemple, que, dans l’Indochine française, bien des Vietnamiens cultivés les découvrirent dans des traductions chinoises ? Selon cette logique, les humanistes de métropole (ou de la communauté européenne vivant aux colonies) sont les premiers responsables des divers mouvements de protestation. Les grands principes ne sont pas exportables : « Les philosophes ont enfanté les philanthropes, qui ont procréé les négrophiles, qui produisent les mangeurs de blancs, ainsi nommés en attendant qu’on leur trouve un nom grec ou latin. Ces prétendues idées libérales dont on s’enivre en France sont un poison sous les Tropiques », fait dire Victor Hugo à l’un des personnages de Bug Jargal (1818).
(p.265) Même pour les militants de gauche, la population arabe de métropole est devenue « absolument imperméable » (1955). Peu de temps après, en 1959, une controverse riche en enseignements oppose, dans les colonnes de la revue marxiste La Pensée, Andrée Michel, décidément prolixe sur la question, au tout jeune secrétaire de la Fédération CGT des Métallurgistes, Henri Krasucki. À l’argumentation du chercheur, fort d’une enquête sur le terrain, constatant la persistance de pratiques discriminatoires au sein de la classe ouvrière, le militant oppose un internationalisme qui, selon lui, est en germes, mais qui ne peut que se développer, avec l’aide des appareils… Les ouvriers tels qu’ils sont contre les ouvriers tels qu’ils devraient être… Hélas, les événements ultérieurs montreront que la sociologue avait en grande partie raison. Chacun pour soi à l’usine : l’incompréhension entre ouvriers français et arabes est attestée par bien des témoignages ; on se parle peu, on ne mange pas ensemble à la cantine… Chacun chez soi dans les logements : les Français dans les HLM que les « trente glorieuses » sont en train de leur permettre d’habiter, les Nord-Africains dans leurs tristes « bistrots » et « garnis ». Plus aucune voie de traverse, désormais, pour aller d’une communauté à l’autre. Chacun chez soi, chacun pour soi. Une telle situation explique qu’il ait été possible de procéder, dix années durant, à tant de répressions sans susciter de protestations venant des profondeurs de la population métropolitaine. En octobre 1961, il sera même possible aux forces de police, dirigées par un certain Maurice Papon, de liquider physiquement, en plein Paris, plusieurs centaines d’Algériens sans susciter de réactions massives. Quelques appels indignés, des articles de Témoignage chrétien, des Temps modernes, de L’Humanité, d’Esprit, un débat escamoté à l’Assemblée nationale… Puis, les Français passèrent à autre chose.
(p.330-331) En novembre 1954 commence donc le dernier conflit (et le plus sanglant) de la décolonisation française. Quels contemporains des faits, en cette Toussaint et dans les temps I qui suivent, prennent conscience de la portée de l’événement ? Bien peu. La faillite (ou la tiédeur ? ou l’impuissance ?) de l’anticolonialisme des grandes organisations de la gauche française éclate au grand jour. Jamais, peut-être, le contraste entre l’activité de ces partis et les engagements individuels (ou faiblement structurés) ne fut plus criant. Les grands journaux de gauche (L’Humanité, le premier Libération, Témoignage chrétien), très régulièrement censurés, étant tenus à une certaine prudence, c’est dans une presse clandestine (Vérité-Liberté, Témoignages et Documents) qu’écrivent ceux qui veulent faire connaître toutes les facettes de cette guerre. Les Francis Jeanson, Robert Davezies, Robert Bon-naud, Pierre Vidal-Naquet, Robert Barrât… font entendre, avec peu de moyens, les cris les plus aigus de la protestation, tentent d’alerter l’opinion sur les pratiques de tortures, de déportations, de représailles, au nom de la Raison d’État. Henri Alleg, directeur d’Alger républicain, militant communiste européen d’Algérie, affreusement torturé, écrit un livre-témoignage, La Question (1958). Jean-Paul Sartre ouvre ses colonnes des Temps modernes au courant le plus racidal. Un an après le début du conflit, la position du mensuel est acquise : « L’Algérie n’est pas la France » (novembre 1955). En septembre 1960, 121 intellectuels de renom signent une Déclaration sur le Droit de l’Insoumission dans la Guerre d’Algérie » qui a un réel retentissement. Toutefois, face à la force de la grande presse (qui restera « Algérie française » bien après les évolutions gouvernementales gaullistes), face à l’indifférence ou à l’hostilité d’une partie non négligeable de l’opinion, ces actions et ces protestations sont toujours restées extrêmement minoritaires.
