anti-Semitism : founding principles and history / antisémitisme: fondement et histoire / antisemitisme: basis en geschiedenis

PLAN

0 Introduction

0.1 Founding principles of anti-Semitism

0.2 History of anti-Semitism

elsewhere in this site: 

1 Anti-Semitism in the world

2 Anti-Semitism in Belgium

2.1 History

2.2 Nowadays

2.3 Belgian anti-Semitic VIPs

0 Introduction : anti-Semitism: founding principles / Inleiding: antisemitisme: basis / Introduction: antisémitisme: fondement

(Worms (Germany) : Jewish cemetery)

0 Introduction

 

0.1 Founding principles and antisemitism

 

Hannah Arendt décrit l’antisémitisme français, base de pensée des philosophes des Lumières (in : Sur l’antisémitisme, Calmann-Lévy, 1973)

Diderot fut le seul des philosophes français /au 18e siècle/ à ne pas être hostile aux Juifs (…)”(p.63)

Le meilleur terrain d’étude de l’antisémitisme en tant que mouvement politique, au 19e siècle, est la France, où, pendant près de dix ans, il domina la scène politique.”(p.101)

“L’antisémitisme français, en outre, est plus ancien que ses homologues européens, de même que l’émancipation des Juifs remonte en France à la fin du 18e siècle. Les hommes des Lumières qui préparèrent la Révolution française méprisaient tout naturellement les Juifs: ils voyaient en eux les survivants du Moyen Age, les odieux agents financiers de l’aristocratie.”(p.110)

 

 

Lazard Perez (anc. président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique), Le terme « antisémite » ne concerne malheureusement que les seuls « Juifs », LS 12/02/2004

 

Le titre de la carte blanche  d’Ali Khedar – « Si vous tenez si fort à être sémites, sachez que nous le sommes aussi » – s’adresse vraisemblablement à la communauté juive. Cette affirmation est généralement utilisée par les Arabes pour affirmer l’impossibilité pour eux d’être antisémites puisqu’ils sont également sémites. Il s’agit d’un procédé quelque peu éculé destiné à induire en erreur un public qui pourrait ignorer l’acception même du mot « antisémite » .

Ouvrons un dictionnaire tel que le Petit Larousse Illustré qui donne la définition suivante du terme « antisémitisme » : « Doctrine ou attitude d’hostilité sytématique à l’égard des juifs. »

Elargissons notre information en consultant le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse en dix volumes qui complète la définition donnée ci-dessus comme suit : « Le terme antisémite fut créé en 1879 par le pamphlétaire allemand Wilhelm MARR et s’applique dès lors à toutes les formes d’hostilité antijuive. « 

Dont acte.

Si beaucoup de peuples sont issus de Sem (fils du patriarche biblique Noé), tels que les Assyro-Babyloniens, les Amorrites, les Araméens, les Phéniciens, les Arabes, les Hébreux, les Éthiopiens, le terme « antisémite » par contre ne concerne malheureusement que les seuls « Juifs ».

En d’autres mots, les exactions auxquels sont soumis nos enfants, l’agression qu’ a subie notre Grand rabbin ainsi qu’un grand nombre d’incidents causés par des Maghrébins peuvent être qualifiés d’actes antisémites.

 

Alain Finkielkraut, Au nom de l’Autre, réflexions sur l’antisémitisme qui vient, Gallimard, 2003

(p.9) 1 Vigilances

 

Pendant cinquante ans, les Juifs d’Occident ont été protégés par le bouclier du nazisme. Hitler, en effet, avait, comme l’a écrit Bernanos, déshonoré l’antisémitisme.

On croyait ce déshonneur définitif. Il n’était peut-être que provisoire. Ce qu’on prenait pour un acquis apparaît rétrospectivement comme un répit. Et c’est en France, le pays d’Europe qui compte le plus grand nombre de Juifs, que la parenthèse se ferme de la façon la plus brutale. Des synagogues sont incendiées, des rabbins sont molestés, des cimetières sont profanés, des institutions communautaires mais aussi des universités doivent faire nettoyer, le jour, leurs murs barbouillés, la nuit, d’inscriptions ordurières. Il faut (p.10) du courage pour porter une kippa dans ces lieux féroces qu’ on appelle cités sensibles et dans le métro parisien; le sionisme est criminalisé par toujours plus d’intellectuels, l’enseignement de la Shoah se révèle impossible à l’instant même où il devient obligatoire, la découverte de l’ Antiquité livre les Hébreux au chahut des enfants, l’injure « sale juif» a fait sa réapparition (en verlan) dans presque toutes les cours d’école. Les Juifs ont le coeur lourd et, pour la première fois depuis la guerre, ils ont peur.

Peur où se mêlent étrangement les deux sentiments contradictoires de la sidération et de la répétition. On est affolé, mais pas dépaysé car tous ces incidents ont des précédents, toutes ces attaques éveillent un écho et ravivent d’ anciennes blessures; il n’y a rien dans la haine des Juifs qui ne rappelle quelque chose. Gagnés par l’accablement, ses destinataires ont donc tendance à se dire : « Quand c’est fini, ça recommence… Le passé n’était pas dépassé; tapi dans les replis de la doxa, il faisait le mort en attendant des jours meilleurs. Nous y sommes. Les tabous sont renversés, la censure est levée, le verrou saute : après (p.11) cinquante ans, l’enfer sort du purgatoire, le mal s’ ébroue et s’étale à l’air libre. » Vieux démons, nouveaux débats : c’est le titre tout naturel du grand colloque international sur l’antisémitisme en Occident qu’a organisé à New York, du 11 au 14 mai 2003, l’Institut YIVO de recherche juive.

Le texte de présentation de la rencontre enfonce le clou en ces termes : « Pour nombre d’observateurs, le refoulé a brusquement fait retour. L’Europe politique, sociale, culturelle semble une fois encore défigurée par son préjugé le plus ancien et le plus ignoble. « 

 

Les observateurs ont assurément raison : l’ antisémitisme n’est pas une idée neuve en Europe. Ils font fausse route cependant, et on s’égare avec eux quand on rabat ce qui arrive sur ce qui est arrivé, comme l’expérience historique pourtant engage à le faire. Voir le déjà-vu dans l’événement, c’est, sous l’ apparence de la sagesse, rêver les yeux ouverts. Invoquer l’inconscient et le déchaînement périodique de ses pulsions immuables, c’est se faciliter la tâche. Parler de retour, c’est enfermer les nouveaux démons dans de vieux schémas. Jeunes démons, vieux schémas : si (p.12) nous voulons affronter la réalité, nous devons scier les barreaux de notre prison rétrospective. Les Juifs, ces familiers du pire, ont  » une âme insurprenable « , a dit, citant Rebecca West, Leon Wieseltier, le responsable des pages littéraires du magazine The New Republic. C’est là, justement, que le bât blesse : la compréhension du monde qui vient demande une âme surprenable. Il ne suffit pas d’être sans illusions pour accéder au vrai. Le pessimisme n’a pas droit à la paresse : même les mauvaises nouvelles peuvent être nouvelles; même les démons peuvent être dans la fleur de l’âge et piaffer d’innocence.

 

– Quelles sont les fondations de l’Europe d’aujourd’hui ? Repose-t-elle sur la culture, c’est-à-dire sur une admiration partagée pour quelques immortels : Dante, Shakespeare, Goethe, Pascal, Cervantès, Giotto, Rembrandt, Picasso, Kant, Kierkegaard, Mozart, Bartok, Chopin, Ravel, Fellini, Bergman ? S’inscrit-elle dans la continuité d’une histoire glorieuse ? . Veut-elle faire honneur à des ancêtres communs ? Non, elle brise avec une

histoire sanglante et n’érige en devoir que la mémoire du mal radical. Sous le choc de Hitler, (p.13) notre Europe ne s’est pas contentée de répudier l’antisémitisme, elle s’ est comme délestée d’elle-même en passant d’un humanisme admiratif à un humanisme révulsif, tout entier contenu dans les trois mots de ce serment :  » Plus jamais ça !  » Plus jamais la politique de puissance. Plus jamais l’empire. Plus jamais le bellicisme. Plus jamais le

nationalisme. Plus jamais Auschwitz.

 

Avec le temps, le souvenir d’Auschwitz n’a subi aucune érosion ; il s’est, au contraire, incrusté. L’événement qui porte ce nom, écrit justement François Furet,  » a pris toujours plus de relief comme accompagnement négatif de la conscience démocratique et incarnation du Mal où conduit cette négation « . Pourquoi précisément l’Holocauste ? Pourquoi Auschwitz et non d’ autres carnages doctrinaux, d’autres oeuvres de haine ? Parce que l’homme démocratique, l’homme des Droits de l’homme, c’ est l’homme quel qu’il soit, n’importe qui, le premier venu, l’homme abstraction faite de ses origines, de son ancrage social, national ou racial, indépendamment de ses mérites, de ses états de service, de son talent. En proclamant le droit de la race des Seigneurs à purger (p.14) la terre de peuples jugés nuisibles, le credo criminel des nazis, et lui seul, a explicitement pris pour cible l’humanité universelle. Comme l’a écrit Habermas : « Il s’ est passé, dans les camps de la mort, quelque chose que jusqu’ alors personne n’aurait simplement pu croire possible. On a touché là-bas à une sphère profonde de la solidarité entre tout ce qui porte face humaine.  » C’ est d’ ailleurs pour cette raison et pas seulement du fait de son engagement dans la guerre contre le nazisme que l’Amérique indemne s’est crue autorisée, comme l’Europe ravagée, à bâtir au coeur de sa capitale un musée de l’Holocauste et à faire de ce musée un point de repère national. L’assaut méthodique et sans précédent contre l’ autre homme dont l’Europe a été le théâtre renvoie à l’Amérique, plus qu’ à toute autre collectivité politique, l’image inversée d’elle-même. La démocratie du Nouveau Continent a ceci de spécifique, en effet, qu’ elle n’est pas seulement constitutionnelle : elle est consubstantielle à la nation. Il n’y a pas de distinction possible, dans cette patrie sans Ancien Régime, entre le régime politique et la patrie : la forme est le contenu du sentiment national ; l’identité s’ incarne dans la statue de la Liberté. Certes, et

c’est le moins qu’on puisse dire, l’Amérique n’a pas (p.15) toujours été à la hauteur de sa définition : un musée de l’Esclavage aurait indubitablement sa place à Washington. Ce serait cependant chercher une mauvaise querelle aux États-Unis que de les soupçonner de vouloir fuir, dans la confortable évocation d’un génocide lointain, la prise en compte de leurs propres turpitudes. Une stupeur sincère et une horreur sacrée ont inspiré l’ édification de ce mémorial. Comme le rappelait fortement le conseil chargé de sa préparation : « Événement à signification universelle, l’Holocauste a une importance spéciale pour les Américains. Par leurs actes et par leurs paroles, les nazis ont nié les valeurs fondatrices de la nation américaine. »

 

L’ Amérique démocratique et l’Europe démocratique ressourcent leurs principes communs dans la commémoration de la Shoah. Mais il y a une différence : l’ Amérique est victorieuse ; l’Europe cumule les trois rôles de vainqueur, de victime et de coupable. La solution finale a eu lieu sur son sol, cette décision est un produit de sa civilisation, cette entreprise a trouvé des complices, des supplétifs, des exécutants, des sympathisants et même des apologistes bien au-delà des (p.16) frontières de l’ Allemagne. L’Europe démocratique a eu raison du nazisme, mais le nazisme est européen. La mémoire rappelle sa vocation à l’ Amérique, et à l’Europe sa fragilité. Elle ratifie le credo du Nouveau Monde et prive l’ancien de toute assise positive. Elle est pour celui-ci un abîme, pour celui-là une confirmation. Elle nourrit simultanément le patriotisme américain et l’ aversion européenne à l’égard de l’eurocentrisme. Ce qui unit l’Europe d’aujourd’hui, c’est le désaveu de la guerre, de l’hégémonisme, de l’antisémitisme et, de proche en proche, de toutes les catastrophes qu’elle a fomentées, de toutes les formes d’intolérance ou d’ inégalité qu’ elle a mises en oeuvre. Tandis que la sentinelle américaine du « Plus jamais ça » se préoccupe des menaces extérieures, l’Europe post-criminelle est, pour le dire avec les mots de Camus, un « juge-pénitent » qui tire toute sa fierté de sa repentance et qui ne cesse de s’avoir à l’oeil. « Plus jamais moi’. » promet l’Europe, et elle se tue à la tâche. L’Amérique démocratique combat ses adversaires; l’Europe ferraille avec ses fantômes, si bien que l’invitation à la vigilance se traduit là-bas par la défense (parfois peu regardante sur les moyens) du monde libre et ici par l’insubmersible banderole:  » Le fascisme ne passera pas. »

 

(p.20) Ayant évidemment voté avec la majorité républicaine, je partage son contentement. Comme la foule des réfractaires au Matin brun, je suis soulagé et je savoure le triomphe des gens sympas sur les gens obtus, sans toutefois entrer dans la danse, car ce sont les danseurs qui font aujourd’hui la vie dure aux Juifs. Pas tous les danseurs, bien sûr, mais il faudrait avoir une âme obnubilée par les tragédies advenues pour ne pas le reconnaître: l’ avenir de la haine est dans leur camp et non dans celui des fidèles de Vichy. Dans le camp du sourire et non dans celui de la grimace. Parmi les hommes humains et non parmi les hommes barbares. Dans le camp de la société métissée et non dans celui de la nation ethnique. Dans le camp du respect et non dans celui du rejet. Dans le camp expiatoire des « Plus jamais moi ! » et non dans celui – éhonté – des « Français d’abord ! ». Dans les rangs des inconditionnels de l’Autre et non chez les petits-bourgeois bornés qui n’aiment que le Même.

 

(p.24) Or, comme l’ a lumineusement montré le philosophe américain Michael Walzer dans un article (p.25) publié par la revue Dissent et qu’ aucun périodique français n’ a jugé bon de traduire, il n’y a pas une, mais quatre guerres entre Israéliens et Palestiniens : la guerre d’usure palestinienne pour l’ extinction de l’État juif (et dont relèvent aussi bien les attentats-suicides que la revendication du droit au retour), la guerre palestinienne pour la création d’un État indépendant à côté d’Israël, la guerre israélienne pour la sécurité et la défense d’Israël, la guerre israélienne pour le renforcement des implantations et l’ annexion de la plus grande partie possible des territoires conquis en 1967. Il faut que « les gens qui suivent les informations écrites ou télévisées  » soient aveugles à cette quadruple réalité (et aux deux batailles internes qui la prolongent) pour que s’étale, sous leurs yeux scandalisés, l’évidence insoutenable et monotone des persécuteurs en action. Grâce à la médiatisation permanente du conflit, ils sont aux premières loges : ils ne ratent aucun épisode, ils voient tout ce qui se passe, et pourtant, à l’instar d’Emmanuel Todd, ils ne voient rien de ce qui est. Ils balayent, comme on enlève la poussière, les événements du regard. Mauvaise volonté ? Frivolité zappeuse ? Non : hantise du mal radical, ferveur égalitaire, culte de la tolérance. C’ est de la part la plus honorable d’eux-mêmes que procède leur insistante ‘illusion d’optique’, (p.29) comme tous les intellectuels juifs, comme tous les Juifs visibles, je reçois, ces temps-ci, des lettres désagréables. Après la manifestation du 7 avril 2002 contre l’ antisémitisme et le terrorisme, une de mes correspondantes, excédée, m’ a écrit ceci :  » J’ai dû voir la police fouiller les personnes qui voulaient traverser le cortège des drapeaux israéliens que les jeunes excités en calotte bleu et blanc arboraient sûrs de leur saint droit. Sur la place un petit « beur » d’ à peine dix ans criait à ses copains visiblement apeurés qui le retenaient : « Si seulement j’avais une kalachnikov, je leur montrerais, moi ! » Et je savais bien que je me sentais plus proche cette fois de la vérité de ce petit miséreux que de tous les jeunes qui triomphaient d’autosuffisance et de passion méprisante et ignare sous leur calotte blanc et bleu. « 

 

(p.30) Le  » petit miséreux  » en question n’ a pas encore saisi de kalachnikov. Selon toute vraisemblance, il ne le fera pas et en restera au stade de la provocation verbale. Cette perspective, toutefois, n’ est pas vraiment rassurante car la langue qu’il entend autour de lui et qu’il commence à articuler est la langue de l’ islamisme et non celle du progressisme. La lutte des classes ne lui dit rien, le djihad l’enchante. Ses héros sont des figures religieuses, non des icônes révolutionnaires . Saladin plutôt que Spartacus ou Che Guevara. Il vit dans un autre universel et ce qui le fait enrager, d’ ores et déjà, ce n’est pas le joug du capitalisme et de l’impérialisme sur les prolétaires de tous les pays’ c’est l’humiliation des musulmans du monde entier.

Conditionné à souffrir d’Israël comme d’une écharde ou d’une morsure dans la chair de l’Islam, il n’est même plus antisioniste : là-bas, ici, partout, les Juifs, à ses yeux et dans ses mots, sont des Juifs et rien d’ autre.

 

 (p.34) (…) il ne faut pas confondre les ressentiments, ni prendre pour une résurgence de l’ antisémitisme français l’ actuelle flambée de violence contre les Juifs en France. Après avoir été passée sous silence précisément parce qu’elle n’était pas imputable aux  » petits Blancs » de la France profonde, cette violence

(p.35) d’origine arabo-musulmane a trouvé sinon une approbation littérale, du moins une réception positive, une interprétation bienveillante, une traduction présentable chez les Gaudin anti-chauvins qui scandent aujourd’hui :  » Nous sommes tous des immigrés!  » ou :  » Étrangers, ne nous laissez pas seuls avec les Français ! », comme ils entonnaient hier : « Nous sommes tous des Juifs allemands!. », et qui ont tiré de l’histoire cette leçon impeccablement généreuse: quoi qu’il arrive, prendre toujours le parti de l’Autre.

 

Les philosophes des Lumières: tous antisémites, sauf Diderot / allemaal antisemieten, behalve Diderot / all of them anti-Semitic, apart from Diderot

0.2 History of anti-Semitism / Geschiedenis van het antisemitisme / Histoire de l’antisémitisme

 

the Wandering Jew / le Juif Errant / de Wandelende Jood

(Gustave Doré, 1882)

Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, 1 L’âge de la foi, éd. Calmann-Lévy, 1981

 

Extraits:

 

 

(p.12) Les spécialistes tombent progressivement d’accord  pour dater du IIIe siècle avant notre ère la naissance d’une hostilité suffisamment intense et durable pour mériter le nom d’antisémitisme. De plus, cette passion, cultivée surtout par les intellectuels, possède un foyer d’origine, à savoir l’Egypte, et plus précisément Alexandrie, la métropole commerciale et intellectuelle du monde alors connu.

 

(p.14) Quand on ajou­tera que le zoroastrianisme est, de l’avis des historiens des religions, l’unique culte monothéiste apparu indé­pendamment du judaïsme, on mesurera tout l’intérêt du rapprochement, et sans que, bien entendu, nous puissions hasarder la moindre hypothèse au sujet des raisons histo­riques qui ont conduit les Parsis (et non les Juifs) à assumer le rôle des « Juifs de l’Inde »…

Venons-en maintenant au monde antique. En ce qui concerne les auteurs grecs, il est remarquable de cons­tater que les premiers récits semi-légendaires sur les sectateurs de Moïse, qui datent du me siècle, leur sont favorables, les décrivant comme « un peuple de philoso­phes », d’origine noble, pratiquant le culte du ciel ou des étoiles. Le ton commence à changer au siècle suivant, et d’autres récits confluent avec ces « fables égyptiennes » qui nous été transmises surtout par le prêtre Manéthon et par le grammairien Apion, des Egyptiens hellénisés tous les deux.

A quand remontent ces fables ? Il faut d’abord savoir que la constitution d’une diaspora juive en Egypte date au moins de la conquête perse, au vie siècle avant Jésus-Christ. Les conquérants se servaient volontiers de soldats ou mercenaires juifs, et avaient installé une garnison dans l’île d’Eléphantine, aux confins de la Nubie. De nombreux (p.15) papyrus font état de tensions entre Egyptiens et Juifs, de bagarres, de la destruction d’un temple. L’égyptologue français Jean Yoyotte a avancé vers 1960 l’hypothèse d’un « négatif » égyptien de la Bible, issu des propos peu amè­nes sur le compte des Egyptiens et de leurs pharaons qui abondent dans le livre de l’Exode, et auxquels la fête de la Pâque donne une place solennellement privilégiée. Les Egyptiens auraient donc voulu rendre aux Juifs la monnaie de leur pièce. Mais cette interprétation ingé­nieuse n’a pas trouvé le consensus des spécialistes.

Le fait est que la colonisation juive s’est intensifiée après la fondation d’Alexandrie (330 avant Jésus-Christ) : deux quartiers sur cinq auraient été des quartiers juifs, ou à majorité juive. Il y eut aussi un contrecoup de la révolte des Macchabées, au IIe siècle avant Jésus-Christ : d’après l’interprétation dominante, le livre d’Esther, qui date de la même époque, et qui débute sur un discours typiquement « antisémite », refléterait, en partie du moins, ces événements. Il est cependant à noter que culturelle-ment parlant, les Juifs d’Egypte étaient alors parfaite­ment hellénisés, en sorte qu’à la même époque à peu près, la Bible fut traduite en grec, pour les besoins du culte mosaïque (traduction dite « des Septante »). De nombreux indices, y compris la fréquence relative des apostasies ou le désir d’une « assimilation intégrale », permettent de mettre en regard la mentalité des Juifs alexandrins, et de maints autres, en Egypte ou hors d’Egypte, avec celle des Juifs occidentaux au xixe siècle, et avec leurs conflits. Le premier livre des Macchabées parle même des « hommes criminels » qui disaient : « Formons une alliance avec les Gentils qui nous entourent, car depuis que nous nous en sommes séparés, beaucoup de maux nous ont été infli­gés. » On peut attribuer à ces séductions de l’assimilation intégrale les dispositions plus systématiques et plus dures du traité talmudique « Avoda Zara » (Culte des Idoles), rédigé sans doute au n« siècle de notre ère, et allant jusqu’à l’interdiction d’aider à faire accoucher une femme païenne, puisqu’elle mettra au monde un enfant néces­sairement idolâtre. En ce qui concerne les « hommes criminels », n’a-t-on pas exhumé, dans les ruines du théâ­tre grec de Milet, des sièges dans la première rangée, portant une inscription qui se laisse traduire ainsi : « réservés aux Juifs très loyaux de Sa Majesté Impériale ». Encore ces Juifs s’avouaient-ils Juifs ; d’autres se fai­saient appliquer ou coudre une sorte de prépuce artificiel, (p.16) pour pouvoir participer, sans être hués, aux jeux du stade… On conçoit la haine que pouvaient leur porter les Juifs restés fidèles à la loi de Moïse.

L’antisémitisme de la population majoritaire égyp­tienne permet un autre rapprochement entre le passé antique et un passé très récent. Il s’exprima notamment par les troubles populaires qui sévirent à Alexandrie sous les empereurs Caligula et Claude, et qui trouvèrent une expression sanglante dans un terrible pogrom survenu en l’an 38 de notre ère.

 

(p.20) Une conclusion fort logique qu’en tirèrent quelques auteurs anciens — encore que surprenante pour notre entendement — était que les Juifs étaient un peuple athée. Leur franche horreur pour les autres divinités, leur éternel contemnere deos, leur refus de sacrifier aux empe­reurs, suffisaient déjà à les caractériser comme une race impie ; mais de plus, quel était donc leur Dieu ? Pompée, lorsqu’il avait audacieusement pénétré dans leur Temple en 63 avant Jésus-Christ, n’avait-il pas constaté « qu’il n’y avait à l’intérieur aucune image des dieux, que la place était vide et que les secrets du sanctuaire n’étaient rien » ?

Les autres accusations adressées aux Juifs, accusations parfois contradictoires — peuple obstiné, rebelle, auda­cieux, ou peuple lâche et méprisable, nation faite pour l’esclavage — procèdent toutes plus ou moins de celles que nous avons citées. Cependant, il importe de faire une place à part à l’indignation que manifestent certains auteurs anciens à propos du prosélytisme très actif des Juifs. Horace et Juvénal tournent en ridicule les néo­phytes juifs dans leurs satires : Valère Maxime accuse les Juifs « de corrompre les mœurs romaines par le culte de Jupiter Sabazios », et Sénèque assure que les « prati­ques de cette nation scélérate ont si bien prévalu qu’elles sont reçues dans tout l’univers ; les vaincus ont donné des lois aux vainqueurs ». Il importe de préciser à cet endroit que ce prosélytisme se poursuivait depuis fort longtemps déjà dans le monde antique, et on en trouve des signes avant-coureurs dès les temps prophétiques : Jonas n’avait-il pas été chargé par l’Eternel d’aller prê­cher la repentance à la ville de Ninive ? Les prosélytes parfaits, c’est-à-dire ceux qui se soumettaient aux bains de purification et à la circoncision, étaient acceptés par les congrégations juives sur un parfait pied d’égalité, et étaient considérés comme « fils d’Abraham ». Il n’en était pas de même des « demi-prosélytes », les metuentes ou « craignant Dieu », dits encore « prosélytes de la porte », qui, sans oser le pas décisif, observaient tel ou tel autre usage juif, le repos de sabbath, par exemple — mais dont (p.21) les fils devenaient souvent des prosélytes intégraux. Une des satires de Juvénal, tournant en ridicule les « parents dont les exemples corrompent les enfants », laisse enten­dre que le cas ne devait pas être rare1. Devançant de la sorte le succès triomphant de la propagande chré­tienne, la propagande juive faisait en ces temps d’innom­brables adeptes, reflétant l’attraction fascinée qu’exer­çait la loi de Moïse à une époque où la conversion, en règle générale, ne présentait pas de sérieux ou même mortels dangers. De plus, le peuple juif n’était-il pas le seul, après le peuple romain, auquel on pouvait s’intégrer depuis n’importe quel point de l’Empire ?

En bref, on voit que, fables mises à part, les auteurs anciens reprochaient aux Juifs certaines particularités de mœurs et de comportement expressément imposées dans l’Ancien Testament — ainsi que le constatait déjà l’auteur inconnu des Oracles de la Sibylle ( « Et vous rem­plirez toutes les terres et tous les océans ; et chacun sera irrité par vos coutumes.» III, 271). En contrepartie, ces auteurs ne manquaient pas de relever leurs vertus guer­rières et leur esprit familial : « Cette nation est terrible dans ses colères », écrit Dion Cassius, et même Tacite, qui leur est si hostile, constate : « Ils regardent comme un crime de tuer un seul des enfants qui naissent, ils croient immortelles les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou les supplices ; de là, leur amour d’engen­drer et leur mépris de la mort. »

Ainsi donc, de ce rapide examen, nous pouvons conclure ce qui suit :

D’une part, on ne décèle que rarement, dans l’antiquité païenne, ces réactions passionnelles collectives qui, par la suite, rendront le sort des Juifs si dur et si précaire. Ajoutons qu’en règle générale l’Empire romain de l’épo­que païenne n’a pas connu « l’antisémitisme d’Etat »,

 

1. Satire xvi. Juvénal continue ainsi : « Celui-ci a eu, par hasard, pour père un observateur du Sabbath : il n’adorera que les nuages et la divinité du ciel ; il ne fera aucune différence entre la chair humaine et celle du porc, dont s’est abstenu son père ; bientôt même il se fait circoncire. Elevé dans le mépris des lois romaines, il n’apprend, n’ob­serve, ne révère que la loi judaïque, tout ce que Moïse a transmis à ses adeptes dans un volume mystérieux : ne pas montrer la route au voyageur qui ne pratique point les mêmes cérémonies ; n’indiquer une fontaine qu’au seul circoncis. Et tout cela parce que son père passa dans l’inaction chaque septième jour, sans prendre aucune part aux devoirs de la vie ! »                                                         

 

(p.22) malgré la fréquence et la violence des insurrections juives (avec pour seule exception les édits antijuifs promulgués par Hadrien en 135 après la rébellion de Bar-Cochebas, édits rappelés par son successeur, Antonin, trois ans plus tard.) (…)

 

(p.24) Ne se trouve-t-il pas que les deux peuples les plus anciennement cultivés de notre continent, les Italiens et les Hollandais, ont depuis le xvne siècle ignoré les éclats antisémites, et entretenu des rapports de bon voisinage avec « leurs » Juifs ?

Dans la vaste aire anglo-saxonne, les catholiques ne furent-ils pas soumis, au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siè­cle, à une condition assez « juive », avec la papauté et les jésuites pour inquiétants symboles ? En Amérique, c’est les Noirs qui servaient de boucs émissaires électifs. Les Anglais, pour leur part, préféraient que les Juifs, cultivés à l’occidentale ou non, soient d’abord… franche­ment Juifs.

A la fin des années 1930, enfin, les seigneurs de guerre japonais, informés et endoctrinés par leurs alliés nazis à propos de la virulence juive, n’en tirèrent-ils pas une conclusion radicalement contraire, en décidant de faire coloniser par un peuple dynamique et industrieux, dont une bonne moitié de l’Europe ne voulait plus, la Mand-chourie conquise ? Si ce « plan Fugu » ne se laissa pas réaliser, il n’y alla pas de la faute des dirigeants du Japon expansionniste 1.

 

1 Cf. M. Tokayer et M. Swartz, histoire inconnue des Juifs et des Japonais pendant la seconde guerre mondiale, Ed. Pygmalion, 1980.

 

(p.27) L’antisémitisme au cours des premiers siècles chrétiens

 

Voici qu’issu du judaïsme et se réclamant du Dieu d’Abraham, un nouvel enseignement fait son apparition, pour s’imposer triomphalement, après trois siècles de luttes, à l’ensemble du monde romain. Qu’un tel événe­ment restât sans influence sur la condition des Juifs demeurés fidèles à l’ancienne Loi est proprement impensa­ble : ses répercussions seront aussi rapides qu’elles seront importantes, et il convient d’étudier avec quelque détail une évolution dès le début excessivement complexe et parfois contradictoire.

Nous ne nous arrêterons pas, au cours de cette étude, à la question du degré exact de « l’historicité » des Evan­giles, et nous nous abstiendrons d’exprimer une opinion quelconque à propos de l’ensemble des questions si contro­versées qui s’y rattachent : biographie de Jésus, authen­ticité des propos qui lui sont attribués, contenu précis de son enseignement, et ainsi de suite. C’est qu’il semble que le terme objectivité perde de sa signification dès qu’on les aborde, chaque auteur les traitant avec quelque idée préconçue, et l’agnostique ne pouvant ne pas douter là où le croyant ne peut ne pas croire. Signalons toutefois, car le point est important, que le récit évangélique du procès de Jésus présente suffisamment d’invraisemblances et de contradictions pour que même la critique biblique chrétienne en ait mis divers points en doute. (C’est ainsi que l’historien protestant Hans Lietzmann écrivait :

(p.27)

«… il est fort peu vraisemblable que le récit que Marc nous fait de la délibération du sanhédrin pendant la nuit repose sur le témoignage de Pierre ; selon toute appa­rence, c’est une conjecture chrétienne ultérieure… On peut se demander si dans cet exposé se sont conservés quelques lointains souvenirs d’un passé réel… ». Quant aux historiens libres penseurs, ils ont plutôt tendance (s’ils ne concluent pas à l’inexistence de Jésus) à écrire crû­ment, comme par exemple Charles Guignebert :  « … ce procès paraît… n’être qu’un artifice, gauchement introduit, pour reporter la principale responsabilité de la mise à mort de Jésus sur les Juifs (…) ce qui reste vraisemblable, c’est que le Nazaréen a été arrêté par la police romaine, jugé et condamné par le procurateur romain, Pilate ou un autre ».  Et,  en effet,  rien  dans  l’enseignement  du Nazaréen (même s’il pouvait choquer maint docteur de la Loi) ne constituait du point de vue juif une hérésie formelle : à la fin du Ier siècle encore, un docteur de la Loi tel que Rabbi Eliézer considère que Jésus aura lui aussi une place dans le monde à venir, et la première communauté  chrétienne,  celle  de Jérusalem,  dont les membres étaient des Juifs de stricte observance, et vou­laient le rester, ne semble guère avoir connu des déboires ou des persécutions systématiques * ; elle ne s’exila de Jérusalem qu’après la chute  du Temple, en 70, et on retrouvera encore au siècle suivant des traces de ces « judéo-chrétiens »  comme on  les  appellera plus  tard. Aussi bien ces premiers Chrétiens respectaient les com­mandements de la Loi dans toute leur minutie, et n’enten­daient recruter des adeptes que parmi les seuls Juifs. Ce n’est que lorsque le rayonnement de la propagande chré­tienne, franchissant les limites de la Judée, commença à s’étendre à la Diaspora, et à s’exercer au sein des colo­nies juives de Syrie, d’Asie Mineure et  de Grèce, que naquit, on le sait, le véritable christianisme. Nous avons vu que ces colonies, fortement hellénisées, étaient entou­rées   comme   d’une   frange   de   « demi-prosélytes »,   de « sympathisants »,  dirions-nous  aujourd’hui,  considérés, parce que ne voulant pas se plier à toutes les observances,

 

  1. En effet, le célèbre épisode, de la lapidation d’Etienne, tel qu’il est relaté dans les Actes des Apôtres, semble bien n’avoir été que la conséquence d’un conflit d’ordre intérieur entre les « Hébreux » et les « Hellénistes » de la jeune communauté. Cf. Actes des Apôtres, 6, 1-6, ainsi que l’interprétation qu’en donne H. Lietzmann, Histoire de l’Eglise ancienne, vol. I, p. 70-71,

 

(p.28) comme des Juifs de classe très inférieure. Lorsque la prédication chrétienne commença à s’exercer dans ces milieux, dans cette ambiance si différente de celle de la Judée, saint Paul, nous apprend le Nouveau Testament, prit la décision capitale de dispenser les prosélytes chré­tiens des commandements de la Loi et de la circonci­sion — et du coup, changea le cours de l’histoire mon­diale.

Décision qui fut loin de s’imposer sans luttes au sein même des premières communautés chrétiennes, soulevant ces conflits entre les partisans orthodoxes de l’Eglise chrétienne de Jérusalem et les novateurs de la Diaspora dont les Actes des Apôtres et les épîtres pauliniennes nous font entendre maints échos. Décision qui transformait du coup les Chrétiens de sectateurs inoffensifs du judaïsme en hérétiques graves, et dont on croit apercevoir le contre­coup dans la solennelle malédiction des apostats, insérée dans la prière Schmone-Esré vers l’an 80, semble-t-il. Décision enfin qui, dispensant les nouveaux convertis des pénibles servitudes imposées par la Loi, abolissant toute distinction entre les prosélytes « fils d’Abraham » et les demi-prosélytes, accrut prodigieusement les perspectives ouvertes à la propagande chrétienne. Saint Paul s’en expli­que lui-même : «Avec les Juifs, j’ai été comme Juif, afin de gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme sous la loi… afin de gagner ceux qui sont sous la loi ; avec ceux qui sont sans loi, comme sans loi… afin de gagner ceux qui sont sans loi. J’ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles… » Dès lors, les succès de la nouvelle prédication progressent à pas de géant.

Les colonies juives de la Diaspora en restent les foyers d’origine, mais le recrutement porte de plus en plus sur les Gentils. Or, Juif et Chrétien se réclament tous deux du Dieu d’Abraham, se prétendent tous deux être les seuls interprètes fidèles de ses volontés, révèrent tous deux le même livre sacré, mais l’interprètent chacun à sa manière. Ajoutons que les autorités romaines paraissent n’avoir fait au début que peu de distinction entre les uns et les autres (les textes romains les plus anciens que nous connaissions les confondent purement et simplement) 1.

 

  1. Ainsi Suétone, dans les Douze Césars : « II [Claude] chassa de Rome les Juifs qui avaient fait grand bruit à cause de Chrestus. » (Claude, 25.)

 

(p.29) Rarement vit-on, semble-t-il, un état de choses aussi pro­pice à susciter des animosités irréductibles.

Que les Juifs de la Diaspora, forts de leurs anciens privilèges, aient cherché à se distancer de leurs rivaux, qu’ils aient même à l’occasion dénoncé aux autorités ceux qu’ils considéraient comme de dangereux hérétiques, n’est guère invraisemblable. Les Chrétiens, de leur côté, ces dissidents du judaïsme, apercevaient avec dépit que leur propagande au sein du peuple élu ne portait pas grands fruits : dès lors, il leur importait de démontrer au monde que Dieu avait retiré à celui-ci le bénéfice de son élection, pour le reporter sur une nouvelle Israël. La guerre de Judée et la destruction du Temple leur four­nirent à ce point de vue un argument de choix : une catastrophe aussi épouvantable, qui ne peut être qu’un châtiment divin, ne prouve-t-elle pas que Dieu s’est défi­nitivement détourné de son peuple ? (Certains textes juifs de l’époque expriment la même pensée, mais interprètent tout autrement les motifs du châtiment : d’après le rabbin Ben Azzai, Israël fut précisément dispersé pour avoir renié le Dieu unique, la circoncision, les comman­dements et la Thoral.) D’autre part, en même temps, qu’elle s’adresse de plus en plus aux Gentils, et s’imprè­gne insensiblement d’influences païennes, l’Eglise nou­velle ne tarde pas à attribuer à Jésus une nature divine. A partir de ce moment, sa mort devenait nécessairement un déicide, le crime des crimes, et ce péché abominable, tout aussi nécessairement, retombait sur la tête des Juifs qui l’avaient renié : aussi la démonstration de leur déchéance devenait complète. (Peut-être était-il en même . temps de bonne politique d’exonérer les Romains, déten­teurs du pouvoir, de toute responsabilité.) Ainsi tout s’enchaîne et s’éclaire, faute et châtiment, rejet et nou­velle élection. Pour l’économie du christianisme, il fallait dorénavant que les Juifs fussent un peuple criminelle­ment coupable.

Ainsi, dès les premiers siècles, s’entrecroisent les divers motifs de l’antagonisme originel entre Juifs et Chrétiens, qu’il s’agisse de rivalités dans le prosélytisme, de l’effort pour concilier à sa propre cause les faveurs des pouvoirs publics, ou des exigences de la pensée théologique; ils

 

  1. Ekah Rabati (Uidrasch des Lamentations), I, 1,

 

(p.30) portent en germe l’antisémitisme proprement chrétien. Nous allons les passer rapidement en revue.

En ce qui concerne l’attitude des autorités romaines à l’égard des Juifs d’une part, des Chrétiens de l’autre, elle a varié à plusieurs reprises, au cours des trois pre­miers siècles. Des lettres de Tacite et de Pline le Jeune nous apprennent que Rome savait déjà faire la différence entre les uns et les autres, au début du IIe siècle. A l’épo­que où l’empereur Hadrien interdit la circoncision, et où éclata en Palestine la sanglante révolte de Bar-Cochebas (en 135), les efforts des premiers apologistes chrétiens tendaient à démontrer que les Chrétiens, n’ayant aucun lien avec Israël et la terre de Judée, étaient pour l’Empire des sujets irréprochables. Mais Antonin, successeur d’Ha­drien, rétablit la liberté du culte juif, et au me siècle, face aux succès croissants de la prédication chrétienne (des communautés nombreuses et actives existent déjà dans toutes les provinces de l’Empire), commence l’ère des grandes persécutions, doublées de la haine populaire qu’irrité l’exclusivisme chrétien. Aux yeux des intellec­tuels païens, les adorateurs de Jésus n’ont même pas l’excuse d’appartenir à une religion absurde certes, et exaspérante, mais qui au moins possède ces titres de noblesse que constitue une tradition nationale remontant à la nuit des temps. Ils sont d’inquiétants nouveaux venus, le genus tertium ; « Usque quo genus tertium ! » crie la foule au cirque. Aussi bien sont-ils victimes d’un véritable « transfert d’animosité » ; les fables d’un Mané-thon ou d’un Apion sur l’ignominie du culte juif, c’est au culte chrétien qu’on les applique désormais. Ainsi que l’écrit M. Lietzmann, « chaque fois que survient un malheur public, une peste ou une famine, la foule furieuse réclame à grands cris la mort des Chrétiens : « Qu’ils soient jetés aux lions ! » (Ces lignes rendent pour un auteur juif un son étrangement connu.) Rien d’étonnant si, dans ces conditions, les Juifs cherchaient à tirer leur épin­gle du jeu, et se rangeaient dans le camp païen — encore qu’on enregistre nombre de cas d’ensevelissement de mar­tyrs chrétiens dans les cimetières juifs, et qu’ainsi que nous le dit Tertullien, les Juifs offraient parfois aux Chrétiens menacés l’asile de leurs synagogues… Un nou­veau renversement se produit évidemment dès que le (p.31) christianisme devient une religion officiellement recon­nue : nous y reviendrons plus loin.

La rivalité dans le prosélytisme contribuait de son côté à dresser Juifs et Chrétiens les uns contre les autres. Si la prédication chrétienne se révéla rapidement plus efficace que la prédication juive, il ne s’ensuit pas que le judaïsme perdit de son propre attrait, et ses propa­gandistes ne baissèrent pas si rapidement pavillon. Au contraire, certains textes laissent entendre qu’ils furent, aux IIe et IIIe siècles, tout aussi actifs, sinon davantage, que précédemment. C’est vers 130 que Juvénal tourne en ridicule « les parents dont les exemples corrompent les enfants ». Lorsque, quelques années plus tard, l’em­pereur Antonin rétablit la liberté du culte juif, il prend soin, afin de s’opposer à la propagande du judaïsme, de maintenir l’interdiction de la circoncision des non-Juifs, sous peine de mort ou de bannissement. Des sources jui­ves nous apprennent que la tradition rabbinique considé­rait comme prosélytes plusieurs docteurs d’Israël, et non des moindres, de ce temps-là l. Elles nous parlent aussi de cérémonies solennelles de réception de prosélytes, au IIIe siècle, et de conférences publiques où la Thora était magnifiée. Ce prosélytisme, à qui s’adressait-il ? Il est vraisemblable d’admettre qu’il s’exerçait tout autant aux dépens des convertis du christianisme qu’aux dépens des païens. Et, en effet, les Juifs ne restent-ils pas le peuple de l’Ancien Testament, leurs docteurs n’en sont-ils pas les interprètes les plus qualifiés ? Ne voit-on pas les pre­miers exégètes du christianisme, et jusqu’à un saint Jérôme, aller s’instruire auprès des rabbins ? Pendant plus de deux siècles, les Chrétiens ne suivent-ils pas le calendrier juif ? Ainsi s’établissent des contacts parfois bien dangereux pour l’orthodoxie de la nouvelle foi. N’ou­blions pas que pendant les deux ou trois premiers siècles, l’Eglise chrétienne n’était pas hiérarchisée encore, et ne connaissait aucune institution suprême universellement reconnue : chaque communauté pouvait interpréter les textes sacrés à sa manière, d’innombrables sectes et hérésies faisaient leur apparition, souvent ‘plus ou moins « judaïsantes », et, de la sorte, le prestige du peuple du Livre pouvait trouver mainte occasion de s’exercer et influencer les esprits. La condition sociale

 

  1. En particulier R. Schemaïa, R. Abtalion, R. Meïr, ainsi que le célè­bre R. Akiba lui-même.

 

(p.32) des Juifs était loin encore d’être telle pour qu’ils aient pu servir de repoussoir. Et le dilemme restait toujours celui-ci : pour interpréter correctement l’Ancien Testament, qui donc est mieux qualifié, sinon le peuple auquel il fut donné, et qui l’a conservé à travers les siècles ? Si, par conséquent, Chrétiens et Juifs continuaient à se faire concurrence auprès des Gentils, le judaïsme pouvait aussi bien troubler et attirer à lui maint adepte du christia­nisme naissant. Et ceci nous ramène à la rivalité propre­ment doctrinale, trouvant son expression dernière dans ce qu’on a dénommé « l’antisémitisme théologique ».

 

(…) (p.33)  à partir du IXe siècle, certains sacramentaires de liturgie romaine indiquent expressément : « Pro Judaeis non flectant » (Pas de génu­flexion pour les Juifs).

Dans les Evangiles déjà, on décèle le début d’une telle évolution. L’Evangile selon Jean, le dernier en date, n’est-il pas en même temps le plus hostile aux Juifs ? Tiré des Evangiles, veut-on un autre exemple ? Que le nom de celui des apôtres qui trahira son Seigneur paraît philo-logiquement être dérivé de la Judée, patrie des Juifs, pour­rait évidemment n’être qu’une coïncidence : coïncidence trop remarquable pour qu’on ne puisse s’empêcher de constater qu’une volonté délibérée de symboliser l’oppro­bre qui désormais pèsera sur le peuple élu constitue une explication plus satisfaisante pour l’esprit…

Rien d’étonnant dans ces conditions que dès le IVe siè­cle, et surtout dans l’Orient, où les Juifs étaient plus nombreux, on entende des prédicateurs lancer contre eux des diatribes d’une violence inimaginable : « Meurtriers du Seigneur, assassins des prophètes, rebelles et haineux envers Dieu, ils outragent la Loi, résistent à la grâce, répudient la foi de leurs pères. Comparses du diable, race de vipères, délateurs, calomniateurs, obscurcis du cerveau, levain pharisaïque, sanhédrin de démons, mau­dits, exécrables, lapideurs, ennemis de tout ce qui est beau… » (Grégoire de Nysse.) « … Lupanar et théâtre, la synagogue est aussi caverne de brigands et repaire de bêtes fauves… Vivant pour leur ventre, la bouche toujours béante, les Juifs ne se conduisent pas mieux que les porcs et les boucs, dans leur lubrique grossièreté et l’excès de leur gloutonnerie. Ils ne savant faire qu’une chose : se gaver et se soûler… » (Saint Jean Chrysostome).

 

Espagne

 

(p.43) Les juiveries d’Espagne ont dû prospérer et se multiplier au cours des siècles suivants, puisque, vers l’an 300, le concile d’Elvire, « le plus ancien concile de l’Eglise dont il reste des canons disciplinaires » (Dictionnaire de théo­logie catholique) contient des stipulations nombreuses et variées mettant les Chrétiens en garde contre les Juifs. Il était interdit, sous peine d’être exclu de la communion, de manger avec eux (canon 50) et, sous peine d’excom­munication, de se marier avec eux, ou de faire bénir par eux les récoltes (canon 49) ; dispositions qui seront repri­ses par l’ensemble de l’Europe chrétienne aux siècles suivants.

Ni la promotion du christianisme au rang de religion officielle d’Etat, ni les bouleversements consécutifs à la désagrégation de l’Empire romain et aux invasions ger­maniques n’ont pu empêcher la diffusion du judaïsme en Espagne, puisque, trois siècles plus tard, celui-ci fait l’objet d’une législation bien autrement sévère et méti­culeuse — législation qui, elle aussi, constituera un pré­cédent et sera reprise en d’autres pays au cours des siècles à venir.

Les rois wisigoths qui gouvernaient l’Espagne à partir -du début du VIe siècle furent d’abord partisans de « l’hé­résie arienne », et assez tièdes en général en matière de religion. Mais en 589, l’un d’eux, Reccarède, se convertit au catholicisme, et entreprit d’édicter contre les Juifs — ainsi que contre ses anciens coreligionnaires ariens — de nombreuses lois, amplifiées par ses successeurs. Sur ces lois, Montesquieu, dans L’Esprit des lois, avait porté un jugement péremptoire : « Nous devons au code des Wisi­goths, écrivait-il, toutes les maximes, tous les principes et toutes les vues de l’inquisition d’aujourd’hui ; et les moines n’ont fait que copier contre les Juifs des lois faites autrefois… Les lois des Wisigoths sont puériles,

(p.44) gauches, idiotes ; elles n’atteignent point le but ; pleines de rhétorique et vides de sens, frivoles dans le fonds et gigantesques dans le style. » Quoi qu’il en soit de ce jugement dans son ensemble, il est certain que plusieurs siècles plus tard, l’Inquisition, loin de faire œuvre origi­nale, ne fit que puiser dans un arsenal de textes élaborés par des théologiens et des juristes du vne siècle, mais extraordinaires de méticulosité et d’ingéniosité absurdes. Il en sera question dans la suite de cet ouvrage, et pour le moment, elles ne nous intéressent que dans la mesure où elles ont suscité, mille années, ou peu s’en faut, avant Torquemada, des réactions de « marranisme » avant la lettre (c’est-à-dire des conversions feintes, tandis que le judaïsme continuait à être professé en cachette), et un ressentiment antichrétien d’autant plus violent.

Pour ce qui est des conversions simulées, leur fréquence ressort de l’examen des textes édictés pour dépister ces faux Chrétiens. En particulier, les ex-Juif s devaient se présenter à leur évêque chaque samedi et chaque fête juive, pour bien marquer qu’ils ne les respectaient plus. Mais s’ils étaient en voyage ? En ce cas, le converti devait se présenter à un ecclésiastique à chaque étape, et se faire délivrer un certificat de non-observance du sabbat, que le prêtre devait communiquer aux prêtres des parois­ses voisines, et dont le voyageur devait présenter la collection complète à son évêque dès son retour.

En cas de contravention, la peine prévue était celle de la decalvatio, châtiment dont de nos jours les érudits cherchent en vain à établir la nature exacte. De même, il est impossible de savoir si sous le roi Erwig, l’auteur de cette loi, l’Espagne du vne siècle comptait assez d’ecclé­siastiques instruits pour tenir à jour la paperasserie néces­saire… Il est assez probable que Montesquieu avait rai­son, en parlant de lois « vides de sens ».

Pour ce qui est du ressentiment, ses effets ne tardèrent pas. Cette question, elle aussi, fait l’objet de contesta­tions crudités, le débat ayant été jadis déclenché par ces quelques chroniques (Roderic de Toledo, Lucas de Tuy) qui affirment que les Juifs prirent l’initiative de « trahir », c’est-à-dire de faire connaître aux Arabes les voies et les moyens les plus sûrs pour leur faciliter, en 711, l’invasion de la Péninsule ibérique, et qu’ils leur accordèrent, lors de la conquête, un concours substantiel.

 

L’ islam

 

(p.47-48) /Arabie, début du 7e siècle/

Ce désert était peuplé de tribus bédouinnes, pratiquant /aussi/ la circoncision. Elles adoraient des idoles de pierre, dont la pierre noire de la Kaaba, à La Mecque, était la plus connue.

 

(p.49) D’après la tradition musulmane, l’apostolat de Maho­met s’exerça d’abord pendant dix années, de 612 à 622, à La Mecque ; le prophète n’y eut que peu de succès, ne recruta que quelques dizaines de fidèles et fut en butte aux risées et même aux persécutions des Mecquois. Il se décida alors à se transporter avec ses adhérents à Médine (Yathrib), ville située quelques centaines de kilo­mètres plus au nord, et peuplée en grande partie de tribus juives ou judaïsantes. Là, son succès s’affirma, et ses partisans crurent rapidement en nombre, sur un sol déjà labouré par l’enseignement monothéiste. (Bien que ces questions soient fort obscures, une comparaison avec les premiers succès de la prédication chrétienne, obtenus parmi les metuentes, les « prosélytes de la porte », serait peut-être de mise ici.)

Mais les Juifs de stricte obédience, les docteurs locaux de la Loi dont, les appels ardents du Coran en témoi­gnent, la caution et l’approbation morale lui apparais­saient tellement essentielles, se montrèrent sceptiques et dédaigneux. Des démêlés et des escarmouches s’en­suivirent ; suffisamment puissant déjà pour faire usage de la manière forte, le Prophète déçu expulsa une partie des Juifs, et massacra avec la bénédiction d’Allah le reste. Ainsi s’expliquent les contrastes du Coran, lorsqu’il traite des Juifs, les glorifiant dans certains passages (ce sont alors les « Fils d’Israël »), les vouant aux gémonies en d’autres plus tardifs (ce sont alors les yahud) ; ainsi s’expliquerait aussi la substitution de Jérusalem par La Mecque comme lieu d’orientation de la prière (kibla), (p.50) et le remplacement du jeûne de Yom Kippour par le Ramadan.

 

(p.50) Maître de Médine et de sa région, le Prophète s’em­ploya ensuite à amener à composition La Mecque, sa ville natale, et à devenir le chef théocratique de l’Arabie (du reste, maints accents du Coran permettent de con­clure  qu’il   n’était   guère   conscient   d’une   mission   de j caractère universaliste, et que c’est la collectivité arabe ‘ seule qu’il entendait faire bénéficier de son message), | Dans  cette entreprise,  qui s’étendit de 622 jusqu’à sa mort  en  632,  il  fit  preuve  d’étonnantes  capacités   de j meneur d’hommes et de stratège, frappant les Mecquois sur leurs lignes de communication avec l’extérieur, et les réduisant à sa merci en 630. Au cours de ces campagnes, il eut cette fois affaire à des tribus arabes chrétiennes et réussit à les soumettre ; ici encore, il se heurta à leur incompréhension, sinon à leurs railleries et, dans cette question également,  le  Coran reflète  sa  déception, et manifeste un changement graduel de ton.

Les dernières années de la vie du Prophète paraissent avoir été calmes et sereines. Khadija était morte depuis longtemps ; il contracta, pour des raisons politiques, plu­sieurs autres mariages. Il régissait paternellement sa communauté, simple, humain et de bon conseil, acces­sible au dernier de ses fidèles. Il préparait une expédition contre la Syrie lorsqu’il mourut subitement en 632.

Tels sont les éléments certains de la biographie du Prophète qu’il est possible de retirer de la lecture du Coran, ce livre tellement déroutant pour l’entendement occidental. Sa lecture est assurément rebutante pour nous, et le jugement qu’a jadis porté Carlyle : « Un fouillis confus, rude et indigeste. Seul le sens du devoir peut pousser un Européen à venir à bout du Coran », reste toujours vrai pour nous. Mais aussi vraie est la deuxième partie de la proposition : « Ce livre a des mérites tout autres que littéraires. Si un livre vient du plus profond du cœur, il atteindra d’autres cœurs ; l’art et le savoir-faire ne comptent guère. » Livre d’authen­tique inspiration religieuse, le Coran rappelle l’Ancien Testament par son aspect de guide universel, s’étendant à tous les domaines de l’existence. Il est vrai que sa composition est beaucoup plus confuse et ses répéti­tions proprement interminables. (Mais ainsi que faisaient observer ses commentateurs « Dieu ne se lasse jamais de se répéter».) Et tout comme l’Ancien Testament a

(p.51) été complété par la tradition, d’abord orale, de la Michna et du Talmud, le Coran l’a été par la tradition islamique du hadith, laquelle n’a été fixée par écrit que sur le tard (IXe siècle).

Si le génie de Mahomet fut de fondre et de transposer, afin de les rendre accessibles aux Arabes, les enseigne­ments des deux religions rivales (Jésus, auquel il accorde une place éminente, est pour lui le dernier en date des grands prophètes), il témoigne souvent, nous l’avons dit, de l’ignorance de leur teneur exacte. Ainsi il croit que les Juifs, partageant à leur manière l’erreur chrétienne, tiennent Ezra pour le fils de Dieu ; la Trinité chrétienne se compose pour lui de Dieu, le père, du Christ et de Marie (les Chrétiens sont pour lui des polythéistes), et il confond du reste Marie avec Myriam, la sœur d’Aaron (sourate XIX, 29) ; plus même, il confond parfois ensei­gnement juif et enseignement chrétien, et exhorte les Juifs de Médine à le suivre au nom des Evangiles. Igno­rance qui peut-être fit sa force ; peut-être le vieux Renan avait-il raison en écrivant : « Trop bien savoir est un obstacle pour créer… Si Mahomet avait étudié de près le judaïsme et le christianisme, il n’en eût pas tiré de religion nouvelle ; il se fût fait juif ou chrétien et eût été dans l’impossibilité de fondre ces deux religions d’une manière appropriée aux besoins de l’Arabie… »

Cherche-t-on par ailleurs à déterminer la part du judaïsme et celle du christianisme dans l’enseignement de Mahomet, on se convainc facilement de l’influence pré­pondérante du premier. Du point de vue transcendantal, le monothéisme rigide de l’Ancien Testament est main­tenu et, si possible, affirmé avec plus d’énergie encore. « II n’est de divinité qu’une Divinité unique. » « Impies sont ceux qui ont dit : « Allah est le troisième d’une « Trinité. » « Comment aurait-Il des enfants alors qu’il « n’a point de compagne, qu’il a créé toute chose et « qu’il est omniscient ? » Sans relâche, le Coran martèle ce thème. Du point de vue des rites, la loi de Moïse, depuis longtemps tombée en désuétude chez les Chré­tiens, tout en étant allégée par Mahomet, reste en vigueur dans la plupart des domaines, qu’il s’agisse de prescrip­tions alimentaires et de l’interdiction de la viande de porc, des ablutions et purifications et de la réglemen­tation de la vie sexuelle (considérée, tout comme par l’Ancien Testament, bonne et nécessaire), ou du rythme des prières quotidiennes et des jeûnes. Aux Chrétiens, (p.52)

il n’emprunte que le culte de Jésus et la foi en sa concep­tion virginale. Mais il nie résolument le fait de la Cruci­fixion 1.   D’ailleurs,   pourquoi   Jésus   se   serait-il   laissé immoler ? En effet, la notion de péché originel, à peine j esquissée dans l’Ancien Testament, et sur laquelle les Evangiles mettent si fortement l’accent, est pratiquement ignorée par le Coran. On voit donc que l’Islam a bien plus d’affinités avec le judaïsme qu’avec le christianisme. Il est vrai que sur maints points on perçoit l’influence de très  antiques  traditions   communes  aux Arabes et aux Juifs, ainsi que cela était le cas pour la circoncision (que le Coran ne mentionne explicitement nulle part !), Mais l’Islam se rapproche du  christianisme sur un autre point. En analogie avec un classique procédé des Pères de l’Eglise, qui cherchèrent et trouvèrent chez les prophètes  bibliques l’annonce de la  venue du Christ, Mahomet attribue à ces mêmes prophètes, mais surtout à Abraham et à Jésus, l’annonce de sa venue à lui. (Les théologiens musulmans perfectionneront la méthode, se référant parfois aux mêmes textes que les Chrétiens, qu’ils sauront lire d’une manière nouvelle2.) Et si les « détenteurs des Ecritures » (Chrétiens comme Juifs) ne trouvent dans ces textes rien de tel, c’est qu’ils sont, les uns   comme  les   autres,   des   témoins   infidèles,   déten­teurs d’une demi-vérité ; car, ils en ont « oublié une par­tie », ou, ce qui pire est, « ils veulent éteindre la lumière d’Allah avec le souffle de leurs bouches ». Ils sont donc des faussaires, « dissimulant une grande partie de l’Ecri­ture ». A ce point de vue, nulle différence entre Juifs et Chrétiens, même si à plusieurs reprises Mahomet souligne sa préférence pour les derniers ;  ils sont placés sur le même pied, et Allah, qui jusque-là a soutenu les Chré­tiens contre les Juifs, les châtiera maintenant de la même manière pour leur infidélité.

 

1 La Crucifixion est une fable juive, et les Juifs sont précisément blâmés « pour avoir dit » : « Nous avons tué le Messie, Jésus fils de Marie, « l’Apôtre d’Allah ! », alors qu’ils ne l’ont ni tué ni crucifié, mais que son sosie a été substitué à leurs yeux » (sourate IV, 156). Cette interprétation dénote l’influence du Nestorianisme, avec son enseignement sur les deux natures de Jésus-Christ, sinon celle d’autres anciennes hérésies orientales (Docètes, Corinthiens, Saturniens, etc.) comportant diverses variations sur le même sujet.

2 Ainsi Habakuk, III, 3-7 ; Daniel, II, 37-45 ; Isaïe, V, 26-30 et passim, et même Cantique des Cantiques, V, 10-16. Les Evangiles sont mis à contribution de la même manière.

 

(p.54) Et le « tuez les Infidèles quelque part que vous les trouviez ; prenez-les, assiégez-les » : en un mot, la Guerre sainte, le jihad ? demandera-t-on. Certes, cela aussi se trouve dans le Coran, mais ces imprécations et ces vio­lences sont expressément réservées aux polythéistes, aux idolâtres arabes qui ne veulent pas accepter l’ordre théocratique institué par le Prophète pour son peuple (ce n’est qu’à partir des croisades que la notion de Guerre sainte fut étendue à la lutte contre les Chrétiens). Pour ces trublions, dont l’opposition compromet son œuvre, Mahomet est sans merci : pour le reste, l’Islam est par excellence une religion de tolérance. Rien de plus faux que de le voir, conformément aux poncifs tradi­tionnels, brisant toute résistance par le fer et par le feu. Plus généralement, c’est une religion à la mesure de l’homme, sachant tenir compte de ses limites et de ses faiblesses. « Cette religion est facilité », dit la tradition musulmane ; « Allah veut pour vous de l’aise et ne veut point de gêne », dit encore le Coran. Religion qui n’exige ni le sublime ni l’impossible, moins ardente que le chris­tianisme à élever l’humanité vers des hauteurs inacces­sibles, moins portée aussi à la plonger dans des bains de sang.

 

(p.56) Et c’est ce qui explique que l’Islam à ses débuts a été considéré par les Chrétiens — et aussi par les païens — simplement comme une nouvelle secte chrétienne. Une telle conception persista en Europe à travers tout le Moyen Age : on en retrouve les échos dans La Divine Comédie de Dante, où Mahomet est traité de « seminator di scan-dalo e di scisma », ainsi que dans diverses légendes où il est présenté comme un cardinal hérésiarque, déçu de ne pas avoir été élu pape. On comprend mieux, dans ces conditions, l’accueil enthousiaste que les monophysites de Syrie, persécutés par Byzance, et les nestoriens de Mésopotamie, opprimés en Perse, réservèrent aux conqué­rants, qui étaient aussi leurs frères ou leurs cousins de race.

 

(p.59)  Est-ce de l’poque des Omayades que date le statut des ‘dhimmis’, des protégés chrétiens et juifs, tel que les (p.60) légistes musulmans le codifieront définitivement un ou I deux siècles plus tard ? Ces légistes aimaient à se référer à des répondants antiques et vénérables, et attribuaient le statut en question au Calife Omar, deuxième succes­seur de Mahomet ; en réalité, il lui est certainement bien postérieur ;  quoi qu’il en soit, voici les termes et les conditions,  au nombre  de  douze,  du célèbre   « pacte I d’Omar » :

Six conditions sont essentielles :

Les dhimmis ne se serviront point du Coran par raille­rie, ni n’en fausseront le texte,

Ils ne parleront pas du Prophète en termes menson-1 gers ou méprisants,

Ni du culte de l’Islam avec irrévérence ou dérision,

Ils ne toucheront pas une femme musulmane, ni ne chercheront à l’épouser,

Ils ne tâcheront point de détourner un Musulman de la foi, ni ne tenteront rien contre ses biens ou sa vie,

Ils ne secourront point l’ennemi, ni n’hébergeront d’espions.

La transgression d’une seule de ces six conditions anéan­tit le traité et enlève aux dhimmis la protection des Musulmans.

Six autres conditions sont seulement souhaitables ; leur violation est punissable d’amendes ou d’autres pénalités, mais n’anéantit pas le traité de protection :

Les dhimmis porteront le ghiyar, un signe distinctif, ordinairement de couleur jaune pour les Juifs, de couleur bleue pour les Chrétiens,

Ils ne bâtiront point de maisons plus hautes que celles des Musulmans,

Ils ne feront pas entendre leurs cloches et ne liront point à haute voix leurs livres, ni ce qu’ils racontent d’Ezra et du Messie Jésus,

Ils ne boiront pas de vin en public, ni ne montreront leurs croix et leurs pourceaux,

Ils enseveliront leurs morts en silence, et ne feront point entendre leurs lamentations ou leurs cris de deuil,

Ils ne se serviront point de chevaux, ni de race noble ni de race commune ; ils peuvent toutefois monter des mulets ou des ânes.

A ces douze conditions, si révélatrices du mélange de mépris et de bienveillance qui caractérisait l’attitude des Musulmans envers les Infidèles, il faut en ajouter une trei­zième, absolument fondamentale : les dhimmis paieront (p.61) tribut, sous deux formes différentes : le kharadj, impôt foncier, déjà mentionné, et la djizyia ou djaliya, capitation à acquitter par les hommes adultes, « portant la barbe ». De celle-là aussi, le célèbre légiste Mawerdi écrivait «qu’elle est demandée avec mépris, parce qu’il s’agit d’une rémunération due par les dhimmis en raison de leur infidélité, mais qu’elle est aussi demandée avec dou­ceur, parce qu’il s’agit d’une rémunération provenant du quartier que nous leur avons fait ».

De la sorte, une symbiose organique s’institue entre conquérants et conquis, qui, sauf exceptions passagères, a permis, tout le long du Moyen Age, l’existence de Chré­tientés et de Juiveries paisibles et prospères dans toutes les régions de l’Imperium islamique.

 

(p.63) Cette coexistence pacifique de religions rivales contribuait au respect de l’opinion d’autrui, et conduisait parfois aussi jusqu’au franc scepticisme. En particulier, les premières tentatives de critique biblique sont bien antérieures au « Siècle des Lumières » puis­qu’on les retrouve sous la plume de certains polémistes de l’Islam. Ainsi, au xie siècle, l’érudit poète Ibn Hazm mettait en doute l’âge des patriarches (Si Mathusalem avait vécu aussi longtemps que l’assure la Genèse, il aurait dû mourir dans l’arche de Noé, faisait-il observer), relevait maintes autres contradictions de l’Ancien Testa­ment et, tout comme plus tard un Voltaire, dressait le catalogue de ses obscénités.

Attaquer le Coran lui-même d’une manière aussi •> ouverte aurait équivalu à blasphémer le Prophète ; si les penseurs arabes ne l’ont pas osé, ou s’il ne reste plus trace de tels écrits, il a existé des auteurs, et non des moindres, qui se sont complu à composer des imitations du Coran, dont le caractère iconoclaste faisait les délices des initiés. C’est ce qu’a fait Mutanabbi, souvent consi­déré comme le plus grand des stylistes arabes, ainsi que le poète aveugle Abou’1-Ala, prince des sceptiques de l’Orient. On objectait à ce dernier, paraît-il, que son ouvrage était bien fait, mais qu’il ne produisait pas l’im­pression du vrai Coran. « Laissez-le lire pendant quatre cents ans dans les mosquées, répliqua-t-il, et vous m’en direz des nouvelles. » Ailleurs, Abou’1-Ala attaque toute religion en général en termes très violents : « Réveillez-vous, réveillez-vous, pauvres sots, vos religions ne sont qu’une ruse de vos ancêtres. » On voit que la formule  (p.64) « religion, opium du peuple » possède  des répondants antiques de qualité…

A cette originalité foncière de l’Islam de la grande époque, on peut facilement trouver des explications terre à terre, et invoquer les pressantes raisons qui pous­saient les conquérants arabes à protéger les existences et les cultes des dhimtnis, laborieux agriculteurs ou arti­sans, piliers de la vie économique du califat : état de choses qui a fini par recevoir une « consécration idéolo­gique ». Mais je préfère mettre l’accent sur l’autre aspect de la question, et qui, peut-être, recouvre une vérité plus profonde : à savoir, que les doux préceptes du Christ ont présidé à la naissance de la civilisation la plus combative, la plus intransigeante qu’ait connue l’histoire humaine, tandis que l’enseignement belliqueux de Maho­met a fait naître une société plus ouverte et plus conci­liante. Tant il est vrai, encore une fois, qu’à force de trop exiger des hommes, on les soumet à d’étonnantes tentations, et que qui veut trop faire l’ange fait la bête.

 

(p.66) Comment expliquer alors que le christianisme ait fini par I s’éteindre presque complètement, à travers le vaste Imperium islamique ?

 

(p.67) Des flambées de persécutions, déclenchées par des Califes peu tolérants tels que Moutawakkil, « le haïsseur de Chrétiens » (847-861), et surtout, un siècle et demi plus tard, par l’extravagant Calife d’Egypte Hakim (996-1021), entraînaient de leur côté des conversions en masse. Mais les coups définitifs ne furent portés aux Chrétientés orientales qu’à l’époque des Croisades. Avant celles-ci, la dégradation fut très lente, et marquée surtout par une baisse progressive du statut social des Chrétiens. Dès le Xe siècle, les observations de Jahiz sur les métiers respectifs des Chrétiens et des Juifs ne semblent plus valables. Cependant, la prépondérance des Chrétiens dans l’administration durera pendant des siècles. Leurs adver­saires assuraient que certains d’entre eux se posaient même ouvertement en « maîtres du pays » ; et qu’en pillant le trésor public ils prétendaient exercer une espèce de droit de récupération. Les ulémas se plai­gnaient amèrement de cet « envahissement chrétien » ; au XVe siècle encore, l’un d’eux rappelait que « l’exercice par ces Chrétiens de fonctions dans les bureaux officiels est un mal des plus grands, qui a pour conséquence l’exaltation de leur religion, vu que la plupart des Musul­mans ont besoin, pour le règlement de leurs affaires, de fréquenter ces fonctionnaires… (…)

 

(p.68) Voici, par exemple, une apologie de l’Islam, Le Livre-de la religion et de l’Empire, rédigée au IXe siècle par l’apostat chrétien Ali Tabari. Un de ses chapitres s’in­titule « La prophétie du Christ sur le Prophète — que Dieu les bénisse et les sauve tous les deux ». « II est évident — écrit Ali Tabari dans ce chapitre — que Dieu a accru sa colère contre les enfants d’Israël, les a mau­dits, les a abandonnés et leur a dit qu’il brûlerait le tronc à partir duquel ils se sont multipliés, qu’il les détruirait ou les chasserait dans le désert. Quel est mon étonne-ment de voir que les Juifs demeurent aveugles à ces choses et maintiennent des prétentions qui les rem­plissent d’illusions et d’erreurs. Car les Chrétiens portent (p.69)

témoignage contre les Juifs, matin et soir, comme quoi Dieu les a complètement détruits, a effacé leurs traces de la surface de la terre et annihilé l’image de leur nation. » Qu’un tel appel au témoignage des Chrétiens contre les Juifs ne dût pas être isolé est confirmé entre autres par Jahiz, qui conclut ainsi son écrit cité plus haut : « Les Chrétiens croient que les Mages, les Sabéens et les Manichéens, qui s’opposent au christianisme, doivent être pardonnes tant qu’ils n’ont pas recours au mensonge, et ne contestent pas la vraie foi, mais lorsqu’ils en viennent à parler des Juifs, ils les stigma­tisent comme des rebelles endurcis, et non seulement comme des gens vivant dans l’erreur et la confusion. » (Cette tradition ne s’est pas tarie, bien au contraire, puisque dans les pays arabes contemporains, la propa­gande anti-israélienne ou antijuive, faisant flèche de tout bois, invoque, aux côtés de certains versets du Coran et des vieux thèmes patristiques, non seulement des libelles pseudo-mystiques tels que les fameux « Proto­coles des Sages de Sion », mais aussi des arguments proprement racistes : les Juifs sont une race métissée, leurs vices sont innés, et Israël est appelé à disparaître « par la loi fondamentale de la lutte pour la vie ». On voit que la propagande mondiale hitlérienne est passée par là.)

 

(p.70) L’une des plus connues d’entre elles, celle de l’anna­liste  syriaque  Bar Hebraeus, évoque entre autres  un massacre qui eut lieu dans l’Irak en 1285. Une bande de Kurdes et   d’Arabes, forte de quelques milliers d’hommes, projetait  de tuer tous  les Chrétiens  de la région de Macosil. Ceux-ci alors  « rassemblèrent leurs femmes et leurs enfants, et allèrent chercher refuge dans un castel qui avait appartenu à l’oncle du Prophète, dit Nakib  Al-Alawiyin,  espérant  que  les  brigands  respec­teraient cet édifice, et que leurs vies resteraient sauves. Quant au reste des Chrétiens, qui ne savaient pas où se î cacher, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans ; le castel, ils tremblaient de peur, et pleuraient à chaudes larmes sur leur sort funeste, bien qu’en réalité ce sort frappât d’abord ceux qui s’étaient réfugiés dans le cas-tel ». En effet, continue notre chroniqueur, malgré la sainteté de l’endroit, les bandits le prirent d’assaut et \ passèrent au fil de l’épée les réfugiés, massacrant ensuite les Chrétiens  de la ville, et s’en prenant ensuite aux Juifs, et même aux Musulmans.

Ce récit de Bar Hebraeus, ses plaintes et ses impréca­tions rappellent par maint détail la chronique de Salomon bar Siméon, relatant comment, en 1096, des bandes de croisés massacrèrent les Juifs de Worms, qui avaient cherché abri dans le palais de l’évêque Adalbert (voir plus loin).

Mais, à part quelques épisodes isolés de cette espèce, on ne sait pas grand-chose des souffrances muettes de (p.71) ces chrétientés orientales, impossibles à relater sous forme d’histoire cohérente. Un chroniqueur plus ancien, le « pseudo »-Denys de Tell-Mahré, compilant les récits de ses prédécesseurs, constate :

« Quant aux temps durs et amers que nous-mêmes et nos pères avons vécus, nous n’avons trouvé aucune chronique à leur sujet, ni sur les persécutions et les souffrances qui nous ont frappés pour nos péchés… nous n’avons trouvé personne qui ait décrit ou commémoré cette époque cruelle, cette oppression qui continue à peser de nos jours encore sur notre terre… »

Somme toute, si on dispose de quelques éléments sur l’islamisation progressive des villes, on ignore les condi­tions dans lesquelles s’est poursuivie celle des campa­gnes. Parfois, on ne dispose que d’un point de départ et d’un point d’arrivée. Ainsi, dans l’Afrique du Nord actuelle, où florissaient jadis Tertullien, Cyprien et saint Augustin, où il y avait deux cents évêchés au vne siècle, il n’en restait plus que cinq en 1053 ; on croit que Abdel-mumin y détruisit vers 1160 les derniers vestiges de la chrétienté indigène. En Egypte, la déchristianisation fut plus lente, et ne s’accélère qu’en contre-coup à la poussée des croisés : de grandes persécutions de Chré­tiens, suivies de conversions en masse, y marquent en particulier la période du gouvernement des Mamluks, à partir de 1250. De nos jours, les Coptes monophysites y forment un dixième de la population. Une lente déca­dence du même genre s’est poursuivie en Syrie, où le nombre de Chrétiens de diverse obédience est actuel­lement du même ordre de grandeur (dans l’Irak, par contre, le christianisme nestorien s’est presque entière­ment effrité au cours du premier siècle de la domination arabe).

 

(p.73) Cependant, Charlemagne déjà, qui s’était fait cou­ronner empereur à Rome, avait fait évangéliser les Saxons non par la parole, mais par le fer et le feu. Lorsque le recours au « bras séculier » s’implante défi­nitivement dans les mœurs ecclésiastiques, lorsque, sur­tout après le triomphe de Canossa, la papauté prêche la croisade, et lance les troupes chrétiennes à l’assaut de la Terre sainte et de l’Orient, alors les progrès de l’évangé-lisation s’arrêtaient net. Les croisades furent-elles la grande trahison des clercs ? En fait, elles durcirent non seulement les cœurs des Juifs, massacrés par milliers par les bandes de croisés, mais aussi ceux des Musul­mans, pieux adorateurs de Jésus, attaqués par les contempteurs acharnés de Mahomet. Par répercussion, elles conduisirent à l’extinction presque complète du christianisme en pays d’Islam ; elles marquent un apogée à partir duquel l’expansion chrétienne a fait place à une contraction. Ce processus, qui lui aussi s’étend sur près d’un millénaire, semble irréversible, surtout depuis qu’aux reculs enregistrés sur les fronts extérieurs s’est ajoutée, depuis plus d’un siècle, la retraite sur le front intérieur, face à ce qu’il est convenu d’appeler la « paga-nisation » des Européens, intellectuels ou ouvriers. Sur le fond de ce mouvement de longue durée, les revivais religieux, d’une génération à l’autre, ne font l’effet que de retours de flamme. A l’offensive du communisme, qui, en Europe et en Asie, abat, sous nos yeux, des murs entiers de l’édifice chrétien, font pendant les incessants progrès de l’Islam en Afrique. Tout se passe donc bien comme si le reflux du christianisme coïncidait avec la prépondé­rance de la civilisation occidentale, comme si le paradoxe d’un message évangélique appuyé sur la force se révélait à la longue être ce qu’il est : une antinomie insoute­nable.

 

 

 

(p.75) (…) nombreux sont les versets du Coran consacrés à la glorification des patriarches et des prophètes, Moïse, Elie, Job ou le roi Salomon.

Par la suite, la théologie de l’Islam fut élaborée sur­tout à Bagdad, c’est-à-dire dans cette Mésopotamie qui, depuis des siècles, était la forteresse de la tradition juive. Des Juifs convertis à l’Islam, tels qu’Abdallah ben Salem et Kaab al-Ahbar, ont contribué à en déterminer la forme et les méthodes : nous avons déjà signalé les analogies de construction entre le Talmud et le hadith. Et le folklore religieux des premiers siècles de l’Islam s’est abondamment alimenté au fonds juif, aux histoires merveilleuses de la Haggada sur les patriarches et les prophètes ; ces légendes, connues sous le titre significatif de « Israyilli’at », ont conservé leur popularité jusqu’à nos jours.

 

(p.85) De tout ce qui précède, il serait erroné de conclure que le sort des Juifs en Islam fut toujours florissant. Dans la partie orientale de l’Empire, il y eut des persé­cutions sporadiques, lesquelles du reste visaient toujours les dhimmis juifs et les dhimmis chrétiens à la fois. La mieux connue, et peut-être la plus cruelle, fut celle du Calife fatimide Hakim, lequel, en 1012, fit détruire en Egypte et en Palestine toutes les églises et toutes les synagogues, et interdit la pratique des religions autres que l’Islam. Il est significatif que les historiens musul­mans n’ont su expliquer cette décision autrement qu’en l’attribuant à la folie qui subitement se serait emparée de ce Calife. Dans la partie occidentale, d’où dès le XIIe siècle le christianisme avait disparu, tandis que le judaïsme prospérait (disparité de sort qui nous rappelle combien le judaïsme était mieux outillé que le christia­nisme pour vivre sous une domination étrangère), il y eut, au xne siècle, sous la dynastie des Almoravides d’abord, sous celle des Almohades ensuite, des persécu­tions féroces, auxquelles, nous le verrons plus loin, les Juifs échappaient souvent en se réfugiant pour quelque temps en territoire chrétien (ce fut entre autres le cas pour Juda Halevi et pour la famille de Moïse Maïmo-nide). Il a été observé, à ce propos, qu’il ne s’agissait pas de dynasties arabes, puisque toutes deux étaient d’ori­gine berbère, et que leur intolérance n’était que l’expres­sion du zèle fervent de nouveaux convertis. L’explication vaut ce qu’elle vaut : des interprétations de ce genre me paraissent plus valables dans le cas de princes apparte­nant à la secte chiite, intolérante de tous temps et par doctrine. On constate, en effet, que nombre d’entre les persécutions connues ont été le fait de chiites : ainsi, celles du Yemen et celles qui furent endémiques en Perse dans un passé récent encore, ainsi que nous le verrons plus loin. Mais, surtout, ce que nous connaissons est sans doute bien plus maigre que ce que nous ignorons. Carac­téristique à cet égard est la phrase laconique qui suit du chroniqueur juif espagnol Ibn Verga : « Dans la grande ville de Fez, une grande persécution eut lieu ; mais comme je n’ai trouvé là-dessus rien de précis, je ne l’ai pas décrite plus amplement. »

II semble bien que les Juifs furent englobés dans les persécutions antichrétiennes d’Egypte mentionnées plus haut (d’après une chronique musulmane datant de cette époque, ils auraient même supplié le sultan : « Au (p.86) nom de Dieu, ne nous brûlez pas en compagnie de ces chiens de Chrétiens, nos ennemis tout comme les vôtres ; brûlez-nous à part, loin d’eux. »

 

(p.89) Voici encore le Al Mostatraf, vaste encyclopédie popu­laire, sorte de fourré-tout, correspondant, à la fois, aux « Mémentos pratiques », « Règles de savoir-vivre » et almanachs de nos parents. En divers endroits, il y est question des Infidèles et de leurs ruses, mais sans méchanceté excessive. Ainsi, on nous apprend que, pour jouer un tour aux Musulmans, un « roi de Roum » chré­tien décida d’abattre le célèbre phare d’Alexandrie, haut de mille coudées. Il s’y prit de la manière suivante : il envoya en Egypte des prêtres, qui prétendaient vouloir embrasser l’Islam : ceux-ci, de nuit, enfouissaient à proxi­mité du phare des trésors, qu’ils déterraient de jour ; tout le peuple d’Alexandrie courut creuser la terre tout autour, de sorte que le phare finit par s’écrouler. Ailleurs, il est question d’un Juif qui, pour perdre un vizir, contre­nt son écriture, et feignit d’entretenir avec les princes infidèles une correspondance préjudiciable aux intérêts de l’Islam ; démasqué, il fut décapité.

Le chapitre « De la fidélité à la foi jurée » donne en exemple le roi-poète juif Samawal, qui symbolisait déjà cette vertu dans la poésie arabe antéislamique. Des adages mettent en garde contre les dhimmis : « Ne con­fiez aucune fonction ni aux Juifs ni aux Chrétiens ; car, par leur religion, ce sont des gens à pots-de-vin… » (cha­pitre « De la perception des impôts »), ou les flétrissent : « En général, la malédiction est permise contre ceux qui possèdent des qualités méprisables, comme par exemple quand on dit : « Que Dieu maudisse les méchants ! Que « Dieu maudisse les Infidèles ! Que Dieu maudisse les «Juifs et les Chrétiens!…» (chapitre : «De savoir se taire »). Le chapitre traitant des épigrammes contient celui qui suit « … il arrive très souvent qu’une pièce de bois soit fendue en deux : la moitié pour servir à une mosquée, et ce qu’il en reste est employé aux latrines d’un Juif ! » On voit qu’il y a de tout, dans notre encyclo­pédie.

 

(p.98) « Ollé » : une translitération d’Allah

 

(p.104) En 1066, au cours d’une brève insurrection populaire, Joseph ibn Nagrela fut crucifié par la foule déchaînée, et un grand nombre de Juifs furent assassinés ; il semble que les survivantsz durent quitter pour quelque temps Grenade.

 

(p.112) En Andalousie, l’âge d’or ne devait plus durer longtemps. En 1147, elle fut envahie par les! Almohades du Maroc intolérants, sectaires, imposant l’Islam de force, et ceux des Juifs qui ne se résignèrent pas à la condition humiliée et dangereuse de l’Anoussiout durent la quitter pour les cieux plus cléments de la Castille, de l’Aragon et de la Provence. On est mal ren­seigné sur le sort de ceux qui restèrent ; aucun historien ne s’est encore penché sur leurs vicissitudes. D’une part, d’après une chronique arabe, ils jouèrent un rôle de premier plan, quinze ans plus tard, au cours d’une insurrection avortée contre le régime des Almohades. De l’autre, Ibn Aknin (le disciple préféré de Maïmonide) assure qu’ils faisaient de grands efforts pour complaire aux Almohades, et continuèrent même à suivre les rites de l’Islam lorsque la contrainte prit fin ; mais que malgré cela, méprisés, ils ne trouvèrent pas grâce aux yeux des Musulmans. Effectivement, à deux reprises, au début du xnie siècle, le port d’un insigne distinctif fut imposé à ces convertis. On peut supposer qu’ils ont constitué une sorte de communauté à la fois juive et musulmane, sem­blable aux sectes que nous avons décrites au chapitre précédent. Ce qui pourrait expliquer comment Ibrahim ou Abraham ibn Sahl, de Séville, ait pu être en même temps le chef de la communauté juive et l’un des poètes arabes les plus connus et les plus licencieux de son époque.

 

(p.114) Tandis que dans l’Europe proprement chrétienne les croisades marquent le début d’une dégradation des Juifs, et, d’une manière très immédiate, contribuent à cette dégradation, dans une Espagne fortement isla­misée, la Reconquista, au cours d’une première et longue période, favorise en effet un essor du judaïsme qui fut sans égal dans l’histoire de la dispersion. C’est que la Reconquista, qui fut une croisade permanente longue de huit siècles, fut, en même temps, surtout à ses débuts, tout autre chose que cela. Avant d’en venir à notre sujet proprement dit, il importe donc d’éclairer la toile de fond, d’évoquer brièvement l’épopée millénaire qui,| mêlée sourde et incohérente à son commencement, allait devenir la gesta Dei per Hispanos, la croisade réalisée dans tous ses buts (contrairement aux croisades d’Orient; mais c’est peut-être la logique interne d’une croisade menée à son aboutissement, c’est-à-dire le paradoxe d’une quête assouvie, qui conduisit alors à la persécution d’une partie de l’Espagne par l’autre, ainsi que nous le verrons plus loin).

Cependant, les Chrétiens d’Espagne combattent sous (p.115) l’égide d’un patron tutélaire, saint Jacques, dont la dépouille mortelle aurait été miraculeusement transpor­tée de Palestine à Saint-Jacques-de-Compostelle, à l’extré­mité nord-ouest de la Péninsule. Dans le réseau de légendes qui se tisse autour de la figure de ce doux apôtre, celui-ci devient à la fois le frère cadet ou même le double de Jésus, et un chevalier à la blanche armure, en imitation, peut-être, de la figure belliqueuse de Mahomet. Le sanctuaire de Saint-Jacques-de-Compostelle devient bientôt l’un des principaux lieux de pèlerinage pour toute l’Europe carolingienne, et, de la sorte, les influences de la jeune culture chrétienne commencent à contrebalancer celles du califat de Cordoue, aidant les populations de la Castille ou de l’Aragon à mieux prendre conscience de leur chrétienté. Ainsi s’amorce une lente évolution qui transformera la mêlée confuse en « guerre divine », conception qui sera alors rétroactivement pro­jetée sur l’entreprise en son entier, en même temps que son incarnation d’épopée, le Cid Campeador, est promu au rang de paladin de la Foi (ce que sa biographie ne semble guère confirmer). Evolution à laquelle ont forte­ment contribué les moines (clunisiens surtout) et les chevaliers d’outre-Pyrénées, qui, au xi^ siècle, en nombre toujours croissant, viennent, les uns, réformer la vie religieuse espagnole, les autres, prêter main-forte aux combattants («Les précroisades»). Mais leur influence fut lente à s’exercer en profondeur. Il est caractéristique que l’acte qui exprime par excellence l’esprit des croi­sades, le vœu et la prise de croix, ne pénétra que relati­vement tard dans les mœurs des chevaliers espagnols : il ne devint fréquent qu’au début du xme siècle. De même, ce n’est qu’en 1212 que les rois chrétiens d’Espa­gne, passant sur leurs vieilles discordes, surent conclure une alliance générale contre les Musulmans : la victoire décisive de Las Navas en résulta. Et il semble bien établi que les grands ordres militaires qui, plus tard, jouèrent dans l’histoire espagnole un rôle si important, ceux de Saint-Jacques, d’Alcantara et de Calatrava, ne furent aucunement une création originale, mais une imitation des ordres de Terre sainte.

 

(p.119) Le statut juridique de la « nation juive » était à l’épo­que sensiblement le même que celui de la « nation chré­tienne ». Dans les faits, les Juifs prenaient place sur l’échelle sociale aussitôt après les rois et les seigneurs, rang qui leur était assuré par la grande importance et variété de leurs fonctions socio-économiques. Commerce, industrie et artisanat se trouvaient entre leurs mains pour la plus large part. La Reconquista, avec ses dévas­tations, entraînait la ruine des manufactures, l’abandon des mines d’argent et de métaux ; ils les relevèrent. Dans les territoires conquis, ils donnèrent un grand essor à la viticulture, traditionnellement traitée avec défaveur en pays d’Islam. Propriétaires terriens, ils veillaient eux-mêmes à la mise en valeur de leurs terres.

 

(…) Voyons  maintenant ce que fut l’attitude de l’Eglise chrétienne à cette époque, face à une ascension juive aussi vertigineuse.

 

(p.120) Les ecclésiastiques espagnols prenaient donc leur parti d’une situation qu’ils justifiaient, comme le fit l’archevêque de Tolède, en exposant qu’il était essentiel de garder les Juifs dans les terres castillanes, pour pouvoir un jour les convertir, ainsi que prédit par les prophètes. Entre­temps, ils les faisaient participer jusqu’aux frais du culte tels que l’illumination des autels. Les délibérations conciliaires consacrées aux Juifs sont rares avant le xiv« siècle, et celles qui eurent lieu s’occupèrent surtout de la perception des dîmes sur les propriétés « que les Juifs détestés et perfides ont achetées ou vont acheter aux fidèles du Christ… car il serait injuste que l’Eglise perdît ces dîmes qu’elle percevait avant l’arrivée des Juifs… ».

Les ecclésiastiques étrangers, français surtout, qui en ce temps affluaient en Espagne, avaient apparemment d’autres conceptions sur le traitement à réserver aux Infidèles. L’un d’eux, dom Bernard, un Clunisien qui fut le premier archevêque de Tolède, ne pouvant admettre que la grande mosquée restât consacrée au culte musul­man, ainsi que cela avait été stipulé lors de la capitu­lation de la ville, la transforma de son propre chef en cathédrale, contre le gré du roi. Il en était de même pour les chevaliers qui venaient combattre les Sarrasins. A plusieurs reprises (en 1066, en 1090, en 1147, en 1212), ils entreprirent en cours de route de mettre à sac, stimulés par leur sainte colère et par leur avidité, les riches juiveries espagnoles ; chaque fois, l’ordre fut rétabli par une population étrangère encore à l’esprit de croisade, qui obéit aux ordres royaux. Mais de la sorte, les Chrétiens espagnols apprirent qu’outre-Pyré­nées les vies juives ne valaient pas cher ; quant aux Juifs, ils reconnurent les menaces familières, « entre Edom et Ismaël ». En 1066, du reste, le pape Alexandre II félicita le comte Ramon Berenguer Ier de Barcelone « de la sagesse dont il avait fait preuve en préservant de la mort les Juifs de ses territoires, car Dieu ne se réjouit pas de l’effusion du sang, et ne trouve pas plaisir à la perdi­tion d’hommes même méchants ».

 

D’autres  massacres   de  Juifs  eurent  lieu  au  cours (p.121) d’émeutes populaires lors de la vacance du trône : ainsi, en Castille en 1109, après la mort d’Alfonse VI ; en Léon en 1230, après la mort d’Alfonse IX ; jacqueries dirigées contre le roi et le pouvoir et contre les hommes du pouvoir, dans lesquelles on ne décèle encore aucune pointe spécifiquement antijuive.

 

L’âge d’or.

 

(…) en  1215 le IVe concile du Latran avait prescrit le port d’un insigne distinctif par les Juifs (et par les « Sarra­sins ») vivant en terres chrétiennes, précisément pour qu’on pût les reconnaître comme tels, et puisque les Juifs cherchèrent à se dérober à cette mesure.

 

(p.129) Ailleurs les Juifs, sociologiquement parlant, constituaient un groupe errant et marginal par excel­lence ; en Espagne, ils constituaient une sorte d’épine dorsale de la vie économique et sociale. « A la fois, ils étaient l’Espagne, et ils ne l’étaient pas », fait observer d’une manière très suggestive Americo Castro.

 

(p.136) Surtout, le concubinat fut légalisé, et les rabbins en arrivèrent même à distinguer entre deux sortes de concubines : la hachoukah, la « désirée », concubine libre, et la pilgechet, la « maîtresse », à laquelle l’amant s’était lié par une promesse de fiançailles. Sur ces points, les mœurs des Juifs espagnols n’étaient pas très différentes des mœurs chrétiennes médiévales, au grand scandale des rabbins d’outre-Pyrénées.

 

(p.137) Cette familiarité stimulait en particulier la dénoncia­tion intéressée d’un Juif ou d’une communauté auprès des autorités chrétiennes pour les motifs les plus divers : fraude fiscale, intrigue politique, contravention à la loi divine (juive ou chrétienne) ou, au contraire, applica­tion trop zélée de la Loi de Moïse (heurtant le sentiment chrétien) ; les prétextes que fournissait la vie courante étaient nombreux. Les dénonciateurs, les malsins, apos­tats de fait, étaient légion ; la lutte contre eux fut une préoccupation permanente des communautés juives, elle constitue une trame essentielle de l’histoire du judaïsme espagnol. Les aljamas se faisaient accorder des privilèges royaux autorisant à fouetter les malsins, à leur couper les membres et la langue, à les mettre à mort. « Item, comme certains Juifs de mauvaise conduite et déréglés en leur parler, qui mêlent leur compagnie à celle des Chrétiens et des Maures, ceux qu’on appelle en hébreu des malsins causent de grands scandales et maux… », dit le texte d’un tel privilège du roi Martin d’Aragon, daté de 1400. Les rois veillaient d’autant plus volontiers à la moralité publique qu’ils étaient assurés de gagner sur tous les tableaux : l’exécution d’un malsin était taxée (1000 sueldos jacqueres dans le cas précité, par exemple) ; le privilège n’était accordé que moyennant présent substantiel ; une dénonciation fondée pouvait rapporter plus gros encore. Ces luttes ont laissé des traces jusque dans l’espagnol moderne (malsin = médisant, malsinar = rapporter, etc.).

 

(p.139) Cet impôt, et surtout son nom, sont un premier témoi­gnage de la façon dont l’Eglise commençait à se plier en la matière aux vues européennes dominantes. Mais c’est surtout dans l’Aragon que celles-ci parvinrent à s’impo­ser d’assez bonne heure. L’ordre des dominicains avait fondé à Barcelone un véritable institut missionnaire. Ramon Penaforte, leur ancien général et confesseur du roi, réussit à faire organiser dans la ville en 1263 une grande disputation publique judéo-chrétienne, à l’instar de celle qui avait eu lieu en 1240 à Paris. Au champion chrétien, le dominicain converti Pablo Christian!, fut opposé le savant rabbin de Barcelone, Moïse ben Nach-man. A l’issue des discussions, qui durèrent près d’une semaine, en la présence du roi, chaque camp criait victoire ; en conséquence de quoi, le Juif fut banni d’Aragon et partit en pèlerin en Palestine.