(p.340) Limites et impuissance de l’anticolonialisme
On a finalement le sentiment très net que, la plupart du temps, les protestataires ont prêché dans le désert. Certes, leur timidité est en cause. Certes, ils n’ont jamais su constituer un efficace groupe de pression, mettant en place des relais près des décideurs, planifiant une véritable éducation anticolonialiste de la population. Certes, à l’opposé, l’activité multiforme du lobby colonial, qui possédait mille fois plus de canaux d’expression, qui avait l’oreille de tous les puissants de la métropole, qui avait dans ses rangs tout ce qui comptait dans l’appareil étatique, dans la Presse, dans l’Eglise, dans l’Armée, permet d’expliquer que les dénonciations aient été peu écoutées, peu entendues. Que pesait un opuscule, même signé André Gide, face aux milliers de publications exaltant l’œuvre bienfaisante de nos administrateurs coloniaux, de nos missionnaires ? Que pouvait la petite voix discordante d’Andrée Viollis contre le concert de louanges dans l’entourage du ministre Paul Reynaud, en visite officielle en Indochine, en 1931 ? En 1900, L’Assiette au beurre et Le Petit Journal luttaient-ils à armes égales ? En 1930, La Révolution prolétarienne et L’Illustration ? En 1950, Témoignage chrétien et France-Soir’} En 1960, Vérités sur l’Algérie et Paris-Match ? Mais, surtout, il apparaît que ces rares et insuffisantes campagnes se sont heurtées à un manque d’intérêt de la part de l’immense majorité de la population française. Il y a pire. On peut sans hésiter parler d’une intériorisation des valeurs coloniales et du racisme qu’elles véhiculaient dans toutes les couches de la population française. « Peuple de gauche » y compris. Après l’échec de la Commune de Paris, la répression frappe les insurgés. Parmi les peines qui sont prononcées figure la déportation en Nouvelle-Calédonie. Quatre-mille deux cent cinquante Communards font alors le voyage vers ces bagnes du bout du monde. Ces parias de la société française, arrivés sur place, ont-ils observé leurs frères noirs d’infortune avec (p.341) sympathie ou, au moins, compréhension ? La plupart du temps, non. On retrouve, dans leurs réactions, les mêmes clichés que chez les autres Français. Jean Alemane, dirigeant de la Commune et futur membre fondateur du Parti socialiste SFIO, décrit cette terre calédonienne atteinte de tant de malédictions. Il cite, pêle-mêle, parmi celles-ci, les invasions de sauterelles, la famine, les cyclones, les insurrections « indigènes » (Mémoires d’un Communard, 1910). Car en 1878 éclate dans la Grande Ile du Pacifique une révolte contre les expropriations foncières. Les autorités françaises n’hésitent pas à armer certains Communards. Elles n’auront pas à le regretter. Plusieurs condamnés politiques participeront activement à la répression. Henri Rivière, le futur « Tonkinois », alors en poste en Nouvelle-Calédonie, note dans ses Mémoires : « Ces hommes avaient l’œil vif, la barbe longue qui obliquait auvent, la poitrine nue sous la chemise entr’ouverte (…). Sans tristes haines au cœur, ils n’avaient un fusil dans les mains que pour défendre cette terre lointaine où leurs destinées les avaient jetés. Bien qu’elle fût leur sol d’exil, pour eux, à cette heure, elle était la France » (1881). Il est vrai qu’une attitude, alors, a tranché. Celle d’une femme. Et quelle femme. Louise Michel. L’une des seules, elle écoute les colonisés, elle essaie de les comprendre, elle partage leurs peines, leurs espoirs. Elle fait fonction, auprès de certains, d’institutrice. Elle utilise l’expression « mes amis Noirs » pour désigner les Kanak. Plus, elle approuve, en 1878, leur révolte. Dans une page de ses Mémoires, elle raconte que, la veille de l’insurrection, les chefs kanak, dont elle avait conquis la confiance, vinrent lui faire des adieux. Alors, dans un geste théâtral, mais émouvant, elle déchire en deux l’écharpe rouge, relique de la Commune, qui ne la quittait jamais, pour faire don de la moitié aux nouveaux insurgés. Elle explique son geste : les Kanak luttaient « pour leur indépendance, pour leur vie, pour leur liberté » ; je ne pouvais être qu’avec eux, « comme j’étais avec le peuple de Paris, révolté, écrasé, vaincu » (1898). Cet épisode est symbolique.