 

 

Vers l’unité de la foi

 

(p.142) Au cours du XIVe siècle, les haines antijuives s’affir­ment et vont en progressant dans la Péninsule ibéri­que : à la fin du siècle, des massacres à grande échelle sont perpétrés dans la plupart des villes espagnoles. Au pied des Pyrénées, la Catalogne et l’Aragon sont le pre­mier théâtre d’épisodes sanglants ; en Castille, l’explo­sion n’a lieu qu’en 1391, et le mouvement se propage alors à travers toute la Péninsule, sans toutefois attein­dre encore à son extrémité le Portugal ; preuve supplé­mentaire, s’il en fallait de l’importance qu’avaient en l’espèce les influences et les exemples d’outre-Pyrénées.

En 1321, c’est en Navarre et en Aragon que vint se terminer la folle croisade des « Pastoureaux » de France ; après avoir massacré les Juifs à Jaca, à Montclus et aussi à Pampelune, ils furent dispersés par les troupes aragonaises. En 1348, lors de la grande épidémie de peste noire, le peuple de Barcelone et des villes avoisinantes en rejeta la faute sur les Juifs et tenta de mettre les aljamas à feu et à sang, à l’instar de ce qui se passa en Allemagne et en France (tandis qu’en Castille il n’y eut aucun trouble de ce genre). Mais l’ordre fut rapidement rétabli par les autorités. La royauté protégeait les Juifs de son mieux contre les entreprises d’agitateurs qui deve­naient de plus en plus nombreux. D’obscurs documents d’archives permettent parfois de connaître dans le détail comment l’agitation antijuive se poursuivait, jusqu’à ce que l’incendie s’embrasât à la fin du siècle. Ainsi, des troubles ayant eu lieu au printemps 1331 à Gérone, le (p.143) roi ordonna au bailli général de Catalogne de faire une enquête et de châtier les coupables. Dans son rapport circonstancié, le bailli faisait savoir que, dès Carême, une bande de clercs tonsurés et de jeunes écoliers avaient tenté d’incendier l’aljama. Une semaine plus tard, « exci­tés par la musique d’un jongleur jouant du tambour », les écoliers avaient lapidé un enterrement juif. A Pâques, les choses s’étaient aggravées. Le Jeudi saint, une tren­taine de clercs et d’écoliers, conduits par les chanoines Vidal de Villanova et Dalmacio de Mont, avaient entre­pris de faire irruption dans l’aljama, et tenté de frac­turer le portail. Le bailli de Gérone, accompagné de quelques hommes d’armes, essaya de rétablir l’ordre. Attaqué à coups de pierres, il battit prudemment en retraite, et se posta à quelque distance. Les émeutiers amassèrent des fagots au pied du portail, les arrosèrent d’huile et y mirent le feu. Cependant, tandis que Juifs et gendarmes luttaient ensemble contre l’incendie nais­sant, un autre chanoine réussit à les ramener à la raison, et ils finirent par se disperser, en sorte qu’un massacre général put être évité. Le bailli général relatait dans son rapport que les bourgeois de Gérone qui assistaient à l’esclandre le désapprouvaient à haute voix ; il notait aussi que la bande des trublions comprenait plusieurs enfants de douze à quinze ans, sinon plus jeunes encore ; ils appartenaient tous au chapitre de Gérone.

Un tel instantané, qui rapporte fidèlement les faits et gestes des émeutiers, et jusqu’à leurs cris — leur mot d’ordre était d’interdire aux Juifs de circuler librement dans la ville — fait apparaître clairement l’antisémi­tisme quasi fonctionnel du bas clergé, ou, pour parler plus exactement, le rôle fondamental qui incombait, lors de l’agitation antijuive, au nombreux petit monde qui gravitait autour des églises et des couvents, jeunes éco­liers ou séminaristes, serviteurs et hommes de peine, sinon jongleurs et mendiants.

Le prétexte invoqué par les trublions — interdire aux Juifs de circuler dans la ville, et de se mêler aux Chré­tiens — correspondait à l’une des principales exigences formulées à l’époque par les conciles ecclésiastiques, exi­gences reprises ensuite par les porte-parole de la bour­geoisie pour des motifs rien moins que théologiques.

La relation entre l’épuration de la foi et l’intérêt de classe ou de caste est particulièrement nette en Castille, où, depuis la fin du xme, la bourgeoisie montante avait (p.144) acquis voix au chapitre, ayant été admise à déléguer des représentants au Parlement des Cartes, et à consentir les impôts. En 1313, le copcile de Zamora demandait qu’on imposât aux Juifs le port d’un insigne distinctif, qu’on leur interdît de circuler en public du mercredi soir au samedi matin, et pendant toute la semaine sainte, qu’on les empêchât de travailler le dimanche, etc. ; ces exigences étaient reprises par les Cortès de Palencia six mois plus tard, par ceux réunis à Burgos en 1315, ceux de Médina del Campo en 1318 et ainsi de suite, au cours des années. Les Cortès y ajoutaient des demandes d’un intérêt plus immédiatement pratique, réclamant un moratoire général pour les emprunts contractés auprès des Juifs et venus à échéance. Le roi, soit évitait de répondre à de telles demandes, soit promettait et ne tenait pas parole. Ainsi que nous l’avons dit, les grands argentiers juifs de Tolède et de Séville, qui contrôlaient tous les circuits financiers du royaume, restaient tout-puissants à la cour de Castille. Leurs noms défilent en succession rapide dans les chroniques ; certains connu­rent une fin tragique, car ils vivaient dans une atmo­sphère de sérail oriental, d’intrigues et de complots, luttant férocement contre des favoris chrétiens quand ils ne luttaient pas entre eux.

 

(p.145) En définitive, la promiscuité entre Chrétiens et Infi­dèles qui révoltait tellement le clergé espagnol facilitera désormais son œuvre missionnaire. Pour le moment, il s’agit encore de cas individuels plutôt que d’un mouve­ment de masse. Mais ces cas devenaient de plus en plus fréquents ; les convertisseurs, pour la plupart eux-mêmes des Juifs convertis, ne prêchaient plus dans le désert. Le plus efficace d’entre eux fut Abner de Burgos, méde­cin savant qui avait longuement pratiqué la mécréance philosophique, avant de devenir sacristain de la cathédrale de Valladolid.

 

(p.146) A l’extrémité de la Péninsule, seul le Portugal restait encore à l’écart de l’évolution générale. Au xive siècle, la situation des Juifs ainsi que leur organisation commu­nautaire restaient calquées sur les anciens modèles orientaux : nommé par le roi, le grand rabbin et juge suprême était aussi chargé d’encaisser les impôts ; véri­table prince des Juifs, il exerçait parfois, en même temps, les fonctions de trésorier général du royaume. Le clergé protestait contre la domination juive comme ailleurs, et la population commençait à murmurer, mais cette agita­tion restait très en deçà du niveau où elle se traduit par l’action directe.

Aussi bien, le Portugal était-il appelé à devenir, au cours des siècles à venir, le pays refuge par excellence pour les Juifs espagnols.

 

(p.147) Depuis 1378, l’archidiacre Ferrando Martinez d’Ecija, ancien confesseur de la reine-mère, prêchait à Séville contre les Juifs et ameutait contre eux le peuple chré­tien, « les mettant en horreur auprès des gens ». De son propre chef, il s’était également arrogé le droit de trancher, en juge ecclésiatique, les litiges entre Chrétiens et Juifs. Lorsque le roi, « redoutant des maux et des dommages pour les corps et les âmes », lui fit intimer l’ordre de cesser son agitation, il n’en tint aucun compte. Se comparant aux prophètes d’Israël, à Isaïe, à Jérémie, et même au plus grand de tous, Moïse, qui ne craignit point de braver la colère du Pharaon, il répli­quait : « … Je ne puis m’empêcher de prêcher et de dire des Juifs ce qu’en a dit mon Seigneur Jésus-Christ dans les Evangiles… » D’ailleurs, il était convaincu d’agir au mieux des intérêts royaux. Les Juifs ne narguaient-ils pas et ne trompaient-ils pas les rois et les princes de la terre, tout comme jadis ils avaient nargué Dieu et lui avaient menti ? A ces explications qu’il donnait au roi, Ferrando Martinez au cours de ses sermons ajoutait d’autres commentaires : « Un Chrétien qui mettrait à mal ou tuerait un Juif, assurait-il, n’allait causer nul déplaisir au roi et à la reine, tout au contraire : il le savait de source directe et sûre et, même, il s’en portait garant… ( « Vous qui fûtes notre familier, s’indignait le « roi, comment osez-vous affirmer des choses pareilles ? »)

Le fait est que, plus de douze années durant, Martinez continua impunément son agitation, demandant à ses ouailles d’expulser les Juifs des villes et des villages, et de démolir leurs synagogues. La renommée de l’agitateur commença à s’étendre à l’Espagne entière. Mais il ne semble pas qu’avant l’été 1391 sa prédication ait entraîné de sanglants excès. Il reste qu’il devait disposer de (p.148) puissantes protections, pour pouvoir braver à la fois son roi et son archevêque.

Tous les deux, Jean Ier, roi de Castille, et Barroso, archevêque de Séville, décédaient à quelques jours de distance à la fin de 1390. Le siège archiépiscopal demeura longtemps vacant ; le successeur au trône, Henri III, avait dix ans à peine. L’excitateur sévillan profita de l’interrègne de fait pour décupler la violence de sa pro­pagande. Les résultats ne se firent pas attendre : le 6 juin 1391, après quelques escarmouches, la foule déchaînée se précipita dans le quartier juif ; tous les Juifs qui ne purent se cacher à temps furent mis en demeure de se convertir ; la majorité s’empressa d’em­brasser la croix ; le reste fut massacré sur place.

Tel un feu de bois, l’incendie ravagea en quelques semaines de cet été l’Espagne entière, Castille et Aragon.

Partie de Séville au début de juin, l’émeute gagna au cours du même mois la plupart des autres villes anda-louses et castillanes ; le tour des villes de l’Aragon vint le mois suivant ; celui des îles Baléares et de la Cata­logne, en août. Comment la flamme se propageait-elle de proche en proche ? Tout laisse croire que des énergu-mènes stylés par Martinez allaient de ville en ville et excitaient le peuple. De Séville, une barque transportant une bande d’agitateurs s’était en effet successivement rendue à Valence et à Barcelone, pour donner le signal de l’émeute. A Sarragosse, le principal meneur était le propre neveu de l’archidiacre. Celui-ci sut aussi accré­diter le bruit suivant lequel les rois et même le pape étaient secrètement de cœur avec lui ; l’attitude ambiguë de Clément VII n’était pas pour le démentir. A Valence, la foule attaqua l’aljama aux cris de : « Martinez arrive ! Les Juifs, à mort ou à l’eau bénite ! » A Barcelone, on criait : « Vivent le roi et le peuple ! Les gros veulent détruire les petites gens ! »

 

(p.149) Par contre, l’émeute s’arrêtait le plus souvent d’elle-même lorsque les Juifs d’une aljama avaient apostasie. « Que les Juifs se fassent Chrétiens, et tout le tumulte prendra fin », écrivaient à Jean Ier d’Aragon les édiles de Perpignan. Aussi bien, c’est en vain que les rois adressaient à leurs villes des lettres comminatoires, s’efforçant de sauver les aljamas. Jean d’Aragon sur­tout, prince sage et ami des lettres, entouré d’excellents conseillers juifs et chrétiens, savait voir loin ; ses mes­sages témoignent non seulement d’un sens élevé de ses devoirs royaux, mais aussi d’une théologie bien meilleure que celle de la plupart des prélats espagnols de l’époque. Dans chaque message, il insistait sur le respect dû au « franc arbitre » des Juifs, et qualifiait les baptêmes forcés « de crime horrible » ; « s’ils ne se convertissent pas de leur plein gré, l’erreur sera pire qu’avant », écri­vait-il aux édiles de Lérida ; « ni le droit civil ni le droit canon n’admettent qu’on fasse quelqu’un chrétien de force, c’est un péril devant Dieu et devant le monde pour ceux qui y participent », écrivait-il à ceux de Per­pignan.

Mais tout cela fut en vain. Une sainte fureur avait saisi l’âme du peuple, les voisins et amis d’hier n’étaient plus que des Infidèles ; l’esprit de la Reconquista s’était déchaîné. Cependant, de nombreux Juifs trouvèrent abri dans les maisons de bourgeois chrétiens. De grands sei­gneurs les laissèrent se réfugier dans leurs châteaux, mais moyennant paiement, « les laissant très pauvres, notait Ayala, car ils durent faire de grands dons à ces seigneurs, pour être préservés d’une si grande tribula-tion ». Des dons importants furent également offerts par les Juifs au pape d’Avignon, Clément VII, afin de le dissuader de donner sa bénédiction publique à Martinez. Quant à faire condamner par lui des massacres, il n’en était même pas question, à l’époque où la chrétienté était déchirée par le grand schisme.

Des centaines de Juifs surent demeurer fermes face à l’épreuve et moururent « pour sanctifier le Nom », sui­vant la tradition millénaire : ce fut par exemple le cas, à Tolède, du talmudiste Juda ben Ascher, petit-fils du rabbin allemand, et de ses élèves ; à Barcelone, les Juifs se suicidèrent par dizaines ; comme un seul homme, ceux de Gérone refusèrent d’abjurer. Mais, dans la majorité des aljamas, le vent était à la panique et à l’apostasie.

Ceux qui ne parvenaient pas à se cacher ou à fuir (p.150) l’Espagne acceptaient un baptême dont de nombreux rabbins donnèrent eux-mêmes le premiéV exemple. Prises d’une panique moutonnière, les masses juives les sui­vaient. Cette trahison des clercs n’a rien pour nous surprendre. Des siècles de réflexion et de doute philo­sophique étaient passés par là, ouvrant les portes à des conversions dictées par l’ambition ou par le désespoir, par le calcul ou par la lâcheté. Mais des motifs indivi­duels d’une complexité souvent extrême conduisaient tous au même résultat brutal et simple.

 

(p.151) Après l’explosion populaire de 1391, les Juifs survi­vants connurent un temps de répit. Mais, désormais, la frénésie missionnaire était en Espagne dans la nature des choses. Depuis qu’elle avait reçu en charge les âmes déchirées ou rétives des conversas, l’Eglise était tour­mentée par le mauvais exemple que leur donnaient les Juifs francs et déclarés. Certains convertis, surtout ceux qui comme Pablo de Santa Maria étaient entrés dans l’Eglise et y avaient fait carrière, poussaient à la roue et multipliaient les avertissements. Aussi bien, vingt ans plus tard, ce fut le tour du clergé d’engager le combat. Et ceux-là mêmes d’entre les religieux qui, très chrétien­nement, condamnaient les massacres de 1391 suscitèrent bientôt d’autres massacres.

Tel fut le cas du plus grand prédicateur du temps, saint Vincent Ferrier, dont l’éloquence enflammée bou­leversait alors l’Occident tout entier. Au cours de ses sermons, auxquels tous les Juifs étaient contraints d’as­sister, le saint ne manquait pas de rappeler que Jésus avait été Juif, tout comme la Vierge Marie ; que rien ne pouvait autant déplaire à Dieu que les baptêmes obtenus par la violence ; qu’il était vital pour l’Eglise de convertir les Juifs, mais qu’il ne fallait le faire qu’à l’aide de la douce persuasion et des bonnes paroles. Il s’exclamait d’une façon imagée : « Les apôtres qui ont conquis le inonde ne portaient ni lance ni couteau ! Les Chrétiens ne doivent pas tuer les Juifs avec le couteau, mais avec leurs discours ! » Entre-temps, il importait toutefois de les tenir à distance, et de les isoler dans les ghettos, par crainte de leur exemple pernicieux.

En Castille, saint Vincent Ferrier parvint à imposer, au début de 1412, la publication d’un nouveau statut des Juifs, le statut de Valladolid, leur interdisant entre (p.152) autres de vendre ou d’offrir des produits alimentaires aux Chrétiens, de faire labourer par ceux-ci leurs champs, de faire précéder leurs noms du titre de Don, de changer de domicile, de couper leurs cheveux et de raser leurs barbes. Quant à leurs vêtements, trois articles du statut y étaient consacrés : leur mise devait être humble, en grossier tissu, et comporter naturellement un signe distinctif bien visible. Sur tous ces points, la Castille n’avait désormais rien à envier au reste de l’Europe.

 

(p.152) La démonstration prit près de deux ans. Le champion du christianisme fut l’érudit médecin du pape, le converti Josué de Lorca, mentionné plus haut. Les rabbins les plus savants de l’Aragon avaient été sommés de lui faire face, et de reconnaître que le Talmud, à condition d’être lu correctement et honnêtement, confirme que le Messie est déjà apparu, en la personne de Jésus. Josué de Lorca défendait ses gloses christologiques avec beaucoup de zèle ; les rabbins, au nombre de quatorze, lui firent front avec vaillance. Beaucoup de subtilité fut dépensée de part et d’autre, même si la discussion, relue de nos jours, déconcerte, car, dans une matière qui demeure sérieuse, elle fait songer aux débats sur le sexe des anges.

 

(p.161) L’Inquisition

 

L’Inquisition, faut-il le rappeler, ne fut pas une créa­tion espagnole. On en trouve déjà une sorte de justifi­cation anticipée chez saint Augustin, d’après lequel une «persécution modérée (tempereta severitas ») était licite pour ramener les hérétiques dans le droit chemin. En fait, elle fut fondée par le Saint-Siège au XIIIe siècle, et c’est surtout en France, lors de la lutte contre les Cathares, qu’elle développa une grande activité. En Espa­gne, elle fut instituée beaucoup plus tard, par Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, dont le mariage, en 1474, aboutit à l’unification de l’Espagne chrétienne. Ce sont ces Rois Catholiques qui reconquirent Grenade, la dernière enclave musulmane sur la Péninsule, et qui (p.162) rendirent possible la découverte et la colonisation du nouveau monde. Ce sont encore eux qui, en expulsant les Juifs, réalisèrent l’unification religieuse du pays, avec l’aide de l’Inquisition espagnole.

 

(p.162) (…) le tribunal invitait les bons catholiques à dénoncer les suspects de leur entourage : (…).

(p.163) De telles dénonciations permettaient de poursuivre » ceux qui, « suspects du deuxième et du troisième degré », n’avaient pas voulu se passer eux-mêmes la corde au cou. Il fallait donc les y contraindre ; comme toute police des âmes, l’Inquisition et toute sa procédure étaient conçues en fonction de ce moment suprême qu’est l’aveu (procédure inquisitoire, par opposition à la procédure accusatoire) ; « l’hérésie étant un péché de l’âme, la seule preuve possible en est la confession », écrivait Eymerich, l’auteur du manuel inquisitorial le plus connu. Celui qui avouait avait la vie sauve, celui qui niait jusqu’au bout allait au bûcher.

Pour arracher l’aveu, l’Inquisition appliquait la tor­ture, dont la question de l’eau était la plus usitée, mais il en existait un grand nombre d’autres, dont la privation du sommeil. La torture alternait avec les bonnes paroles, elles aussi destinées à convaincre l’accusé d’avouer et de dénoncer ses complices. Les catéchismes sui generis qu’étaient les manuels inquisitoriaux prescrivaient de dire : « J’ai pitié de vous, que je vois tellement abusé, et de qui l’âme se perd… N’assumez donc pas le péché des autres… confiez-moi la vérité, car, comme vous le voyez, je connais déjà toute l’affaire… Pour que je puisse bientôt vous pardonner et vous libérer, dites-moi qui vous a induit en cette erreur. » Si cela ne suffisait pas encore, si l’accusé tenait toujours bon, les juges faisaient intervenir des tiers, les éternels « moutons » des prisons, ou encore de « dignes gens » de l’extérieur, âmes chari­tables chargées de visiter les détenus et de les récon­forter, afin de capter leur confiance.

 

(p.164) Parmi ses justiciables, il fallait aussi compter les morts, quelle que fût la date de leur décès ; on faisait passer en jugement leurs squelettes, et l’on brûlait leurs osse­ments ; car s’ils ne pouvaient plus témoigner, leurs des­cendants le pouvaient pour eux — et être dépouillés de leur héritage, en cas de condamnation posthume. En l’espèce, le motif de lucre passait évidemment au premier plan ; pour justifier les dépouillements, les inquisiteurs se référaient à l’Ancien Testament : en châtiment de leur désobéissance, Adam et Eve, ces premiers hérétiques du genre humain, n’avaient-ils pas été chassés du Para­dis, ainsi que leurs descendants, et cela n’était-il pas une confiscation ? (Par ailleurs, le sambenito était com­paré aux peaux de bête dont ils se vêtirent après leur chute, quand ils surent qu’ils étaient nus ; d’où l’on voit que, pour les théoriciens de l’Inquisition, péché originel et hérésie finissaient par ne faire qu’un.)

 

(p.165) En 1483, Thomas Torquemada était nommé inquisi­teur général pour toute l’Espagne. Tandis que l’Inqui­sition sévillane poursuivait son œuvre, des tribunaux étaient établis dans d’autres provinces espagnoles. En Aragon, ses excès conduisirent à un commencement de soulèvement populaire à Valence et à Teruel, auquel participèrent de nombreux Vieux Chrétiens, et à une conspiration de conversos à Saragosse, qui assassinèrent le chanoine-juge Arbues d’Epila (canonisé par la suite). Une contre-terreur accrue s’ensuivit. A quelles extré­mités en arrivait l’Inquisition aragonaise peut-être illus­tré par le procès de Brianda de Bardaxi, une riche conversa de Saragosse, pieuse catholique s’il en fut, mais coupable d’avoir observé un jeûne juif étant enfant, de ne pas aimer le lard, et d’avoir fait une fois l’aumône de quatre sols à un mendiant juif, ce qui suffit pour jus­tifier une détention de sept années, d’innombrables tortures pour lui en faire avouer davantage, et la confis­cation du tiers de sa fortune.

Le tour de Tolède vint en 1486 ; en tout, 4 850 récon­ciliations y eurent lieu en quatre années ; le nombre des conversas brûlés n’y dépassa pas deux cents ; dans cette (p.166) capitale, l’Inquisition eut la main moins dure. Sans doute des considérations politiques et économiques inter­venaient-elles en l’espèce, car, à partir d’un certain niveau de richesse et d’influence, un conversa pouvait s’assurer de la protection des rois et du Saint-Siège, et devenait inattaquable. Un cas très caractéristique à cet égard fut celui d’Alfonso de la Caballeria, le vice-chan­celier du royaume d’Aragon, fils du haut fonctionnaire évoqué plus haut, et bien plus attaché au judaïsme et aux Juifs que son sceptique de père ; malgré les écra­sants témoignages recueillis contre lui par l’Inquisition de Saragosse, son procès, après avoir traîné près de vingt ans, se termina en 1501, par un acquittement, sur l’ordre du commissaire pontifical. Mais il ne s’agissait que de cas individuels, et tout comme Gœring s’exclamait qu’il lui appartenait de décider qui était Aryen, les Rois Catholiques s’arrogeaient le droit de dire qui était Chrétien. En tant qu’homme d’Etat, Ferdinand pour­suivait une politique ruineuse pour l’Espagne, et cela d’autant plus allègrement que les confiscations lui assu­raient l’argent nécessaire pour la guerre de Grenade. Ici intervient un tout autre aspect de l’Inquisition espa­gnole, l’aspect financier ou spoliateur, dans lequel nom­bre d’historiens ont voulu voir son moteur capital ; sans prendre position à ce propos, signalons seulement qu’ils sont à peu près tous d’accord pour convenir que c’est l’Inquisition qui a fait échec en Espagne à la « révolution bourgeoise ».

 

(p.177) Il semble bien que la grande majorité de la population chrétienne ne se soit pas beaucoup émue du départ des Juifs. Il est vrai que les témoignages à ce sujet sont rares ; une sorte de terreur silencieuse planait sur le pays ; le sort des Juifs était un thème sur lequel il était préférable de ne pas s’appesantir. A l’exception de Ber-naldez, qui, rappelons-le, était le chapelain de l’Inquisi­teur général, les chroniqueurs espagnols du temps men­tionnent à peine le sujet, et ne laissent pas transpercer leurs sentiments. Quatre ans plus tard, Juan del Encina, l’ancêtre du drame espagnol, écrivait dans un poème : « On ne sait déjà plus dans ce royaume ce que c’est que les Juifs (que casa séan judios)… »

 

 

(p.172) Le roi Jean II avait admis les exilés, moyennant une taxe de huit cruzados par tête, et à condition que dans huit mois ils quittent le pays, sur des vaisseaux qu’il s’engageait à mettre à leur disposition. Une partie par­vint effectivement à s’embarquer pour l’Afrique ; mais la majorité ne le put pas, ou ne s’y décida pas. Le délai écoulé, le roi commença à vendre comme esclaves ces Juifs. Son successeur, Manuel Ier, ordonna de les libérer ; mais, peu après, un projet de mariage entre le jeune roi et l’infante d’Espagne prit corps ; or, les Rois Catholiques y mettaient comme condition la christianisation totale du Portugal. Une expulsion aurait constitué un désastre immédiat pour la vie économique du petit pays. Le bap­tême forcé était la seule solution compatible avec les ambitions politiques portugaises. A Pâques 1497, les choses se précipitèrent. Les enfants furent arrachés à leurs parents et conduits vers les fonts baptismaux; ceux des parents qui ne les suivirent pas de leur plein gré y furent traînés de force, au nombre de plusieurs milliers (y compris les Juifs portugais indigènes), quelques semai­nes ensuite. Il s’agissait, dans le cas des immigrés d’Es­pagne, d’une sélection de fidèles de la Loi de Moïse. Les suicides furent donc nombreux, ainsi que d’autres inci­dents atroces. Certains ecclésiastiques portugais désap­prouvaient ces mesures. « J’ai vu, relatait trente ans après l’évêque d’Algarve, les gens traînés par les cheveux aux fonts baptismaux. J’ai vu de près des pères de famille, la tête couverte en signe de deuil, conduire leurs fils au baptême, protestant et prenant Dieu à témoin qu’ils voulaient mourir ensemble dans la Loi de Moïse. Des choses plus terribles encore ont été alors faites aux Juifs, que j’ai vues de mes propres yeux… » « Farce sacri­lège, motivée par les intérêts matériels les plus vils et les plus sordides » — tel fut au xixe siècle le jugement de Menendez y Pelayo.

Il n’existe, en effet, sans doute pas d’autre exemple (p.173) dans l’histoire chrétienne (à moins de remonter à Charlemagne et à la conversion des Saxons) d’un bafouement aussi complet du sacrement du baptême. Le pape Alexandre Borgia s’efforça de limiter les dégâts, et l’or des émissaires des Juifs portugais stimula son zèle. En conséquence, dernier hommage rendu au libre arbitre, un remarquable compromis fut adopté à Lisbonne : contrairement à la stratégie suivie en Espagne, les Juifs baptisés eurent au Portugal toute licence pour continuer à mener une vie de Juifs, au point de pouvoir se réunir pour célébrer leurs offices ; de pouvoir aussi s’enrichir, s’ils possédaient quelque génie commercial : solution on ne peut plus avantageuse pour le trésor royal, permet­tant de leur extorquer des contributions à toute occasion. Cet état de choses dura un demi-siècle, à la rage de toute la population portugaise ; de furieux pogromes avaient lieu de temps en temps ; celui de Lisbonne, en 1506, fit plus d’un millier de victimes. Finalement, une Inquisition copiée sur le modèle espagnol fut introduite au Portugal conformément à un bref pontifical de 1536, et commença à sévir avec la même implacabilité que son modèle.

Le paradoxal intermède des « Marranes publics » por­tugais eut diverses conséquences remarquables dont nous traiterons plus loin. Il permit aux communautés mar­ranes de s’adapter au masque chrétien, tant que ce masque fut léger à porter, et d’acquérir une vitalité sans pareille ; les longues années de pénombre durant les­quelles elles restèrent tolérées paraissent avoir constitué pour elles un tonifiant hors pair, au point que les tra­ditions crypto-juives persistent encore, on va le voir, dans le Portugal contemporain du XXe siècle.

 

/Espagne/

(p.175) Mais à l’époque, même des observateurs aussi réa­listes que Machiavel et Guichardin considéraient que les Rois Catholiques avaient fait œuvre éminemment utile pour leur pays. Désormais, près d’un siècle durant, l’Espagne (p.175) allait marcher de triomphe en triomphe ; l’or des Amériques allait affluer dans son trésor, à l’émerveille­ment de l’Europe ; Charles Quint allait ceindre la cou­ronne impériale ; et le soleil luire jour et nuit sur l’Em­pire espagnol, ainsi que le rappelait une orgueilleuse devise, 1492, l’année de l’expulsion des Juifs, marquait le seuil de la grandeur espagnole.

Parmi les institutions nationales qui datent de cette époque, l’Inquisition, chargée de réprimer toutes les formes possibles « d’hétérodoxie », allait devenir l’une des plus caractéristiques — et des plus populaires. Il y a un demi-siècle, ses historiens discutaient autour de la question de savoir si elle était un instrument royal, ou un instrument ecclésiastique. Elle ne fut ni ceci ni cela, ou elle fut les deux à la fois : elle fut avant tout profondé­ment espagnole. Elle fut une sorte de foyer de conver­gence des ambitions et des fanatismes, elle était un moyen de gouvernement et elle servait de règle morale. Elle inspirait la terreur, mais le commun des Espagnols tenait cette terreur pour bonne et salutaire ; grands et petits, nobles et mendiants se pressaient aux autodafés, et l’usage s’institua de faire coïncider ces dramatiques leçons de vraie foi chrétienne avec les solennités de la cour, avec les avènements au trône ou les mariages prin­ciers. Il faut remarquer à ce propos qu’on ne brûlait pas d’hérétiques, aux autodafés proprement dits : la céré­monie, parfois ouverte par le roi lui-même, consistait en un défilé de centaines de condamnés (de « pénitents ») armés d’un cierge, dans leurs grotesques sambenitos, vers le lieu de l’autodafé (à Madrid, la « Plaza Mayor»), où les verdicts étaient lus à haute voix : elle durait du matin au soir et continuait, si besoin était, les jours suivants. Les bûchers étaient dressés ailleurs, généra­lement dans un faubourg de la ville, dans un endroit nommé quemadero (de quemar = brûler) ; mais le sup­plice lui aussi était public, et attirait les foules, heureuses d’être édifiées. Il faut lire la description, dans un manus­crit du temps, de la consternation qui s’empara en 1604 du peuple de Séville lorsqu’un autodafé fut décommandé par le roi au dernier moment : « Un sentiment général s’empara de tous, une tristesse intérieure, comme si cha­cun était lésé ; car la cause de Dieu a une telle force que chacun voulait en prendre la défense ; on connut à cet événement l’amour, le respect et aussi la crainte qu’on porte à l’Inquisition. »

 

(p.176) Toutefois, le régime dépendait pour beaucoup de la gravité de l’accusation ou du délit, et les « judaïsants » devaient s’attendre au pire — tout comme, au xxe siècle, les Juifs dans les prisons ou les camps nazis.

Tous les inculpés n’étaient pas torturés. Il est vrai que lorsqu’ils l’étaient, le tourment des innocents était pire que celui des coupables, puisque tout le système inqui-sitorial reposait sur des aveux libres et spontanés ; d’où la détresse des innocents qui n’avaient rien à avouer. Nous avons déjà évoqué plus haut la singulière problé­matique de l’aveu, dont nous allons maintenant donner un exemple concret.

 

(p.178) Le symbole par excellence de l’Inquisition demeure ses bûchers ; les milliers d’êtres humains brûlés vifs, parce qu’ils niaient la divinité de Jésus, ou parce qu’ils s’écartaient d’un point quelconque du dogme catholique (ainsi, l’existence du purgatoire). Que les bûchers fussent dressés dans les faubourgs des villes et non sur la place centrale ne rendait pas le supplice moins cruel. Que la grande majorité des condamnés fussent étranglés (gar­rottés) avant d’être brûlés, faveur qu’ils devaient à une abjuration in extremis, est également, dans un débat d’ordre moral, un argument bien singulier — à moins de nous rappeler qu’il s’agissait, pour les bourreaux, d’épargner à leurs victimes, au-delà des flammes du bûcher, les flammes éternelles d’un enfer auquel eux-mêmes croyaient intensément. Mais quel fut, entre 1480 et 1834 (date à laquelle l’Inquisition fut définitivement abolie) le chiffre total des brûlements ? Llorente, l’in­quisiteur renégat qui là-dessus pouvait en savoir plus long que quiconque (car il eut sous sa garde les archives intactes de l’Inquisition) le chiffrait à trois cent quarante et un mille vingt et un. La précision du chiffre est suspecte ; effectivement, ainsi que l’a montré le luthé­rien Schâfer, dont l’érudition refusait de prendre parti, il s’agissait d’une extrapolation superficielle et, suivant Schâfer, il faut en rabattre les deux tiers au moins. Ainsi donc, le chiffre réel des suppliciés aurait été de l’ordre de cent mille, et leur nombre, après les héca­tombes du début, allait en décroissant ; la majeure par­tie, quel qu’ait été leur délit, furent des descendants de Juifs mal ou bien baptisés.

Le « crime contre la foi », tout comme le « crime poli­tique » de nos jours, se montra une notion très élas­tique, et l’Inquisition eut bientôt à connaître d’affaires très diverses. Avant d’y venir, relevons quelques autres aspects de la police des âmes espagnole.

Tout d’abord, les techniques de l’espionnage et du (p.179) renseignement. A cette fin, l’Inquisition établit un réseau de « familiers », hommes de bien, appartenant parfois aux plus grands noms de l’aristocratie espagnole, et dont le nombre total, au siècle suivant, était évalué à plus de vingt mille. Ils n’étaient pas rémunérés ; une médaille ou plaque leur servait de signe de reconnaissance ; cette distinction était très recherchée, car elle constituait en même temps une attestation de « race pure » espa­gnole ; de plus, les « familiers » se trouvaient placés au-dessus de la justice et de la police ordinaires, n’étant justiciables, quels que fussent leurs méfaits, que des tribunaux de l’Inquisition.

Mais l’essentiel, c’étaient les archives de l’Inquisition. Elle ne disposait évidemment pas de fichiers signalé-tiques, classeurs ou ordinateurs dont se servent les polices de notre temps. Mais elle se servait, en plus des dossiers de ses procès et des rapports de ses informa­teurs, des listes généalogiques des familles des conversas et familles alliées, toutes suspectes à priori. En principe, une visita del partido, ou révision de district, avait lieu chaque année : accompagné d’un notaire, un inquisi­teur devait visiter chaque localité, proclamer « l’édit de grâce », compléter les listes généalogiques, et vérifier l’état des sambenitos. En effet, le vêtement de honte, tout en servant à l’édification des foules, eut la singu­lière fortune de devenir une ^sorte d’instrument de tra­vail, de pièce d’archives sui generis.

Cette pièce de tissu grossier et solide, ornée d’em­blèmes divers (le plus souvent, la croix de Saint-André ; mais dans le cas des condamnés à mort, les diables de l’enfer), le pénitent « réconcilié » devait la revêtir cer­tains jours, ou la porter toute sa vie, selon sa peine. Elle le signalait à la vigilance des foules ; elle l’empêchait parfois de trouver pain et travail. Après la mort de son porteur, le sambenito était exposé à l’église de sa résidence, à titre d’avertissement perpétuel, afin que les enfants du lieu, et leurs enfants, sachent qu’il avait été infâme, et que sa lignée restait réprouvée et suspecte. Parfois, l’exposition n’était pas fixe mais ambulante : les sambenitos devaient faire le tour de toutes les églises du diocèse. Il faut dire qu’il y eut des villages à sup­plier qu’on arrêtât la ronde, ou qu’on laissât pourrir les sambenitos, au lieu de les rénover, car les familles supportaient pendant des siècles les conséquences des vues « hétérodoxes » d’un aïeul. Mais il en restait encore (p.180) à la fin du XVIIIe siècle ; l’Anglais Clarke » les vit exposés dans le cloître de la cathédrale de Ségovie.

 

(p.182) (…) vers 1530, faute de judaïsants, les autodafés s’espacèrent. Au cours de ce deuxième quart du siècle, de nouvelles catégories d’ennemis de la foi retiennent de plus en plus l’attention des inquisiteurs. Ce sont, au bas de l’échelle sociale, les Morisques de Gre­nade et d’ailleurs, baptisés au préalable de force ; ce sont, en haut, les « luthériens » et autres partisans de la Réforme. Ces derniers, bien que peu nombreux, sont tenus pour particulièrement dangereux ; l’Espagne devient à cette époque le bastion du catholicisme militant, et aux yeux de l’Inquisition les réformés ne sont pas loin de représenter une sorte de Juifs revêtus d’un masque nou­veau. Ce point vaut qu’on s’y arrête.

Il ne faut pas oublier les attaches de la Réforme avec le mouvement humaniste, le retour aux sources antiques, le premier essor de la philologie, et les traductions de la Bible. Avant le schisme protestant, les élites intellec­tuelles de l’Espagne participaient avec ardeur à ce mou­vement, et nul autre que le grand inquisiteur Cisneros réunit une équipe d’hébraïstes et d’hellénistes, qui, vers 1515, donnèrent le texte de la célèbre Bible polyglotte. Il s’agissait, aux dires de Cisneros lui-même, de « cor­riger les livres de l’Ancien Testament sur le texte hébreu, et ceux du Nouveau Testament sur le texte grec, de manière que chaque théologien pût puiser aux sources mêmes », ou, comme le disaient plus simplement d’autres humanistes, « rechercher les vérités hébraïques ». Mais bientôt, Luther allait montrer au monde les consé­quences que l’on pouvait tirer de l’interprétation de ces vérités ; il apparut aussi que certains judaïsants se ser­vaient des traductions castillanes de la Bible pour infor­mer leurs enfants sur la Loi de Moïse. Ces traductions furent donc interdites, et placées sur l’Index ; une rigou­reuse censure des livres devint l’une des tâches majeures de l’Inquisition ; sur ce point, elle fit preuve d’une telle efficacité que, selon un inquisiteur de la fin du xviii6 siècle, la Bible était devenue un objet d’horreur et de détestation pour les Espagnols 1.

Dans ces conditions, tout effort de réflexion sur les

 

  1. Cet inquisiteur, Villaneva, écrivait en 1791 : « Le zèle avec lequel le Saint-Office a cherché à retirer la Bible des mains du vulgaire est bien connu ; avec le résultat que le même peuple qui jadis la recherchait la regarde aujourd’hui avec horreur et la déteste ; nombreux sont ceux qui ne s’en soucient pas, la majorité ne la connaît pas. »

 

(p.183) textes sacrés fut interdit, et le simple désir de les lire pouvait à bon droit être considéré comme juif, puisque ces textes l’étaient ; d’où l’on voit une fois de plus com­ment la révélation faite au Sinaï, une fois devenue le patrimoine commun de tout l’Occident, contribuait aux persécutions et au dénigrement du nom juif. Et c’est ainsi que, lorsque les persécutions d’humanistes com­mencèrent en Espagne, le fils du grand inquisiteur Man-rique écrivait à son célèbre ami Luis Vives : « Désor­mais, il est bien entendu en Espagne qu’on ne peut posséder une certaine culture sans être plein d’hérésies, d’erreurs, de tares judaïques. Ainsi on impose silence aux doctes, leur inspirant une grande terreur… »

Mais c’est surtout avec l’avènement de Philippe II, en 1558, que les choses s’aggravèrent, et que l’Espagne devint une sorte de pays totalitaire. Des poursuites d’une sévérité terrible eurent alors lieu contre les pro­testants (deux petits conventicules avaient été décou­verts à Séville et à Valladolid). L’archevêque de Tolède, Carranza, fut poursuivi, et mourut en prison, parce qu’il avait publié un « commentaire au catéchisme », dont certains passages paraissaient discutables. L’importation et la détention de livres prohibés devinrent un crime passible de mort. Tous les étudiants espagnols furent rappelés des universités étrangères et durent se présenter devant l’Inquisition. Celle-ci fut également chargée de surveiller tous les étrangers vivant en Espagne, pour savoir s’ils allaient à la messe, s’ils se confessaient, s’ils savaient les prières et s’ils se conduisaient en bons catho­liques. « On dirait, a écrit Marcel Bataillon, que l’Es­pagne se rassemble tout entière derrière une sorte de cordon sanitaire pour échapper à quelque épidémie ter­rible » — dont le principal virus est le virus juif. L’illus­tre théologien Santotis défendit au concile de Trente, à la même époque, la thèse suivant laquelle le protes­tantisme n’était qu’un retour au judaïsme ; d’autres théo­logiens allaient plus loin, et affirmaient que le judaïsme se trouvait à la base de toutes les hérésies, y compris l’Islam. Ce dont les inquisiteurs tiraient les conséquen­ces en recherchant les ascendances juives des hérétiques luthériens et autres, et en le leur imputant à charge à titre de circonstance aggravante.

 

(p.185) Le culte de la pureté du sang, ou le racisme ibérique.

 

Les premiers décrets éliminant les conversas de la vie sociale avaient été pris lors d’une rébellion des Vieux Chrétiens de Tolède, en 1449. Cela est caractéristique : les statuts de « pureté du sang », si peu chrétiens en leur principe, furent conçus et imposés par l’opinion publique ; le pouvoir étatique se contentait de les ava­liser; l’Eglise en fit de même, non sans parfois y opposer des résistances. L’évolution sémantique reflète l’emprise progressive des conceptions racistes, avec l’ex­tension du terme « Nouveau Chrétien » ou conversa — qui à l’origine désignait très simplement le Juif converti ou le Maure converti — à tous ceux qui avaient un ancêtre juif. Disons tout de suite que les descendants des Musulmans, dans la pratique, n’avaient guère à pâtir (p.186) de la discrimination : d’une part ils étaient considérés comme étant de souche « païenne » et non de souche juive ; d’autre part, ils appartenaient pour la plus grande partie à la paysannerie, et ne prétendaient pas aux honneurs et aux charges.

 

  1. Dans Gargantua, Pantagruel ne reçoit pas d’armes espagnoles, parce que « son père haïssait tous ces hidalgos, marranisés comme diable ». Quant à Luther, il s’exclamait : « Je préfère avoir les Turcs pour enne­mis, que les Espagnols pour suzerains ; la plupart sont des Marannes, des Juifs convertis ».

 

(p.186) Vers le milieu du xvie siècle, les statuts de pureté du sang acquirent force de loi. Dès 1536, une querelle locale conduisit Charles Quint à prendre parti pour les Vieux (p.187)

Chrétiens, et à accorder sa sanction impériale aux sta­tuts. Mais l’épisode décisif fut l’épuration du chapitre de Tolède, au sein duquel les Nouveaux Chrétiens s’étaient puissamment retranchés.

 

(p.188) Le seul homme qui de son vivant sut ne tenir aucun compte du tabou de la limpieza fut Ignace de Loyola. Sa haute naissance tout comme son génie missionnaire immunisaient le fondateur de l’ordre des Jésuites contre la contagion raciste ; il s’exclama même un jour qu’il aurait considéré comme une grande faveur d’être du même sang que le Christ ; ne tenant aucun compte de l’opinion de son temps, il choisit un conversa, Diego de Lainez, pour lui succéder, et un autre, Juan de Polanco, pour lui servir de secrétaire. Après sa mort, la compagnie de Jésus, malgré toutes les pressions, main­tint cette position pendant plus de trente ans. Finale­ment, elle capitula en 1592, adopta les statuts, et expulsa tous les Nouveaux Chrétiens de son sein, allant jusqu’à truquer, (p.189) à titre posthume, la généalogie de Diego de Lainez ; les jésuites espagnols se distinguèrent désor­mais par leur rigueur lors de l’application des statuts.

La « pureté du sang » étant ainsi devenue article de foi, il restait à savoir qui était Vieux Chrétien et qui ne l’était pas. Ce n’était pas une mince besogne. Les gens de peu disposaient à cet égard de l’avantage de ne four­nir aucun élément d’investigation, faute de registres d’état civil et faute d’intérêt pour leur ascendance. Quant à la noblesse, son enjuivement avait été mis en évidence, l’année même où Siliceo engageait son combat, par le très fameux Tison de la noblesse espagnole, pamphlet attribué au cardinal Mendoza de Bobadilla, dont il res­sortait que toutes les grandes familles étaient métissées de Juifs ; cette chronique scandaleuse connut au XIXe siè­cle encore une dizaine de rééditions.

Quoi qu’il en soit de l’exactitude des généalogies du Tison, il n’est pas besoin de dire que le sang pur était un mythe, et qu’il n’y avait pas d’Espagnols à ne pas avoir quelque ancêtre circoncis. Etaient reconnus Vieux Chré­tiens ceux contre lesquels il n’existait pas d’éléments à charge, ou ceux dont la généalogie ne remontait pas assez loin, et l’affaire prenait souvent le tour d’un jeu à qui perd gagne, puisque les enfants de parents inconnus gagnaient à coup sûr1. En pratique, lors de l’admission dans un ordre ou un collège, une enquête était faite aux frais du postulant, en particulier au lieu de sa naissance, pour établir sa « non-appartenance à la race juive », et si cette enquête était très onéreuse, c’est qu’il fallait payer non seulement les enquêteurs, mais aussi les témoins, faire taire les mauvaises langues et les maîtres chanteurs professionnels. En fait, il y eut des Vieux Chrétiens à figurer parmi les réprouvés ; certains Collè­ges Majeurs écartaient même les postulants victimes de fausses rumeurs, qui, telle la femme de César, ne devaient pas être soupçonnés, comme il y eut des familles

 

1 Peut-être y eut-il un rapport entre les problèmes que posaient les investigations sur la « pureté du sang » et une coutume que la relation du voyage d’Espagne de Mme d’Aulnoy décrit ainsi : « Une chose assez singulière… c’est que les enfants trouvés sont nobles, et qu’ils jouissent du titre d’hidalgos, et de tous les privilèges attachés à la noblesse, mais il faut pour cela qu’ils prouvent qu’on les a trouvés et qu’ils ont été nourris et élevés dans l’hôpital où l’on met ces sortes d’enfants » (éd. Paris, 1699).

 

(p.190) de souche notoirement juive à se glisser parmi les élus. Le cas le plus singulier fut celui de la famille Santa Maria, admise au bénéfice du sang pur, parce que sup­posée être de la même famille que la Sainte Vierge, ainsi que le dit expressément la cédule de dispense royale.

En étudiant la procédure de ces enquêtes, on croit entrevoir toute une activité de coulisse, de subtiles pres­sions et d’impitoyables chantages. On ne croit pas se tromper en avançant que la puissance de certains inqui­siteurs, que bien d’illustres carrières et bien des chutes soudaines furent liées à la détention de certains docu­ments ou de certaines listes (et sur lesquelles d’ordinaire on évitait la publicité). Car bien des choses restent entou­rées d’une zone de silence ouaté. Sorte de noblesse de race, la limpieza était une affaire plus sérieuse encore que l’hidalguerie ou noblesse de classe.

 

(p.191) Certains anciens écrits font ressortir leur détresse avec encore plus de vigueur. « En Espagne, écrivait un franciscain en 1586, il n’y a pas autant d’infamie à être blasphéma­teur, voleur, vagabond, adultère, sacrilège, ou être infecté de quelque autre vice, que de descendre de la lignée des Juifs, même si les ancêtres se sont convertis il y a deux cents ou trois cents ans à la sainte foi catholique… » Et plus loin : « Qui peut être aveugle au point de ne pas voir qu’il n’est en Espagne aucun conversa qui ne préférerait descendre du paganisme plutôt que du judaïsme, et presque tous donneraient la moitié de leur vie pour posséder une telle ascendance. Car ils ont en horreur cette lignée qui leur vient de leurs parents… » Compte tenu du rôle culturel de premier plan joué par les Nouveaux Chrétiens, cette amertume et ces déchi­rements ont sans doute contribué à modeler le visage de «l’Espagne tragique». L’influence qu’ils ont exercée a de nos jours trouvé ses historiens (Marcel Bataillon et Dominguez Ortiz, Americo Castro et Salvador de Mada-riaga) ; des généalogies de gloires nationales telles que Luis de Léon, Luis Vives, et jusqu’à Cervantes, ont été dressées ou discutées. Mais une fois posée la relation entre le drame racial de l’Espagne et son état présent, l’esprit se trouve confronté avec des problèmes mal connus et d’une complexité extrême.

 

(p.192) Si, au lieu de considérer ces questions sous l’angle de la psychologie sociale, on les aborde sous celui de l’his­toire économique, le fait saillant est la concentration des Nouveaux Chrétiens dans certaines occupations, com­merce et artisanat, qui furent celles de leurs ancêtres juifs, et qui étaient donc entourées d’un double discrédit. Progressivement, ces métiers se trouvèrent désertés, car les Nouveaux Chrétiens avaient tendance à les aban­donner, dans l’espoir de faire oublier plus facilement leurs origines, tandis que les Vieux Chrétiens tenaient par-dessus tout à les éviter. Au xvie siècle, les Morisques et de nombreux étrangers s’engouffrèrent dans ce vide, mais tous les Morisques furent expulsés à leur tour en 1609. Nous verrons plus loin comment commerce et (p.192) impureté de sang finirent par devenir synonymes. Rien d’étonnant qu’un pays dans lequel les « arts mécaniques » étaient tenus en si piètre estime et où le commerce était un péché finît par entrer en décadence. Lorsque les Espagnols s’en avisèrent, il était trop tard. Le mirage de l’argent et de l’or des Amériques, sorte de malédiction supplémentaire, n’avait fait que masquer le processus de l’appauvrissement et l’aggraver.

C’est dans ces conditions que la Péninsule ibérique resta à l’écart de la marche du temps et du grand essor capitaliste. A ce point de vue, rien de plus frappant que le contraste entre l’Espagne de la contre-Réforme et l’Angleterre et les Pays-Bas, calvinistes ou puritains, foyers de la révolution industrielle et du monde moderne. Mais, tandis que toute une école d’érudits s’est attaquée au problème de la naissance de l’esprit capitaliste, sur les pourtours de la mer du Nord, au pôle opposé, la recherche historique est encore en friche ; il ne s’est pas encore trouvé de Max Weber pour creuser comme elle le mériterait la question des rapports entre l’éthique du catholicisme ibérique, le culte de la pureté de sang, l’absence de l’esprit mercantiliste ou capitaliste, et de la décadence qui en résulta.

 

Au xvne siècle, l’obsession de la limpieza de sangre atteint son paroxysme. C’est l’époque où « les routes de l’Espagne étaient sillonnées en tous les sens par les com­missaires chargés des informations, les archives locales consultées à différentes reprises et où les « anciens » des villages avaient l’occasion de mettre à l’épreuve leur mémoire et leur connaissance des liens de parenté ». Vers 1635, le polémiste Geronimo de Zevallos s’indignait du « nombre infini de gens occupés à faire les informations, procureurs de l’honneur et dévoreurs des fortunes, gas­pillant un argent qui aurait pu être mieux utilisé pour le travail des champs », tandis que « des hommes qui auraient dû s’occuper de leurs fils et leur laisser du bien consument par ces prétentions la fortune qu’ils auraient dû leur léguer, d’où vient en grande partie la dépopu­lation de l’Espagne, car dans une famille notée comme impure, les fils deviennent curés ou moines, et les filles, religieuses… » ; (…).

 

(p.196) « Ceux qui vivent dans le continent de l’Es­pagne et du Portugal, décrivait Montesquieu dans la soixante-dix-huitième lettre persane, se sentent le cœur extrêmement élevé lorsqu’ils sont ce qu’on appelle de Vieux Chrétiens, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas de l’ori­gine de ceux à qui l’Inquisition a persuadé, dans ces derniers siècles, d’embrasser la religion chrétienne. Ceux qui sont dans les Indes ne sont pas moins flattés lors­qu’ils considèrent qu’ils ont le sublime mérite d’être, comme ils le disent, hommes de chair blanche. Il n’y a jamais eu, dans le sérail du grand seigneur, de sultane si orgueilleuse de sa beauté que le plus vieux et le plus vilain mâtin ne l’est de la blancheur olivâtre de son teint, lorsqu’il est dans une ville du Mexique, assis sur le pas de sa porte, les bras croisés. Un homme de cette consé­quence, une créature si parfaite, ne travaillerait pas pour tous les trésors du monde, et ne se résoudrait jamais, par une vile et mécanique industrie, de compromettre l’honneur et la dignité de sa peau. »

Cet orgueil très hispanique se sustentait indéfiniment de l’horreur de la race maudite. Citons le père de Torrejoncillo qui, dans sa Sentinelle contres les Juifs, après avoir énuméré les divers péchés, tares héréditaires et crimes de cette race, précisait :

« Et pour qu’il en soit ainsi génération après généra­tion, comme si c’était un péché originel d’être ennemi des Chrétiens et du Christ, il n’est pas nécessaire d’être de père et de mère juifs ; un seul des parents suffit ; peu importe que le père ne le soit pas, il suffit que la mère le soit, peu importe si elle-même ne l’est pas entière­ment, une moitié suffit ; et moins même, un quart suffit, et un huitième suffit, et de nos jours la Sainte Inquisi­tion a découvert qu’on judaïsait à la vingt et unième génération. »

Le père Torrejoncillo décrivait ensuite la louable cou­tume que l’on observait au collège de Santa-Cruz de Valladolid. Tous les Vendredis saints après la Cène, les membres du collège se réunissaient pour discuter de la culpabilité des Juifs dans la Crucifixion. Ensuite, le doyen demandait à chacun son opinion sur les Juifs : « Commençant par le plus âgé, chacun est obligé de par­ler et de rapporter le cas d’une famille notée, le lieu où elle se trouve et comment tous s’en tiennent à l’écart; et ainsi, tous les collégiens ayant pris la parole pour dire (p.197)

ce qu’ils savaient et ayant ridiculisé les Juifs, ils mettent fin à la réunion et quittent le réfectoire. »

On voit comment l’obsession de la pureté du sang entretenait l’horreur du Juif, laquelle à son tour justi­fiait le maintien des lois raciales. Torrejoncillo écrivait à l’usage de tout le peuple chrétien ; mais voici, dans un commentaire juridique publié en 1729-1732, le Senatus Consulta Hispaniae d’Arredondo Carmona, ouvrage à l’usage des spécialistes, une rapide mention des Juifs : «Après la mort du Christ, les Juifs devinrent des escla­ves. Les esclaves peuvent être tués, vendus, et peuvent d’autant plus être expulsés et exterminés. Les Juifs sont infâmes, abjects, opprimés et d’une condition très vile. Les Juifs sont des gens malodorants et obscènes. Les Juifs sont odieux même à ceux qui ignorent le Christ. Les Juifs sont pareils aux chiens et aux loups. La malice des Juifs dépasse l’iniquité des diables. »

De génération en génération, les Juifs continuaient à être pour l’Espagne le symbole même de la subversion et du blasphème, et non seulement ils demeuraient rigou­reusement bannis de la Péninsule, mais ils furent en 1667 expulsés d’Oran, la tête de pont espagnole en Afri­que du Nord. Par la suite, les traités de paix de la fin du xvne siècle exemptèrent les grands commerçants anglais et hollandais de la juridiction inquisitoriale, et ces hérétiques privilégiés furent désormais tolérés sur le sol espagnol, mais à condition de ne pas être Juifs. Au cours du siècle suivant, la tolérance s’étendit aux arti­sans et aux ouvriers non catholiques, mais toujours à l’exception des Juifs, « gens qui sont en horreur au pur et immaculé catholicisme des Espagnols », disait un édit royal de 1797, prescrivant le maintien du cordon sani­taire en ce qui les concernait ; cet édit fut renouvelé en 1800, en 1802, et, pour la dernière fois, en 1816. Si ces interdictions furent souvent renouvelées, si, en 1804, Charles IV menaçait « de la rigueur de son indignation royale et souveraine» ceux qui soustrairaient un Juif à la surveillance du Saint-Office, c’est qu’il y eut tou­jours d’aventureux fidèles de Moïse à ne pas les respec­ter, et à pénétrer en fraude sur le territoire espagnol. Signalons un des derniers cas de ce genre, celui d’un commerçant de Bayonne, poursuivi en 1804 par l’Inqui­sition à Santander ; Beurnouville, l’ambassadeur de France, eut à s’employer pour le tirer de ce mauvais pas, inaugurant ainsi au xixe siècle l’action de la France en (p.198) faveur des Juifs, dont cet incident fut le premier exem­ple. Même après l’abolition de l’Inquisition en 1835, le cordon sanitaire fut maintenu ; en 1854, les démarches d’un rabbin allemand pour le faire supprimer furent vaines ; il ne fut levé que par la constitution espagnole de 1869. Mais il fallut attendre près d’un siècle encore pour que l’Espagne effaçât complètement, sous ce rap­port, les dernières traces de son passé judéo-islamique.

 

(p.205) La dispersion marrane.

 

L’expulsion de 1492, qui conduisit plusieurs dizaines de milliers de Juifs espagnols en Berbérie, en Turquie et dans les rares territoires chrétiens où ils pouvaient se faire admettre, fut suivie, deux siècles durant, par la lente et continuelle émigration des Marranes. Au Portu­gal, ces départs, tantôt autorisés et tantôt clandestins, étaient généralement l’objet de transactions financières. En Espagne, ils furent toujours périlleux, car ils aggra­vaient le soupçon de judaïsme. Mais certaines circons­tances pouvaient faciliter l’émigration clandestine. Ainsi, en 1609-1614, lors de l’expulsion des Morisques, un certain nombre de crypto-Juifs portugais et de conversas espa­gnols se glissèrent dans leurs rangs, et passèrent les Pyrénées ; il est intéressant de signaler que l’entrée des Morisques en France fut négociée par le Marrane Lopez, le futur confident de Richelieu ; peu de temps aupara­vant, il avait été question de laisser s’établir en France cinquante mille familles de Marranes portugais, « gens avisés et industrieux ».

Le pays d’accueil par excellence des Marranes était la Turquie, qui cherchait à attirer les Juifs ibériques depuis la conquête de Constantinople. Après l’expulsion d’Espa­gne, le sultan Bajazet se serait, dit-on, exclamé : « Vous appelez Ferdinand un roi sage, lui qui a appauvri son pays, et qui enrichit le nôtre ! » Selon l’ambassadeur français d’Aramon (1547), «Constantinople est habitée principalement de Turcs, puis de Juifs infinis, c’est assa­voir, de Marans qui ont été chassés d’Espagne, Portugal et Allemagne ; lesquels ont enseigné aux Turcs tout arti­fice de main ; et la plupart des boutiquiers sont des Juifs ». Son contemporain et compatriote Nicolas de Nicolay précise : « (Les Juifs) ont entre eux des ouvriers en tous arts et manufactures très excellents, spécialement des Marranes il n’y a pas longtemps bannis et chassés (p.206) d’Espagne et Portugal, lesquels, au grand détriment et dommage de la chrétienté, ont appris aux Turcs plusieurs inventions, artifices et machines de guerre, comme à faire artillerie, arquebuses, poudres à canon, boulets et autres armes. »

Mais plus encore que Constantinople, c’est Salonique qui devint au xvi« siècle le grand centre juif du Levant, et la principale ville d’accueil des Marranes. Les rabbins recommandaient de les aider à tout prix à redevenir de bons Juifs ; une consultation du célèbre Samuel de Médina justifiait même les tromperies et abus commis pour ce pieux motif ; d’autres docteurs n’hésitaient pas à proclamer les Marranes repentis comme de meilleurs Juifs que les plus pieux des Juifs ; lorsqu’en 1556, une vingtaine de Marranes furent brûlés à Ancône, les Juifs de Turquie y répliquèrent par une tentative de boycott international. Mais la rejudaïsation n’était pas toujours facile ; le commun des Juifs voyait les Marranes d’un mauvais œil, et les traitait, injure suprême, de Kista-nios * ; même en terre d’Islam, où cependant il était plus commode d’être Juif que d’être Chrétien, l’ambiguïté marrane n’était pas facile à lever.

 

(p.211) Joseph Nassi, qui avait été introduit à la cour ottomane par l’ambassadeur de France de Lansac, devint un ennemi juré de la France, à la suite d’un litige portant sur cent cinquante mille ducats que, vers 1549, il avait prêtés à Henri II. D’après les représentants français, on pouvait se dispenser de régler son dû à un Marrane, « car les lois du royaume ne permettent point que les Juifs, comme l’est ledit Joseph Nassi, y puissent rien négocier ni trafi­quer, mais ordonnent que tout ce qu’il y aurait y soit confisqué ». ‘Le raisonnement était donc : à trompeur, trompeur et demi ; puisque tu nous as roulés en cachant ta qualité de Juif, nous te roulons en ne te remboursant pas ; raisonnement, on en conviendra, qui avait de quoi exaspérer le créancier marrane. Après maintes péripéties, Nassi finit par connaître en 1568 une revanche triom­phante, en faisant confisquer par le Sultan les marchandises (p.212) transportées au Levant sous pavillon français, jus­qu’à concurrence de la dette. D’où on conflit passager entre la France et la Porte, qui fut réglé par le traité d’octobre 1569 ; traité dont l’original se trouvait rédigé en langue hébraïque ; qui sait si ce détail insolite ne reflète pas une vexation supplémentaire que le Juif cher­cha à infliger au Roi Très Chrétien ? En conséquence les diplomates français lui portèrent une rancune redoublée, et tentèrent de l’abattre, « de mettre Miques en Picque », « de lui faire perdre la tête et venger Sa Majesté », en révélant ses trahisons au Sultan, en faisant « prendre en son cabinet… une infinité de lettres qu’il écrit journelle­ment au pape, au roi d’Espagne, au duc de Florence». Mais le complot, dans lequel avait trempé un secrétaire juif de Nassi, fut facilement déjoué par ce virtuose des intrigues ottomanes.

Tout aussi constante que son hostilité envers la France semble avoir été sa sympathie pour la cause des protes­tants rebelles de Flandre. Les conseils et encouragements qu’il faisait parvenir aux calvinistes d’Anvers, parmi les­quels il comptait nombre de vieux amis, ont joué leur rôle dans les événements qui conduisirent à la mission du duc d’Albe, et à l’insurrection des « gueux » des Pays-Bas. Plus d’une fois, au cours de luttes religieuses au xvie siècle, les calvinistes furent aidés par des Juifs, et Guillaume d’Orange lui-même chercha leur assistance; du reste, en 1566, parmi les animateurs de la résistance flamande figuraient les influents Marranes Marcus Perez, Martin Lopez et Ferdinando Bernuy.

 

(p.213) A différentes reprises et sous des formes différentes, Philippe II s’était érigé en protecteur des Juifs. En 1556, le pape Paul IV fit brûler vingt-cinq Marranes à Ancône ; Gracia Nassi et lui tentèrent alors d’amener le Saint-Siège à résipiscence en organisant le boycott international du port d’Ancône. Cette tentative échoua, en des conditions qu’il serait trop long de rapporter ici ; elle marque la volonté de remédier à la condition marrane à la manière forte, c’est-à-dire à la manière chrétienne. Antérieure­ment, lors de son séjour en Italie, il avait sollicité de Venise qu’une île soit mise à la disposition des heimatlos marranes. En 1561, le Sultan lui fit cadeau de la ville de Tibériade et des terres avoisinantes, pour y créer une sorte de foyer ou de refuge juif ; il s’employa à restaurer la ville, l’entoura d’une muraille, tenta d’implanter des industries, malgré les protestations du délégué apostoli­que en Palestine, Boniface de Raguse, contre « l’arrivée de ces vipères, pires que celles qui hantent les ruines de la ville ». D’après l’ambassadeur français de Pétremol, c’est même cette coûteuse entreprise qui le poussait à réclamer son dû à la France ; « Miques, écrivait-il, a eu permission de bâtir une ville sur les rivages du lac de Tibériade, en laquelle ne pourront habiter autres que

Juifs, (…). »

 

(p.215) D’autre part, l’historiographie israélienne n’a pas tort, qui fait de Joseph Nassi le grand précurseur du sionisme. Mais le déracinement des Marranes ne pouvait encore conduire à une aventure collective, dont chaque partici­pant aurait pris la décision de changer son destin au nom d’un idéal purement terrestre. Coloniser la Palestine sans l’aide du Messie était un plan absurde et quasi sacrilège, aux yeux de la tradition rabbinique. Les Juifs continuèrent à aller en Palestine pour y mourir, non pour y vivre. L’aspiration des Marranes à la délivrance prit au siècle suivant la forme d’un puissant mouvement messianique, qui entraîna le judaïsme tout entier dans son tourbillon, et qui conduisit, entre autres séquelles, à une dramatique rechute : l’installation de certains Mar­ranes dans un marranisme délibéré et volontaire.

 

Les Sabbatéens.

A Safed en Palestine, non loin de Tibériade où Joseph Nassi avait tenté de créer une entité territoriale juive, s’était constitué à la même époque un cénacle de caba-listes, eux aussi pour la majeure partie des exilés d’Espa­gne, qui cherchaient à hâter la rédemption de l’univers à l’aide de la prière, de l’étude et des jeûnes. Leurs espoirs et leurs concepts mystiques se propagèrent dans tous les pays de la Dispersion, et de génération en géné­ration, la venue du Messie semblait aux Juifs plus proche et plus certaine ; les conditions requises se trouvèrent finalement réunies pour qu’un Messie se manifestât.

 

(p.220) Spinoza

 

Au XVIIe siècle, Amsterdam, la métropole commerciale de l’Occident, devint le siège de la plus importante colonie marrane d’Europe. Sans avoir joué le rôle décisif qu’on leur prête parfois dans l’essor économique des Pays-Bas, les « Portugais » excellaient dans certaines branches d’activité, telles que l’importation du sucre colonial, des épices, du tabac, et le commerce des pierres précieuses. Ils entretenaient des liens particulièrement étroits avec le nouveau monde, soit avec les colonies hollandaises, soit même avec les possessions espagnoles, où tant de leurs frères de sort tentaient à l’époque de se faire oublier. A Amsterdam même, ils avaient créé une indus­trie du livre juif sans rivale dans la dispersion et publiaient des traductions de la Bible à l’usage des pro­testants. A partir de 1675, une gazette juive, Gazeta de Amsterdam, vit le jour ; d’une manière caractéristique (p.221) pour ses lecteurs, ce journal traitait de tous les sujets, à l’exception de ceux d’intérêt juif. Nous avons dit que les « Portugais » traitaient de très haut les humbles Juifs tudesques, venus s’installer à Amsterdam dans leur sillage, et évitaient de se mêler à eux. Ceux-ci, en retour, mettaient en doute leur science et leur piété, assurant « qu’il était plus facile à un Sépharade de devenir malade, boiteux ou aveugle que de devenir un Juif érudit ». Il exagérait assurément, et d’excellents docteurs de la Loi furent formés dans la « Jérusalem hollandaise » ; mais les ex-Marranes durent mettre des générations pour se rejudaïser complètement.

 

(p.223) c’est à cette époque que Spinoza a dû rédiger son ‘Apologie’, aujourd’hui perdue, pleine d’attaques contre les Juifs et le judaïsme (il en inséra certains passages dans son ‘Traité théologico-politique’).

 

(p.224) Le système philosophique de Spinoza reste vivant et continue à faire des adeptes en tant « qu’édifice concep­tuel le plus imposant qui ait jamais été élaboré par un cerveau humain » (Windelband). Historiquement, sa grandeur est d’avoir révélé à l’Europe éclairée du XVIIe siècle, sous une forme adoptée à l’entendement du temps, la « sagesse juive », c’est-à-dire la science morale et la philosophie religieuse du Talmud, développées par les théologiens juifs du Moyen Age. Son trait de génie pédagogique fut de donner à ce message la forme d’une démonstration géométrique, même s’il s’agissait, à la vérité, d’un lit de Procuste. Il signa cette révélation de son nom, et se rendit immortel ainsi ; il est vrai qu’en reconnaissant sa dette envers les rabbins, de bien contes­tables répondants pour son auditoire, il eût discrédité son entreprise. La science de la vie morale reste la partie la plus vivante de son Ethique l. Dans le Traité théologico-

 

1 D’après H. A. Wolfson, Spinoza fut un continuateur de la philoso­phie médiévale, avant tout juive : « Si nous pouvions découper en bouts de papier toute la littérature philosophique à la disposition de Spinoza, les jeter en l’air, et les laisser retomber sur le sol, nous pourrions à

l’aide de ces fragments éparpillés reconstituer l’Ethique. » Wolfson ajoute que la concision très talmudique du style du philosophe est par endroits une source d’obscurité et de malentendus, et a facilité les inter­prétations très divergentes qui depuis trois siècles ont pu être faites de sa pensée. (H. A. Wolfson, The philosophy of Spinoza, Cambridge, 1932, p. 3 et suiv.).

 

(p.225) politique également, où il ébranle les fondements du monothéisme révélé, il n’est guère d’observation ou de critique des contradictions de l’Ecriture sainte qu’il n’ait empruntée à Abraham ibn Erza, à Rachi ou à ce Maïmo-nide qui servait de cible à son ironie. D’autre part, lors­qu’il s’attaque dans cet ouvrage à la notion de l’élection d’Israël, il se situe dans la lignée des anciens libres penseurs juifs (tels que Hayawaih de Balkh, qu’il a dû connaître par les polémiques des talmudistes). De toute évidence, l’étonnante prérogative accordée par la tradi­tion judéo-chrétienne au « Peuple élu » le choque et l’irrite. Ce sont les Juifs ses contemporains qu’il vise alors en écrivant : « La joie qu’on éprouve à se croire supérieur, si elle n’est pas tout enfantine, ne peut naître que de l’envie et du mauvais cœur » (et plus loin : « Qui donc se réjouit à ce propos, se réjouit du mal d’autrui, il est envieux et méchant, et ne connaît ni la vraie sagesse ni la tranquillité de la vraie vie. ») On remarquera qu’il s’agit justement d’un point qui le concerne vitalement lui-même : le dénigrement de sa propre lignée, condui­sant à un antisémitisme manifeste, semble avoir été le talon d’Achille du grand philosophe.

Il n’est que de lire les différents passages du Traité où, d’une manière arbitraire (car nullement commandée par la construction de l’ouvrage), il renverse les termes, et rend les Juifs responsables de la haine que leur portent les Chrétiens (lui qui écrivait dans l’Ethique : celui qui imagine qu’un autre est affecté de haine envers lui le hdira à son tour) :

« Quant à la longue existence des Juifs comme nation dispersée ne formant plus un Etat, elle n’a rien de sur­prenant, les Juifs ayant vécu à l’écart de toutes les nations jusqu’à s’attirer la haine universelle, et cela non seulement par l’observance de rites opposés à ceux des autres nations, mais par le signe de la circoncision auquel ils restent religieusement attachés » (chap. III). « L’amour des Hébreux pour leur patrie était donc plus qu’un amour, c’était une ferveur religieuse, provoquée et entretenue – en même temps que la haine des autres peuples – par le culte quotidien.

 

(p.227) Une telle ambivalence correspond bien à la situation d’un homme qui, après avoir rompu avec la communauté juive, continuait à être Juif aux yeux du monde, et ne pouvait ne pas rester Juif pour lui-même, même s’il parlait des « Hébreux » à la tierce personne ; et cette situation contradictoire brouillait son entendement au point de ne lui laisser apercevoir les choses « qu’à tra­vers un nuage ». Ce déchirement et cette intolérance envers sa propre lignée, qu’on retrouve chez tant d’illus­tres penseurs juifs des temps modernes, nous les voyons illustrés ici pour la première fois — et avec quel éclat ! – par le solitaire de La Haye, que Nietzsche, un jour, apostropha en ces termes (dans son poème : A Spinoza) :

« Tourné amoureusement vers « l’un dans tout »

« Amore dei », il fut bienheureux par la raison.

Déchaussons-nous ! C’est le sol trois fois béni !

Mais sous cet amour couvait

Un secret incendie de vengeance,

La haine pour les Juifs rongeait le Dieu juif…

T’ai-je deviné, ermite ? »

 

(p.228) Ailleurs, Nietzsche n’hésitait pas à comparer Spinoza à Jésus. Il est peu d’esprits illustres auxquels la postérité, surtout en Allemagne, ait voué un tel culte qu’à l’homme « qui a poli les lunettes à travers lesquelles l’âge moderne se contemple ». Et il en est peu, dans l’histoire des idées, qui aient autant contribué à légitimer l’antisémitisme métaphysique pour des générations de penseurs et de théologiens. Tout se passe comme si la conscience euro­péenne s’était en l’espèce livrée à une dichotomie som­maire, admirant le legs juif à travers une figure de proue, celle-là même qui lui servit de garant pour le dénigre­ment du judaïsme. Spinoza reste le héraut de la nouvelle foi en l’homme, il incarne « le parti de la paix et de la justice », que, d’après Alain, « vous vous garderez d’appe­ler le parti juif, mais qui n’en sera pas moins ce parti-là»; mais, par l’effet d’un ressentiment invincible, il n’a pas su rendre justice au peuple dont lui-même était issu. Sa polémique antijuive fraya les voies à l’antisémitisme rationaliste ou laïque des temps modernes, peut-être le plus redoutable qui soit. Ce qui autorisait un Hermann Cohen à mettre l’accent sur « l’ironie démoniaque » de Spinoza, résultant « du caractère tragique de son exis­tence… de la contradiction dans laquelle il se situe vis-à-vis des sources spirituelles et morales où s’enracinait sa puissance créatrice ». Cari Gebhardt, le meilleur éditeur et biographe moderne du philosophe, parlait du « dédou­blement de la conscience marrane, dont est issue la conscience moderne », et, en guise d’épitaphe, attribuait aux Marranes « qui entreprirent de chercher le sens du monde dans le monde, et non dans Dieu… la mission historique de produire un Uriel da Costa et un Spinoza».

 

(p.232) Rien de certain, en vérité, en ce qui concerne la période romaine, sinon quelques mentions relatives à des mar­chands juifs, à Marseille, à Arles ou à Narbonne. Dès la période franque, cependant, lorsque le clergé entre­prend d’écrire l’histoire, les contours commencent à se préciser. De nombreuses décisions conciliaires des Ve et vie siècles font état de Juifs et de leur influence : ils interdisent aux Chrétiens, clercs ou laïcs, de manger avec les Juifs, s’élèvent contre les mariages mixtes, mettent en garde contre l’observation, les dimanches, des innombrables interdictions sabbatiques, interdisent enfin aux Juifs de se mélanger aux foules chrétiennes, pendant la fête de Pâques. De telles dispositions, par leur nature même, sont destinées en premier lieu à pro­téger les croyants des séductions de la foi et des rites juifs, à lutter contre les dangers d’hérésies judaïsantes, hérésies que l’on voit apparaître si souvent, chez des populations évangélisées de fraîche date et dncore incer­taines dans leur foi. De même l’unique écrit de polé­mique antijuive de l’époque qui soit parvenu jusqu’à nous, celui du Gaulois Evagrius, constitue une mise en garde des Chrétiens bien plus qu’une tentative d’évan-gélisation des Juifs. Tout cela nous permet de conclure qu’à cette époque les Juifs de Gaule étaient nombreux, influents, et, vivant en bons termes avec les Chrétiens et se mélangeant librement à eux, causaient des soucis aux chefs de l’Eglise en raison même de cette bonne entente avec leurs ouailles. De plus amples renseigne­ments nous sont fournis, à la fin du vie siècle, par Gré­goire de Tours. Ses différents écrits nous permettent de nous faire une idée assez précise des Juifs de son temps. Nous apprenons ainsi qu’ils étaient commerçants, pro­priétaires fonciers, fonctionnaires, médecins ou artisans, et que, mélangés aux « Syriens » (que notre auteur men­tionne dans le même contexte), ils étaient nombreux dans les villes, où ces cosmopolites devaient tenir le haut du pavé, sur un fond de barbares mal dégrossis. Les Syriens, cependant, étaient chrétiens ; les Juifs repré­sentaient pour l’Eglise les ennemis par excellence, et cela ressort bien de certaines tournures de style qu’em-ploie le bon évêque à leur propos (« menteurs envers Dieu » ; « esprit dur, race toujours incrédule » ; « nation méchante et perfide »).

 

(p.234) L’archevêque Agobard (778-840), « l’homme le plus éclairé de son siècle » d’après Henri Martin, appartenait à la phalange des réformateurs instruits et actifs issus de ce qu’on a appelé « la renaissance carolingienne ». Grandement troublé par l’influence acquise sur ses ouailles par la colonie juive de Lyon, il fit appel à l’em­pereur Louis le Pieux, lui rappelant les décisions conci­liaires traditionnelles, et le suppliant de l’autoriser à baptiser les esclaves des Juifs. Loin de donner suite à cette demande, l’empereur confirma expressément les privilèges des Juifs et envoya à Lyon le magister judœo-rum ! Everard, afin d’en assurer l’application. Rapide­ment, la querelle s’envenima : tancé d’importance, exilé à Nantua, le fougueux prélat (qui, dans le conflit qui avait opposé Louis le Débonnaire à ses fils, avait pris le parti de ces derniers) ne se tint pas pour battu, et, année après année, continua de revenir à la charge.

 

  1. Magister judœorum : il semble qu’il s’agisse du fonctionnaire chargé des rapports avec les communautés juives et de l’observation de leurs droits.

 

 

(p.235) C’est dans ces conditions qu’on été rédigées les cinq épîtres antijuives d’Agobard qui nous sont connues, (…).

 

(p.236) On remarquera que de telles décisions, une fois appli­quées, entraîneront nécessairement une détérioration de la situation économique des Juifs. Nous n’en sommes pas encore là pour l’instant, et les interventions d’Ago-bard, d’Amolon ou de Hincmar auprès du pouvoir tem­porel ne semblent pas avoir été suivies d’effet. Du reste, les temps ne s’y prêtaient guère : nous en sommes à l’époque du traité de Verdun et du chaotique morcel­lement féodal qui s’ensuivit. Mais on ne peut éviter de mettre en relation avec ces exhortations une innovation qui sera lourde de conséquences. En effet, c’est au cours du IXe siècle (sans qu’il soit possible de préciser la date) que l’on constate pour la première fois une modification significative de la liturgie catholique romaine, dans sa partie relative aux Juifs. Si jusque-là, dans les prières (p.238) du Vendredi saint, l’usage était de prier successivement pour les catéchumènes, les Juifs et les païens, et dans les mêmes termes, s’agenouillant après chaque prière, dorénavant les missels portent : pro Judaels non flectant (on ne s’agenouille pas pour les Juifs). Ainsi est-il sou­ligné que le Juif appartient à une catégorie à part, qu’il est autre chose et davantage qu’un simple Infidèle, et que s’annonce une conception dont les pleins effets se feront sentir plusieurs siècles plus tard.

 

(p.237) la teneur même de la propagande antuijuive au IXe siècle (p.238) montre qu’il n’existe à l’époque nulle trace d’un antisémitisme populaire spécifique. Au contraire, il sem­ble bien que le judaïsme exerce encore sur les popula­tions chrétiennes une incontestable attirance. D’une manière générale, on peut dire que tant qu’un chris­tianisme solidement dogmatisé n’a pas établi sur les âmes son empire définitif, celles-ci restent facilement réceptives à la propagande juive. On retrouve, en effet, le même état de choses dans l’Orient des me et iv* siè­cles, dans l’Occident du haut Moyen Age et, on le verra, dans la Russie du xve : les premiers rudiments de l’Histoire sainte une fois inculqués à des populations fraîchement converties, maints esprits « voient dans les Juifs le seul peuple de Dieu », « chers à cause des patriarches dont ils descendent » (Agobard), et ce point de vue, qui, on en conviendra, n’est pas dépourvu d’une naïve logique, les conduit à prêter aux arguments des Juifs une oreille attentive. Dans la France carolingienne, les conversions au judaïsme devaient être d’autant plus fréquentes que leur situation économique privilégiée permettait aux Juifs de faire pression sur leurs esclaves et leurs serviteurs. Il n’existe évidemment pas de sta­tistiques : mais, même jusqu’à des hauts dignitaires de l’Eglise se laissaient gagner par la séduction juive, ainsi que le démontre le célèbre exemple du diacre Bodon, confesseur de Louis le Débonnaire, qui se fit Juif, et se réfugia en Espagne où, adoptant le nom d’Eléazar, il épousa une Juive (829). C’est à cette lumière qu’il faut voir les campagnes de ses contemporains Agobard et Amolon.

 

 

(p.240) Mais voici que, peu après l’an 1000, des rumeurs confuses agitent la Chrétienté. Sur l’instigation des Juifs, le « prince de Babylone » aurait fait détruire le sépulcre du Seigneur ; il aurait aussi déclenché contre les Chré­tiens de Terre sainte des persécutions innommables, et fait décapiter le patriarche de Jérusalem. Quoi qu’il en soit de la légende orientale (en réalité, l’intolérant émir Hakim s’acharna contre les-Juifs aussi bien que contre les Chrétiens), en Occident, princes, évêques ou manants entreprennent aussitôt de tirer vengeance des Juifs : à Rouen, à Orléans, à Limoges (1010), à Mayence (1012) et, sans doute, dans d’autres villes rhénanes et, semble-t-il, à Rome aussi, ils sont convertis de force, massacrés ou expulsés, et l’imaginatif moine Raoul Glaber nous assure même que, « dans le monde entier, tous les Chrétiens furent unanimes à décider qu’ils chasseraient tous les Juifs de leurs terres et de leurs cités ». Exagé­ration manifeste, et la vague s’apaisa aussi vite qu’elle était venue ; elle n’était que le signe avant-coureur de cette montée d’enthousiasmes religieux qui, s’ils servi­ront d’indispensable ciment à l’édifice de la Chrétienté moyenâgeuse, donneront aussi le signal des grandes persécutions. La condition des Juifs reste suffisamment enviable pour que des conversions retentissantes au judaïsme continuent à se produire1, et lorsqu’on 1084 Riidiger, l’évêque de Spire, leur délivre une charte, il spécifie que leur présence « accroît grandement la renommée de la ville », et les autorise, au mépris des interdictions traditionnelles, à tenir des serviteurs et des serfs chrétiens, à posséder champs et vignobles et à porter armes.

 

  1. Ainsi  celle  de Vécelin,  chapelain  du  duc  Konrad, un parent de l’empereur Henri II (1005) ou celle de Renant, duc de Sens (1015).

 

 

L’ ère des Croisades

 

(p.241) Le fatidique été 1096.

Peu de dates, certes, sont aussi importantes dans l’histoire de l’Occident que ce 27 novembre 1095 où, au concile de Clermont-Ferrand, le pape Urbain II entre­prit de prêcher la Ire croisade, sans se douter, peut-on croire, du prodigieux retentissement que connaîtrait à travers la Chrétienté son appel. Le rôle capital qu’eurent les croisades pour l’épanouissement de la civilisation médiévale est bien connu : réveil général des activités commerciales et intellectuelles, suivi de la montée de la bourgeoisie des villes, et surtout, cette prise de cons­cience de l’Europe chrétienne qui se reflète déjà dans les chroniques des premiers croisés. Mais on se rend moins bien compte généralement des conséquences que la grande entreprise eut pour la destinée des Juifs, dans ce qu’elle aura dorénavant de singulier et d’unique en Europe.

Et cependant, l’historien se trouve ici à un moment privilégié, tant les textes sont nombreux et éloquents. Essayons donc de nous transporter en esprit dans cette époque héroïque et désordonnée, où, au cri de « Dieu le veult », chevaliers, moines et gens du commun, ayant abandonné leurs foyers et leurs familles, poursuivent leur chemin vers une destination fabuleuse. Sur leurs vêtements, ils ont cousu le signe de la Croix ; quoi qu’ils fassent, une félicité éternelle leur est promise ; ils sont les vengeurs de Dieu, chargés de châtier tous les Infidèles, (p.242) quels qu’ils soient : les chroniqueurs nous le disent t expressément : « Omnes siquidem illi viatores, Judœos, hœretios, Sarracenos acqualiter habeant exosos, quos omnes Dei appelant inimicos. » Dès lors, quoi de plus naturel que de tirer vengeance en cours de route de quelques Infidèles qui vivent en pays chrétien ? En faire autrement, ne serait-ce pas « prendre toute l’affaire à rebours » ? (ainsi que le diront les croisés à Rouen). Rai­sonnement qui ne manque pas d’une cruelle logique et qu’on retrouve en d’autres temps et d’autres lieux, mais qui, surtout à la tourbe qui toujours surgit à la surface lors des grands élans révolutionnaires, servira de pré­texte à des pillages faciles et lucratifs. Aussi bien, les auteurs des principaux massacres des Juifs ne seront-ils pas les armées organisées des barons, mais les informes cohortes populaires qui les précèdent.

Certes, tous les détails ne nous sont pas parvenus. Pour ce qui est de la France, notamment, seul un mas­sacre perpétré à Rouen nous est connu avec certitude. Mais certaines chroniques font allusion à d’autres héca­tombes — ainsi Richard de Poitiers (« … avant de se rendre en ces lieux, ils [les croisés] exterminèrent par de nombreux massacres les Juifs dans presque toute la Gaule, à l’exception de ceux qui se laissèrent conver­tir. Ils disaient en effet qu’il était injuste de laisser vivre dans leur patrie des ennemis du Christ, alors qu’ils avaient pris les armes pour chasser les Infidèles ») — et cela est confirmé par les sources juives : par une lettre pressante, les communautés de France avertis­saient leurs coreligionnaires d’Allemagne du danger qui les menaçait. Nous connaissons aussi la réponse de ces derniers : tout en priant pour leurs frères en détresse, ils assuraient, pleins de confiance, que pour leur part ils n’avaient rien à craindre. Optimisme mal placé s’il en fut : c’est justement en Allemagne, dans cette vallée rhénane dont les communautés étaient peut-être les plus nombreuses d’Europe à l’époque, que furent per­pétrés les massacres les plus systématiques et les plus sanglants.

En ce qui concerne le fougueux prédicateur de la croisade populaire, Pierre l’Ermite, il semble avoir pro­cédé de manière réaliste, s’abstenant d’excès inutiles, et se contentant de mettre les Juifs à contribution pour assurer à ses troupes vivres et argent. Il en fut tout autrement de quelques bandes dirigées par des seigneurs (p.243) tant français qu’allemands, Guillaume le Charpentier, Thomas de Feria, et surtout Emicho de Leisingen («homme très noble et très puissant», assure Albert d’Aix) qui, descendant la vallée rhénane, procédaient de manière systématique et régulière.

L’esprit de pillage qui présidait à l’entreprise ressort bien des procédés d’Emicho, qui parfois, avant de mettre à mort les Juifs, les rançonnait afin de soi-disant les protéger ; l’aspect bien-pensant est mis en relief par l’alternative devant laquelle ceux-ci étaient inévitable­ment placés : le baptême — ou la mort. Une première tentative de massacre eut lieu à Spire le 3 mai 1096, mais grâce à l’intervention rapide de Jean, évêque de la ville, qui fit disperser les bandes d’Emicho, onze Juifs seulement furent tués. Il en fut tout autrement à Worms, deux semaines plus tard.

 

(p.244) Il importe de noter que, presque partout, comtes et évêques (Adalbert à Worms, l’archevêque Ruthard à Mayence, l’archevêque Hermann III à Cologne, le comte de Mörs, etc.) s’efforcèrent, parfois même au péril de leur vie, de protéger les Juifs, ne le cédant aux croisés que contraints et forcés. Quant au peuple, il semble bien que l’apitoiement et l’ébahissement fussent son premier mouvement, et l’on voit par l’exemple de Cologne qu’il apportait à l’occasion aux Juifs un concours agissant. (p.245) Seule, la lie de la population se joignait partout aux massacreurs.

Un dernier massacre eut lieu à Prague, malgré les efforts de l’évêque Cosmas. Le nombre total des victimes, fort diversement apprécié suivant les sources, s’éleva en tout cas à plusieurs milliers.

*

Mais ce chiffre ne fait rien à l’affaire.

Nous voici en effet placés devant un moment capital de notre histoire. Obstinés, héroïques (d’aucuns diront : fanatiques), les Juifs de la vallée rhénane, contraire­ment à ceux d’Espagne ou des pays d’Orient, préfèrent mourir que de se prêter au semblant même d’une conver­sion. Comment expliquer cette différence d’attitude ? Est-ce parce qu’ils méprisaient du fond de leur cœur les rustres et les bandits qui tentaient de leur prêcher un évangile abhorré, ou plus simplement parce que, placés devant une alternative brutale, ils n’eurent sim­plement pas le temps de ces concessions progressives, de ces secrets accommodements qui furent le fait des anoussim de l’Afrique du Nord ou des marranes d’Es­pagne ? Quoi qu’il en soit, de même qu’une lame d’acier incandescent, brusquement plongée dans l’eau glacée, acquiert une souplesse et une solidité à toute épreuve, de même la brusque épreuve de l’été 1096, éclat de tonnerre dans le ciel bleu, eut pour effet de forger la force de résistance dont témoignèrent dorénavant les Juifs européens. Peu importe même que sur certains points nos sources restent confuses, qu’on puisse dis­cuter à l’infini sur le chiffre exact des victimes, qui de toute manière, si on le compare aux holocaustes des siècles suivants, paraît insignifiant. Ce qui importe, c’est qu’au cours de ces mois une tradition surgit, celle d’un refus héroïque et total qu’une infime minorité opposa à la majorité, celle du don de -sa vie « pour sanctifier le Nom » — tradition qui servira d’exemple et d’inspi­ration aux générations futures.

 

(p.248) /1096/ Bernard de Clairvaux en personne rappelait les agitateurs popu­laires à la raison, leur montrant le danger théologique de l’entreprise (ne risquaient-ils pas, en provoquant l’extermination des Juifs, de mettre à néant le grand espoir de l’Eglise en leur conversion ?). La chronique ne signale des incidents et des massacres qu’à Colo­gne, Spire, Mayence et Wurzbourg en Allemagne, à Carentan, Ramerupt et Sully en France ; le nombre des victimes ne fut cette fois-ci que de quelques centaines tout au plus. Mais la chronique nous relate aussi autre chose : c’est précisément à cette époque que surgit pour la première fois, en deux endroits différents, sous une forme mal définie en Allemagne, sous une forme plus nette en Angleterre, l’accusation de meurtre rituel, sui­vie de l’accusation de profanation d’hosties (ces deux imputations n’en constituant en réalité qu’une seule, puisque le meurtre d’un enfant chrétien et l’attentat contre Christ substantialisé sont dominés par la même idée sacrilège). A ce point de vue aussi, 1146 est une date capitale : nous reviendrons à cette question plus tard.

Ainsi, chaque fois que l’Europe médiévale est entraî­née par un grand mouvement de foi, chaque fois que les Chrétiens partent affronter l’inconnu au nom de l’amour divin, les haines contre les Juifs s’attisent un peu partout. Et leur sort s’aggrave dans la mesure même où les pieux élans du cœur cherchent à s’assou­vir dans l’action.

Chaque prédication de croisade (ou peu s’en faut) connaîtra désormais les mêmes séquelles. Ce sont en 1188 (IIIe croisade), les grands massacres d’Angleterre, à Londres, à York, à Norwich, à Stamford, à Lynn, et, vingt ans plus tard, les persécutions dans le Midi de la France, lors de la croisade des Albigeois ; ce sont aussi, lors d’une croisade ineffectivement prêchée en 1236, des massacres dans l’Ouest de la France, en Angleterre, en Espagne, que le doux bénédictin Dom Lobineau évoque dans les termes suivants :

« II y avait peu de seigneurs qui, dans la première ferveur des prédications, ne trouvassent la Croix légère ; mais il s’en voïoit assez à qui elle estoit à charge dans la suite. Pour remà dier à ce degoust, on leur permit de racheter le vœu qu’ils avoient fait de servir contre les Infidèles… La plus grande et la première expédition de ces croisez fut de massacrer les Juifs, qui n’étoient pas la cause du mal que les Sarrasins (p.249) faisoient souffrir aux Chrestiens d’Orient. Les Bretons, les Angevins, les Poitevins, les Espagnols et les Anglois se signa­lèrent dans cette cruelle expédition de l’an 1236… »

Ce sont surtout, l’ère des croisades organisées des seigneurs une fois révolue, les hécatombes perpétrées lors des derniers sursauts du mysticisme populaire, sur le fond de la crise sociale du début du xiv* siècle : levée en masse du peuple en Allemagne, lors de la croisade avortée en 1309, et massacres à Cologne, aux Pays-Bas, dans le Brabant ; croisade des « Pastoureaux », dans le Midi de la France, en 1320, et massacres à Bordeaux, à Toulouse et à Albi. Les grandes lignes du drame res­tent toujours les mêmes : pillages, fuites éperdues, impuissance des princes à protéger les Juifs, à l’heure où « des multitudes inconsolables de l’affront au Dieu vivant se ruaient à leur tuerie », prises d’assaut des refuges ou des forteresses, suicides collectifs. Calvaire permanent, fort peu propice à susciter, dans le cœur de ces Juifs que théologiquement il importait tellement de convertir, l’amour de Notre Seigneur Jésus-Christ ; mais avant d’en venir au durcissement progressif de leurs réactions, tâchons donc de voir les conséquences qu’eurent ces événements pour l’attitude des Chrétiens à leur égard.

 

(p.254) Meurtre rituel.

 

On retrouve l’accusation de meurtre commis à des fins magiques ou maléfiques dans tous les pays et sous toutes les latitudes. C’est ainsi qu’en Chine les mission­naires chrétiens ont été accusés, dès le XIXe siècle, de voler des enfants et de leur arracher le cœur ou les yeux pour confectionner charmes et remèdes. En Indochine, c’est à la secte des Chettys que la population attribuait ce forfait. A Madagascar, au temps de Gallieni, le même reproche fut élevé contre les agents du gouvernement français. Aux temps antiques, ce grief fut adressé par les Grecs aux Juifs, par les Romains aux premiers Chré­tiens, par les Chrétiens aux gnostiques, aux montanistes ou à d’autres sectateurs. Il s’agit donc d’un thème quasi universel, d’un véritable archétype qui reparaît à la surface dès qu’une société est confrontée avec des étran­gers troublants et détestés.