(p.342) Durant toute l’histoire du colonialisme, les protestataires ont connu, avec des variations dans le degré d’isolement, le même sort que Louise Michel. « Le bon peuple français, qui utilise ses loisirs entre le bistro et les courses de chevaux, applaudit à la conquête militaire et approuve les atroces expéditions coloniales, déplore Victor Méric au début du siècle. Et que faire ? S’indigner véhémentement ? Dénoncer les crimes et les abus ? Flétrir les canailleries ? Ça ne change rien. Le bon peuple n’a pas le temps de prêter l’oreille » (1911). Les organisateurs (PCF et CGTU) de la grève contre la guerre du Rif, en 1925, sont bien obligés de constater qu’en dehors d’un noyau dur, l’écho de l’appel à l’internationalisme est faible. Les activistes de gauche qui, en 1931, comparent les huit millions de visiteurs de Vincennes et les travées vides de leur petite Contre-Exposition, ne sont pas loin de penser la même chose. Vingt ans plus tard, François Mauriac, principal animateur du Comité France-Maghreb, se lamente du peu d’échos de son action : « Personne, en dehors de cette petite poignée que nous sommes pour protester, pour faire entendre la voix de l’entente » (1953). Et quel militant contre les guerres d’Indochine ou d’Algérie n’a pas ressenti quelqu’amertume en voyant ses appels à l’action se heurter au silence et à une certaine indifférence ? Seul un certain sentiment de supériorité, pour ne pas écrire un certain racisme, même inavoué ou inconscient, permet d’expliquer que les protestations indignées des anticolonialistes aient finalement si peu mobilisé l’opinion de métropole. Car, enfin, imagine-t-on que les faits dénoncés par les Gide, Malraux, Albert Londres, par des centaines d’autres, auraient pu disparaître si facilement des mémoires – ou n’y jamais pénétrer — si les victimes avaient été européennes ? Imagine-t-on que les dizaines de milliers de morts du Rif 1925, du Nghe Tinh 1931, de Sétif 1945, de Madagascar 1947 (« une affaire Dreyfus à l’échelle d’un peuple », disaient alors certains), que les « Viets » ou les « Fellaghas » morts sous le napalm ou sous la torture seraient passés inaperçus s’ils (p.343) avaient été Blancs, « normaux », comme avait dit l’humoriste ? Et que dire du dramatique fossé entre l’énorme (et justifiée) protestation contre les assassinats de Charonne de février 1962 et le quasi-silence lors des chasses à l’homme sanglantes d’octobre 1961 ? Il est vrai que les premiers morts étaient Français et les seconds Algériens. L’appel à l’humanisme, lorsqu’il s’est agi des êtres « inférieurs », différents, a en permanence échoué. Voilà la réalité incontournable de l’histoire de l’anticolonialisme français.
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1.4 Divers
Eric de Bellefroid, BHL, le journaliste, LB 10/11/2001
Son livre, « Idéologie française », s’inspirait largement des travaux de Zeev Sternhell, qui pose en quelque sorte que la matrice du fascisme s’est constituée dans l’arsenal idéologique de la France du 19e siècle. (selon le Dr Petermann, prof. de sciences politiques à l’ULG et à l’ULB)
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Guiral, P., Temine, E., ed., L’ idée de la race dans la pensée politique française contemporaine, Ed. du CNRS, Paris, 1977
(p.117) La pensée politique de Barrès, à la fin du 19e siècle, illustre la naissance d’ une nouvelle mentalité. ELle remplace la démarche analytique et incertaine de l’ intellect par la glorification de l’ instindt qui pousse à l’action émotive jugée supérieure à la raison, et l’ intuition infaillible des masses. « Dreyfus est le véhicule du mal sémite, M. Asmus, le jeune professeur allemand de Colette Baudoche,celui du germanisme: ces forces s’ attaquent à l’ organisme national, il faut donc les combattre et les détuire. »
(p.222) Portraits coloniaux des vietnamiens (1858-1914) « Soumis pendant près d’ un siècle à un régime colonial aui, pour être français, n’ eut rien à envier (si l’ on peut dire) à aucun autre, révalé et maintenu à l’ état de colonisé par un racisme qui sévit dans l’ Indochine dite française tout aussi bien qu’ en Afrique noire ou dans les pays du Maghreb. »
(p.228-229) 3 traits physiques: – l’ aspect chétif, débile, malingre ; – la laideur ; – la saleté (p.230-231) – une prétendue indifférenciation des sexes ex.: Bonnetain,journaliste du Figaro au Tonkin (en 1884): (in: P. Bonnetain, AU Tonkin, p.208-209, 1885) – l’ Annamite: « ce paria d’ Asie », « cet ichtyophage », « sauvage ».
(p.242-) La notion de races chez les Français d’ Algérie à la fin du 19e siècle (p.243) l’ antisémitisme (p.254) l’ arabophobie
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http://fr.wikipedia.org/wiki/Nationalisme_racial WIKIPEDIA
8 Léon Poliakov, Le Mythe aryen, Calmann-Lévy, p.157. 9 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, tome 1 page 8 10 Léon Poliakov, Le Mythe aryen, p.166.
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Annales historiques de la Révolution française, Numéro 340, Comptes rendus Patrice Bret (http://ahrf.revues.org/document2025.html)
Orientales I. Autour de l’expédition d’Égypte
Henry LAURENS, Orientales I. Autour de l’expédition d’Égypte, Paris, CNRS Éditions (Coll. Moyen-Orient), 2004, 306 p., ISBN 2-271-06193-8, 24 €.
Quelques articles ont été légèrement remaniés. C’est le cas de celui sur « Le projet d’État juif en Palestine attribué à Bonaparte » (pp. 121-143), l’un des principaux de la deuxième partie (« Napoléon et l’Islam ») et un bel exemple de construction et de détournement de l’histoire à d’autres fins. Initialement publié dans la Revue d’études palestiniennes en 1989, il a été mis à jour à l’occasion d’une traduction en arabe et pour répondre à l’ouvrage de Jacques Derogy et Hesi Carmel, Bonaparte en Terre sainte (Fayard, 1992) qui tentait d’en infirmer les conclusions. Laurens a enquêté sur une éphémère rumeur qui parcourut l’Europe en 1799 pour être tirée de l’oubli un siècle plus tard et posée en fait établi par le mouvement sioniste autour de la Grande guerre, puis devenir, par contrecoup, un argument de l’historiographie arabe pour démontrer l’existence d’un complot occidental permanent des Croisades à nos jours. La thèse de l’existence de ce projet d’État juif repose sur quelques articles de l’époque et sur deux documents dont des traductions ont été mises au jour en 1940 par un juif autrichien : une proclamation de Bonaparte, datée de Jérusalem (où les Français ne sont pas allés…), et une lettre du grand rabbin de la ville sainte à cette époque. De fait, outre quelques vagues mentions dans Le Moniteur, un article de la Décade philosophique en avril 1798 (un mois avant l’embarquement à Toulon et un an avant la campagne de Syrie), « un certain LB. qui pourrait être Lucien Bonaparte lui-même » selon Laurens (selon M. Regaldo, il s’agit en fait de Joachim Le Breton, de l’Institut national), propose de régénérer l’Égypte et la Syrie en appelant en Palestine les juifs qui « ont participé aux lumières de l’Europe » et « accourront des quatre parties du monde, si on leur donne le signal ». Quant à la proclamation du général en chef et à la lettre du grand rabbin de Jérusalem appelant à combattre pour l’Éternel et pour Bonaparte, ce sont des faux, rédigés dans le milieu messianique juif frankiste, né autour de Jacob Frank (1726-1791) dans la région de Francfort, avec des ramifications en Bohême et jusqu’à Paris. Avec la destruction de l’ordre d’Ancien Régime, les guerres et l’expulsion du pape de Rome, puis l’expédition d’Égypte qui rend possible le retour en Palestine, la Terre sainte redevient un enjeu géopolitique. « La tourmente révolutionnaire en Europe a intensifié parallèlement les deux courants apocalyptiques protestant et juif en leur permettant de croire que la fin des temps était proche. […] Bonaparte, tout en accomplissant le programme révolutionnaire de régénération des peuples du monde, véritable fin de l’histoire pour les Idéologues de la Révolution finissante, se prenait pour le Mahdi des Musulmans. Pour les protestants anglais, il était l’Antéchrist, et pour les messianistes juifs, l’exécuteur de la volonté divine » (pp. 142-143). Les autres articles de cette partie – dans laquelle les rapports de la Révolution française avec l’Islam et avec l’Empire ottoman ont toute leur place (pp. 67-85) – soulignent la cohérence de Bonaparte dans ses rapports avec l’Islam, ce qui n’exclut pas son opportunisme : « La reconnaissance de cette double dimension permet de dépasser le débat déjà ancien sur l’existence ou non d’un rêve