Il faut bien croire qu’au début la société chrétienne ne nourrissait pas contre les Juifs une animosité de cette espèce, puisqu’on ne retrouve nulle trace d’une telle imputation à leur égard, avant le xne siècle. Il faut bien croire aussi que cette animosité prit naissance à la faveur des passions déchaînées par les croisades. Car, sponta­nément, entre 1141 et 1150, l’accusation surgit en trois endroits différents, et sous trois formes différentes, les­quelles, se combinant entre elles et donnant lieu à des variations infinies, jalonneront désormais jusqu’à nos jours l’histoire des persécutions antijuives.

Le thème, en effet, n’en est arrivé qu’au terme d’une longue évolution à sa version dernière — l’assassinat d’un enfant chrétien dans le but d’incorporer son sang au pain azyme. Au début, il se rapporte à une solennité chrétienne — la Passion — et non aux pâques juives, le sang ainsi gagné (ou bien le cœur ou le foie) étant destiné à des fins magiques aussi atroces que variées. Une idée de vengeance y préside, entremêlée aux visions d’une satanique pharmacopée. Il s’agit essentiellement de la répétition de l’assassinat de Christ (en chair ou en effigie), et le chanoine Thomas de Cantimpré s’étonne même de l’ignorance des Juifs : pour mettre fin à leurs tourments, seul le sang du véritable Christ pourrait leur être de quelque secours, et c’est en vain, par conséquent, qu’ils s’en prennent annuellement aux malheureux Chrétiens. (p.255) Par ailleurs, ce thème se combine rapidement avec la croyance en une société juive secrète et mystérieuse, conclave de sages tenant ses assises quelque part dans une contrée lointaine, et désignant par tirage au sort l’endroit où le sacrifice doit être consommé, ainsi que son auteur. C’est de la sorte que s’annonce, dès le XIIe siè­cle, le mythe des Sages de Sion.

Ainsi que nous l’avons vu, la première affaire de meur­tre rituel surgit en 1144 en Angleterre. Le corps d’un jeune apprenti ayant été découvert la veille du Vendredi saint dans un bois près de Norwich, le bruit courut que le garçon avait été assassiné par les Juifs, en dérision de la Passion du Sauveur. Les accusateurs précisaient que le meurtre avait été prémédité de longue date ; une conférence de rabbins, réunie à Narbonne, aurait désigné Norwich comme le lieu du sacrifice annuel. Les autorités n’ajoutèrent pas foi à l’accusation, et le shérif de la ville s’efforça de protéger les Juifs : il y eut cepen­dant des bagarres, et un des notables juifs de l’endroit fut assassiné par un chevalier impécunieux, qui par hasard se trouvait être son débiteur. L’affaire donna nais­sance à un culte local ; pendant plusieurs siècles, les reliques de saint William furent un objet de pèlerinage. Dès le départ, nous retrouvons ainsi certains éléments essentiels qui, à travers les siècles, seront caractéristi­ques de ces sortes d’affaires. Il faut y ajouter cet autre que nous rencontrons aussi à différentes reprises : l’un des principaux accusateurs, le moine Théobald de Cam­bridge, était un renégat juif, baptisé de fraîche date. C’est lui qui fournit, semble-t-il, toutes les rocambolesques données relatives aux motifs du crime et à son mode d’exécution.

L’affaire suivante paraît avoir été bien plus simpliste. En 1147, à Wiïrzburg, en Allemagne, lors de la prédi­cation de la IIe Croisade, on trouve dans le Main le cadavre d’un Chrétien : aussitôt les Juifs de la ville sont accusés du meurtre, on les poursuit, on en massacre quelques-uns. En revanche, l’imputation qui surgit trois années plus tard est d’une inspiration infiniment plus subtile. Il s’agit du thème de la profanation des hosties, thème à vrai dire déjà ancien — on le trouve chez Gré­goire de Tours — mais qui était traité comme une légende se passant dans quelque Orient lointain, Beyrouth ou Antioche. Voici que, pour la première fois, les faits nous sont relatés comme se passant tout près, sous les (p.255) yeux du narrateur, c’est un « fait divers » en quelque sorte : voici surtout que l’hostie meurtrie se transforme en cadavre d’un petit enfant… Mais laissons la parole au chroniqueur liégeois Jean d’Outremeuse, qui nous assure qu’en 1150 eut lieu le miracle qui suit :

« En cet an, il arriva à Cologne que le fils d’un Juif qui était converti alla le jour de Pâques à l’église pour prendre le corps de Dieu ainsi que les autres ; il le mit dans sa bouche et le porta en hâte à sa maison ; mais quand il rentra de l’église, il prit peur et se troubla ; il fit une fosse dans la terre et l’en­sevelit dedans ; mais un prêtre survint, ouvrit la fosse et y trouva la forme d’un enfant, qu’il voulut porter à l’église; mais il vint du ciel une grande lumière, l’enfant fut enlevé des mains du prêtre et porté au ciel. »

(…)

Au moins, la propagation de celui-ci ainsi que ses effets sont tien connus. Les affaires du meurtre rituel paraissent d’abord avoir été rares. La chronique signale quelques cas en Angleterre à la fin du siècle et, en même temps, la fable passe sur le continent : en 1171, à Blois, après un procès en bonne et due forme, trente-huit Juifs trouvèrent la mort sur un bûcher; en 1191 à Bray-sur-Seine, (p.257) le nombre de victimes fut d’une centaine. Mais c’est surtout au siècle suivant que la calomnie fait tache d’huile, cette fois surtout en Allemagne, où la seule année 1236 est illustrée par plusieurs affaires sanglantes de cette espèce. Le désordre devint tel que l’empereur Fré­déric II s’en émut, et chargea une commission de hauts dignitaires d’établir une fois pour toutes si la terrible accusation de faire usage de sang humain reposait sur quelque grain de vérité. Princes et prélats ne purent se mettre d’accord, tant la question leur paraissait ardue. En homme avisé, l’empereur s’adressa alors à de meil­leurs spécialistes, c’est-à-dire aux Juifs convertis, lesquels « ayant été Juifs et s’étant fait baptiser dans la foi chré­tienne, ne sauraient rien taire, en tant qu’ennemis des autres Juifs, de ce qu’ils auraient appris contre eux dans les livres mosaïques… ». Il en fit venir de toutes les villes de l’Empire, et demanda même « à tous les rois d’Occi­dent » de lui en dépêcher ; il retint ces experts à sa cour « un temps considérable », afin de leur permettre « de rechercher diligemment la vérité ».

 

(p.258) Tous ces efforts restaient sans résultat, et désormais, les affaires de meurtre rituel ou d’hosties profanées se substitueront graduellement aux croisades en tant que prétexte aux exterminations massives — telle l’affaire de l’hostie sanglante de Rôttingen, dont il sera question plus loin. Il ressort d’une autre bulle pontificale, datée de 1273, qu’une abominable industrie avait surgi à cette époque : des maîtres chanteurs cachaient leurs enfants et accusaient les Juifs de les avoir enlevés, ce qui leur permettait, suivant les cas, soit de faire irruption dans les maisons juives et de les piller de vive force, soit de se livrer à de non moins lucratifs chantages. En regard aux conséquences immédiates de ces sortes d’affaires, on peut placer leurs répercussions lointaines. En effet, certaines d’entre elles, se gravant profondément dans l’imagination populaire, donnèrent naissance à de véri­tables cultes, et propageaient ainsi à travers les âges le thème sanglant. A l’endroit du prétendu forfait, des mira­cles sont signalés : des canonisations ont lieu, des pèle­rinages se poursuivent pendant des siècles, donnant ample occasion de s’exercer à la naïve et pure foi des foules. Ainsi, une affaire de profanation d’hosties surgit à Bruxel­les en 1370, et une vingtaine de Juifs périssaient sur le bûcher, les autres étant bannis ; deux chapelles comme-moratives sont édifiées au siècle suivant, et la célébration finit par donner naissance à la principale fête religieuse de la capitale, célébrée de nos jours encore en grande pompe le troisième dimanche de juillet, ainsi qu’à une abondante et pieuse littérature. Ainsi, une affaire de meurtre rituel surgit à Trente, dans le Tyrol, en 1473 et neuf Juifs sont arrêtés, soumis à la question, et après de longues tortures finissent par avouer tout ce qu’on leur demande, en l’espèce l’assassinat d’un petit garçon nommé Simon ; les interventions du pape restent sans effet : ils sont exécutés. Etayée par les « aveux sponta­nés » des victimes, la calomnie se répand comme une traînée de poudre, puisque plusieurs cas semblables sur­gissent en Autriche et en Italie au cours de la même période, tous suivis d’autodafés et d’expulsions. Quant au foyer d’origine de l’affaire, il devient lieu de pèlerinage, une chapelle commémorative y est érigée, et les miracles (p.259) et guérisons qui se produisent sur le tombeau du petit Simon entraînent en 1582 sa béatification, bien que le Saint-Siège n’ait jamais consenti à en imputer le meurtre aux Juifs. Parfois les affaires de meurtre rituel donnent naissance à des monuments d’une autre espèce. C’est ainsi que l’affaire d’Endingen, en Bavière — où, qu’on le note bien, le meurtre est de 1462, et l’accusation n’est lancée qu’en 1470 — sert de base à l’Endinger Judenspiel, une des plus célèbres pièces du théâtre populaire alle­mand de la Renaissance. Plus tangible encore est la commémoration de l’affaire de Berne, d’où, sous prétexte de la disparition d’un petit garçon, les Juifs furent expul­sés en 1294, l’incident donnant naissance à une légende suffisamment tenace pour que deux cent cinquante années plus tard un monument, le Kinderfressenbrunnen (puits du mangeur d’enfants) soit érigé au centre de la ville, curiosité locale que le touriste peut contempler de nos jours encore. De tels exemples pourraient être produits en très grand nombre : des chroniqueurs diligents ont pu décompter plus de cent affaires de profanation d’hos­ties et plus de cent cinquante procès de « meurtre rituel », et le nombre de cas qui ne nous sont pas connus doit être infiniment plus élevé.

De la sorte, les forfaits attribués aux Juifs sont évo­qués périodiquement dans une atmosphère de grande ferveur religieuse, et cette répétition même enracine plus profondément la légende, l’alimentant à l’aide de ces pathétiques rappels. Cela seul suffit à expliquer le fait que nombre d’affaires de meurtre rituel surgiront au XIXe siècle et qu’il se trouve de nos jours encore quelques fanatiques, notamment au Moyen-Orient, pour y prêter foi.

 

La rouelle et le procès du Talmud.

 

Après avoir examiné les sombres légendes jaillies du tréfonds de l’imagination populaire, et qui, on l’a vu, furent combattues par les autorités ecclésiastiques, pas­sons-en à deux initiatives prises au xme siècle par ces autorités, et qui, à leur tour, donneront naissance à de nouvelles légendes, tout aussi tenaces. Il s’agit de l’impo­sition du port d’un signe distinctif aux Juifs et de la condamnation expresse de leurs livres sacrés.

La première mesure fut décidée par le IVe concile (p.260) du Latran qui, en 1215, marque l’apogée de la puissance pontificale. Pendant trois semaines, près de quinze cents prélats, venus de tous les points de l’horizon chrétien, avalisent les décisions souveraines prises par Inno­cent III. Certaines d’entre elles, adoptées à la dernière réunion du concile, concernent les Juifs. En voici un extrait :

« Dans les pays où les Chrétiens ne se distinguent pas des Juifs et des Sarrasins par leur habillement, des rapports ont eu lieu entre Chrétiens et Juives ou Sarrasines, ou vice-versa, Afin que de telles énormités ne puissent à l’avenir être excu­sées par l’erreur, il est décidé que dorénavant les Juifs des deux sexes se distingueront des autres peuples par leurs vête­ments, ainsi que d’ailleurs cela leur a été prescrit par Moïse. Ils ne se montreront pas en public pendant la Semaine sainte, car certains d’entre eux mettent ces jours-là leurs meilleurs atours et se moquent des Chrétiens endeuillés. Les contre­venants seront dûment punis par les pouvoirs séculiers, afin qu’ils n’osent plus railler le Christ en présence des Chrétiens. »

 

(…) Dès lors, les modes d’application de la mesure varie­ront considérablement suivant les pays. Fille aînée de l’Eglise, c’est la France qui s’y conforme le plus rapi­dement, d’autant plus que la croisade des Albigeois y renforce à cette époque la vigilance à l’égard des mécréants de toute espèce. C’est en France, en particulier, que semble avoir surgi à l’imitation du vieil usage musul­man 1, l’idée de traduire la différence par le port d’un insigne spécial. Dès le début, la forme de celui-ci sera circulaire (d’où le terme de rouelle) et jaune sera la

 

  1. Cf. plus haut, p. 60.

 

(p.261) couleur imposée. On perçoit ainsi dès le départ l’inten­tion de rendre la discrimination afflictive et humiliante. Dès lors, on comprendra que les Juifs aient déployé pour se soustraire à une mesure qui les désignait à la risée et la vindicte des foules de considérables efforts. Aussi bien, de 1215 à 1370, rien qu’en France, douze conciles et neuf ordonnances royales en prescrivaient-ils la stricte obser­vation, sous peine de fortes amendes ou de châtimerfts corporels. L’industrieux Philippe le Bel en fit même une source de revenus : les rouelles furent vendues, et leur vente, affermée : elle rapporta, en 1297, cinquante livres tournois pour les Juifs de Paris, et cent, pour ceux de Champagne. Lorsqu’en 1361 le roi Jean le Bon rappela les Juifs en France, il disposa que la couleur de l’insigne serait dorénavant mi-rouge, mi-blanc : sans doute les Juifs réclamèrent-ils ce changement de coloris en débat­tant des conditions de leur retour. Ils furent du reste dispensés du port de la rouelle lorsqu’ils étaient en voyage ; d’où l’on voit que les autorités avaient pleine­ment conscience du risque auquel étaient exposés les por­teurs de l’insigne.

En Allemagne, où il s’agira d’abord d’un couvre-chef d’un genre particulier, plutôt que d’un insigne, la mesure sera plus lente à s’imposer, ainsi qu’il ressort des dispo­sitions du concile de Vienne en 1267, qui déplorent que le port d’un chapeau conique, tel qu’il leur a été prescrit, n’est guère respecté par les Juifs. Et c’est encore d’un chapeau, jaune et rouge, qu’il est question dans de nombreux textes des xiv* et xve siècles ; ce n’est qu’aux siècles suivants qu’une rouelle viendra s’y substituer.

Chapeau pointu encore, vert cette fois-ci, pour les Juifs de Pologne, deux bandes d’étoffe, cousues sur la poitrine et affectant parfois l’aspect des tables de la Loi (Tabula) pour l’Angleterre, mais rouelle pour les Juifs d’Italie et d’Espagne, où du reste la mesure restera purement théorique le plus souvent. Par contre, il est curieux de signaler que, par un édit de 1435, le roi Alphonse prescrivait aux Juifs de Sicile d’apposer une rouelle non seulement sur leur poitrine, mais également au-dessus de leurs boutiques.

La gravité que revêtait, aux yeux des Chrétiens, cet infamant marquage ressort avec netteté à l’exemple des hérétiques. Au lieu de la rouelle, ceux-ci devaient porter deux croix cousues sur la poitrine, et cette peine était considérée par les inquisiteurs, aussi bien que par le

(p.262) peuple, comme le châtiment le plus humiliant qui pût être infligé. Avec la flagellation, il occupait le troisième degré dans l’échelle canonique des peines, venant après les œuvres pies et les amendes, et il n’y avait plus au-dessus que les « peines majeures », la prison ou le bûcher. Mais une fois réconcilié avec l’Eglise, le délinquant pouvait abandonner l’insigne, tandis que le Juif ne pouvait y échapper que grâce à la conversion. Les conséquences de cet état de choses ne se firent pas longtemps attendre. Rapidement, la flétrissure, rouelle ou chapeau, devint un nécessaire attribut du Juif non converti. A partir du XIVe siècle, les artistes, les enlumineurs, ne le représentent guère autrement, même s’il s’agit des Juifs bibliques, des patriarches de l’Ancien Testament, et par une remar­quable osmose, ces vues s’implantent parmi les Juifs dont certains manuscrits du xiv* et du xve siècle représentent Abraham, Jacob et Moïse sous le même accoutrement. Cette marque voyante qui désormais caractérise les cir­concis grave dans les esprits la notion que le Juif est un homme d’un autre aspect physique, radicalement différent des autres, et une telle conception a certainement contri­bué à la naissance de diverses légendes et diableries dont il sera question plus loin, et dont il découlera que le Juif est un être corporellement différent des autres hommes, qu’il appartient à quelque autre règne que celui du genre humain.

 

(p.264) Quelques années plus tard, à l’époque même où les experts ci-devant Juifs convoqués par Frédéric II lavaient le judaïsme de l’accu­sation de meurtre rituel, un autre Juif converti entre­prenait une action en sens contraire. Frère dominicain de la Rochelle, l’apostat Nicolas Donin se rendait à Rome et exposait à Grégoire IX que le Talmud était un livre immoral et offensant pour les Chrétiens. Le pape s’adressa aux rois de France, d’Angleterre, de Castille et d’Aragon, ainsi qu’à divers évêques, en leur enjoignant d’ouvrir une enquête pour vérifier le bien-fondé de l’accusation, Saint Louis fut le seul à y donner suite : dans toute la France, des exemplaires du Talmud furent saisis, et, en 1240, une grande controverse publique s’ouvrait à Paris, à laquelle prirent surtout part Eudes de Châteauroux, chancelier de la Sorbonne, et Nicolas Donin du côté chrétien, Yehiel de Paris et Moïse de Coucy du côté juif. Nous en possédons des relations circonstanciées, tant latines qu’hébraïques. Les thèmes traités furent groupés en trente-cinq articles, tels que les suivants :

 

 

(p.269). Il est vrai que, contrai­rement à ce qu’on croit généralement, la tradition talmudique elle aussi s’opposait à l’origine à l’usure, et à la veille de la Ire croisade encore le grand Rachi procla­mait : « Celui qui prête à intérêt à un étranger sera détruit. » Mais un siècle plus tard, les rabbins convien­nent déjà qu’il faut bien s’adapter aux circonstances : certes, « il ne faut pas prêter à intérêt aux Gentils, si on peut gagner sa vie d’une autre manière », mais « à l’heure qu’il est, où un Juif ne peut posséder ni champs ni vignes lui permettant de vivre, le prêt à intérêt aux non-Juifs est nécessaire et par conséquent autorisé ».

 

(p.280) (…) le bon trouvère Rutebeuf qui, dans ses œuvres majeures (ainsi dans Le Miracle de Théophile) campe le type déjà conventionnel du Juif aux maléfices, suppôt fidèle du Diable, nous entretient dans ses pièces mineures de son ami Chariot le Juif, un jon­gleur, un bohème comme lui ; certes, être Juif constitue aux yeux de Rutebeuf une tare grave, pire encore que d’être syphilitique, et « Chariot n’a ni croyance ni foi, pas plus qu’un chien qui ronge une charogne », mais tout taré qu’il est, ce Chariot est accepté par notre poète comme un égal ; s’il diffère des Chrétiens par son vice (qui précisément est d’être Juif), il n’en diffère pas par son essence. De ce Chariot, qui a certainement existé, nous ne savons que ce que Rutebeuf nous en a conté; mais à la même époque il existait en Flandre un autre trouvère juif, Mahieu de Gand (dit le Juif), qui avait embrassé la religion chrétienne pour la raison même pour laquelle la majorité des conversions ont lieu de notre temps : il s’agissait pour lui de plaire à une dame qu’il aimait avec passion. Il s’en explique fort honnête­ment dans ses vers :

« De sa biauté et délis Et del mont est la meillor Or n’en aist Jesu Cris Dont j’ai fait novel seynor. »

 

Le siècle du Diable

 

(p.283) Dans la petite ville de Röttingen, en Franconie, une affaire d’hostie qu’on prétendait profanée par les Juifs surgit au printemps 1298. Un habitant de la ville nommé Rindfleisch, gentilhomme d’après les uns, boucher d’après les autres (car Rindfleisch veut dire : chair de bœuf), ameuta la population, l’exhortant à la vengeance : sous sa conduite, une bande armée se précipita sur les Juifs de Rottingen qui furent massacrés et brûlés jusqu’au dernier. Ceci n’est pas nouveau, et nous avons vu qu’un grand nombre de pareilles affaires avaient déjà eu lieu auparavant : mais ce qui s’ensuivit est plus remarquable. La bande de Rindfleisch ne s’en tint pas là : loin de se disperser, ses Judenschächter (tueurs de Juifs) erraient de ville en ville, mettant à feu et à sac les quartiers juifs, et en massacrant les habitants, à l’exception de ceux qui se laissaient baptiser. Il en fut ainsi dans la plupart des villes de Franconie et de Bavière, exception faite pour Ratisbonne et pour Augsburg, et les campagnes  (p.283) de Rindfleisch durèrent plusieurs mois (avril. septembre 1298) ; un chroniqueur chrétien contemporain assure que près de cent mille Juifs furent massacrés à cette époque ; ce chiffre ne doit pas être tellement exa­géré, car on possède les listes nominatives de plusieurs milliers de victimes.

Ce qui dans l’affaire est nouveau, c’est que, pour la première fois, d’un crime imputé à un ou à quelques Juifs tous les Juifs du pays sont tenus pour responsables. Certes, il est très probable qu’ainsi que de coutume il s’agissait surtout en l’espèce d’un prétexte à de vastes pillages. Mais auparavant, les affaires de cette catégo­rie, aussi nombreuses qu’elles eussent été, restaient loca­lisées, en quelque sorte : celle-ci fait tache d’huile et nous pouvons dire, en notre langage moderne, que (les excès des croisés mis à part) il s’agit du premier cas de « génocide » de Juifs dans l’Europe chrétienne. Doréna­vant, le XIVe siècle sera émaillé d’incessantes tragédies de cette espèce : en fin de compte, c’est à peine s’il demeurera quelques poignées de Juifs, misérables et errants, dans l’Europe septentrionale, tandis que paral­lèlement se constitue, chez les populations, l’antisémi­tisme proprement dit. Avant d’entreprendre le récit de ce processus, il nous faut d’abord rappeler, dans ses grands traits, ce que fut ce siècle tourmenté, et illustrer  notre narration de quelques exemples.

 

(p.285) /XIVe siècle/

Luttes politiques d’abord : la guerre de Cent Ans épuise la France et l’Angleterre, tandis que l’Allemagne demeure en état d’anarchie permanent. Luttes sociales ensuite : les jacqueries de France, les insurrections paysannes des Pays-Bas et d’Angleterre, et surtout cette sanglante agi­tation urbaine, ces « révolutions démocratiques » qui, dans la plupart des villes allemandes, en Italie, en Flandre, opposent les ambitieuses corporations de métiers aux patriciens usés par le pouvoir, et dans le cadre des­quelles, nous le verrons, s’insèrent nombre de massacres et d’expulsions de Juifs. Calamités naturelles, enfin, telles que l’histoire du continent n’en avait, semble-t-il, encore jamais connu : la grande famine de 1315-1317 et, surtout, l’épidémie de peste noire de 1347-1349. Pour clore le tout, une autre épidémie, non moins redoutable, celle de la chasse aux sorcières, se déclenche dans la deuxième moitié de ce siècle maudit ; mais de cela, il sera question dans une autre partie de cette section.

Telle est la toile de fond. Les innombrables excès anti­juifs (même s’ils furent sporadiques) des siècles précé­dents avaient déjà suffisamment aménagé le terrain pour qu’au cas d’une crise grave, d’un malheur collectif, la voix publique eût facilement tendance à désigner le Juif comme responsable : mais pour voir dans le détail comment fonctionne ce mécanisme, et avec quelle rapi­dité il conduit à la fois à l’aggravation du sort des Juifs et à un redoublement des haines et des craintes à leur égard, nous allons examiner de plus près un cas d’espèce singulièrement instructif. La scène, cette fois-ci, se situe en France, et le drame, qui est en deux actes, se joue de 1315 à 1322.

 

 

(p.286) C’est alors qu’en 1320 les paysans du Nord de la France, excédés de misère, quittèrent leurs demeures isolées et se mirent en marche, dans l’espoir d’améliorer leur sort : où vont-ils ? Ils ne le savent pas trop eux-mêmes ; en fin de compte, ils se dirigent vers le Midi, de tout temps plus clément, et leur mouvement s’ampli­fie, il fait boule de neige ; des moines prêcheurs, tout aussi affamés que les manants, y introduisent des accents mystiques, une signification idéologique… Un jeune berger a des visions, un oiseau miraculeux s’est posé sur son épaule, s’est ensuite transformé en jeune fille et l’a exhorté à combattre les Infidèles ; il s’agira donc d’une croisade, et c’est ainsi que naît la croisade des « Pastou­reaux ». Chemin faisant, la troupe vit sur l’habitant, elle pille, et puisqu’il s’agit d’une croisade, c’est aux Juifs qu’elle s’en prend de préférence. Sans que l’on sache trop comment, les « Pastoureaux » parviennent jusqu’en Aquitaine, où l’histoire de leur entreprise s’éclaire : les chroniqueurs nous ont laissé des récits circonstanciés de leurs méfaits dans cette province. Le sang des Juifs coula à Auch, à Gimont, à Castelsarrasin, Rabastens, Gaillac, Albi, Verdun-sur-Garonne, Toulouse, sans que les fonctionnaires royaux cherchent à intervenir et, semble-t-il, avec la muette approbation du peuple ; en d’autres localités aussi (il existe encore de nos jours près de Moissac un endroit dénommé « Trou-aux-Juifs l »). Voici le vivant exposé qu’un chroniqueur chrétien contempo­rain fait des événements :

« Les « Pastoureaux » assiégeaient tous les Juifs qui de par­tout venaient se réfugier dans tout ce que le royaume de France avait de châteaux forts, dans la crainte de les voir arriver. A Verdun-sur-Garonne, les Juifs se défendaient héroï­quement et d’une manière inhumaine contre leurs assiégeants

 

  1. A rapprocher des nombreuses banlieues allemandes ou alsaciennes dites « Judenloch » (Trou-aux-Juif s) ou « Judenbûhl » (Colline auj Juifs) désignant les emplacements où furent massacrés les Juifs au cours de l’épidémie de peste noire de 1347-1349.

 

(p.287) en lançant du haut d’une tour d’innombrables pierres, poutres et même leurs propres enfants. Mais leur résistance ne leur servit à rien, car les « Pastoureaux » massacrèrent un grand nombre de Juifs assiégés par la fumée et par le feu en incen­diant les portes du château fort. Les Juifs se rendirent compte qu’ils n’échapperaient pas vivants et préférèrent se tuer plu­tôt que d’être massacrés par les incirconcis. Us choisirent alors l’un des leurs qui leur paraissait le plus vigoureux pour qu’il les égorgeât. Celui-ci en tua presque cinq cents avec leur consentement. Il descendit alors de la tour du château avec les quelques enfants Juifs qui restaient encore en vie. Il demanda aux « Pastoureaux » une entrevue et leur raconta son forfait, demandant à être baptisé avec les enfants qui res­taient. Les « Pastoureaux » lui répondirent : « Tu as commis «un tel crime dans ta propre race, et c’est ainsi que tu veux « échapper à la mort que tu mérites ? » Ils le tuèrent en l’écar-telant. Ils épargnèrent les enfants dont ils firent des catho­liques et des fidèles par le baptême. Ils continuèrent jusqu’aux environs de Carcassonne en agissant de la même manière, et ils multiplièrent leurs crimes sur leur route … »

Nous reconnaissons, dans ce récit, les accents du temps des croisades… D’après une source juive, cent quarante communautés juives furent exterminées par les « Pastoureaux » (ainsi qu’on le sait, les renseigne­ments statistiques fournis par les auteurs médiévaux sont fort sujets à caution : toujours est-il qu’ils nous indiquent un ordre de grandeur, et nous font entrevoir l’impression que les événements produisaient sur les contemporains). Finalement, les autorités se décidèrent à agir contre les « Pastoureaux », qui, du reste, après avoir sévi contre les Juifs, commençaient à s’en prendre aux clercs. D’Avignon, le pape Jean XXII fit prêcher contre eux ; de Paris, le roi Philippe V fit engager la troupe, qui dispersa assez facilement leurs bandes inor­ganisées. Dès la fin de 1320, on n’entend plus parler des « Pastoureaux » : on sait seulement que quelques groupes, franchissant les Pyrénées, parvinrent en Espagne où pen­dant quelque temps ils se livrèrent à d’autres massacres.

Tel fut le premier acte. Il faut croire que de pareilles hécatombes ne manquèrent pas de susciter chez les populations qui en furent témoins, sinon complices, quel­que trouble, quelque émoi superstitieux, la crainte d’une malédiction : les Juifs ne chercheront-ils pas à se venger ? Et ces appréhensions mêmes donnent naissance à une nouvelle légende, qui justifiera rétrospectivement les cri­mes commis. La coïncidence dans les dates est en effet (p.288) tellement frappante qu’il est impossible de ne pas conclure à une relation entre les massacres de 1320 et la nouvelle accusation élevée contre les Juifs quelques mois plus tard, sur les lieux mêmes de leur martyrologe, Au cours de l’été 1321, en effet, une rumeur surgit en Aquitaine, selon laquelle une conspiration atroce a été tramée entre les lépreux et les Juifs, ceux-là agents d’exécution, ceux-ci cerveaux dirigeants, afin de mettre à mort tous les Chrétiens, en empoisonnant leurs sources et leurs puits. Les horribles détails ne manquent pas : une drogue composée de sang humain, d’urine et de trois herbes secrètes, à laquelle, bien entendu, de la poudre d’hostie consacrée était additionnée, était mise en sachets et lancée dans les puits du pays ; comment pouvait-on en douter puisqu’un grand lépreux, capturé sur les terres du seigneur de Parthenai, avait tout avoué, et avait précisé que le poison lui avait été remis par un riche Juif qui lui avait donné dix livres pour sa peine, et qu’une somme bien plus forte lui avait été promise au cas où il arriverait à recruter d’autres lépreux pour la sinistre besogne ?… Suivant une autre version, la poudre était faite d’un mélange de pattes de crapaud, de têtes de serpent et de cheveux de femme, le tout imprégné d’un liquide « très noir et puant », horrible non seulement à l’odorat mais même à la vue ; là aussi, nul doute n’était permis sur les vertus magiques de la concoction, puisque, mise dans un grand feu, elle ne brûla point. Du reste, les Juifs n’étaient pas les seuls inspirateurs du complot : remontant plus haut, il fut possible aux enquêteurs d’éta­blir, grâce à des « lettres arabes », interceptées et dûment traduites par le savant « physicien » Pierre d’Acre, qu’en vérité, c’étaient les rois de Grenade et de Tunis qui se trouvaient à son origine ; dans une autre version encore, il n’était plus question de princes mahométans, mais purement et simplement du Diable…

C’est ainsi que pour la première fois nous nous trou­vons en présence d’imputations concrètes suivant les­quelles la juiverie complote la perdition de la chrétienté en son ensemble, à l’aide d’une très savante et très précise technique. Ceci, répétons-le, au lendemain d’une extermination de Juifs qui, elle, ne fut pas légendaire, mais très réelle. On peut, avec quelques auteurs, consi­dérer que certaines décisions conciliaires du siècle pré­cédent, telles que celles de Breslau et de Vienne (1267), interdisant aux Chrétiens d’acheter des victuailles chez

(p.289) les Juifs, de crainte que ceux-ci, « qui tiennent les Chré­tiens pour leurs ennemis, ne les empoisonnent perfide­ment», se trouvent à l’origine de l’éclosion de ce mythe nouveau, ou même lui chercher d’autres précédents ; mais ce qui n’était qu’une exhortation rhétorique, pronon­cée du haut de la chaire, acquiert dorénavant une tout autre consistance, et l’amalgame opéré entre les Juifs et les lépreux, ces parias par excellence, est par lui-même suffisamment significatif.

Cependant, si la légende des Juifs empoisonneurs par vocation sera promue quelques décennies plus tard à une singulière fortune, pour l’instant, ses effets restent encore limités. L’épouvante et la colère populaires s’exprimèrent en quelques lynchages : « Le commun peuple faisait cette justice sans appeler ni prévôt ni bailli », dit une chroni­que; surtout, le pouvoir royal (sans qu’il soit possible de savoir si le roi Philippe V personnellement croyait à la légende) se servit fort habilement des événements pour donner satisfaction à son peuple et enrichir en même temps le trésor royal. En ce qui concerne le premier point, des instructions détaillées furent envoyées à tous les sénéchaux et baillis, leur faisant connaître les crimi­nelles entreprises des lépreux et des Juifs, « si notoires qu’en nulle manière ne purent être celées », et leur enjoi­gnant d’enquêter sur les Juifs de leur ressort. Nombre d’arrestations  et de  procès  eurent  lieu dans toute la France, aussi bien en Aquitaine qu’en Champagne où 40 Juifs, nous  assure-t-on, se suicidèrent en prison, à Vitry-le-François, ou en Touraine, où 160 furent brûlés à Chinon. Les confiscations qui s’ensuivirent, et c’est le deuxième point, constituaient, peut-on croire, le but prin­cipal de l’opération ; elles furent étendues, en effet, même aux Juifs reconnus innocents : ceux de Paris durent payer pour leur part une amende de 5 300 livres, le total de l’amende fut de 150000 livres pour le pays entier. De ce point de vue, l’affaire s’insère dans le cadre de la poli­tique suivie au xive siècle en France par le pouvoir royal à l’égard des Juifs, véritables  « éponges à phynances », expulsés,  rappelés  et  arrêtés  en  bloc  à  de  multiples reprises, et nous y reviendrons plus loin ; mais du point de vue de la lumière crue qu’elle projette sur le chemi­nement des superstitions populaires, elle dépasse infini­ment ce cadre. Massacrer d’abord, et par crainte d’une vengeance accuser ensuite, prêter aux victimes ses pro­pres   intentions   agressives,   leur   imputer   sa   propre (p.290) cruauté : de pays en pays et de siècle en siècle, sous différents travestissements, nous retrouvons ce méca­nisme (ainsi a-t-on vu des tueurs nazis, pour se justifier d’avoir massacré des enfants juifs, parler de « vengeurs potentiels » ; ou, dix ans après, un conseil municipal de l’Allemagne de Bonn congédier un médecin juif, de crainte que ce praticien ne mette par vengeance à mal des mala­des allemands…).

Et c’est à la même chronologie des événements qu’on a affaire en Allemagne quinze ans plus tard, où, sur fond de l’anarchie permanente régnant alors dans ce pays, deux gentilshommes, les Armleder, ont des visions, et, renouvelant les exploits de Rindfleisch, entreprennent (Je venger Christ : en 1336, des massacres de Juifs ont lieu en Alsace et en Souabe, et ce n’est qu’après ces premiers massacres que les accusations se précisent : des affaires d’hosties profanées surgissent à Deggendorf, en Bavière, à Pulka, en Autriche, servant de prétexte à de nouveaux massacres… Le voudraient-ils même, les empereurs et les princes n’ont pas l’autorité nécessaire pour s’y opposer : du reste, en 1345, inaugurant une coutume nouvelle, le roi Jean autorise ses sujets de Liegnitz et de Breslau à démolir les cimetières juifs, afin de réparer l’enceinte de la ville à l’aide des pierres tombales : « sepulchra hostium religiosa nobis non sunt », dira-t-on plus tard, Mais nous voici à la veille d’événements cruciaux, qui, pour les Juifs, ne sont guère moins importants que ceux de 1096, et qui pèseront lourdement sur le destin de l’Europe en son entier…

 

La peste noire

 

(p.291)Rien d’étonnant, dans ces conditions, que, parachevant l’évolution dont nous avons traité dans les pages précé­dentes, la peste noire eût scellé le sort des Juifs d’Europe, dont l’image, aux yeux des Chrétiens, sera désormais ceinte d’un halo de soufre et de cendre. En un sens, (p.292) l’année 1347 peut être comparée à l’année 1096, car les répercussions de l’épidémie furent de deux sortes : effets immédiats, consistant dans la décimation des Juifs à travers l’Europe, et effets lointains, à savoir l’arrivée à maturation du phénomène spécifique que représente l’an­tisémitisme chrétien.

A travers l’Europe, anxieusement, les esprits s’inter­rogeaient : pourquoi ce fléau ? Quelle en est la raison ? Les gens cultivés, les médecins en particulier, rédigeaient de savants traités, dont il ressortait, suivant les meil­leures règles de la scolastique, qu’il y avait à l’épidémie deux espèces de causes : causes premières, d’ordre céleste (conjugaison défavorable des astres, tremblements de terre) et causes secondes ou terrestres (corruption de l’air, empoisonnement des eaux), et déjà l’hypothèse de la contagion était mentionnée par quelques précurseurs avisés. Les esprits plus simples ne s’embarrassaient pas de ces subtilités : pour eux, il s’agissait soit d’un châti­ment divin, soit des maléfices de Satan, soit de l’un et des autres à la fois, Dieu ayant donné licence entière à son antagoniste pour châtier la Chrétienté. Satan, dans ces conditions, opérait suivant son habitude à l’aide d’agents qui polluaient les eaux et empoisonnaient les airs, et où pouvait-il les recruter sinon au sein de la lie de l’humanité, parmi les miséreux de toute espèce, les lépreux — et surtout parmi les Juifs, peuple de Dieu et peuple du Diable à la fois ? Les voici promus, à grande échelle, à leur rôle de boucs émissaires…

Tantôt devançant la marche du fléau, tantôt le sui­vant, ces rumeurs ont surgi pour la première fois, semble-t-il, en Savoie : un personnage au nom évocateur de « Jacob Pascal » (Jacob a Pasche ou Jacob à Pascate : on aperçoit le lien avec la légende de meurtre rituel), venant de Toledo, aurait distribué à Chambéry des sachets de drogues maléfiques à ses coreligionnaires. Précisons que la technique attribuée aux empoisonneurs, ainsi que la composition du poison, étaient en tout point identiques à celles dont il avait été question trente ans auparavant, lors de l’affaire des « Pastoureaux ». Sur l’ordre du duc Amédée de Savoie, les Juifs sont arrêtés à Thonon, à Chilien, au Châtelard et, dûment torturés, avouent : l’un d’eux, Aquet de Ville-Neuve, confesse pour sa part d’avoir opéré à travers l’Europe entière, à Venise, en Calabre et

(p.293) en Apulie, à Toulouse… De Savoie, la fable passe en Suisse, où des procès, suivis d’exécutions, ont lieu à Berne, à Zurich, sur le pourtour du lac de Constance : les consuls de la bonne ville de Berne ont même à cœur d’écrire aux autres villes allemandes, à Baie, à Strasbourg, à Cologne, afin de les avertir du redoutable complot juif. En Allemagne, les événements prennent rapidement un autre tour. Dans nombre de villes, les princes et les éche-vins tentèrent de défendre les Juifs : du reste, en sep­tembre 1348, le pape Clément VI avait publié une bulle dans laquelle, fort posément, il expliquait que les Juifs mouraient de peste tout autant que les Chrétiens, que l’épidémie sévissait aussi dans les régions où il n’y avait pas de Juifs, et que, partant, il n’y avait aucune raison de la leur mettre en charge. Mais de tels efforts restaient le plus souvent sans résultat, car dans les villes alle­mandes, c’est la populace qui prenait l’initiative de ces massacres suivis de pillages, qui représentaient en même temps une rébellion contre les pouvoirs établis. C’est ainsi qu’à Strasbourg, où le souvenir des exploits des « Armleder » était encore vivant, ces luttes intestines durè­rent près de trois mois : la municipalité fit procéder à une enquête et conclut que les Juifs n’étaient pas cou­pables : elle fut renversée, et la nouvelle municipalité n’eut rien de plus pressé que de procéder à l’incarcération de tous les Juifs qui, au nombre de deux mille, furent brû­lés le lendemain dans leur cimetière (14 février 1349), tan­dis que leurs biens étaient distribués aux habitants : « Tel fut le poison qui fit périr les Juifs », épiloguait un chro­niqueur. De tels massacres, suivis de pillages, eurent lieu dans la grande majorité des villes allemandes, à Colmar, où un « Trou-aux-Juifs » (Judenloch) en perpétue encore le souvenir, à Worms et à Oppenheim, où les Juifs incen­dièrent eux-mêmes leurs quartiers et périrent dans les flammes, à Francfort et à Erfurt, où ils furent passés au fil de l’épée, à Cologne et à Hanovre, où certains furent massacrés, et d’autres expulsés…

D’autres fanatiques ne massacraient que pour des rai­sons purement religieuses. A la faveur de l’explosion de mysticisme suscitée par le fléau, des bandes de pénitents, les « Flagellants » erraient de ville en ville, se mortifiant pour apaiser et détourner la colère divine ; trente-quatre jours de flagellations suffisaient, paraît-il, pour obtenir de Jésus la rémission de tous les péchés : menant une vie austère et chantant des cantiques, les « Flagellants » (p.294) parcouraient l’Allemagne entière. Ils pénétrèrent même en France, et leurs exhibitions publiques, acclamées par la population, se terminaient généralement par un mas­sacre des Juifs. Le pape fit enquêter à leur sujet, et reçut de son légat, Jean de Feyt, un rapport fort défavorable. En France, la justice royale mit rapidement fin à leurs exploits. Mais en Allemagne et dans les Flandres, la trace laissée par leurs allées et venues fut beaucoup plus pro­fonde. En voici la vivante description, telle que l’a consi­gnée le chroniqueur Jean d’Outremeuse :

« Au temps où ces « Flagellants » allaient par les pays, il advint une grande merveille qu’il ne faut pas oublier, car quand on vit que cette mortalité et que cette pestilence ne cessaient pas après les pénitences que ces batteurs ( « Flagel­lants ») faisaient, une rumeur générale se répandit ; et on disait communément et on croyait certainement que cette épi­démie venait des Juifs, et que les Juifs avaient jeté des grands venins dans les fontaines et les puits à travers le monde, pour empester et pour empoisonner la chrétienté ; ce pour quoi les grands et les petits eurent beaucoup de colère contre les Juifs, qui furent pris partout où on put les tenir, et mis à mort et brûlés dans toutes les marches où les « Flagellants » allaient et venaient, par les seigneurs et par les baillis… »

En Allemagne, l’extermination des Juifs, que cela soit par lucre ou par piété, se généralisa à tel point que, dans les régions où ils étaient rares ou absents (ainsi dans les pays de l’Ordre teutonique), des Chrétiens qu’on supposait d’origine juive furent, semble-t-il, massacrés à leur place. Certains accusateurs, afin de mieux établir les responsabilités des Juifs, assuraient qu’ils étaient réfractaires à la peste, qu’ils n’en mouraient point, ou qu’ils mouraient en moins grand nombre, et cette fable s’enracina si profondément qu’elle fut reprise par certains historiens du XIXe siècle, qui voulurent expliquer ce fait par de meilleures conditions d’hygiène dans les demeures juives1. Cependant, à l’époque déjà, le chroniqueur Conrad von Megenberg notait :

« On trouva dans de nombreux puits des sachets remplis de poison, et un nombre incalculable de Juifs furent massa­crés en Rhénanie, en Franconie, et dans tous les pays alle­mands. A la vérité, j’ignore si certains Juifs l’ont fait. Eût-il été ainsi, cela aurait assurément fait empirer le mal. Mais je

 

  1. C’est en particulier l’opinion exprimée par des historiens juifs tels que Graetz, Doubnov, etc.

 

(p.295) sais bien d’autre part que nulle ville allemande ne comptait autant de Juifs que Vienne, et ils furent si nombreux à suc­comber au fléau qu’ils durent grandement élargir leur cime­tière et acheter deux immeubles. Ils auraient alors été bien sots de s’empoisonner eux-mêmes… »

 

(p.296) Prenons le cas de la France. Ni Philippe Auguste ni saint Louis n’étaient parvenus à expulser les Juifs (bien que le premier l’ait tenté, et le second y ait souvent songé), ni même à apporter des changements substantiels à leur condition. En 1306, Philippe le Bel y réussit mieux, et les expulse en bloc, encore qu’il retient pendant plusieurs mois les plus riches d’entre eux, afin d’encaisser jusqu’au dernier sou les sommes qui leur restaient dues, car dans l’esprit de ce prince éminemment pratique, il s’agissait avant tout de réaliser une opération avantageuse pour le trésor royal. Cédant à « la commune clameur du peu­ple », comme l’assure l’ordonnance, Louis X les rappelle en 1315, mais six années plus tard, après l’affaire des « Pastoureaux », ils sont expulsés de nouveau, et il semble que pendant quarante ans il n’y en eut point en France : en tout cas, nulle source, nulle chronique ne mentionne leur présence. Mais voici qu’en 1361 la situation finan­cière du royaume devient si désastreuse que la trésorerie est incapable de réunir les sommes nécessaires pour la rançon de Jean le Bon, fait prisonnier par les Anglais : entre autres mesures, le dauphin Charles se résout alors (p.297) à faire appel aux Juifs. Ils sont réadmis en France à des conditions toutes nouvelles : ils sont soumis à une lourde capitation individuelle de sept florins de Florence par an et par adulte, plus un florin par enfant, mais, en revanche, ils sont autorisés à acquérir maisons et ter­rains, et un « gardien des Juifs » spécial (Louis d’Etampes, cousin éloigné du roi) est désigné pour veiller à leurs intérêts ; surtout, ils sont autorisés à prélever un intérêt exorbitant de 87 p. 100 ; enfin, détail significatif, leur com­munauté est autorisée à mettre au ban un membre, sans avoir à solliciter l’autorisation du « gardien des Juifs », mais doit dans ce cas verser l’énorme somme de cent florins au trésor, en compensation du contribuable qui disparaissait de la sorte… Tout est donc mis en œuvre pour pomper par l’intermédiaire des Juifs autant d’argent que faire se peut.

 

(p.298) Mais la France, qui même au xive siècle restait un pays régi par une autorité centrale, est bien moins caractéris­tique pour notre sujet que l’Allemagne, d’autant plus que ce sont les Juifs résidant sur le territoire du Saint-Empire germanique qui constitueront désormais le rameau principal du judaïsme. Le processus de leur dégradation sera dans ses grandes lignes sensiblement le même qu’en France, et leurs expulsions ne tarderont pas, avec cette différence que sur un territoire morcelé à l’infini le phénomène s’émiettera en une poussière de destinées particulières. C’est cet émiettement même qui, en fin de compte, permettra aux Juifs allemands de (p.299) subsister dans le pays : à l’époque, une expulsion géné­rale et simultanée était impossible en Allemagne.

On peut dater de 1343 la perte définitive par les Juifs allemands de leurs droits de citoyenneté. Cette année, l’empereur Louis le Bavarois, conduisant la théorie du « servage » des Juifs à son aboutissement logique, insti­tuait la capitation, taxe d’un florin que devait désormais verser au trésor impérial chaque Juif âgé de plus de douze ans. Or, d’après les conceptions médiévales, celui qui paie tribut sur son corps ne peut plus être considéré comme citoyen.

(…) Tout comme en France, les Juifs connaissent d’abord, pendant une génération ou deux, une période de paix relative. Mais dès 1384, une grosse affaire éclate dans l’Allemagne du Sud : à Augsburg, à Nuremberg, dans les (p.300) petites villes avoisinantes, les Juifs sont incarcérés et ne sont relâchés que contre une importante rançon : l’année suivante, les délégués de trente-huit villes, réunis à Ulm, proclament une remise générale des créances juives. Deux ans après, en 1388, première expulsion générale de Stras­bourg ; en 1394, expulsions du Palatinat. Dès lors, au XVe siècle, les expulsions ne discontinueront plus. En voici quelques-unes des plus marquantes : en 1420, expul­sion d’Autriche ; en 1424, expulsion de Fribourg et de Zurich, « à cause de leurs usures » ; en 1426, de Cologne, « en l’honneur de Dieu et de la sainte Vierge » ; en 1342, de Saxe ; en 1439, d’Augsburg ; en 1453, de Wiirzburg ; en 1454, de Breslau, et la liste, qui à la fin du siècle grossit en boule de neige, pourrait être allongée à l’infini. Cer­taines de ces expulsions devenaient définitives, tandis que d’autres étaient suivies de réadmissions, ce qui explique comment les Juifs de Mayence ont pu être expulsés à quatre reprises différentes en cinquante années ; en 1420, par l’archevêque ; en 1438, par les édiles ; en 1462, à la suite d’un conflit qui opposait deux candidats au t’ône archiépiscopal, et en 1471, de nouveau par l’archevêque, Les raisons invoquées pour les expulsions étaient tantôt d’ordre temporel : protéger le peuple des usures juives; tantôt d’ordre spirituel : se concilier la grâce divine; parfois elles étaient formulées d’une manière précise et détaillée : c’est ainsi qu’en demandant en 1401 au duc Léopold l’autorisation d’expulser les Juifs, les échevins de la ville de Fribourg invoquaient le fait bien connu que « tous les Juifs sont assoiffés du sang chrétien qui leur permet de prolonger leur existence ». Plus simplement, les villes d’Alsace se plaignaient en 1477 des troubles qu’entraînait leur présence ; les confédérés suisses se ren­dant en France les pillaient régulièrement, et cela causait du désordre : il fallait donc bien les expulser. En réalité, les luttes qui s’engageaient à leur propos opposaient en règle générale leurs possesseurs — princes ou municipa­lités, qui tiraient de leur présence un bénéfice certain — à la masse des citadins, qui n’en tiraient aucun, et qui espéraient bénéficier de leur disparition. Le plus souvent, les derniers nommés réussissaient en fin de compte à forcer la main aux autorités — ou recouraient à la manière forte sans en demander l’avis. C’est ainsi que les bour­geois de Riquevihr, en Alsace, sans même se soucier d’en référer à leur seigneur, décidaient un beau jour de 1420 d’expulser leurs Juifs, les traquant dans les rues et tuant (p.301) ceux qui à leur gré ne se décidaient pas suffisamment vite. Par contre, lorsque la municipalité de Ratisbonne, appuyée par son évêque, tenta en 1476 de les expulser, sous le prétexte classique d’un meurtre rituel, elle subit de prime abord un échec. La communauté juive de cette ville pas­sait pour avoir l’oreille de l’empereur Frédéric III : ses émissaires se présentèrent devant la cour avec une sup­plique dont il ressortait qu’établis dans l’antique cité dès avant la naissance de Jésus-Christ, les Juifs de Ratisbonne ne pouvaient aucunement être tenus pour responsables de sa crucifixion ; sans doute usèrent-ils aussi d’argu­ments d’un ordre plus pratique, en sorte que Frédéric III, par un jugement digne de Salomon, trancha le conflit en infligeant une amende de 8 000 gulden à la municipalité, une autre de 10 000 gulden aux Juifs, et en ordonnant le maintien du statut quo. Les bourgeois qui, rappelons-le, avaient protégé leurs Juifs lors des excès de Rindfleisch en 1298, aussi bien que pendant la peste noire, eurent alors recours à d’autres mesures : les boulangers ne vendaient plus de pain aux Juifs, les meuniers refusaient de moudre leur farine, les marchés ne leur étaient ouverts qu’à qua­tre heures de l’après-midi, après que les Chrétiens avaient fini de faire leurs emplettes… Finalement, les Juifs de Ratisbonne furent expulsés en l’an 1519.

 

(p.302) Moins ils deviennent nombreux, dira-t-on, et plus on s’occupe d’eux. Car là où ils ne sont pas expulsés, les Juifs font l’objet d’innombrables brimades d’un nouveau genre. Si les documents juridiques des siècles précédents reflétaient une condition somme toute satisfaisante, ceux de la fin du Moyen Age fourmillent de dispositions dégra­dantes.

En cas d’exécution capitale, l’usage s’établit dès la fin du XIVe siècle de pendre un Juif par les pieds, parfois aussi de suspendre à ses côtés un féroce chien-loup. En matière de litige civil, souvent, le serment d’un Juif n’est plus recevable ; l’est-il encore, la cérémonie, qui dès la fin du XIIIe siècle revêt par endroits un caractère humi­liant (suivant le Schwabenspiegel, le Juif devait prêter serment debout sur une peau de truie), tourne désormais à la farce ou au sacrilège pur et simple : suivant le droit silésien de 1422, le Juif devait monter sur un tabouret à trois pieds, et fixer le soleil en prononçant la formule traditionnelle ; tombait-il, il payait amende. En 1455, la municipalité de Breslau édictait qu’il devait jurer tête nue, en épelant à haute voix le tétragramme sacré… De leur côté, les autorités ecclésiastiques décrétaient au concile de Baie, en 1434, que les Juifs ne seraient pas admis aux études universitaires, mais qu’il importait par contre pour leur édification de les contraindre à assister aux sermons chrétiens. L’ordonnance de la cérémonie, telle qu’elle sera pratiquée à Prague, à Vienne ou à Rome au cours des siècles suivants, montre bien qu’il s’agissait d’une brimade bien plus que de véritable zèle mission­naire. A Rome, l’usage de cette predica coattiva ne sera aboli qu’en 1846.

 

La nouvelle image du Juif.

 

Témoins de leurs tribulations et de leur avilissement, que pouvait penser des Juifs la masse des Chrétiens, fus­sent-ils clercs, bourgeois ou simples manants ? Ainsi que nous l’avons déjà relevé, l’animosité à l’égard des Juifs se nourrit des massacres mêmes qu’elle a suscités : on les tue d’abord, et on les déteste ensuite. Ce principe (quelle qu’en soit la précise explication psychologique) se trouve assez régulièrement vérifié par l’expérience. A partir de la deuxième moitié du xiv» siècle, les haines (p.303) antijuives atteignent une telle acuité que nous pouvons hardiment dater de cette époque la cristallisation de l’antisémitisme sous sa forme classique, celle qui conduisait plus tard un Erasme à constater : « S’il est d’un bon Chrétien de détester les Juifs, alors nous som­mes tous de bons Chrétiens. »

Ce qu’il importe surtout de noter, c’est que, désormais, ces haines paraissent s’alimenter d’elles-mêmes, s’exerçant indépendamment du fait qu’il existe ou non des Juifs sur le territoire donné : car si le Juif n’y existe plus, on l’invente, et la population chrétienne, si elle se heurte de moins en moins aux Juifs dans sa vie quotidienne, est de plus en plus hantée par leur image, qu’elle retrouve dans ses lectures, qu’elle aperçoit sur ses monuments, et qu’elle contemple lors de ses jeux et spectacles. Ces Juifs ima­ginés sont évidemment surtout ceux qui sont censés avoir mis à mort Jésus, mais entre ces Juifs mythiques et les Juifs contemporains, les hommes du Moyen Age finissant ne savent plus faire de distinction, et les haines antijuives tirent tout au plus de leur présence effective un aliment supplémentaire. On les détestera en France et en Angle­terre, tout comme en Allemagne et en Italie ; et l’intensité des sentiments qu’on leur porte, si on cherche à les dif­férencier suivant les pays, semble dépendre plutôt du substrat sur lequel repose la culture nationale, et être plus accentuée dans les pays germaniques que dans les pays latins. De la sorte, tout concourt à faire de l’Alle­magne le pays d’élection de l’antisémitisme : nous y reviendrons plus loin.

 

(p.303) Une satire française du XIVe siècle, écrite en langue vulgaire, met en scène un Juif de Paris, fort renommé parmi ses coreligionnaires, qui tombe u jour dans les latrines publiques. Les autres Juifs se rassemblent pour lui venir en aide. « Gardez-vous bien, s’écrie-t-il, de me tirer d’ici, car c’est le jour de sabbat, mais attendez jusqu’à demain, pour ne pas violer notre loi. » Ils lui donnent raison et s’éloignent. Des Chrétiens qui étaient présents s’empressent d’annoncer la chose au roi Louis. Le roi donne alors ordre à ses hommes d’aller empêcher les Juifs de tirer leur coreligionnaire de la fosse le jour du Seigneur. « II a, dit-il, observé le sabbat ; il obser­vera aussi notre dimanche. » Ainsi fut-il fait, et lorsqu’on revint le lundi pour tirer l’infortuné de sa fâcheuse pos­ture, il était mort.

Ce même récit existe dans une version allemande, sous une forme peut-être plus caractéristique encore, puisque le pape, guide spirituel de la Chrétienté, s’y trouve subs­titué à saint Louis.

Il n’y avait pratiquement plus de Juifs dans les Pays-Bas après la peste noire, mais nombre d’œuvres littéraires leur étaient consacrées. Certains poèmes évoquaient la fameuse affaire des hosties de Sainte-Gudule de 1370; d’autres mettaient en scène des meurtres rituels.

Il n’y avait plus du tout de Juifs en Angleterre après l’expulsion de 1290 ; mais là aussi, le thème continuait à bénéficier d’une faveur extrême. Une histoire de meur­tre rituel surgie vers 1255 donna naissance au siècle suivant à vingt et une versions différentes d’une ballade intitulée Sir Hugh or the Jews’ daughter, et Geoffrey Chaucer, dans son Conte de la Prieure, écrit vers 1386, s’en est nettement inspiré :

« II était en Asie, en une grande cité Parmi peuple Chrétien, certaine Juiverie

Dès que l’enfant s’en vint à passer par ce lieu

Le maudit Juif le prit et le tint bien serré

Puis lui coupe la gorge et le jette en un trou

Je dis qu’il fut jeté en une garde-robe

Où ces Juifs-là soûlaient de purger leurs entrailles

O maudite nation ! O Hérodes nouveaux !

Jeune Hugh de Lincoln, ô toi qui fus aussi Tué par Juifs maudits, comme est notoire Car ce n’est qu’un tout petit temps passé Prie donc aussi pour nous … »

 

(p ;305) Mais c’est au drame religieux, ce véhicule incomparable des idées-forces du temps, que revient incontestablement la première place dans la culture intensive des émotions antijuives. Les thèmes du Nouveau Testament, traités en langue vulgaire, constituaient toujours le répertoire prin­cipal du théâtre du Moyen Age. Mais, depuis qu’il s’était émancipé de la tutelle de l’Eglise, il prenait avec l’histoire sacrée des licences de plus en plus grandes. Afin de com­plaire aux penchants du spectateur, tout en l’édifiant (car l’intention moralisatrice demeure l’essence de ce théâtre), afin de donner satisfaction à ses goûts primitifs et vio­lents, on multiplie les inventions et jeux de scène, destinés à mieux faire ressortir la grandeur et la sainteté du Sau­veur et de la sainte Vierge, sur le fond de l’insondable perfidie des Juifs. L’innombrable gamme des épithètes utilisées pour décrire ceux-ci peut déjà donner une idée de cette tendance : « faulx Juifs », « faulx larrons », « faulx mécréans », « mauvais et fêlions Juifs », « pervers Juifs », « desleaulx Juifs », « traistres Juifs », « faulce et perverse nacion », « fauce chenaille », « fauce moignye maudicte ». Est-il nécessaire d’ajouter que seuls les adver­saires de Jésus sont Juifs, ses apôtres et fidèles étant évidemment Chrétiens ?

 

(p.305) Mais il y avait plus encore. D’une manière générale, le théâtre du Moyen Age était d’un dynamisme extrême, et il faut bien convenir que l’appel au franc sadisme constituait l’un de ses principaux ressorts. Il fourmillait de ‘jeux’ d’une crudité brutale, jeux de tortures, jeux (p.306) de crucifixions et jeux de viols : certaines scènes sont telles qu’il est de nos jours malaisé de les décrire en termes décents. Ainsi que moralise le régisseur à la fin de l’une de ces représentations :

« Vous avez veu vierges depuceller Et femmes mariées violer. »

 

(p.307) C’est au xrve siècle que naissent ces Mystères de la Passion qui connaîtront au siècle suivant une vogue immense et qui, d’une manière assez caractéristique pour la sombre atmosphère du Moyen Age finissant, mettront par excellence l’accent sur les pages les plus pathétiques et les plus sanglantes de la biographie de Jésus, et lais­seront au deuxième plan l’histoire de sa naissance, de sa vie et de sa résurrection. Se poursuivant en un climat de communion et de foi totales, la représentation d’un mystère n’avait rien de commun avec un spectacle de nos jours ; pour donner une idée de l’étonnante vigueur des émotions qu’elle suscitait, une très lointaine compa­raison pourrait être tirée avec des matches sportifs contemporains, ou mieux, avec les cérémonies politiques en faveur chez les partis monolithiques : la vie de la cité s’interrompait, les boutiques et les ateliers étaient fermés, les couvents et les tribunaux se vidaient ; pendant plu­sieurs jours de suite, toute la population, quittant ses demeures, se rassemblait « aux jeux », en sorte qu’il fallait charger les sergents du guet de la surveillance des rues et des maisons désertées — et parfois aussi (nous le savons pour Francfort, pour Fribourg, pour Rome), de la protection du ghetto local.

 

(p.309) Dans l’Alsfelder Passionspiel, les Juifs se contentent du rôle de provocateurs ; dans le célèbre Mystère français dû à Jehan Michel, ils se chargent eux-mêmes des tortures. Cela débute dans le palais de Pilate (auquel le beau rôle est complaisamment accordé), et le manuscrit indique :

« Icy lui frapent sur les espaules et sur la teste des roseaulx.

roullart.

Regardez le sang ruisseler Qui le museau luy ensanglante.

malchus.

He faulce personne et senglante Je n’ay pitié de ta douleur. Non plus que d’un vil frivoleur Qui rien ne peut et si rebarbe.

bruyant.

Jouons-nous à plumer sa barbe Elle est par trop saillant.

dentart.

Celui sera le plus vaillant Qui en aura plus grant poignée. « Icy lui arrachent la barbe.

Plus loin, la scène de la mise en croix est plus intense. Les Juifs tirent au sort les parties du corps du Christ pour les attribuer aux coups de chacun. Ils crachent dessus, et l’un d’eux s’écrie :

« II est tout gasté

De crachas amont et aval. »

La violence de ces propos (que l’on se souvienne qu’il s’agit de théâtre !) reste pénible à accepter de nos jours : que l’on s’imagine l’effet qu’ils pouvaient avoir sur la (p.310) mentalité enfantine et spontanée des hommes du Moyen Age ! Dans une communion totale, les foules vivaient intensément l’agonie de Christ, reportant tout leur cour­roux sur ses tourmenteurs, et un massacre réel faisait bien souvent suite au massacre imaginé ; nécessaire com­promis, revanche des souffrances auxquelles ces foules s’identifiaient ; camouflage aussi, masquant l’indicible délectation d’avoir osé mettre en croix son propre Dieu

et Sauveur !

Il est généralement considéré que l’iconographie fut la fille fidèle du drame religieux, et en incarnait au fur et à mesure les principaux motifs ; quoi qu’il en soit, en ce qui concerne notre sujet, il est certain qu’elle a évolué dans le même sens que la littérature et le théâtre.

Nous avons vu comment était offerte aux yeux des Chrétiens, et cela dès le haut Moyen Age, l’édifiante opposition de l’Eglise, vierge resplendissante, et de la Synagogue, veuve déchue, ces deux figures, représentées sur les frontons et sur les vitraux des cathédrales, enca­drant parfois le Christ sur sa croix. Mais cette person­nification symbolique, si chargée de sens, obéissait aux règles d’une certaine symétrie. Les deux rivales restaient proches parentes par l’aspect qui leur était prêté : elles avaient la même pose, elles étaient revêtues du même costume, elles portaient le même équipement. Dès lors, certaines figures de la Synagogue sont d’une élégance, d’un charme incomparable (ainsi l’admirable tête aux yeux bandés qui orne le fronton de la cathédrale de Strasbourg et qui est de la fin du xm« siècle) — tout comme la plupart des têtes des prophètes sont d’une très grande noblesse. Mais voici que, de plus en plus, les artistes ont recours à une autre opposition symbolique, où l’on ne retrouve plus cette symétrie interne : d’un côté le Sauveur est flanqué d’un centurion romain, et c’est Longin qui, au pied du Calvaire a été ébloui par la vraie foi (parfois, le centurion aveugle a recouvré la vue) ; de l’autre côté, par un « porte-éponge » et c’est la Synagogue ; son éponge est imbibée de vinaigre, elle cherche à enve­nimer les plaies du Christ. Une telle figuration était en même temps conforme à la tendance qui, brodant sur le sobre récit des Evangiles, cherchait de plus en plus à exonérer les Gentils de toute parcelle de responsabilité pour le déicide, et d’en rejeter sur les Juifs l’entier opprobre. (p.311) D’une manière plus générale — et tout comme dans les mystères, tout comme dans les traités et les sermons — la représentation de la crucifixion, dépeinte avec une précision sanglante et souvent épouvantable, devient à partir du XIVe siècle la principale préoccupation des artistes. Obsession de la souffrance humaine ; obsession aussi de ses diverses séquelles, de la Mort, du règne du Diable, de l’Enfer et de ses mille supplices (thèmes qui avant cette époque étaient presque inconnus, ou étaient tout au plus traités avec une discrétion extrême), telles sont les notes dominantes de l’art du temps ; et la fervente imagination des peintres et des sculpteurs se donne libre cours.

En l’occurence aussi, on croit apercevoir un lien entre ces sombres engouements et les ravages de la peste noire. C’est ainsi qu’après 1400 surgit en Europe le thème de La Danse macabre : que l’on songe à l’étroite parenté entre ces infernales réjouissances et le thème du Festin au cours de la peste, folles ripailles où les convives cher­chent à noyer leur angoisse, pendant que dans la rue les tombereaux charroient les cadavres vers la fosse com­mune…

Tel est le fond apocalyptique sur lequel la figuration des Juifs s’enrichit d’inventions toujours nouvelles.

En Italie, à la fin du xiv« siècle, les artistes s’avisent de les assimiler aux scorpions : dans les peintures et dans les fresques, cette bête perfide par excellence est désor­mais souvent présente sur les étendards des Juifs, sur leurs boucliers et sur leurs tuniques ; figuration que l’on retrouve au siècle suivant en Savoie, en Allemagne, et jusque dans les Flandres. A cette subtile allégorie, due au génie méditerranéen, fait pendant du côté allemand une imagination plus fruste, plus grasse et pour tout dire plus ordurière : c’est la truie qui est associée aux Juifs, qui les allaite, qui fornique avec eux sur d’innombrables monuments de pierre, à Magdebourg, à Freising, à Ratis-bonne, à Kehlheim, à Salzbourg, à Francfort, sur cer­taines églises des Pays-Bas… L’un de ces hauts-reliefs (dont la plupart ont disparu) se trouve décrit par Martin Luther, dans son célèbre pamphlet Vom Schem Hame-phoras, en les termes suivants :

« Ici à Wittenberg, sur notre église, une truie est taillée en pierre : de jeunes pourceaux et des Juifs la tètent ; derrière la truie se trouve un rabbin, il lève la jambe droite de la truie, avec sa main gauche il tire sa queue, se penche et contemple (p.312) diligemment derrière la queue le Talmud, comme s’il voulait y apprendre quelque chose de très subtil et de très spécial… »

C’est en Allemagne aussi qu’apparaît, dans la deuxième moitié du xv« siècle, la représentation caricaturale du Juif au nez long et à la taille contrefaite, telle qu’elle fera les délices des antisémites aux siècles suivants. En l’es­pèce, le contraste entre le teint blond et rosé des Alle­mands et le teint plus foncé, la taille plus courte des Juifs a pu jouer un rôle déterminant. Mais c’est d’Alle­magne encore que semble provenir un autre attribut prêté aux Juifs, qui lui aussi connaîtra une fortune sin­gulière : les cornes. A la vérité, leur origine paraît avoir été double. D’une part, et dès les temps les plus reculés, Moïse, et lui seul, était représenté avec des cornes, à la suite, semble-t-il, de l’interprétation erronée d’un passage de l’Ancien Testament1, et sans aucune intention péjora­tive : jusqu’au xme siècle, on n’aperçoit pas ces cornes sur le front des autres patriarches, ni même sur celui d’un Anne ou d’un Caïphe. D’autre part, le chapeau pointu des Juifs, le pileum cornutum, tel qu’ils le por­taient en Allemagne à partir de la fin du xme siècle, a dû constituer une source d’inspiration supplémentaire. En sorte que, sur les monuments et les tableaux des siècles suivants, on se heurte fréquemment à des Juifs au chef orné de cornes : sur les vitraux de la cathédrale d’Auch, sur la tour surmontant un vieux pont de Franc­fort, sur Le Calvaire de Véronèse du musée du Louvre-Les cornes : l’attribut par excellence du Diable. Il a déjà beaucoup été question du Diable, au cours des pages précédentes, de même que, sans l’avoir cherché, nous avons été amené à rapprocher l’obscène et le sacré. Peut-être cela nous mettra-t-il sur la bonne piste, pour mieux saisir l’idée que, sur son déclin, le Moyen Age s’est faite des Juifs, et pour pouvoir de cette idée fouiller les soubassements ultimes ? Mais pour cela, il faut que nous nous arrêtions un instant, et qu’abandonnant pour quel­que temps les Juifs, nous nous occupions un peu du Diable. Car nous sommes à l’époque où, pour l’imagina­tion chrétienne, le Prince des Ténèbres apparaît sur terre, s’y installe, s’y livre à des activités nombreuses et soute­nues, où l’on croit l’apercevoir partout…

 

  1. Exode, 34, 29 : « .. la peau de son visage rayonnait, parce qu’il avait parlé à l’Eternel » ; dont la Vulgate a donné la traduction erro­née : « … la peau de son visage avait des cornes… »

 

(p.314) Les superstitions ancestrales étaient tenaces, et contre les jeteurs de mauvais sort, les sorciers et les sorcières, il usait souvent d’une justice sommaire et brutale, loi de Lynch sans aucune forme de procès. Mais il s’agissait d’incidents sporadiques et isolés, tout comme l’étaient les excès antijuifs de cette époque.

Entre-temps, les scolastiques élevaient leur grandiose édifice d’interprétation des mondes terrestre et céleste. Le Diable y occupait une place considérable : à partir des axiomes dogmatiques de base, ses attributs et ses pouvoirs étaient définis à l’aide d’une subtile dialectique, dont certains procédés ont une curieuse analogie avec les plus acrobatiques raisonnements du Talmud. C’est ainsi que saint Thomas d’Aquin établissait que les démons peuvent prendre figure charnelle, peuvent manger — I ceci n’étant qu’une apparence — mais ne peuvent se livrer à la réalité de la digestion, ni, partant, à celle de la pro­création. Cependant, prenant successivement figure de succube (femme) et d’incube (homme), ils peuvent, grâce à leur étonnante rapidité, introduire dans une femme la semence d’homme qu’ils viennent de recevoir, les enfants ainsi procréés n’étant toutefois pas de la graine de Diable, puisque son rôle s’est limité à servir de simple intermé­diaire… Allant plus loin, saint Thomas affirmait encore que les Huns, eux, étaient véritablement issus de démons ; de la sorte, un grand pas en avant était fait vers la croyance en la corporéité du Diable.

Et cela permet de mieux saisir comment a pu s’effec­tuer au siècle suivant, en l’espace de cinquante brèves années, un renversement complet des conceptions régnant en la matière. Les principaux auteurs des doctrines sco­lastiques étaient des dominicains — ces mêmes domi­nicains qui, depuis le début du XIVe siècle, avaient été chargés d’extirper les hérésies, et qui avaient créé à cet effet le redoutable et efficace appareil de l’Inquisition, un de ces organismes fonctionnellement destinés à aper­cevoir le crime partout. Or, la principale hérésie de l’époque était le catharisme, doctrine qui enseignait que c’est Satan, et non le Dieu de miséricorde, qui gouverne la terre : par conséquent, le crime par excellence qu’avaient à pourchasser les inquisiteurs était précisément (p.315) le commerce avec le Diable. Dès lors, théorie et pratique se conjuguèrent, pour reprendre à leur compte les fables populaires, surtout lorsque les calamités qui, au XIVe siècle, s’abattirent sur la Chrétienté semèrent la confusion dans les esprits. D’une part, se multipliait le nombre des croyants qui, las de supplier Dieu, déses­péraient de lui, et prenaient le parti d’invoquer le Diable (et le nombre de cas pathologiques allait en s’amplifiant) ; de l’autre, l’Eglise accordait son imprimatur officiel aux phantasmes mêmes qu’elle avait combattus le long des siècles. Chronologiquement, le revirement débuta vers 1320, lorsque les nouvelles doctrines démonologiques reçu­rent la première consécration officielle du Saint-Siège. Le pape Jean III publie alors la bulle Super illius spécula, à [‘encontre des faux Chrétiens qui « sacrifient aux démons et les adorent, fabriquent ou se procurent des images, des anneaux, des fioles, des miroirs et autres choses encore où ils attachent les démons par leurs arts magiques, leur tirant des réponses, leur demandant leur secours pour exécuter leurs mauvais desseins, s’en­gageant à la plus honteuse servitude pour la plus honteuse des choses »…

 

(p.316) Ainsi que le constatait avec orgueil (…) Paramo, en 1404, le Saint-Office avait déjà brûlé plus de trente mille sorcières — lesquelles, si elles avaient; joui de l’impunité, auraient mené à sa ruine complète le monde entier.

L’épidémie de la chasse aux sorcières s’amplifie au XVe siècle. Certaines contrées en deviennent le terrain d’élection ; elle sévit dans les régions montagneuses de Savoie et de Suisse, mais surtout en Allemagne, où sans doute les survivances païennes étaient particulièrement tenaces. En 1484, le pape Innocent IV lui-même constate avec douleur, dans sa bulle Summis Desiderantes, que tous les territoires teutoniques sont remplis d’agents du Diable. Les inquisiteurs allemands Sprenger et Institoris, théoriciens et hommes d’action à la fois, rédigent en cette année le Atalleus maleficarum (Maillet des sorcières), traité qui fit autorité jusqu’à l’aube des temps modernes,; et, forts de l’appui pontifical, tiennent tribunal de ville en ville, laissant derrière eux un sillon de sang et de feu

Mais il y a plus. Quels sont les principaux attributs dii Diable ? Il a des cornes, des griffes, une queue ; il e| noir, il porte une barbe de bouc, son corps est recouvert de poils, il exhale une odeur forte — autant de symboles d’une lubricité, d’une virilité extrêmes. Telle est la des­cription qu’en font les sorcières, tel est le portrait que les inquisiteurs consignent dans leurs procès-verbaux et dit fusent dans leurs manuels : portrait dont ils étaient ai fait les principaux auteurs, car comme on le sait, dans ces sortes d’affaires les victimes ne font que se plier aux exigences dévergondées de l’imagination de leurs persécuteurs, et leurs récits n’en sont que le fidèle reflet.

Quant à l’agent principal du Diable sur terre, c’est li sorcière (et non le sorcier, qui n’est brûlé qu’exceptionnellement), c’est-à-dire une femme, symbole de l’impureté, de la faiblesse, de la tentation. Certes, quelques malheureuses pouvaient effectivement rêver d’une union (…)

(p.317) charnelle avec le Prince du Mal ; mais là encore la dis­tribution des rôles reste conforme à l’esprit du siècle, au mépris de la femme, à la crainte et l’horreur devant les tentations et blandices du sexe, faisant contraste avec la divinisation de la Vierge et avec le culte de la chasteté.

Or, si l’on examine les légendes qui, à la même époque, circulent sur les Juifs, légendes que l’on voyait poindre ci et là au cours des siècles précédents, mais qui main­tenant connaissent une diffusion universelle, on constate qu’ils réunissent simultanément en leurs personnes les nouveaux attributs du Diable et ceux de la sorcière. Les , Juifs sont cornus, comme on l’a vu ; de plus, ils sont affublés d’une queue, d’une barbe de bouc (inquiétant quadrupède, qui sert par excellence d’instrument d’émis­sion à tous les péchés), et les odeurs méphitiques qu’on leur attribue sont tellement violentes qu’elles ont per­sisté le long des siècles, et incité des universitaires alle­mands de l’ère nazie à enquêter sur la nature et les origines du -fœtor juddicus. A ce point de vue, ils sont hypervirilisés : ce sont de véritables surhommes, des magiciens que secrètement on craint et on révère. Mais, en même temps, ils sont faibles et maladifs, atteints de mille affections malignes, que seul le sang chrétien permet de guérir (nous rejoignons ici le thème du meurtre rituel) ; ils naissent contrefaits, ils sont hémorroïdaux et, hommes autant que femmes, ils sont affligés de mens­truations : à ce point de vue, ils sont des femmes, c’est-à-dire des sous-hommes, que l’on méprise, que l’on déteste, et tourne en ridicule. Parfois, la description se précise, et les maux dont souffrent les Juifs sont différenciés suivant leurs tribus : les descendants de Siméon saignent pendant quatre jours tous les ans, ceux de Zebulon cra­chent annuellement du sang, ceux d’Asscher ont le bras droit plus court que le bras gauche, ceux de Benjamin ont des vers vivants dans leurs bouches, et ainsi de suite. Ailleurs, les lois contre les sorciers font partie des statuts régissant la condition des Juifs, tellement il paraît évident que ceux-ci sont en même temps des magiciens. Du reste ne fêtent-ils pas le sabbat, tout comme les sorcières et les diables ?

En bref, réunissant en leur personne l’entière gamme des attributs du Mal, les Juifs perdent pour l’imagina­tion chrétienne toute consistance humaine, et relèvent désormais uniquement du domaine du Sacré. Même lors­qu’ils ne sont pas revêtus d’attributs proprement diaboliques,

(p.318) ils sont de quelque manière associés aux diables, : qui souvent figurent sur le fond des gravures et des tableaux qui les représentent (de la sorte, les diables participent à l’essence juive) ; ailleurs, les Juifs sont affublés d’oreilles de cochon à la place des cornes. Les superstitions populaires foisonnent des mêmes associa­tions : l’école juive est une école « noire », le Juif est l’intermédiaire entre le Diable et ceux qui veulent lui vendre son âme ; le pacte maudit est scellé avec son sang, et si un malade veut mourir, il suffit de demander à un Juif de prier pour lui. Dans d’innombrables histoires de revenants, le Juif apparaît soit sous une forme humaine, soit sous l’aspect d’un feu follet. Nombre de ces croyances, et d’autres toutes pareilles, se sont perpétuées dans l’imagination populaire européenne jusqu’au milieu du XXe siècle, et elles perdurent ailleurs.

 

(p.319) Peut-être, reprenant ce qu’a écrit à propos du culte des saints le grand médiéviste J. Huizinga, peut-on dire que la haine des Juifs, « en canalisant le trop-plein d’effusions religieuses et d’effroi sacré, a agi sur la piété exubérante du Moyen Age à la manière d’un calmant salutaire ». Une fois de plus, si le Juif n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer.

 

(p.320) Il est impossible de prétendre, en effet, que les struc­tures économiques en France et en Angleterre différaient à cette époque de celles d’Allemagne et qu’elles aient marqué un retard quelconque sur ces dernières. La pré­sence ou l’absence des Juifs n’a donc influé en rien sur une évolution conformément à laquelle, dans toute l’Eu­rope, les villes se développaient, le rôle du commerce croissait en importance, et la fortune commençait à primer la naissance. Dès lors, il faut bien convenir que, dans les chroniques en question, le terme de « Juifs » doit être pris dans son sens élargi ou imaginaire, englo­bant ceux que certains d’entre les mêmes écrits traitaient naïvement de « Juifs chrétiens », qu’il s’agisse d’usuriers très chrétiens ou des fondateurs de ces grandes compa­gnies commerciales qui furent les ancêtres des sociétés par actions. Et, en ce qui concerne les Juifs allemands en particulier, les « achkenazis », leur déchéance est pro­fonde non seulement du point de vue social, mais aussi du point de vue financier. Nous avons vu que la redevance communautaire qu’ils versaient jadis à l’empereur ou aux princes était remplacée au xiv« siècle par une « capita-tion » individuelle ; celle-ci a donné à son tour naissance à un péage corporel qui les assimile aux animaux : « Sur chaque bœuf et cochon et sur chaque Juif, un sol », est-il dit dans un texte de l’époque. De temps en temps, quel­ques individualités émergent : à la fin du xive siècle on rencontre encore quelques Juifs, un Moïse Nurnberg à Heidelberg, un Joseph Walch à Vienne, qui sont collec­teurs officiels d’impôts ; au début du xvie, les Juifs alle­mands trouveront un défenseur habile et énergique en la personne de Josel de Rosheim, nommé par Charles Quint « chef suprême et régent des Juifs ». Mais la grande majo­rité, prêteurs à la petite semaine ou fripiers, gagnent leur vie comme ils peuvent et quand ils peuvent et vivent dans une insécurité et une misère perpétuelles. Etant donnés l’instabilité de leur genre de vie, leurs fréquents changements de résidence, les camouflages obligatoires, il n’est pas invraisemblable qu’ils aient pris une part dans l’élaboration de ce moyen commode de mobilisation et de dissimulation des avoirs qu’est la lettre de change, ainsi que raffirme Sombart : là encore, faute d’une documentation (p.321)  suffisante, on est obligé de s’en tenir à des suppositions.

Tout cela reste secondaire devant le repliement défi­nitif des Juifs sur eux-mêmes, conduisant à la naissance d’une société hermétiquement close, au sein de laquelle les mœurs et les usages, l’ensemble des comportements que nous avons examinés dans les chapitres précédents, trouvent leur expression définitive. Et tout d’abord l’atti­tude sacrale devant l’argent, source de toute vie. Peu à peu, chaque démarche et chaque acte de la vie quoti­dienne d’un Juif sont assujettis au paiement d’une taxe : il doit payer pour aller et venir, payer pour vendre et pour acheter, payer pour avoir le droit de prier en commun, payer pour se marier, payer pour l’enfant qui naît, payer même pour le mort qu’il faut porter au cime­tière. Sans argent, la collectivité juive est inévitablement vouée à disparaître. Aussi bien, les rabbins assimilent-ils désormais les coups de sort financiers (par exemple l’annulation des dettes ordonnée par un prince) aux mas­sacres et expulsions, y apercevant l’intervention divine, un châtiment venant d’en haut.

En ce sens, et en ce sens seulement, il peut apparaître à un observateur superficiel que les Juifs ont été les agents par excellence de la « mentalité capitaliste ». Mais cet argent, si convoité et si précieux, ils s’en départaient avec une facilité extrême, à la suite d’une simple injonc­tion morale, si cela était prescrit par le devoir de soli­darité, s’il s’agissait de racheter des prisonniers ou d’inter­venir en faveur des frères accusés de meurtre rituel. En ce dernier cas, un talmudiste en renom ordonne même aux communautés des villes voisines de verser leur quote-part pour parer à un danger qu’il compare, qu’on le note bien, à une inondation à une calamité naturelle, et sa consultation fait jurisprudence. (On en trouvera le texte en note : c’est un excellent exemple du style — et de la finesse — d’un raisonnement talmudique1.)

 

1 Il s’agit de la consultation (responsa) que le rabbin de Pavie, Joseph Kolon (Maharik), fit parvenir aux communautés juives d’Alle­magne lors de l’affaire de meurtre rituel de Ratisbonne (1476). (…)

 

(p.322) Nous avons vu, au chapitre précédent, à quel point ils furent détestés. Mais en même temps la Chrétienté, loin de méconnaître ou de dédaigner leur héritage, le leur (p.323) disputait avec acharnement. Tout un système d’interpré­tation, basé sur certains passages du Nouveau Testa­ment et par-ci par-là encore suivi, fut élaboré afin de démontrer que l’Eglise était le véritable Israël élu ; les patriarches étaient appelés à la rescousse, et cités à titre de témoins : les Juifs, était-il précisé, sont bien de la race d’Abraham, mais « fils aînés », sont enfants de la servante Agar, d’où leur « servitude perpétuelle » ; les Chrétiens, eux, descendent (spirituellement, s’entend) de Sara en ligne directe, ou bien (deux générations plus bas) les Juifs sont fils d’Esaù, les Chrétiens ceux de Jacob : ou bien (encore deux générations plus bas) les Juifs figurent-ils Manassé, le frère aîné, et les Chrétiens Ephraïm, le frère cadet, auquel échut cependant la béné­diction patriarcale. Ce jeu de symboles, qui tire principalement (p.324) son origine des épîtres de saint Paul, constitue assurément un admirable terrain de chasse pour les psychanalystes, qui auront beau jeu pour démonter l’archétypal quadrille dans lequel le frère cadet, de préfé­rence assisté par la mère, supplante le frère aîné dans l’affection du père, ou plutôt s’empare de sa force; ils ajouteront que le frère aîné n’est là que pour masquer le père et, qu’en réalité, il s’agit d’une agression directe et réussie contre le père. Ainsi le judaïsme serait le père évincé, à l’égard duquel on éprouve des sentiments extra-ordinairement violents et mélangés : haine, crainte, remords… Il y a sans doute beaucoup de vrai là dedans : mais il n’est pas besoin d’aller si loin pour comprendre non seulement l’étonnante surestimation dont bénéficiait l’héritage juif, et partant, les Juifs en tant que tels, auprès des Chrétiens, mais aussi la manière dont cet héritage si convoité pouvait être de ce fait rehaussé et valorisé pour les Juifs eux-mêmes.

 

(p.326) Tous les aspects de la vie des communautés juives reflètent ce climat de pénitence et d’austérité. Une fois par an seulement, à Pourim, il était permis et même recommandé de se livrer à une franche liesse de carna­val, de se déguiser et de s’enivrer, de se venger enfin des persécuteurs, en brûlant sur la place publique le mannequin de bois de Haman, ce prototype de tous les antisémites : mais même cette unique détente annuelle (p.327) fut interdite par la suite par les autorités chrétiennes, en sorte que la cérémonie fut limitée à un piétinement symbolique accompagné de bruits divers lors de la lec­ture du Livre d’Esther dans la synagogue. Les autres jours, les distractions étaient peu nombreuses, et sur­tout sévèrement réglementées. Le théâtre profane, assi­milé à la débauche, était rigoureusement interdit, de même que les danses en commun des garçons et des filles, même à l’occasion d’un mariage ; les jeux de cartes n’étaient autorisés qu’exceptionnellement, en sorte qu’en fin de compte les échecs et les jeux de société tels que les charades sur des thèmes bibliques furent les seuls divertissements qui n’aient jamais suscité l’inquiète cen­sure des rabbins. Toute ornementation, toute recherche de fantaisie dans les vêtements étaient proscrites : hommes et femmes portaient des habits noirs ou gris, à une époque où la couleur et la bigarrure vestimentaire régnaient en maîtresses ; ici, comme en maintes autres choses, une coutume juive qui s’institue d’elle-même cor­respond à ce que le monde ambiant, après leur avoir imposé le port de la rouelle, semble attendre d’eux. Les Chrétiens en vinrent à croire qu’une prescription reli­gieuse interdisait aux Juifs le port de couleurs vives et claires, ce qui n’était aucunement le cas. Ce mimétisme à l’envers va si loin que dans les miniatures ornant certains manuscrits juifs les personnages de l’Ancien Testament, vêtus d’habits foncés et coiffés du pileum cornutum, paraissent copiés sur les caricatures allemandes de l’époque.

 

(p.328) La fin du Moyen Age est l’époque où l’ancien quartier juif se tranforme en ghetto, dont les portes sont fermées le soir à clef, et dont les habitants n’ont que le jour le droit de fréquenter les rues chrétiennes. Derrière cette enceinte, la communauté juive se replie définitivement sur elle-même ; ses membres mènent une vie frugale et dévote, minutieusement réglée dans ses moindres détails, et dont la monotone ordonnance forme un contraste sai­sissant avec les coups du sort auxquels ils risquent chaque jour de faire face dans leur commerce avec les Chrétiens, Ainsi, à un qui-vive continuel, s’oppose une voie toute tracée d’avance dès le berceau.

 

(p.330) D’autant plus frappante est la trace que les apostats ont laissée dans l’histoire juive. Si les Juifs ont de tout temps préoccupé les imaginations et joué un rôle histo­rique disproportionné à leur nombre, à quel point cette disproportion est-elle plus déconcertante dans le cas de la poignée de renégats juifs, cette infime minorité d’une minorité dont tant de représentants sont demeurés illus­tres. Une boutade prétend que, de saint Paul à Karl Marx, ces renégats furent les principaux artisans de l’histoire occidentale ; boutade à part, on comprendra faci­lement que, faisant le plus souvent de la conversion de Juifs et de la dénonciation de Juifs leur métier principal, ils constituaient pour les communautés juives un véritable fléau. (p.331) De Théobald de Cambridge à Nicolas Donin, nous avons déjà rencontré quelques noms ; de Johann Pfefferkorn à Michael le Néophyte, nous en rencontrerons bon nombre d’autres. En plus des calamités qu’étaient susceptibles de déclencher ces transfuges, le simple fait de leur défection, sapant à la base la tradition la plus sacrée, frappait les Juifs, nous l’avons vu, au plus intime de leur être. Rien d’étonnant, dans ces conditions, qu’ils aient fait l’objet d’une haine et d’une horreur inégalées, dont de nos jours encore on relève quelque trace chez les Juifs les plus « assimilés » et les plus détachés des choses de la religion. Rien d’étonnant aussi que les conversions sincères fussent impossibles à une époque où, pratique­ment autant que sentimentalement, familialement autant que socialement, le fossé était devenu infranchissable entre Juifs et Chrétiens. Où, quand, comment un contact humain entre les catéchistes et les catéchumènes pou­vait-il être établi ? Et si d’aventure cela était possible, la raison du Juif — cette simple, plate raison qui, aux esprits non prévenus dès leur prime enfance, rend si dif­ficile toute discussion du mystère chrétien de la révé­lation — venait faire l’office d’un frein ultime. Ce qui est parfaitement bien illustré par l’apologue juif suivant :

« Un prince ami des lettres et des arts avait à son service un médecin Juif avec lequel il se plaisait à engager des dis­cussions théologiques. Un jour, le prenant par le bras, il le conduisit dans sa bibliothèque, et lui dit : « Vois ! Tous ces «savants volumes ont été écrits pour démontrer la véracité « des dogmes Chrétiens. Et vous, de quoi disposez-vous pour « étayer les vôtres ? — Assurément, les treize dogmes de « Maïmonide pourraient tenir sur une seule feuille de papier, « répondit le Juif. Mais quels que soient le nombre et la valeur « des volumes que vous me présentez, Sire, je ne comprendrai « jamais pourquoi Dieu, afin de soulager l’humanité, n’ait « trouvé rien de mieux que de passer par le corps d’une vierge, « de se faire homme, de souffrir mille tortures et la mort — « et tout cela sans aucun résultat appréciable ! »

 

L’âge du ghetto

 

(p.332) L’antisémitisme à l’état pur

 

Nous entrons maintenant dans la période où, à partir de la Renaissance, le monde occidental s’engage dans des voies résolument nouvelles, où, dans tous les domaines, s’annoncent des transformations lourdes de conséquences. Cependant, tandis que progressent sciences et techniques, et que s’institue le régime capitaliste, les larges masses populaires ne changent guère encore de conditions de vie, ni d’équipement mental. L’antisémitisme, tel qu’il s’est cristallisé aux siècles précédents, semble en constituer une inévitable partie intégrante. Les Juifs, eux aussi, vivent jusqu’aux approches de la Révolution française sans changer quoi que ce soit aux us et aux coutumes de leurs ancêtres, dans un état de stagnation ou de « fossi­lisation ». Et leurs modes si particuliers d’existence au sein d’une société hostile trouvent dans les ghettos de Pologne leurs formes les plus achevées et apparemment définitives. D’autre part, des pays comme la France ou l’Angleterre continuent jusqu’au début du xvuie siècle à ne pas les tolérer sur leur territoire. Et cette, circons­tance détermine d’elle-même le plan de cette partie de notre étude.

 

L’antisémitisme à l’état pur : France

 

(p.333) Et d’abord, est-il certain qu’il ne resta pas de Juifs en France après l’expulsion de 1394 ? Quelques historiens, et en particulier Robert Anchel, ont formulé l’hypothèse suivant laquelle certains d’entre eux ont continué à vivre en France, soit en cachette, soit convertis extérieurement seulement et en « marranes ». Des arguments ingénieux ont été avancés à son appui. Et nous verrons plus loin comment l’opinion publique accusait encore vers 1650 l’honorable corporation des fripiers de Paris de « judaï-ser » secrètement. Mais il est certain que lesdits fripiers, quoi qu’il en ait été au XVe siècle (on ne possède aucun renseignement à ce sujet) étaient au xvne de bons et loyaux catholiques. Nous serions donc justement en pré­sence de l’une de ces fixations collectives à vide, si persis­tantes et si caractéristiques de l’antisémitisme, dont les Judeus du Portugal, ou les Chuetas des îles Baléares, nous offrent les saisissants exemples.

 

(p.338) Rares sont les catéchismes, pour nous en tenir aux manuels proprement dits, à ne pas effleurer le sujet, « Pourquoi Dieu fit-il tous ces prodiges à la mort de (p.339) son Fils ? — Ce fut en témoignage contre les Juifs. — N’est-ce pas aussi un témoignage contre nous ? — Oui, si nous ne profitons pas de cette mort. » Cette mise en garde est de Bossuet.

Le célèbre catéchisme de l’abbé Fleury, qui en deux siècles connut cent soixante-douze éditions, est plus expli­cite : « (Jésus) eut-il des ennemis ? — Oui, les Juifs charnels. — Jusqu’où alla la haine des ennemis de Jésus ? — Jusqu’à résoudre sa mort. — Qui fut celui qui promit de le livrer ? — Judas Iscariote. (…) Pourquoi cette ville (Jérusalem) fut-elle traitée de la sorte ? — Pour avoir fait mourir Jésus. — Que devinrent les Juifs ? — Ils furent réduits en servitude, et dispersés à travers le monde. — Que leur est-il arrivé depuis ? — Ils sont encore en même état. — Depuis combien de temps ? — Depuis dix-sept cents ans. »

Plus laconique, mais plus comminatoire encore, est le catéchisme d’Adrien Gambart, destiné, nous dit expressé­ment son auteur, « aux simples », à ceux qui « ne sont pas capables de grands discours ou de raisonnements ».

« Est-ce un grand péché de communier indignement ?