oriental. » (p. 145). Sur le terrain, cet imaginaire et la rivalité des puissances européennes font émerger le Grand Jeu évoqué par Kipling, avec sa multiplicité de dimensions, politique, économique, culturelle, et la figure nouvelle de l’aventurier assis « entre deux cultures et surtout deux loyautés » (p. 168), depuis Lascaris, chevalier de Malte qui suit Bonaparte en Égypte après la prise de l’archipel, jusqu’à Lawrence d’Arabie (« Le chevalier de Lascaris et les origines du Grand Jeu » (pp. 167-183). « La postérité de l’expédition d’Égypte », objet de la troisième partie, porte essentiellement sur la longue durée. Le mythe politique de l’expédition, en France et en Égypte, du XIXe siècle à nos jours, « informe plus sur l’état des relations entre les deux pays que de l’apport de l’expédition » (p. 205). La comparaison de deux articles rédigés en 1990 et en 1998 montre d’ailleurs la détérioration de la perception de l’Occident en Égypte dans la dernière décennie, probablement accrue depuis le 11 septembre 2001. Suivent un volet français et un volet égyptien. Ce dernier porte sur la modernisation accomplie par Muhammad Ali et ses successeurs (Élites et réforme dans l’Égypte du XIXe siècle », pp. 231-243) et sur « La naissance de la nation égyptienne » (pp. 245-251). Le premier concerne la politique française au Levant, jusqu’au projet de royaume arabe de Syrie (« Napoléon III et le Levant », pp. 255-265) – la suite se trouve dans les deux autres volumes. Retenons un document important retrouvé naguère par Laurens et publié par lui dans les Annales islamologiques en 1987. Second volet de la première mission de Sébastiani à Constantinople, destinée à ratifier les préliminaires de paix entre la France et la Porte, et de préparer le traité définitif, ce document donne toute la mesure et l’ambiguïté de la politique orientale du Premier Consul, pour ne pas dire son double jeu, un an après l’évacuation de l’Égypte (« L’Égypte en 1802 : un rapport inédit de Sébastiani », pp. 187-204).
Avec deux articles seulement, la dernière partie, « Race et histoire », pourrait être le parent pauvre de l’ouvrage. Il n’en est rien. Le mythe-histoire de la Raison, fondateur de l’expédition, s’accompagne de la genèse d’un autre mythe des origines, qui émerge en parallèle en puisant notamment dans le comparatisme linguistique, celui des aryens, qui crée une culture commune entre l’Inde et l’Europe, posant les fondements d’une ethnologie linguistique et la question de ses liens avec l’anthropologie physique. « Le mythe aryen, malgré tout son romantisme inquiétant, est le produit des méthodes mises au point par les Lumières finissantes », précise Henry Laurens (p. 284). Les hommes de la Révolution ne sont pas absents des premiers débats. Bailly postule l’existence « d’un peuple détruit et oublié qui a précédé et éclairé les plus anciens peuples connus », de l’Inde et la Chaldée (Lettres sur l’origine des sciences et sur celle des peuples de l’Asie, adressées à M. de Voltaire, 1777 ; Lettres sur l’Atlantide de Platon et sur l’origine des sciences, 1779). Rabaut de Saint-Étienne imagine un peuple original du Gange au Danube à l’écriture allégorique réduite par l’invention de l’alphabet au rang de mythologie (Lettres à Sylvain Bailly sur l’histoire primitive de la Grèce, 1787). Volney, enfin, importe du comparatisme linguistique allemand l’idée d’une « nation scythique » s’étendant par vagues successives des plaines du Gange aux îles britanniques (1818). « Ainsi, une nouvelle généalogie de l’Europe se dessine : la théorie germanique était l’apanage de l’aristocratie, l’indo-germanique ne la concerne plus seulement, elle porte sur l’ensemble des populations de l’Europe, une race en tant que telle qui va se poser en aristocratie par rapport au reste du monde et dont l’origine est à rechercher en Asie » (p. 288). Les Indo-Européens sont nés, suivis dès les années 1840 par les Sémites, « la seconde race nécessaire pour la compréhension historique de l’état du monde » (p. 289).
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