«— C’est le plus grand de tous les péchés, parce qu’on se rend coupable du corps et du sang de Jésus-Christ, aussi bien que Judas et les Juifs ; et l’on reçoit l’arrêt de son jugement et de sa condamnation. »

Judas et les Juifs, cupidité et trahison : le rapproche­ment reste toujours le même, et l’on voit aussi que nos auteurs ne se mettent pas en frais d’imagination et qu’ils n’ont nul besoin de se livrer à une « propagande anti­juive », à une époque où il est fermement reçu pour tous les croyants que Judas et les Juifs passés et présents sont les ennemis jurés du Seigneur de par la volonté insondable de la providence. C’est par une surnaturelle prédestination qu’ils sont devenus les suppôts perma­nents du Malin : ce en quoi ils s’opposent aux hérétiques et aux sorciers, qui en ont rejoint le camp individuelle­ment et en vertu de leur libre arbitre…

Même tendance, enrichie de combien de détails plus suggestifs encore, dans les nombreuses vies de Jésus ou des saints, ainsi que dans les relations de pèlerinages, qui, il est vrai, s’adressaient à un auditoire relativement plus restreint.

Voici, par exemple, un passage extrait d’une vie de Jésus :

(p.340) « Les uns le souffletaient, les autres, à main renversée, frap­paient sa très noble et douce bouche, les autres lui crachaient à la face (car c’était la coutume des Juifs de cracher au visage de ceux qu’ils déboutaient et rejetaient d’avec eux), les autres lui arrachaient la barbe ou le tiraient par les cheveux, et aussi, comme je le pense, foulaient sous leurs maudits pieds le Sei­gneur des anges (……). Et crachant encore à son très noble visage, ils frappaient d’un bâton sur son chef, tellement que les pointes d’épines de sa couronne s’y enfonçaient et faisaient couler son sang le long des joues et du front… Pilate com­manda qu’en cet état honteux et inhumain il fût amené devant tout le peuple des Juifs, qui était demeuré dehors afin de ne pas se souiller pour le jour du sabbat. Mais ces malheureux fils du Diable s’écrièrent tous d’une voix : Ole, ôte-le, cru­cifie-le… »

Aussi bien, la rétribution divine ne saurait tarder, et elle est annoncée par un chapitre : « De la vengeance de la mort de N.-S. JésusjChrist sur Judas, sur Pilate et sur les Juifs en général. »

« On donna 30 Juifs pour un denier. On vendit 92 000 Juifs qui furent répandus en diverses parties du monde et mis en perpétuelle servitude, où leur race est encore et sera jusque vers la fin du monde… »

 

(p.341) VlLIPENDATION.

«Peuple monstrueux, qui n’a ni feu ni lieu, sans pays, et de tous pays ; autrefois les plus heureux du monde, mainte­nant la fable et la haine de tout le monde : misérable, sans être plaint de qui que ce soit, devenu, dans sa misère, par une certaine malédiction, la risée des plus modérés… »

(BOSSUET.)

« Le plus grand crime des Juifs n’est pas d’avoir fait mou­rir le Sauveur. Cela vous étonne : je le prévoyais bien… Et comment cela ? Parce que Dieu, depuis la mort de son fils, les a laissés encore quarante ans sans les punir… quand il a usé d’une punition si soudaine, il y a eu quelque autre crime qu’il ne pouvait plus supporter, qui lui était plus insuppor­table que le meurtre de son propre fils. Quel est ce crime si noir, si abominable ? C’est l’endurcissement, c’est l’impéni-tence… »

(BOSSUET.)

 

(p.353) L’antisémitisme à l’état pur : l’Angleterre

(…)

(p.358) Ce qui importe, c’est que déjà la sagesse politique anglaise s’exprimait dans le style qui lui est propre. Sans être officiellement admis, les Juifs furent désormais officieusement tolérés, et la colonie marrane de Londres put édifier une synagogue et croître en nombre, créant ainsi un état de fait qui contenait en germe l’épanouissement futur d’un judaïsme anglo-saxon.

 

 

L’âge du ghetto 

L’antisémitisme activé

 

(p.364) Ils étaient bien rares à cette époque, les auteurs à prendre franchement fait et cause pour les Juifs. Luther, dans sa jeunesse, fut l’un de ceux-là, avec cette consé­quence qu’il ne leur porta sur ses vieux jours qu’une haine bien plus farouche. Aussi bien nous importe-t-il de nous attarder sur la figure du grand Réformateur, afin de mieux mettre en relief le premier et essentiel volet de l’infernal tryptique : religion, argent et race.

 

Luther.

En 1542, Martin Luther publiait son célèbre pamphlet : Contre les Juifs et leurs mensonges. Il y conseillait tout d’abord de ne jamais entrer en discussion avec un Juif. Tout au plus, s’il est impossible de faire autrement, faut-il se servir à leur encontre de ce seul et unique argument : « Ecoute, Juif, ne sais-tu donc pas que Jérusalem et votre règne, le Temple et votre sacerdoce ont été détruits voici plus 1 460 années ?… Donne cette noix à casser aux Juifs (p.365) et laisse-les mordre et se disputer tant qu’ils le veulent. Car une colère divine aussi cruelle montre trop claire­ment qu’ils se trompent très certainement et sont sur le mauvais chemin : un enfant comprendrait cela… »

Ensuite le long de près de deux cents pages 1, le Réfor­mateur s’acharne contre les Juifs dans cette langue mus­clée et puissante dont il avait le secret, avec un déborde­ment torrentiel de passion qui fait paraître bien fades les diatribes de ses prédécesseurs, et que personne d’autre peut-être n’a égalé jusqu’à ce jour. Reproches et sarcas­mes à l’égard des Juifs alternent avec les élans d’amour et de foi en le Christ : et en sourdine on croit percevoir une espèce d’admiration angoissée. Tantôt Luther s’en prend aux usuriers et aux parasites venus de l’étranger, et l’on voit comment, en forgeant la langue allemande, il implantait en même temps un certain style d’arguments et de pensée : « En vérité, les Juifs, étant étrangers, ne devraient rien posséder, et ce qu’ils possèdent devrait être à nous. Car ils ne travaillent pas et nous ne leur faisons pas de cadeaux. Ils détiennent néanmoins notre argent et nos biens, et sont devenus nos maîtres dans notre propre pays et dans leur dispersion. Lorsqu’un voleur vole dix gulden on le pend ; mais lorsqu’un Juif vole dix tonneaux d’or grâce à son usure, il est plus fier que le Seigneur lui-même ! Ils s’en vantent et fortifient leur foi et leur haine envers nous, et se disent : « Voyez comme le Sei-« gneur n’abandonne pas son peuple dans la dispersion. « Nous ne travaillons pas, nous paressons et nous nous « prélassons agréablement, les maudits goyim doivent « travailler pour nous, et nous avons leur argent : de la « sorte, nous sommes leurs seigneurs et eux, nos valets ! »

« A ce jour encore nous ne savons pas quel diable les a amenés dans notre pays ; ce n’est pas nous qui sommes allés les chercher à Jérusalem !

« Personne n’en veut ; la campagne et les routes leur sont ouvertes ; ils peuvent aller dans leur pays quand ils le veulent ; nous leur donnerons volontiers des cadeaux pour nous en débarrasser, car ils sont pour nous un pesant fardeau, un fléau, une pestilence et un malheur pour notre pays. A preuve qu’ils ont souvent été expulsés de force : de France (qu’ils appellent Tsarpath), où ils avaient un nid moelleux ; récem-

 

  1. Pages 100 à 274 de l’édition complète d’Erlangen (t. XXXII), d’où sont traduites les citations qui suivent.

 

(p.366) ment d’Espagne (qu’ils appellent Sepharad) leur nid préféré; et cette année encore de Bohême où, à Prague, ils avaient un autre nid de prédilection. Enfin, de mon vivant, de Ratis-bonne, de Magdebourg, et de bien d’autres endroits,.. »

Parfois, il se sert de l’une de ces comparaisons imagées dont il avait le secret : « Ils n’ont pas vécu aussi bien dans leurs campagnes sous David et Salomon qu’ils vivent dans nos campagnes, où ils volent et pillent tous les jours. Oui, nous les tenons captifs — tout comme je tiens captifs mon calcul, mes ulcères, ou toute autre maladie que j’ai attrapée et que je dois subir : je voudrais bien voir (ces misères) à Jérusalem, avec les Juifs et leur suite !

« Puisqu’il est certain que nous ne les tenons pas captifs, comment nous sommes-nous attirés de telles ini­mitiés de la part d’aussi nobles et saints personnages ? Nous ne traitons pas leurs femmes de putains, ainsi qu’ils le font pour Marie, la mère de Jésus, nous ne les traitons pas d’enfants de putain, ainsi qu’ils le font pour notre Seigneur Jésus-Christ.

« Nous ne les maudissons pas, nous leur souhaitons tout le bien au monde, en chair et en esprit. Nous les hébergeons, nous les laissons manger et boire avec nous, nous n’enlevons et nous ne tuons pas leurs enfants, nous n’empoisonnons pas leurs fontaines, nous ne sommes pas altérés de leur sang. Avons-nous donc mérité une colère aussi farouche, l’envie et la haine de ces grands et saints enfants de Dieu ? »

II passe ainsi sur le plan religieux : défense et illus­tration du Christ, la seule chose qui compte véritable­ment pour lui:

« Sache, ô Christ adoré, et ne t’y trompe pas, qu’à part le Diable tu n’as pas d’ennemi plus venimeux, plus acharné, plus amer, qu’un vrai Juif, qui cherche véritablement à être Juif (aïs einen rechten Juden, der mit Ernst ein Jude sein will).

« Maintenant, celui qui a envie d’accueillir ces serpents venimeux et ces ennemis acharnés du Seigneur et de les hono­rer, de se laisser voler, piller, souiller et maudire par eux, celui-là n’a qu’à prendre les Juifs en charge. Si cela ne lui suffit pas, il n’a qu’à en faire davantage, à ramper dans leurc… et adorer ce sanctuaire, à se glorifier ensuite d’avoir été misé­ricordieux, d’avoir fortifié le Diable et ses enfants, afin de blasphémer notre Seigneur adoré et le sang précieux qui nous a rachetés. Il sera alors un Chrétien parfait, plein d’œuvres de miséricorde, ce dont Christ le récompensera le jour du (p.367) Jugement dernier par le feu éternel de l’Enfer [où il rôtira ensemble] avec les Juifs… »

En conclusion pratique, Luther propose une série de mesures contre les Juifs : qu’on brûle leurs synagogues, qu’on confisque leurs livres, qu’on leur interdise de prier Dieu à leur manière, et qu’on les fasse travailler de leurs mains, ou, mieux encore, que les princes les expulsent de leurs terres, et que les autorités, la « Obrigkeit » ainsi que les pasteurs, fassent partout leur devoir en ce sens. Quant à lui, Luther, ayant fait le sien, il est « excusé ». (Ich habe das meine gethan : ich bin entschuldigt ! )

Quelques mois après paraissait un autre pamphlet intitulé Schem Hamephoras, dans lequel les imprécations de Luther s’élevaient à un diapason plus frénétique encore. Il n’y est plus du tout question de l’usure et des rapines des Juifs, mais uniquement de leurs arguments captieux et de leurs sorcelleries : c’est donc un ouvrage de polémique religieuse, mais poursuivie sur quel ton ! Dès la préface, Luther précise qu’il n’écrit pas pour convertir les Juifs, mais uniquement pour édifier les Allemands, « … afin que nous autres Allemands sachions ce que c’est qu’un Juif… Car il est aussi facile de convertir un Juif que de convertir le Diable. Car un Juif, un cœur juif sont durs comme un bâton, comme la pierre, comme le fer, comme le Diable lui-même. Bref, ils sont enfants du Diable, condamnés aux flammes de l’Enfer… » II oppose ensuite les évangiles apocryphes des Juifs, spé­cieux et faux, aux quatre évangiles canoniques dont la véracité est évidente, et il entrecoupe son exégèse de commentaires du genre suivant :

« Peut-être quelque sainte âme miséricordieuse d’entre nous Chrétiens sera-t-elle d’avis que je suis trop grossier avec ces pauvres et pitoyables Juifs, en les tournant en moquerie et dérision. O Seigneur, je suis bien trop petit, pour me moquer de pareils diables : je voudrais bien le faire, mais ils sont bien plus forts que moi en raillerie, et ils ont un Dieu qui est passé maître en l’art de raillerie, il s’appelle le Diable et le mauvais esprit… »

En d’autres passages, il se livre à des pantalonnades obscènes : « … Le goy maudit que je suis ne peut pas comprendre comment ils font pour être tellement habiles, à moins de penser que lorsque Judas Iscariote s’est pendu ses boyaux ont crevé, et se sont vidés : et les Juifs ont peut-être envoyé leurs serviteurs, avec des plats (p.368) d’argent et des brocs d’or, pour recueillir la pisse de Judas avec les autres trésors, et ensuite ils ont mangé et ont bu cette merde, et ont de la sorte acquis des yeux tellement perçants qu’ils aperçoivent dans les Ecritures des gloses que n’y ont trouvées ni Matthieu ni Esaïe lui-même, sans parler de nous autres, goyim maudits… »

 

(p.372) Ajoutons que les conséquences de la prise de position de Luther, en ce qui concerne la « question juive », furent incalculables. Moins par l’effet direct de ses féroces écrits — qui, de son vivant, ne connurent qu’une diffusion limitée, et qui, par la suite, furent jusqu’à l’avènement de l’hitlérisme pratiquement tenus sous le boisseau – qu’à la suite d’une certaine logique interne du luthéranisme allemand. Dans cette espèce de passion polyphonique qu’est l’antisémitisme, le motif religieux, la justification par la foi, entraînait le rejet des œuvres, d’essence indiscutablement juive (jüdischer Glauben, écri­vait Luther ; et nous avons vu que pour lui est « ennemi du Christ » le « Juif qui cherche véritablement à être Juif ») ; de son côté, le motif social d’obéissance inconditionnelle aux autorités, se combinant avec un prophétisas national — car le Réformateur avait précisé à maints reprises qu’il s’adressait aux seuls Allemandsaménageait le terrain qui a rendu possible, quatre siècles plus tard, l’hérésie hitlérienne. En tout cela, l’âme ardente de Luther avait perçu les sourdes aspirations de son peuple, avait déclenché une cristallisation progressive et une prise de conscience. L’essentiel restant que « le problème juif est pour Luther l’envers du problème du Christ », ainsi que l’a récemment rappelé l’un de ses commentateurs allemands.

 

(p.373) teurs allemands. Redoutable contraste, et qui, pour des cerveaux non entraînés aux subtiles distinctions dialec­tiques, habitués à trancher des questions morales en blanc et en noir, rejoint inévitablement les oppositions du « Bien » et du « Mal », de « Dieu » et du « Diable », avec les conséquences que nous avons déjà longuement déve­loppées. « Si c’est être bon Chrétien que de détester les Juifs, alors nous sommes tous de bons Chrétiens », ainsi que l’avait déjà dit Erasme. Peut-être qu’un véritable Chrétien, qui adore son Dieu de la manière dont un Martin Luther savait le faire, finit inévitablement par détester les Juifs de toute son âme, et les combattre de toutes ses forces ?

 

 

(p.383) /Le/ Dictionnaire allemand des frères Grimm (ceux-là mêmes dont les contes enchantèrent tant d’enfances) :

«Jude (……….)

« 3) Parmi leurs fâcheuses propriétés on souligne en parti­culier leur malpropreté ainsi que leur soif de lucre et leur usure. Crasseux comme un vieux Juif ; il pue comme un Juif ; d’où l’on tire : avoir un goût de Juif ; et, à fortiori, avoir un goût de Juif mort : il faut se graisser d’abord la gorge, autre­ment cette mangeaUte a un goût de Juif mort. fischart, Garg., 216 6 ; une herbe sans sel a un goût de Juif mort, lehmann, 149 ; faire l’usure, tromper, emprunter, prêter comme un Juif : cela ne vaut rien, ni Juif ni curé ne prêteront rien là-dessus,

fischart, 92 b ; ….. Juif, une barbe piquante ; ainsi en Thuringe : j’ai un vrai Juif dans le visage, je dois me faire raser ; en Frise orientale, on appelle Juif un repas sans plat de viande, fromm., 4, 132, 82. En Rhénanie on appelle Juif une partie de la colonne dorsale d’un cochon ; au Tyrol, la colonne dorsale en général, kehr, 212 ……»

 

Les frères Grimm nous apprennent aussi que de la racine Jude un verbe fut dérivé, jüdeln, dont les diverses significations étaient de parler comme un Juif ; de marchander comme un Juif ; enfin, de sentir comme un Juif, d’avoir l’odeur d’un Juif…

 

(p.384) (…) la première place revient à ces pamphlets incen­diaires dont Luther avait fourni le prototype, en ce qui concerne la forme aussi bien que le contenu. Ils sont généralement revêtus d’un titre sonore, tel que L’Ennemi des Juifs, Le Fléau des Juifs, Pratiques juives, rapport sur leur vie impie, Délices juives, Petit répertoire des horribles blasphèmes juifs, Sac à serpents juifs, ou même Poison enflammé des dragons et bile furieuse des couleuvres, ou encore Les Bains juifs, où sont publique­ment démontrées les secrètes pratiques et coquineries juives, comment ils boivent le sang des Chrétiens, ainsi que leur sueur amère… (ce dernier titre fait bien ressortir la connexion étroite qui existe entre l’imputation de meurtre rituel et celle d’usure). Parfois, des sujets d’ac­tualité suscitent une floraison particulièrement nom­breuse : ainsi, la chute et l’exécution du « Juif Sùss » furent célébrées en des dizaines de pamphlets, aux titres trop circonstanciés ou trop baroques pour qu’il soit pos­sible de les traduire ici.

Le grand succès de ces publications et l’imagination très spéciale dont ils font preuve semblent bien corres­pondre déjà à la titillation quasi erotique, à l’impé­rieux besoin psychologique qui caractérisent l’antisémite moderne. Les thèmes généraux, est-il besoin de le dire, restent ceux des grands mythes démonologiques du Moyen Age, ceux dans lesquels l’effroi sacré donne spon­tanément naissance à un libidineux débordement Imagi­natif. Il est toujours question des vices et des crimes secrets des Juifs, de leurs maladies honteuses, de leurs bizarres attributs sexuels, et, venant couronner le tout, de leur relation particulière avec le Diable. Mais, désor­mais, ces thèmes sont le plus souvent traités d’une manière livresque et pédante, parfois même avec ces prétentieuses références à l’histoire naturelle qui condui­ront par la suite à l’antisémitisme dit « racial ». Ils acquièrent de la sorte, à une époque aux mœurs plus bridées et où s’accentuent les interdits et les refoulements de toute espèce, une touche vicieuse, une saveur fai­sandée, qui étaient sans doute totalement étrangères à l’âme naïve et spontanée de l’homme du Moyen Age.,,

Plus nuancés et plus poétiques sont les accents dont est empreinte une obscure et antique légende, soudaine­ment promue au début du xvn« siècle à un prodigieux (p.385) succès. Le Bref Récit et Description d’un Juif du nom d’Ahasvérus voit la première fois le jour en 1602, semble-t-il, et connaît au cours de cette même année huit éditions allemandesl. Rapidement, il est traduit dans toutes les langues européennes. Ainsi se propage le mythe du Juif errant, témoin de la crucifixion et condamné par Jésus à errer sans repos jusqu’à sa deuxième venue (c’est-à-dire jusqu’au Jugement dernier) ; mythe si conforme aux conceptions traditionnelles de l’Eglise2, mais aussi au sort instable et vagabond auquel, sous l’emprise de ces conceptions, la Chrétienté condamnait les Juifs. On connaît la fortune littéraire de ce thème grandiose, repris dans tous les registres et sous tous les éclairages par tant d’auteurs illustres, par un Gœthe et par un Schlegel, par un Shelley et par un Andersen, par Edgar Quinet et par Eugène Sue, et contribuant si forte­ment à répandre dans tous les pays et dans tous les milieux la notion de la destinée mystérieuse et de la mission providentielle des Juifs.

 

1 La première édition connue a été publiée par Christoff Crutzer à Leyde en 1602.

2 Rappelons ici la Bulle d’Innocent III du 17 janvier 1208  :  « Dieu a fait Caïn un errant et un fugitif sur terre, mais l’a marqué, faisant trembler sa tête, afin qu’il ne soit pas tué. Ainsi les Juifs, contre les­quels crie le sang de Jésus-Christ, bien qu’ils ne doivent pas être tués, afin que le peuple chrétien n’oublie pas la loi divine, doivent rester des errants sur terre, jusqu’à ce que leur face soit couverte de honte, et qu’ils cherchent le nom de Jésus-Christ, le Seigneur… »

 

(p.386) L’action des Juifs de cour s’exerce encore d’une autre manière. Si les expulsions juives sont devenues plus rares, elles ont encore parfois lieu ; tout naturellement, les Juifs de cour s’efforcent alors de les déjouer, mettant en branle toutes les relations internationales. Un exemple typique est l’expulsion des Juifs de Bohême, ordonnée en 1744 par la très catholique impératrice Marie-Thérèse, le prétexte étant cette fois leur espionnage en faveur des Prussiens, au cours de la guerre de succession d’Autriche. Aussitôt, une action concentrée se dessine, dont le principal animateur est ce Wolf Wertheimer qui disposait de si excellentes relations chrétiennes. Les communautés de Francfort, d’Amsterdam, de Londres, de Venise sont alertées ; celle de Rome est sollicitée d’intervenir auprès du pape ; celles de Bordeaux et de Bayonne sont invitées à faire des collectes en faveur des expulsés ; et effectivement, le roi d’Angleterre, les Etats généraux des Pays-Bas font des représentations auprès de Marie-Thérèse, nombre de courtisans s’entremettant à leur tour — en sorte que, quelle qu’ait été son obsti­nation, l’impératrice finit par céder et par autoriser les Juifs à réintégrer leurs foyers — moyennant paiement de la somme énorme de deux cent quarante mille florins, il est vrai.

Ainsi se termine la dernière grande expulsion de Juifs allemands, et ce dénouement est en même temps un excellent exemple de leur naissante influence interna­tionale. Quant aux expulsions spontanément mises en œuvre par les populations, la dernière d’entre elles eut lieu à Francfort en août 1616, et elle s’insère en même temps dans le cadre de la dernière grande rébellion contre les autorités constituées. Sous la conduite d’un charcutier, Vicence Fettmilch, les artisans de la ville soumirent le ghetto à un assaut réglé ; après une défense (p.387) improvisée qui dura plusieurs heures, les portes cédèrent à la tombée de la nuit, et la populace s’y engouffra, pillant et incendiant, s’acharnant à brûler les reconnais­sances de dettes aussi bien que les rouleaux de la Thora. Les Juifs, cependant, laissés indemnes après quelques horions, furent autorisés à quitter la ville, ruinés mais sains et saufs, et se dissipèrent dans les environs. Quel­ques mois plus tard, la ville de Worms suivait l’exemple de Francfort, et expulsait à son tour la communauté juive. Contre un tel désordre, les autorités provinciales, et par la suite impériales, cherchèrent à s’interposer, mais longtemps sans succès ; les fauteurs de trouble bénéficiaient de maintes sympathies, à tel point que les facultés de droit allemandes, sollicitées de donner leur avis, décrétèrent que l’assaut, donné à la fois de jour et à la lumière des flambeaux, n’entrait dans aucune des catégories juridiques connues, et par conséquent n’était pas punissable. Ce n’est que vingt mois plus tard que, sous la protection de l’armée impériale, les Juifs purent réintégrer la ville, et leur retour, au son des fifres et des trompettes, en troupe par rangs de six, précédés par deux carrosses dont l’un était destiné à un vénérable rabbin à barbe blanche, et l’autre, aux armoiries impé­riales, constituait une cérémonie spectaculaire et sym­bolique dont on sait que les années consécutives aux massacres hitlériens en Europe n’ont nulle part connu la contrepartie.

 

Les Juifs en Pologne

 

(p.389) (…) à partir de la deuxième moitié du XIIIe siècle, les autorités ecclésiastiques polonaises légiféreront contre les Juifs tout aussi activement que (p.390) celles de l’Europe occidentale. Dès 1279, elles essaieront, sans succès il est vrai, de leur imposer le port d’un insigne distinctif. A la fin du siècle suivant, surgissent en Pologne les premières affaires de profanation d’hostie et de meurtre rituel ; en 1454, cédant, semble-t-il, aux insistances du légat pontifical Jean de Capistran, le roi Casimir Jagellon abroge une partie des privilèges juifs; trente ans plus tard a lieu l’expulsion des Juifs de Var­sovie, suivie de celle de Cracovie, et d’une tentative d’expulsion globale de Lituanie.

Si, de la sorte, avec un décalage de quelques siècles, et qui correspond au décalage dans le développement intellectuel et économique entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, l’histoire semble se répéter, elle prendra néan­moins pour l’avenir des Juifs polonais un tour assez différent. Non que les sentiments hostiles des populations polonaises ou slaves, en général, aient longuement tardé à naître et à se donner libre cours ; au contraire, ils devinrent, si faire se peut, plus violents encore que dans les autres pays ; nous y viendrons plus loin. Mais les posi­tions économiques et même administratives, dans les­quelles les Juifs purent assez rapidement se retrancher, furent si solides, si enracinées au plus profond des fon­dations sociales du pays, qu’il fut impossible jusqu’aux temps modernes de les évincer. Contrairement à ce qui se produira à l’Ouest, où la faiblesse numérique des Juifs facilitera en fin de compte leur intégration écono­mique et leur assimilation culturelle, l’existence, à l’Est, d’une classe sociale juive culminera en l’apparition d’une véritable nation sui generis.

 

(p.398) Le déluge.

 

En 1648 éclatent les troubles et les conflits qui sont entrés dans l’histoire polonaise sous le nom de Déluge, et qui annoncent la décadence de la Pologne ; ils met­tront fin à l’âge d’or des Juifs polonais, et ils auront de vastes conséquences pour le judaïsme en son entier.

Le Déluge débute par l’insurrection des paysans ukrai­niens, serfs installés sur les vastes latifundia d’outre-Dniepr, appartenant aux magnats polonais : de religion grecque orthodoxe, ces paysans confondaient dans la même haine leurs maîtres catholiques, et les intendants et facteurs juifs. Ainsi que le notait un chroniqueur juif contemporain : «Le peuple grec (les cosaques)… était méprisé et abaissé par le peuple polonais et les Juifs… même les humbles fils d’Israël, d’habitude eux-mêmes asservis, exerçaient sur eux leur pouvoir. » II est carac­téristique que notre auteur appelle les rebelles les « Grecs » (et non les « Russes » ou les « Ukrainiens ») ; social et national, le conflit était aussi religieux. Le dra­peau de la révolte fut soulevé par le fameux Bogdan Chmielnicki, qui sut provisoirement souder en un bloc les anarchiques compagnies cosaques, et passa alliance avec les Tatares de Crimée. « Souvenez-vous des injures des Polonais et des Juifs, de leurs intendants et facteurs préférés ! s’exclamait Chmielnicki dans ses « appels » à ; la population ukrainienne. Souvenez-vous de leur oppres­sion, de leurs méchancetés et exactions ! » Le ressenti­ment des serfs devait être féroce : une chronique ukrai­nienne n’affirme-t-elle pas que certains pans affermaient aux facteurs juifs même les églises sises sur leurs terres, en sorte que leur autorisation préalable était nécessaire pour les baptêmes, les mariages et les enterrements?

Les troupes de Chmielnicki déferlèrent sur toute la (p.399) Pologne du Sud-Est, et parvinrent jusqu’aux portes de Lwov, massacrant indifféremment sur leur passage Polo­nais ou Juifs, faisant parfois quartier à ceux qui se laissaient convertir. Il s’agissait d’un irrésistible soulè­vement populaire, et aussi d’exterminations massives dont nous rendent compte de nombreuses relations de survivants rédigées dans ce style hiératique et tradi­tionnel dont nous avons déjà fourni maints exemples (l’une d’elles compare la catastrophe à « la troisième destruction du Temple ») ; mais leur contenu est réaliste et détaillé 1. Au cours des années suivantes, troubles et massacres s’interrompaient et reprenaient à plusieurs reprises jusqu’à ce que Chmielnicki eût pris le parti de se ranger sous le protectorat moscovite. Une guerre polono-russe s’ensuivit, aggravée par une intervention suédoise, et le conflit dégénéra en guerre de tous contre tous, avec la malheureuse Pologne comme permanent théâtre. Les troupes du tzar envahirent la Russie Blan­che et la Lituanie, et en usèrent avec les Juifs de la même façon que leurs alliés cosaques plus au Sud. L’ar­mée suédoise envahit la Pologne proprement dite, et occupa Varsovie et Cracovie ; il s’agissait d’une armée mieux policée, et ses chefs suivaient d’autres usages : plutôt que de tuer les Juifs, ils se ravitaillaient chez eux — en conséquence de quoi, les Polonais, sitôt reve­nus, les accusèrent en bloc de trahison, et exercèrent sur eux en maints endroits une justice sommaire. De la sorte, entre 1648 et 1658, il n’y eut guère de commu­nauté à rester entièrement indemne. Il ne demeurait plus aucun Juif sur la rive gauche du Dnieper (ceux qui avaient été épargnés étaient vendus comme esclaves aux Turcs) et quelques poignées seulement de survivants sur la rive droite ; à l’intérieur du pays les pertes avaient été moins graves ; néanmoins, le nombre total des vic­times s’élevait à plusieurs dizaines de milliers, peut-être à cent mille. Certes, la population du pays eut à souffrir du Déluge en son entier, et la Pologne cessa désormais

 

1 A côté des descriptions des scènes d’horreur (« … on égorgeait des nourrissons dans les bras de leurs mères, en les déchirant comme des poissons. On ouvrait les ventres des femmes enceintes et on extrayait l’enfant avec lequel on fouettait la mère au visage ; à d’autres, on met­tait dans le ventre un chat vivant, on cousait le ventre et on coupait les bras pour qu’elles ne pussent pas enlever le chat… », etc.) certains passages de ces chroniques ont un incontestable caractère de choses vues et exactement notées.

 

(p.400) d’être une grande puissance : mais le coup porté aux Juifs fut encore plus fatal, à la fois parce qu’ils furent les premières victimes désignées des massacres et des pillages, et parce que les bases économiques de leur existence étaient plus fragiles que celles des autres classes sociales. Et ils ne s’en remettront jamais.

 

(p.409) La marée des meurtres rituels.

 

A cette même époque, l’antisémitisme polonais trou­vait ses expressions les plus caractéristiques en de fré­quents massacres sporadiques perpétrés dans les confins troublés de l’Est, foyer permanent de discordes ethniques et religieuses, ainsi qu’en d’innombrables affaires de meurtre rituel, qui surgissaient au cœur même de la catholique Pologne.

 

(p.410) Quant aux affaires de meurtre rituel (et de profana­tion d’hosties), leur nombre va en s’amplifiant à partir du début du xviii* siècle. Plus la croyance se répandait, (p.411) plus elle trouvait d’aliments. Des preuves et démons­trations nouvelles surgissaient à son appui. Il existe même à cette époque un témoin, Michaël Néophyte, assurément prêt à se laisser égorger, puisqu’il affirmait avoir été lui-même un égorgeur ! Ce demi-fou, Juif converti qui se prétendait ancien grand rabbin de Litua­nie, jurait en effet sur le crucifix non seulement que le meurtre rituel est un commandement impératif du judaïsme, mais que lui-même l’avait jadis perpétré sur des enfants chrétiens. Fourmillant de détails sadiques, ces élucubrations, intitulées Révélations des rites juifs devant Dieu et devant le monde ont été pendant deux siècles le catéchisme favori des maniaques de l’antisémi­tisme, et avant que les nazis aient introduit une argu­mentation et une terminologie nouvelles, de hauts prélats, de graves professeurs d’université y puisaient l’essentiel de leurs informations et de leurs convictions. Dès le début, les confessions de Néophyte et l’agitation de ses protecteurs trouvèrent jusqu’à l’approbation royale : «Le sang des enfants chrétiens, versé par les infidèles et perfides Juifs, crie au ciel ! » s’exclama Auguste II, d’ordinaire si sceptique. Quant aux dignitaires de l’Eglise polonaise, ils restaient fidèles à leur rôle traditionnel d’instigateurs et de propagandistes.

 

(p.420) Si Pierre le Grand, qui fut incontestablement un esprit fort — « Qu’on soit baptisé ou qu’on soit circoncis, c’est pour moi tout un, pourvu qu’on soit un homme de bien et qu’on connaisse son affaire », écrivait-il à une autre occasion — préférait ne pas admettre dans son empire les Juifs occidentaux, au moins ne se souciait-il pas de ceux qui résidaient depuis des générations dans les ter­ritoires nouvellement annexés ou conquis, en Ukraine et dans les pays baltes. Il en fut autrement sous ses successeurs. Deux ans après sa mort, sa veuve, l’impé­ratrice Catherine F », publia l’édit suivant :

« Les Juifs du sexe masculin et ceux du sexe féminin qui se trouvent en Ukraine, et en d’autres villes russes, sont tous à expulser immédiatement, hors des frontières de la Russie. On ne les admettra dorénavant en Russie sous aucun pré­texte, et on y veillera sévèrement en tous endroits. »

II s’agissait de ces commerçants et de ces artisans juifs dont j’ai décrit plus haut l’enracinement dans la vie économique locale. Dans ces conditions, dès qu’on com­mença à les expulser, de sérieuses complications sur­girent, et les autorités civiles ou militaires furent obli­gées d’accorder de nombreux sursis, afin d’éviter une désorganisation plus grave. Au cours des années sui­vantes, de nombreux conflits opposèrent les fonction­naires et organes soucieux de la prospérité nationale à ceux qui avaient surtout le salut des âmes en vue. En 1743, le Sénat gouvernemental soumit à Elisabeth Petrovna, fille de Pierre le Grand, un rapport circons­tancié faisant valoir les profits que pourrait tirer la tré­sorerie impériale de l’admission des marchands juifs de (p.421) Pologne aux foires de Kiev et de Riga. La réponse de l’impératrice fut brève et péremptoire : « Des ennemis du Christ, je ne veux tirer ni intérêt ni profit », traça-t-elle de sa propre main en marge du rapport.

Telles sont, rapidement esquissées, les origines de la fameuse « zone de résidence » et de la législation qui, jusqu’à la Révolution de février 1917, confinait dans la périphérie occidentale de l’empire tsariste tous ses sujets juifs, devenus interdits de séjour héréditaires ; leur nom­bre s’accrut démesurément après les partages de la Pologne.

Dans l’histoire de l’antisémitisme, une certaine bigo­terie spécifiquement féminine a joué son rôle. Tout comme la femme et la fille de Pierre le Grand, Isabelle de Castille, Marguerite-Thérèse d’Autriche, Marie-Thé­rèse d’Autriche * se sont illustrées en faisant basculer à un moment donné un balancier déjà fragile, et l’on pour­rait observer à ce propos que des décisions absurdes et lourdes de conséquences furent le fait caractérisé de la princesse. En l’espèce, ces conséquences portèrent parti­culièrement loin. Car une autre politique, permettant aux immensités de l’empire russe d’absorber le trop-plein des Juifs polonais, eût permis de remédier à leur concentration indescriptible sur un territoire exigu, dans le quadrilatère borné par Varsovie, Odessa, Vienne et Berlin, et où, à partir de la fin du xixe siècle, les pas­sions bouillaient comme dans la chaudière, avec les conséquences que l’on sait.

 

 

(p.435) La conduite à adopter pour concilier la raison d’Etat avec les exigences de la morale chrétienne était ingénument décrite par le « roi-sergent », Frédéric-Guil­laume, donnant des conseils de bon gouvernement à son fils, le futur Frédéric le Grand :

« En ce qui concerne les Juifs, il y en a un trop grand nom­bre dans nos pays qui n’ont pas reçu de moi des lettres de protection. Vous devez les expulser, car les Juifs sont les sauterelles d’un pays et la ruine des Chrétiens. Je vous prie de ne pas leur accorder de nouvelles lettres de protection, même s’ils vous offrent beaucoup d’argent… Si vous avez besoin d’argent, taxez la juiverie en son entier pour 20 000-30-000 thalers tous les trois ou quatre ans, en sus de l’argent de protection qu’ils vous versent. Vous devez les pressurer, car ils ont trahi Jésus-Christ et vous ne devez jamais leur faire confiance, car le Juif le plus honnête est un escroc et une fripouille, soyez-en persuadé… »

Réaliste tout comme son père, mais aussi cynique que ce dernier était bigot, Frédéric le Grand n’eut pas de préoccupations morales de cet ordre et en revint à la règle d’or du Grand Electeur : un Juif est utile, dans la mesure où il est riche. Il traquait donc et expulsait impi­toyablement les enfants d’Israël sans ressources, les « petits Juifs », tout en distribuant des privilèges à ceux qui se montraient capables de créer des industries, d’ou­vrir des débouchés commerciaux, de prendre à ferme la monnaie, et surtout, de prêter de l’argent. De tels procédés de gouvernement, qui du reste étaient observés à l’époque dans de nombreux Etats européens, ont contri­bué jusqu’à nos jours à la persistance d’une certaine relation entre le judaïsme et l’argent (tant à propos de la conception que le monde chrétien se faisait du judaïsme, qu’en ce qui concerne la vie intérieure de celui-ci) ; tant il est vrai que les sensibilités survivent des générations durant aux structures dont elles sont issues, et ce faisant, font subsister certaines séquelles de ces structures.

Du point de vue économique, les Juifs allemands jouaient aux xvif-xviii« siècles un rôle grandissant dans les grands centres commerciaux : à Leipzig, où leur parti­cipation numérique aux célèbres foires finit par atteindre 25p. 100, à la fin du xvme siècle; à Hambourg, où le Sénat de la ville libre, qui les avait expulsés en 1648, et ne réadmit que quelques familles quinze ans plus tard, (p.436) constatait en 1733 qu’ils étaient devenus un « mal néces­saire » pour le commerce, du fait de l’entrelacement de leurs intérêts avec ceux des Chrétiens ; à Francfort sur­tout, où un incendie du ghetto en 1711 fit trembler, dit-on, les finances de l’Empire, mais dont les remparts, devenus un lieu de promenade, s’ornaient de l’inscription : « Aucun Juif et aucun cochon ne peut pénétrer en ce lieu. » A Francfort, principal centre financier de l’Alle­magne, les Juifs étaient particulièrement nombreux : plus de 3 000, 16 p. 100 de la population de la ville, vers 1711 ; et il va de soi que le ghetto dont sont sortis les Rothschild comptait, à côté de quelques riches finan­ciers, une nombreuse plèbe, entassée dans quelques ruelles étroites, se livrant à mille misérables trafics pour assurer sa subsistance.

Prêtant et troquant, ils savent attirer les gens dans leurs

[filets.

Celui qui s’y laisse prendre ne s’en sortira jamais. A travers ton pays tout entier, il ne reste plus personne Qui ne soit allié à Israël d’une ou de l’autre façon.

C’est ainsi que Gœthe, que ce spectacle fascinait dès sa jeunesse l, décrivait les trafics des Juifs (La -foire de Plundersweilern, 1778). Une chanson populaire fournit une description plus précise :

Quelqu’un veut-il acheter un habit,

Aussitôt il court chez le Juif.

Vaisselle, étain, toile, bonnets,

Et toutes les choses dont il est démuni,

Il trouve tout cela chez le Juif

Qui a reçu des biens en gage

Et ce qu’on vole et ce qu’on pille

Tout cela aussi se trouve chez lui

 

1. Ainsi qu’on le sait, Gœthe était originaire de Francfort. Voici comment, sur ses vieux jours, il évoquait ses impressions du ghetto :

« Parmi les choses significatives qui préoccupaient l’enfant, et aussi le jeune homme, figurait surtout l’état de la ville juive, qu’à vrai dire on appelait la rue juive, car elle était constituée pour l’essentiel par une seule rue, qui sans doute avait été enserrée jadis entre le fossé et le mur de la ville. L’étroitesse, la saleté, l’agitation, l’accent d’un idiome déplaisant à l’oreille, tout cela produisait une impression fort désagréa­ble. Pendant longtemps, je ne m’y hasardais pas tout seul, et je n’y retournais pas de bon cœur, après avoir réussi à échapper aux insis­tances de tant d’hommes inlassablement occupés à solliciter le chaland et à marchander… »

 

(p.437) … Manteaux, culottes, n’importe quoi

Le Juif le vend très bon marché

Les artisans ne vendent plus rien

Car tout le monde court chez le Juif…

 

Assurément, le petit peuple des villes et des campagnes allemandes tirait de réels avantages de la présence des Juifs, contrairement aux commerçants et aux artisans ; mais les témoignages de tout ordre sont unanimes pour nous dire que les « classes silencieuses », celles qui n’avaient pas de voix au chapitre, les méprisaient et les détestaient elles aussi. « Rouler le Juif » était considéré comme un exploit suprême, ainsi que l’attestent divers contes populaires, tels que « Le Juif dans les épines » (Der Jude im Dorn), que les frères Grimm ont inclus dans leur classique recueil.

L’identification chrétienne traditionnelle : judaïsme = mensonge, d’où Juif = escroc, convenait on ne peut mieux à une telle éthique. Au xvii* siècle, la croyance en la fourberie congénitale des Juifs semble avoir été partagée par toutes les classes de la société. Spener, le fondateur du piétisme luthérien, qui fut l’un des premiers à pren­dre leur défense, en fournissait même une sorte d’expli­cation naturelle :

« … Les pauvres, qui tout comme chez les Chrétiens cons­tituent chez eux le plus grand nombre, ne peuvent faire autre­ment, ne possédant que quelques thalers, que subvenir par l’escroquerie à leurs besoins et à ceux de leurs familles ; c’est pourquoi ces misérables gens ne peuvent songer jour et nuit à rien d’autre qu’à la manière d’assurer leur subsistance au moyen de la ruse, de l’intrigue, de la tromperie et du vol… »

Au siècle suivant, de telles vues commencèrent à être classées parmi les préjugés par les gens éclairés. D’après Christian-Wilhelm Dohm, un fonctionnaire prussien qui fut l’un des précurseurs de l’émancipation des Juifs, « il n’y a que les gens du peuple, lesquels eux-mêmes se croient permis de tromper un Juif, qui l’accusent d’ob­server une loi permettant de frauder ceux d’une religion différente de la sienne ; et ce ne sont que les prêtres intolérants qui colportent les fables sur les préjugés des Juifs, trahissant leurs propres préjugés de la sorte… ». On peut dire que l’antisémitisme populaire reposait sur deux fondements, qui étaient ses deux conditions néces­saires et suffisantes : aux enfants comme aux adultes, les prêtres des deux confessions enseignaient au catéchisme (p.438) et du haut des chaires que les Juifs étaient un peuple déicide et perfide ; dans la vie réelle et à l’âge d’adulte, ces vues n’étaient que rarement démenties, tirant leur justification quotidienne de la tension sui generis inhé­rente aux rapports d’affaires, au conflit larvé ou ouvert qu’impliqué tout achat et toute vente, tout marchandage et tout troc — et le contact entre Chrétiens et Juifs se limitait pour l’essentiel à des relations agressives de cet ordre.

 

(p.441) Au sein de la noblesse surtout, nombreux étaient les Chrétiens avides de spéculer ou de prêter à usure en secret, sans perdre la face, pour lesquels le Juif serviable et discret, imperméable à la honte de se conduire en Juif, constituait le prête-nom idéal. Façade qui déroute encore nombre d’historiens contemporains ! Ce n’était parfois qu’une marionnette dont le capitaliste chrétien tirait les ficelles ; plus sou­vent, il s’agissait d’associations dans lesquelles le parte­naire chrétien, partie invisible de l’iceberg, jouait un rôle dominant. Ainsi, la carrière de Baruch Simon (un grand-père de l’écrivain Ludwig Borne) à la cour du prince-archevêque de Cologne était due à la protection du ministre comte Belderbusch, le partenaire principal de l’association, dont la fortune finit par atteindre un mil­lion de ducats. Suivant la rumeur publique, le chapelain de la cour, le Père Paulin, participait également à leur association : sub vesperum cum ministro et Baruch spolia dividebet, disait-on de lui. En Saxe, sous le ministre Briihl (1733-1763), le comte Joseph Bolza était devenu l’homme le plus riche du royaume. Il se servait de prête-noms juifs, notamment du « facteur de cour » Samuel Ephraïm Levy, pour ses spéculations et prêts usuraires à la cou­ronne ; « le profit qu’il en tire est un peu trop juif, et les services de cette Excellence nous coûtent bien cher », écrivait en 1761 Briihl. La rapacité du comte Bolza finit par le faire soupçonner d’être un Juif camouflé, en sorte qu’au temps du nazisme, ses descendants durent entre­prendre des recherches généalogiques pour se faire déli­vrer des « certificats d’aryanité ». C’est encore en Saxe que se joua le dernier acte de la tragi-comédie au cours (p.442) de laquelle Voltaire, qui avait chargé le fils du joaillier Herschel d’acheter pour son compte des obligations saxonnes parvint à duper magistralement le jeune homme ; le père en mourut de chagrin. Le poète Lessing qui, à l’époque, servait de secrétaire au philosophe, résume ces démêlés dans l’épigramme suivant :

Pour dire très brièvement

Pourquoi cette affaire

A mal tourné pour le Juif

La réponse est à peu près la suivante :

Monsieur V… fut un plus grand fripon que lui.

 

 

(p.443) France.

 

A la vivacité des couleurs près, on retrouve dans la France du XVIIIe siècle le même tableau qu’en Allemagne. Les Juifs sont protégés du bout des doigts par le pouvoir central, activement combattus par la bourgeoisie mon­tante et chrétiennement haïs par la population en son ensemble, à l’exception relative des milieux éclairés et privilégiés. L’antique édit de leur bannissement de France, réitéré en 1615 par Louis XIII, n’ayant pas été abrogé, c’est semi-clandestinement qu’ils se répandent peu à peu dans le royaume, à partir de l’Alsace et de Metz, de l’enclave pontificale du Comtat-Venaissin et des villes portuaires. Ils ne bénéficient pas, en France, de l’appui spécifique qu’ils trouvaient dans une Allemagne, morcelée auprès de chaque prince, à l’exaspération de ses sujets ; mais peut-être le climat humain d’un pays lar­gement ouvert sur l’antique Méditerranée contribue-t-il à rendre moins vifs les contrastes et les haines.

 

(p.449) Grande-Bretagne.

 

L’originalité des mœurs anglaises se manifeste aux temps modernes parmi tant d’autres domaines, dans la condition faite aux Juifs.

Sous le titre : « L’antisémitisme à l’état pur », nous avons évoqué plus haut l’effroi soulevé en 1656 par l’in­tention de Cromwell de les réadmettre dans les îles Britanniques (d’où ils avaient été expulsés en 1294), et comment, face à l’opposition populaire, il dut faire machine arrière, tout en autorisant tacitement une colo­nie de riches marchands ex-marranes à s’établir à Lon­dres. Art britannique du compromis : par la suite, ces précieux contribuables surent se rendre utiles au pays d’accueil tant comme financiers que comme informateurs politiques (en ce qui concerne les affaires d’Espagne), et Londres devint l’un des principaux centres de la pros­père « dispersion marrane ». Nous avons vu aussi comment (p.450) leur histoire mouvementée avait conduit les Juifs originaires de la Péninsule ibérique à se plier aux mœurs chrétiennes, à « s’assimiler » avant la lettre. Au cours du XVIIIe siècle, des Juifs issus des ghettos allemands et polonais, tenus à distance, s’agglomérèrent autour d’eux et finirent par les dépasser en nombre ; au total, la Grande-Bretagne comptait, vers 1800, vingt mille ou vingt-cinq mille Juifs.

 

(p.454) Cependant, une position bien assise des Juifs ne signi­fiait pas nécessairement que le peuple, auquel on ne demandait pas son avis, s’accommodait de gaieté de cœur de leur présence. À tout prendre, l’antisémitisme est un phénomène à plusieurs niveaux, ou couches concentriques, dont la jalousie économique n’est que la plus superficielle ou la plus tardive ; aussi bien, l’image du Juif dans les autres pays d’Europe présentait-elle à la même époque toute une gamme de tons, qui n’étaient pas en rapport avec sa fonction socio-économique.

C’est ainsi qu’en Italie toutes les conditions d’une judéophobie intense paraissaient réunies. Les Juifs y jouaient un rôle économique de premier plan dans un pays au commerce alangui, où les lointains descendants des marchands et financiers qui, jadis, avaient dominé l’Europe, coulaient leurs jours dans une oisiveté gran­dissante. A côté des grands entrepreneurs juifs de Venise ou de Livourne, affranchis et parfois insolents, il existait aussi dans presque toutes les villes une misérable plèbe juive, entassée dans ses ghettos. Le mot, comme la chose, sont, précisons-le, d’origine italienne ; depuis la réforme catholique, le Saint-Siège entendait illustrer ainsi, en même temps que le triomphe du christianisme, la pureté intransigeante de ses propres principes (« un ghetto de Juifs est une meilleure preuve de la vérité de la religion de Jésus-Christ qu’une école de théologiens », proclamait, à la fin du xvni» siècle, le publiciste catholique G.B. Roberti). Mais, à en juger par l’histoire paisible des enfants d’Israël et par l’indifférence des littérateurs à leur égard, cette peu chrétienne leçon de choses restait en Italie sans grand effet ; qu’ils aient été pauvres ou riches, ils ne suscitaient pas dans ce pays de vieille et haute culture les préoccupations et les hantises qu’on constate de ce côté des Alpes. Aussi bien l’Italie fut-elle le seul grand pays d’Europe dans lequel les Juifs, après leur émancipation, s’intégrèrent facilement et harmonieu­sement à la société chrétienne, et qui ignora pratiquement l’antisémitisme sous ses formes modernes 1. Pour l’homme

  1. Nous traitons ici, bien entendu, de la sensibilité populaire. Sur le plan politique, il y eut, en Italie, des campagnes antijuives dans la presse catholique, après la suppression de l’Etat de l’Eglise, et il y eut surtout le tragique intermède de l’antisémitisme d’Etat mussolinien, après la création de « l’Axe », en 1938.

 

(p.455) de la rue italien le Juif est un original qui attend encore le Messie et qui sait se débrouiller dans l’existence en l’attendant ; ni l’un ni l’autre de ces traits ne constituent à ses yeux un vice rédhibitoire.

Si la population italienne bénéficiait d’une sorte d’im­munité viscérale aux excitations antijuives, en Espagne, par contre, l’antisémitisme se perpétuait en l’absence des Juifs. Nous renvoyons à ce propos au début de ce volume, dans lequel nous avons cherché à établir la longue généalogie d’un phénomène qui remonte, en der­nière analyse, à des luttes socio-religieuses datant du Moyen Age et dont les racines plongent donc dans un passé lointain. A l’extrémité opposée de l’Europe, la Rus­sie ne connut rien de semblable à ces luttes, sinon sous la forme de l’éphémère « hérésie des judaïsants », au xv« siècle ; cependant, la judéophobie moscovite était presque aussi intense que celle qui sévissait dans la Péninsule ibérique, et trouvait également son expression concrète dans un cordon sanitaire élevé contre les fidèles de la loi de Moïse, maintenu de siècle en siècle par tous les tsars successifs. Dans les deux cas, on peut être tenté de faire le lien entre le retard économique et culturel, et l’horreur du Juif. L’horreur n’était pas moins intense en Pologne et en Hongrie, mais le retard, du point de vue qui nous intéresse, avait conduit à de tout autres résul­tats, puisque les Juifs y étaient nombreux et profondé­ment incrustés dans l’économie de ces contrées. C’est en Hongrie qu’a été forgée au siècle dernier une définition de l’antisémitisme qui peut-être en vaut une autre : « L’an­tisémite est un homme qui déteste les Juifs plus que de raison. » On voit que si presque tous les pays de la vieille Europe satisfaisaient à cette définition, les nuances, sinon les contradictions, n’en étaient pas moins nom­breuses.

 

Les Etats-Unis d’Amérique

 

(p.457) La fraternité des combats et le sang versé ont de tous temps été un puissant moteur de l’intégration des minorités. La philosophie politique des Etats-Unis vint apporter à cette intégration sa touche finale, et en rédigeant les actes de naissance de la nation américaine, ses pères fondateurs ouvraient l’âge des droits de l’homme, solennellement proclamés par la Déclaration d’Indépendance. Dans un message de 1790, Georges Washington étendait expressément ces droits aux Juifs : « Puissent les enfants de la souche d’Abraham qui résident dans ce pays continuer à bénéficier de la faveur des autres habitants ; que chacun d’eux reste en sécurité dans son propre vignoble et sous son propre figuier ; il ne se trouvera personne pour le menacer. »

Mais les plus généreuses déclarations d’intention exi­gent, pour leur application pratique, un climat propice, et celles que formulaient en Europe, à la même époque, des despotes éclairés ou les constituants français, cou­ronnées par l’émancipation des Juifs de l’ancien conti­nent, n’empêcheront pas les féroces explosions d’anti­sémitisme du xixe et du xx« siècles, et y contribueront peut-être, ainsi que nous le verrons plus loin. Si le judaïsme trouva dans la République américaine la sécu­rité et la paix que lui promettaient ses fondateurs, il y (p.458)

 

eut à cela des raisons plus profondes qu’une idéologie.

Il convient d’abord de rappeler un facteur adventice qui joua en faveur des Juifs : l’existence d’une collectivité noire, qui polarisait de la manière qu’on sait les instincts agressifs de la collectivité blanche. Mais surtout, chaque génération américaine était confrontée avec une immi­gration nouvelle, avec des pauvres hères aux mœurs différentes et, partant, choquantes, et au xix« siècle, les Irlandais d’abord, les Italiens ensuite, n’étaient pas mieux traités ou vus que ne le furent les Juifs polono-russes qui affluèrent à la fin du siècle, ou que ne le sont les Mexicains et les Portoricains de nos jours. Tous les groupes humains qui peuplèrent successivement les Etats-Unis durent subir la même transplantation et les mêmes épreuves ; d’où une bien moindre « altérité juive ». Ainsi donc, on peut parler d’une véritable prédisposition histo­rique, puisque les mœurs et coutumes qui régissent la vie communautaire américaine procèdent, elles aussi, en dernière analyse, d’un grandiose déracinement collectif.

Aussi bien, la mobilité et le dynamisme qui caractéri­sent les enfants d’Israël et font d’eux des objets d’envie n’offusquaient-ils guère une majorité chrétienne qui fai­sait preuve des mêmes qualités. Au cours du XIXe siècle, le mythe américain du « frontier » paraissait façonner un nouveau peuple errant, dont de Tocqueville nous a laissé la description suggestive :

« Ces hommes ont quitté leur première patrie pour un bien, ils quittent la seconde pour être mieux encore ; presque par­tout ils rencontrent la fortune, mais non pas le bonheur. Chez eux, le désir du bien-être est devenu une passion inquiète et ardente qui s’accroît en se satisfaisant. Ils ont jadis brisé les liens qui les attachaient au sol natal ; depuis ils n’en ont point d’autres. Pour eux, l’émigration a commencé par être un besoin ; aujourd’hui, elle est devenue une sorte de jeu de hasard, dont ils aiment les émotions autant que les gains… »

De tels traits, communs aux Juifs et aux Américains du passé, impliquent aussi un désir ou un besoin d’inno­vation qui sont, on le sait, le principal moteur de l’expan­sion capitaliste. A ce même propos, l’économiste allemand Werner Sombart alla jusqu’à écrire, il y a un demi-siècle, que « l’Amérique est, dans toutes ses parties, un pays juif ».

C’est dans ces conditions, peut-on croire, que jusqu’à une époque relativement récente l’antisémitisme était ignoré aux Etats-Unis, tout comme bien d’autres « vieilles

opinions qui, depuis des siècles, ont dirigé le monde (et qui) s’y évanouissent » pour citer une dernière fois Tocqueville. (…)

(p.460) Et même si au début des années 1970, les porte-parole des mouvements contesta­taires « Afro-Américains » décidaient de prendre pour cible d’élection les Juifs (en résonance avec une tendance bien plus inquiétante qui se manifeste de nos jours à travers le tiers monde), ces attaques semblent avoir fait long feu.

 

 

Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, 2. L’âge de la science, éd. Calmann-Lévy, 1981

 

(p.19) Plus venimeux encore fut le fameux pasteur Woolston qui, condamné pour blasphème, mourut, dit-on, en pri­son. Ses burlesques écrits, dont s’inspirait Voltaire, cir­culaient par dizaines de milliers d’exemplaires ; il s’y employait à tourner en ridicule les méthodes tradition­nelles d’exégèse biblique, sous couleur de les défendre, et les Juifs « tumultueux et puants » offraient à son persiflage une cible de choix. En voici un échantillon :

« Conformément au proverbe et à la croyance commune du genre humain, le monde est infecté par les Juifs. C’est pour­quoi Ammien Marcelin, très heureusement pour notre propos, parlant des Juifs, les appelle Juifs tumultueux et puants. Comment cette marque d’infamie a été apposée sur eux ? Est-ce à cause de la mauvaise odeur qu’ils dégagent suivant l’opinion commune, ou de quelque autre manière ; cela importe peu à notre prophétie et à son type et même si leurs corps ne puent pas et n’ont jamais pué, leurs blasphèmes contre le Christ, les malédictions qu’ils lancent contre son Eglise, et leurs fausses gloses de l’Ecriture, suffisent pour rendre leur nom odieux et abominable. Dernièrement, je m’aperçus que saint Jean semble vouloir dire que les gre­nouilles sont un symbole des personnes animées d’un esprit mensonger et diabolique ; il parle de trois esprits particuliè­rement impurs, semblables aux grenouilles. Je suis convaincu qu’il parle de trois Juifs dont je connais bien les noms et les mensonges, et je sais aussi comment ils sont sortis de la bouche du Dragon, mais ce n’est pas mon affaire d’expliquer et de dévoiler cette prophétie. » (The Old Apology for thé Truth of thé Christian Religion, 1732.)

On voit comment les Juifs, par leur seule existence, pouvaient témoigner indifféremment pour la fausseté du christianisme, ou pour sa vérité ; jeux de l’esprit animés par d’obscures passions élémentaires, en vertu desquelles un antisémitisme primaire peut servir d’étai aussi bien à une foi de charbonnier qu’à l’Ecrasez l’Infâme.

 

(p.20) Vers 1750, l’agitation déiste en Angleterre prit fin aussi subitement qu’elle avait commencé au début du siècle. Peut-être n’aurait-elle constitué, en ce qui concerne notre sujet, qu’une curiosité historique (d’autant que certains arguments de nos polémistes se trouvent déjà en germe chez Spinoza1), si elle n’avait pas servi de réservoir d’idées et même de prête-noms à Voltaire, le grand pro­phète de l’antisémitisme anticlérical moderne.

 

La France des Lumières

 

(p.31) Voltaire.

 

Aux temps de la domination hitlérienne en Europe, un agrégé d’histoire, Henri Lahroue, n’eut pas de peine à composer un livre de deux cent cinquante pages à l’aide des écrits antijuifs de Voltaire 1. Dans leur monotonie, les textes ainsi réunis n’ajoutent rien à la gloire du grand homme : c’est d’abord leur licence qui frappe. Par exemple, dans l’adaptation libre qu’il donne du cha­pitre XXIII d’Ezéchiel :

« Les passages les plus essentiels d’Ezéchiel, les plus confor­mes à la morale, à l’honnêteté publique, les plus capables d’inspirer la pudeur aux jeunes garçons et aux jeunes filles, sont ceux où le Seigneur parle d’Oolla et de sa sœur Ooliba. On ne peut trop répéter ces textes admirables.

« Le Seigneur dit à Oolla : « Vous êtes devenue grande ; « vos tétons se sont enflés, votre poil a pointé… ; le temps « des amants est venu ; je me suis étendu sur vous… ; mais « ayant confiance dans votre beauté vous vous êtes prostituée « à tous les passants, vous avez bâti un bordel… ; vous avez « forniqué dans les carrefours… On donne de l’argent à toutes « les putains, et c’est vous encore qui en avez donné à vos « amants… »

« Sa sœur Ooliba a fait encore pis : « Elle s’est abandonnée « avec fureur à ceux dont les membres sont comme des « membres d’âne, et dont la semence est comme la semence « des chevaux… Le terme de semence est beaucoup plus « expressif dans l’hébreu… »

 

Dans sa Profession de foi… déiste, Voltaire se fait éga­lement le gardien des bonnes mœurs :

« Les mœurs des théistes sont nécessairement pures ; puis­qu’ils ont toujours le Dieu de la justice et de la pureté devant eux, le Dieu qui ne descend pas sur la terre pour ordonner qu’on vole les Egyptiens, pour commander à Osée de prendre

 

  1. Henri labroue, Voltaire antijuif, Paris, 1942.

 

(p.32) une concubine à prix d’argent et de coucher avec une femme adultère. Aussi ne nous voit-on pas vendre nos femmes comme Abraham. Nous ne nous enivrons pas comme Noé, et nos fils n’insultent pas au membre respectable qui les a fait naître… »

D’une manière générale, c’est surtout l’organe sexuel mâle qui, en cette matière, excitait l’imagination de Voltaire : dans les seules pages 32 à 35 du recueil de Labroue, les mots de « prépuce », « déprépucé », « gland » et « verge » reviennent plus de vingt fois. Mais en châ­trant ainsi les Juifs, le génial élève des déistes anglais n’obéissait-il pas à une préoccupation supérieure, celle de lutter contre l’obscurantisme ecclésiastique, d’écraser l’Infâme ?

Rien n’est plus révélateur que le dépouillement du document capital, document voltairien qu’est le Diction­naire philosophique. Sur ses cent dix-huit articles, une trentaine prennent à partie les Juifs, nos maîtres et nos ennemis, que nous croyons et que nous détestons (art. « Abraham »), le plus abominable peuple de la terre (art. « Anthropophage »), dont les lois ne disent pas un mot de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme (art. « Ame »), et ainsi de suite, jusqu’à « Torture », et jusqu’à Z. « Job », qui trouve grâce aux yeux de Voltaire, n’est point Juif ; il est Arabe. L’article « Juif » est l’article le plus long du Dictionnaire (30 pages). Sa première partie (rédigée vers 1745) s’achève ainsi : … vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent ; suit la fameuse recom­mandation qui dans un tel contexte produit l’effet d’une clause de style : // ne faut pourtant pas les brûler. Plus significative encore est la dernière partie de cet article («Septième Lettre»), rédigée en 1770. Le patriarche de Ferney y harangue des Juifs imaginaires, au nom de la Chrétienté : « Nous vous avons pendus entre deux chiens pendant des siècles ; nous vous avons arraché les dents pour vous forcer à nous donner votre argent ; nous vous avons chassé plusieurs fois par avarice, et nous vous avons rappelés par avarice et par bêtise… », et ainsi de suite ; mais, en définitive, les Juifs sont tous aussi cou­pables que leurs bourreaux chrétiens, sinon davantage : « Toute la différence est que nos prêtres vous ont fait brûler par des laïcs, et que vos prêtres ont toujours (p.33) immolé les victimes humaines de leurs mains sacrées… » (Nous reviendrons encore à cette obsession voltairienne du meurtre rituel.) Suit cette recommandation : « Voulez-vous vivre paisibles ? imitez les Banians et les Guèbres ; ils sont beaucoup plus anciens que vous, ils sont dis­persés comme vous. Les Guèbres surtout, qui sont les anciens Persans, sont esclaves comme vous après avoir été longtemps vos maîtres. Ils ne disent mot ; prenez ce parti. » En conclusion, enfin : Vous êtes des animaux calculants, tâchez d’être des animaux pensants. Cette comparaison entre le Chrétien qui pense et le Juif qui calcule, anticipe l’a priori de l’antisémitisme raciste, décrétant la supériorité de l’intelligence créatrice des Chrétiens, devenus des Aryens, sur le stérile intellect des Juifs. On retrouve le même Voltaire moderne lorsqu’il affirme que les Juifs sont plagiaires en tout, ou lorsqu’il écrit, dans l’Essai sur les mœurs : « On regardait les Juifs du même œil que nous voyons les Nègres, comme une espèce d’homme inférieure. »

 

(p.43) De même, à différentes reprises, Jean-Jacques parle des Juifs de l’Antiquité de la manière conventionnelle : « le plus vil des peuples », « la bassesse de [ce] peuple incapable de toute vertu », « le plus vil peuple qui peut-être existât alors ». Enfin la médiation théologique gênait cet apôtre de la religion du cœur tout comme beaucoup de ses contemporains : d’où la fameuse excla­mation : « Que d’hommes entre Dieu et moi ! »

Mais à Moïse le législateur, Rousseau porte une admi­ration infinie. Dans un écrit peu connu, il lui attribue le mérite d’avoir institué d’emblée un système de gouver­nement à l’épreuve du temps, et abstraction faite de la condensation anachronique, on ne peut pas dire que son jugement ait été démenti (…)

 « [Moïse] forma et exécuta l’étonnante entreprise d’insti­tuer en corps de nation un essaim de malheureux fugitifs, sans arts, sans armes, sans talents, sans vertus, sans courage et qui, n’ayant pas en propre un seul pouce de terrain, fai­saient une troupe étrangère sur la face de la terre. Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre, et, tandis qu’elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnait cette institution durable à l’épreuve du temps, de la fortune et des conquérants, que cinq mille ans n’ont pu détruire et même altérer, et qui subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force, lors même que le corps de la nation ne subsiste plus.

« Pour empêcher que son peuple ne fondît parmi les peu­ples étrangers, il lui donna des mœurs et des usages inallia-bles avec ceux des autres nations ; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières ; il le gêna de mille façons pour se tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes ; et tous les liens de fraternité qu’il mit entre les membres de sa république étaient autant de bar­rières qui le tenaient séparé de ses voisins et l’empêchaient de se mêler à eux. C’est par là que cette singulière nation, si (p.44) souvent subjuguée, si souvent dispersée et détruite en appa­rence, mais toujours idolâtre de sa règle, s’est pourtant conservée jusqu’à nos jours éparse parmi les autres sans s’y confondre, et que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persé­cution du reste du genre humain… » (Considérations sur le gouvernement de Pologne.)

 

(p.48) Mais, traitant de la médecine, le même Jaucourt s’em­portait contre les Juifs, au nom de la médecine somatique naissante, méfiante des guérisons par l’esprit :

« Les anciens Hébreux, stupides, superstitieux, séparés des autres peuples, ignorants dans l’étude de la physique, incapa­bles de recourir aux causes naturelles, attribuaient toutes leurs maladies aux mauvais esprits (…), en un mot, l’igno­rance où ils étaient de la médecine faisait qu’ils s’adressaient aux devins, aux magiciens, aux enchanteurs, ou finalement aux prophètes. Lors même que Notre Seigneur vint dans la Palestine, il paraît que les Juifs n’étaient pas plus éclairés qu’autrefois… »

Toujours Jaucourt, à l’article « Menstruel », se complaît à comparer les femmes juives, avec leur hantise de la souillure et leurs absurdes observances, aux Négresses de la Côte d’Or et du royaume du Congo. A l’article « Pères de l’Eglise », ce « maître Jacques de l’Encyclopé­die » ne manque pas de se rappeler l’immoralité du patriar­che Abraham, ce qui lui permet de mieux critiquer saint Jean Chrysostome et saint Augustin. D’autres auteurs, traitant de tous autres sujets (par exemple, Géographie ou Astronomie), déniaient tout mérite à Moïse qui n’au­rait fait que se mettre à l’école des Egyptiens ; d’une manière générale, les encyclopédistes eurent tendance à glorifier l’histoire de l’Egypte, afin de mieux rabaisser l’histoire sacrée des Juifs. A l’article « Economie poli­tique », c’est d’une manière plus traditionnelle, si l’on peut dire/ainsi, que son auteur, Nicolas Boulanger, criti­quait la/« superstition judaïque » :

 

(p.49) « Le monarque, chez les Juifs endurcis et chez toutes les autres nations, était moins regardé comme un père et un Dieu de la paix, que comme un ange exterminateur. Le mobile de la théocratie aurait donc été la crainte : elle le fut aussi du despotisme : le Dieu des Scythes était représenté par une épée. Le vrai Dieu chez les Hébreux était aussi obligé, à cause de leur caractère, de les menacer perpétuellement (…). La superstition judaïque qui s’était imaginée qu’elle ne pou­vait prononcer le nom terrible de Jehovah, qui était le grand nom de son monarque, nous a transmis par là une des éti­quettes de cette théocratie primitive… »

Mais ces flèches ou ces critiques, lors desquelles le dénigrement des Juifs ne servait le plus souvent que de paravent pour de tout autres attaques, sont bien peu de choses à côté du grand article « Messie », dû à un disciple de Voltaire, le pasteur Polier de Bottens. Cet article avait été commandé par le maître lui-même, qui en fournit le plan et ensuite le retoucha de sa main ; on y reconnaît bien sa manière, qui consiste à faire longue­ment sa pâture de l’ignominie des Juifs, ce qui permet, en passant, de tourner en dérision l’Eglise établie, sous couleur de la défendre :

« Si les Juifs ont contesté à Jésus-Christ la qualité de Messie et la divinité, ils n’ont rien négligé aussi pour le ren­dre méprisable, pour jeter sur sa naissance, sa vie et sa mort, tout le ridicule et tout l’opprobre qu’a pu imaginer leur cruel acharnement contre ce divin Sauveur et sa céleste doctrine ; mais de tous les ouvrages qu’a produit l’aveugle­ment des Juifs, il n’en est sans doute point de plus odieux et de plus extravagant que le livre intitulé Sepher Toldos Jeschut, tiré de la poussière par M. Wagenseil dans le second tome de son ouvrage intitulé Tela Ignea, etc. »

(Suit un long résumé du Toldoth léchouth, un écrit blasphématoire qui circulait dans les ghettos ; il date probablement des premiers siècles de l’ère chrétienne. Jésus s’y trouvait décrit comme le fils d’une femme de mauvaise vie et d’un légionnaire romain ; sa biographie était ornée de maint détail obscène. Dûment attribué aux Juifs et accompagné d’invectives à leur égard, le pam­phlet pouvait passer la censure et faire les délices des ennemis de l’Eglise. Dans cette affaire, le pasteur Polier semble avoir été un outil entre les mains de Voltaire. Un procédé semblable fut employé en 1770 par la « syna­gogue holbachique », publiant le traité antichrétien Israël vengé…, du Marrane Orobio de Castro.)

 

(p.55) (…) dès le début du XVIIIe siècle, un curieux précurseur du transformisme, Benoît de Maillet, parle des races humaines, sorties, d’après lui, des mers.

Autre adepte du « polygénisme » avant la lettre, Vol­taire marque fortement la supériorité raciale des Euro­péens, « hommes qui me paraissent supérieurs aux nègres, comme ces nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres… ».

Ensuite, des penseurs à l’esprit plus méthodique jettent les bases de la future anthropologie, mais le rejet de la cosmogonie biblique leur laisse le champ libre pour des spéculations qui sont le plus souvent peu flatteuses sur le compte des « sauvages ». Les jugements de valeur portés de la sorte subissent l’empreinte du jeune orgueil bourgeois caractéristique de la société éclairée du temps, et sans doute faut-il faire la part de la pensée matérialiste des lumières, appliquée à arracher au corps les secrets de l’âme. Telle demeurera l’orientation générale de la recherche anthropologique : des générations durant, les savants s’évertueront à chercher les preuves matérielles et tangibles, inscrites dans le corps, de la supériorité intel­lectuelle et morale de l’homme blanc, ne se résignant pas à ce que sa constitution biologique soit pareille à celle du nègre, et semblable à celle du singe. La rapide diffu­sion du mot et du concept de race est fort éclairante à tous ces égards.

 

(p.56) Mais cette dignité et ces prérogatives, Buffon ne les trouvait pleinement présents que chez l’homme blanc d’Europe, le seul à incarner la pure nature humaine, dont toutes les autres races auraient dégénéré. Une telle conception, dont le premier auteur semble avoir été le mathématicien Maupertuis, dans sa Vénus physique, est développée par Buffon dans son discours De la dégéné­ration des animaux. Partisan de l’unité de l’espèce humaine, il y suppose qu’en se répandant à travers le globe l’homme a subi des « altérations » de caractère dégénérescent :

« … elles ont été légères dans les régions tempérées, que nous supposons voisines du lieu de son origine ; mais elles ont augmenté à mesure qu’il s’en est éloigné, et lorsque… il a voulu peupler les sables du Midi et les glaces du Nord, le changement est devenu si sensible qu’il y aurait lieu de croire que le Nègre, le Lapon et le Blanc forment des espèces diffé­rentes, s’il n’y a eu qu’un seul Homme de créé… »

 

(p.59) Ainsi donc, c’est dans la mesure même où le nouvel homme prométhéen du Siècle des Lumières, l’artisan de la science et du progrès, tend à prendre au sommet de la Création la place de Dieu, que s’élargit l’écart qui le sépare des autres créatures, des quadrupèdes, des singes et des sauvages. L’émancipation de la science de la tutelle ecclésiastique, l’abandon de la cosmogonie biblique et le délaissement des valeurs chrétiennes laissait la voie libre aux spéculations racistes ; chez certains savants en renom du temps, elles revêtaient déjà un caractère mani-chéiste. Ainsi, chez le philosophe allemand Christophe Meiners, qui croyait avoir découvert l’existence de deux races humaines : la race « claire et belle », et la race « foncée et laide », contrastant entre elles comme la vertu et le vice. Cette théorie, assurait-il, permettait de percer (p.60) le secret des « hommes supérieurs » qui ne surgissent que chez les peuples nobles :

« Seuls les peuples blancs, surtout les peuples celtes, possè­dent le vrai courage, l’amour de la liberté, et les autres pas­sions et vertus des grandes âmes… les peuples noirs et laids en diffèrent par une déplorable absence de vertus et par! plusieurs vices effroyables… »

 

(p.61) Il reste à ajouter qu’à l’échelle de l’Europe, le principal garant de la nouvelle anthropologie scientifique fut pro­bablement Emmanuel Kant. Aussi universaliste qu’il se montrât dans ses grandes œuvres philosophiques, il n’hésitait pas à mettre à néant ce principe en traitant, dans ses cours d’anthropologie et dans diverses notes, de l’histoire du genre humain. En effet, il le subdivisait en races ou « souches » de valeur inégale, au point que leurs mélanges lui paraissaient menacer le progrès spiri­tuel de l’humanité. Dans une note consacrée à ce thème, il écrivait notamment que « les bâtardisations entre Amé­ricains et Européens, ou ces derniers et les Noirs, dégra­dent la bonne race, sans élever en proportion la mau­vaise ». Nous retrouverons ces idiosyncrasies du grand philosophe, marquées, lorsqu’il était question des Juifs, d’une sorte de fureur, en nous transportant, dans le cha­pitre suivant, en Allemagne *.

 

Les régénérateurs.

C’est vers 1775-1780 que les milieux français éclairés commencent à s’intéresser à la condition avilie des Juifs. Cet intérêt coïncide avec la diffusion d’une sensibilité humanitaire qui vibre devant le sort de tous les déshé­rités, notamment des prisonniers et des fous.

 

  1. Pour plus de détails sur l’anthropologie des Lumières, voir notre travail Le Mythe aryen, Paris, 1971.

 

L’Allemagne

 

(p.82) Conformément à La religion dans les limites de la rai­son de Kant, le judaïsme n’est même pas une religion, puisque la loi de Moïse n’est qu’une contraignante « cons­titution civile », qui « a exclu le genre humain entier de sa communion », et qu’elle ignore la croyance à une vie future. Kant est convaincu que sans une telle croyance, « nulle religion ne peut être imaginée ; or, le judaïsme, comme tel, pris dans sa pureté, ne contient absolument aucune croyance religieuse ».

Des générations de kantiens juifs ont critiqué et glosé cette thèse ; pour disculper quelque peu leur idole, ils ont cherché à la rattacher soit à la tradition luthérienne interne (Luther, et les théologiens rationalistes de VAuf-kldrung), soit à des sources externes (les déistes anglais que pratiquait Kant, ou même la « Jérusalem » de Men-delssohn). Mais lectures et sources, quelle qu’ait pu être leur importance, ont peut-être compté moins que l’hos­tilité viscérale d’un penseur qui, dans divers écrits et à divers endroits, préconisait l’euthanasie pour le judaïsme d’une façon qui pourrait n’avoir été que la manière méta­physique de clamer : « Mort aux Juifs ! » Les qualifiant de « Palestiniens », il les vitupérait dans son Anthropo­logie avec une hargne puissante :

« Les Palestiniens qui vivent parmi nous ont la réputation fort justifiée d’être des escrocs, à\cause de l’esprit d’usure qui règne parmi la majeure partie d’entre eux. Il est vrai qu’il est étrange de se représenter une nation d’escrocs ; mais il est tout aussi étrange de se représenter une nation de commerçants, dont la patrie de loin la plus importante, reliés par une ancienne superstition, reconnue par l’Etat où ils vivent, ne recherchent pas l’honneur bourgeois, et veulent compenser cette défaillance par l’avantage de tromper le peuple qui leur accorde sa protection ou même de se tromper les uns les autres. Mais une nation qui n’est composée que de commer­çants, c’est-à-dire de membres non productifs de la société (par exemple les Juifs en Pologne), ne peut être autre chose que cela ; en sorte que son antique constitution, reconnue par nous (p.83) (qui avons en commun avec eux certains livres saints), même si le principe suprême de sa morale, dans le commerce avec nous, est « acheteur, ouvre bien tes yeux ! », ne peut être abolie sans inconséquence. »

 

(p.83) Pour son disciple Fichte, par contre, le problème des Juifs ne pouvait être réglé que par leur expulsion des terres allemandes. « Pour nous protéger contre eux, je ne vois qu’un seul moyen : conquérir pour eux leur terre promise, et les expédier tous », écrivait-il dans sa pre­mière œuvre importante1. Il affirmait avec la dernière

 

  1. J. G. fichte, Beitrage zur Berichtigung der Usrteile uber die fran-zbsische Révolution (1793). CJ. Ch. andler, Le pangermanisme philo­sophique, Paris, 1917, pp. 8-11.) Fichte, se fondant surtout sur l’idée du contrat social, défendait le droit des Français à modifier leur constitu-

 

(p.84) énergie que leur cas était sans espoir : «… leur donner des droits civiques, ce n’est possible qu’à une condition : leur couper la tête à tous la même nuit et leur en donner I une nouvelle qui ne contienne plus une seule idée juive.» I Que l’on note que ces lignes datent de l’époque (1793) oui Fichte se proclamait révolutionnaire et même jacobin;! il évoquait donc l’image d’une décapitation collective des I Juifs, avant même de prêcher la croisade antifrançaise I et de promouvoir mystiquement les Allemands au rang! de seul peuple authentique (Urvolk), appelé à régénérer! l’univers. Dans un autre écrit, plus tardif (Les Traits fon-\ damentaux du siècle présent,  1804), Fichte poussait à leurs ultimes conséquences les vues des déistes anglais! les plus combatifs, tels que Tindal et Morgan. Identifiant! à la « religion naturelle » le vrai christianisme, il ne le I trouvait à l’état pur que chez saint Jean, qui lui semble I mettre en doute les origines juives de Jésus ; pour lai première fois dans l’histoire de la pensée européenne, onl voit poindre de la sorte la notion d’un « Christ aryen ». I Aussi bien, non content de vitupérer, à l’instar de ses! prédécesseurs,   l’Ancien  Testament,  critiquait-il  sévère-j ment la majeure  partie   du Nouveau, notamment  les! épîtres de saint Paul. « Devenu Chrétien, écrivait-il, Paul ne voulait cependant pas avoir été à tort un Juif ; les I deux systèmes  devaient donc être réunis et s’adapter l’un à l’autre.» C’est dire que pour Fichte, le christia­nisme originel a été corrompu par son apôtre juif.

 

(p.85) On trouve dans certains écrits de jeunesse de Hegel la même violence. Il se modéra quelque peu dans ses œuvres de maturité, dans lesquelles il s’abstenait d’invec­tiver franchement les enfants d’Israël, sans abandonner pour autant sa conception d’une « conscience juive » spécifique, malheureuse et servile (Leçons sur la philo­sophie de la religion). La proverbiale obscurité de son style masquait elle aussi la fureur avec laquelle il desti­tuait les Juifs de leur élection, pour en faire bénéficier les Allemands :

« Pour sortir de cette perte de soi-même, et de son univers et de la souffrance infinie qui en résulte, souffrance pour servir de support à laquelle le peuple Israélite était maintenu tout prêt, l’Esprit refoulé en lui-même dans l’extrême de sa négati­vité absolue, saisit dans un renversement qui est en soi et pour soi, la positivité infinie de sa vie intérieure, le principe de l’unité des natures divine et humaine, la réconciliation comme vérité objective et liberté apparaissant dans la conscience de soi et la subjectivité. C’est le principe des peuples germaniques qui a pour mission de la réaliser » (Principes de la philosophie du droit, 1821, § 354).

Mais quel qu’ait été le ton, il s’agit toujours de varia­tions laïcisées sur le thème de la faute et de l’esclavage perpétuel des Juifs. On le lit clairement dans les écrits de jeunesse :

« Tous les états du peuple juif, y compris l’état misérable, pouilleux et infâme dans lequel il se trouve aujourd’hui, ne sont rien d’autre que les conséquences et les développements du destin originel — une puissance infinie qu’il cherchait déses­pérément à surmonter — destin qui l’a maltraité et qui ne cessera de le faire, jusqu’à ce que ce peuple se le concilie par l’esprit de beauté, l’abolissant grâce à cette conciliation. »

 

/France/

(p.111) (…) on a l’impression très nette qu’à leur égard le sectarisme du culte de la Raison redou­blait de virulence, notamment dans les départements de l’Est, s’alimentant à la sensibilité antijuive traditionnelle. Symptomatique à cet égard est une brochure populaire à la gloire de Marat, le comparant à Jésus, « tombé lui aussi sous les coups du fanatisme, en travaillant de toutes ses forces à opérer le salut du genre humain ». Dans les départements de l’Est se poursuivait une propagande antijuive ouverte. Le conventionnel Baudot, commissaire aux armées du Rhin et de la Moselle, proposait même un nouveau genre de régénération des Juifs, la régénération guillotinière :

« … partout, ils mettent la cupidité à la place de l’amour de la patrie, et leurs ridicules superstitions à la place de la raison. Je sais que quelques-uns d’entre eux servent dans nos armées, mais en les exceptant de la discussion à entamer sur leur conduite, ne serait-il pas convenant de s’occuper d’une régéné-tion guillotinière à leur égard ? »

A la même époque (brumaire an II), toutes les muni­cipalités du Bas-Rhin recevaient l’ordre « de réunir à l’instant tous les livres hébreux, notamment le Talmuth, ainsi que tous les signes quelconques de leur culte, afin qu’un autodafé fût fait à la Vérité, le décadi de la seconde décade, de tous ces livres et signes du culte de Moïse ». Il semble que cet ordre ne fut pas suivi d’effet, car en pluviôse, c’est-à-dire trois mois plus tard, une autre circulaire portait défense aux « citoyens qui osent ternir le beau nom de citoyen et l’amalgamer avec celui de juif, de s’assembler dans leurs ci-devant synagogues et y célé­brer leurs anciennes simagrées, dans une langue incon­nue, avec laquelle on pourrait aisément troubler la sûreté générale ». Le II thermidor, enfin, ce n’est plus leur superstition, mais leur agiotage qui était reproché aux Juifs alsaciens, et l’ordre était donné aux municipalités du district « d’avoir sans cesse les yeux fixés sur ces êtres dangereux, qui sont les sangsues dévorantes des citoyens ».

 

 

(p.113) A première vue, il semble bien que sur le chapitre des Juifs plus que sur tout autre, Napoléon fut le fils fidèle de la Révolution, et plus spécialement de la Montagne. Il chercha à régénérer les Juifs, c’est-à-dire à les déju-daïser, et il y réussit en partie. Ses jugements sur les enfants d’Israël, principalement inspirés par la pensée déiste de son temps, n’étaient pas tendres, et cet ennemi des « idéologues » ne se souciait guère du problème responsabilités que posait leur condition avilie, en sorte qu’assemblés bout à bout ces jugements fourniraient la matière d’un petit catéchisme antisémite. Ils combinaient (p.114) l’ancien préjugé théologique à la naissante supers­tition scientiste : « Les Juifs sont un vilain peuple, poltron et cruel. » « Ce sont des chenilles, des saute­relles, qui ravagent les campagnes. » « Le mal vient sur­tout de cette compilation indigeste appelée le Talmud, où se trouve, à côté de leurs véritables traditions bibli­ques, la morale la plus corrompue, dès qu’il s’agit de leurs rapports avec les Chrétiens. » II n’en reste pas moins que les Juifs forment pour lui une race, et que cette race est maudite : « Je ne prétends pas dérober à la malédiction dont elle est frappée cette race qui semble avoir été seule exceptée de la rédemption, mais je vou­drais la mettre hors d’état de propager le mal… »

Le remède, à ses yeux, consiste dans la suppression de la race, qui doit se dissoudre dans celle des Chrétiens. La tâche est ardue : « … le bien se fait lentement, et une masse de sang vicié ne s’améliore qu’avec le temps ». « Lorsque sur trois mariages, il y en aura un entre Juif et Français, le sang des Juifs cessera d’avoir un carac­tère particulier. »

Dans les faits, Napoléon régenta les Juifs d’une main ferme et efficace ; pourtant, ses desseins administratifs et politiques faisaient leur part à des rêves visionnaires, et peut-être aussi à une peur superstitieuse.

Dès l’expédition d’Egypte, il lançait une proclamation aux Juifs, leur proposant de s’enrôler sous ses drapeaux pour reconquérir la Terre promise. Mais ceux-ci res­tèrent sourds à son appel, et le projet peut être rangé parmi ses « mirages orientaux ». Trois ou quatre années ensuite, une fois nommé Premier Consul, Bonaparte entreprenait de régler les questions religieuses. Cepen­dant, la loi du 18 germinal an X sur l’organisation des cultes catholique et protestant laissait le judaïsme à l’écart : « … quant aux Juifs, aurait-il dit, c’est une nation à part, dont la secte ne se mêle avec aucune autre ; nous aurons donc le temps de nous occuper d’eux plus tard. » Ce temps vint sous l’Empire, au printemps 1806, et il semble bien que son intention première ait été de les priver de leurs droits civiques. Mais le Conseil d’Etat, peuplé d’anciens juristes de la Révolution (Regnault de Saint-Jean d’Angely, Beugnot, Berlier), sut exercer une influence modératrice sur lui. En fin de compte, il déci­dait de sonder auparavant les reins et les cœurs des Juifs, dont il réunissait à Paris les représentants, en une « Assemblée générale ».

(p.115) Tenaient-ils à être Français ? Etaient-ils prêts à jeter par-dessus bord, s’il le fallait, la loi de Moïse ? Aux douze questions embarrassantes qui leur furent posées, les délégués répondirent d’une manière on ne peut plus satisfaisante. « Les Juifs… regardent-ils la France comme leur patrie et se croient-ils obligés de la défendre ? » « Oui, jusqu’à la mort ! » s’exclamait l’Assemblée una­nime. Mais les nouveaux patriotes redevinrent le peuple à la nuque dure lorsqu’il fut question des mariages mix­tes, dont l’Empereur souhaitait que les rabbins les recom­mandent expressément : sans heurter de front l’autocrate, l’Assemblée réussissait à esquiver la réponse. Dans l’en­semble, elle subit avec succès l’examen, et produisit une impression favorable sur les commissaires (Pasquier, Portalis) désignés par l’Empereur. Encore fallait-il trou­ver le moyen de lier la population juive bigarrée de l’Empire, des Pays-Bas à l’Italie, par les décisions adop­tées par l’Assemblée : les commissaires furent fort sur­pris d’apprendre qu’il n’existait aucune autorité organisée, aucun gouvernement central, auquel tous les fidèles de Moïse prêtaient allégeance (un étonnement qui est encore parfois partagé, de nos jours). C’est dans ces conditions que naquit l’idée de réunir à Paris un Grand Sanhédrin, qui, à dix-huit siècles de distance, renouerait avec la tra­dition d’un gouvernement d’Israël.

L’idée enflamma aussitôt l’imagination de Napoléon ; au-delà d’un instrument de régénération et de police des Juifs, le génial opportuniste crut pouvoir utiliser un tel organe pour les besoins de sa grande politique. Le projet fut mis au point par lui au cours des derniers mois de l’année 1806, en même temps que celui du blocus conti­nental ; sans doute comptait-il sur la pieuse allégeance des hommes d’affaires juifs pour mieux affamer l’Angle­terre. Le nouveau gouvernement d’Israël allait être une réplique fidèle de l’ancien, et compter le même nombre de membres (soixante et onze), revêtus des mêmes titres ; des invitations furent adressées, au-delà des frontières de l’Empire, à toutes les juiveries de l’Europe. L’ouver­ture s’effectua le 9 février 1807, en grande pompe, dans la chapelle désaffectée Saint-Jean, rue des Piliers, qui fut débaptisée en rue du Grand-Sanhédrin.

Mais une telle forme de régénération des Juifs était riche d’associations fâcheuses, voire provocatrices, pour la sensibilité chrétienne. Le Sanhédrin n’était-il pas le tribunal juif qui avait accepté le marché de Judas, et lui (p.116) compta les trente pièces d’argent ? N’était-ce pas là que « se passa cette scène d’outrages sans nom où le Fils de Dieu fut souffleté, couvert de crachats et d’insultes ? » Ne fut-il pas, en un mot, l’organe même du déicide? Dès lors, les imaginations se donnèrent libre cours. La propagande antinapoléonienne à l’étranger exploita vigou­reusement et longuement ce thème, qui vint compléter celui de Napoléon l’antéchrist, ainsi que nous allons le voir plus loin. En France, même les catholiques ralliés ne manquèrent pas d’y faire des allusions. « Pour le christianisme, l’état malheureux des Juifs est une preuve qu’on voudrait, avant le temps, faire disparaître… », pro­testait de Donald, comparant le Sanhédrin des Juifs à la Convention des philosophes. Un pamphlet anonyme, qui fut saisi par la police, représentait Napoléon comme « l’oint du Seigneur, qui sauvera Israël ». Mais ce nou­veau messie des Juifs ne serait-il pas lui-même d’origine juive ? C’est ce que L’Ambigu, l’organe des émigrés fran­çais à Londres, s’empressa d’affirmer, et cette imputation elle aussi a laissé sa trace dans la mémoire des hommes.

Le rapide licenciement du Sanhédrin peut laisser croire que ces campagnes impressionnèrent Napoléon, au point de susciter chez lui également une sorte de peur super­stitieuse. En effet, cette assemblée au nom millénaire ne tint que quelques séances, au cours desquelles furent entérinées les décisions antérieurement prises par 1′ « As­semblée générale » ; le 9 mars 1807, un mois après son ouverture solennelle, elle fut dissoute, et il ne fut plus jamais question de la réunir à nouveau.

Par ailleurs, non seulement les Juifs des pays étrangers, mais aussi ceux de l’Empire, ne manifestaient pas un enthousiasme excessif pour l’institution appelée à les régir, sous la surveillance impériale. En résultat, et quels qu’aient pu être ses mobiles, Napoléon renonça à son grand plan politico-messianique. En définitive, il se con­tenta de soumettre les Juifs, par le décret dit « infâme» du 17 mars 1808, à des mesures d’exception partielles, département par département : ceux de la Seine et des départements du Sud-Ouest (auxquels plusieurs autres vinrent se joindre par la suite) gardèrent la plénitude de leurs droits ; ceux des autres départements furent assujettis à des mesures de discrimination qui entra­vaient leurs déplacements, et l’exercice par eux du commerce. Le décret du 17 mars, qui ruina bien des familles juives, était motivé par la lutte anti-usuraire, (p.117) mais les laborieuses enquêtes sur « les abus des Juifs » prescrites à cette occasion aux préfets nous montrent une fois de plus comment leur mauvaise réputation tenait d’abord à leur qualité de Juifs.

(…)

Là où les Juifs restaient effectivement nombreux à exercer le métier de Juifs, ainsi que cela était le cas dans les départements rhénans, ils servaient couramment de prête-noms à des Chrétiens qui n’osaient pas juddiser ouvertement. Les rapports des préfets et des maires signalent à de multiples reprises cet état de choses, que le maire de Metz décrivait comme suit :

« Les acquéreurs et les soumissionnaires des biens nationaux (p.118) cherchèrent et trouvèrent de l’argent chez les Juifs. Ils l’obtin­rent à très haut prix, parce que les Juifs, en ayant peu, se firent pour ces opérations les courtiers des particuliers non juifs, qui voulurent se procurer de gros bénéfices, en conser­vant les dehors honnêtes sous lesquels ils étaient connus dans la société. Ainsi, l’odieux était pour les Juifs, et le profit reve­nait à d’autres. La liberté du commerce de l’argent favorisa d’ailleurs l’usure ; on vit à Metz des usuriers dans toutes les classes de la société… »

Pourtant, les commissaires de l’Empereur rejetaient le blâme sur les Juifs seuls :

« On eût dit que [les Juifs] enseignaient à ceux qu’ils dépouil­laient l’oisiveté et la corruption, tandis qu’ils étaient leur mora­lité à ceux qu’ils ne dépouillaient pas. Des notaires publics, séduits par eux, employaient leur ministère à cacher leur hon­teux trafics, et des domestiques, des journaliers, leur appor­taient le prix de leurs services ou de leurs journées, afin qu’ils le fissent valoir comme leurs propres derniers. De cette] manière, les professions utiles étaient abandonnées par un certain nombre de Français, qui s’accoutumaient à vivre sans travail des profits de l’usure… »

 

(p.135) Pour entrer dans la grande société, il leur fallait pas­ser d’abord par l’école publique. Chemin de croix pour bien des enfants juifs, les marquant pour le reste de leurs jours. Arrivé au faîte des honneurs, Adolphe Cré-mieux évoquait ce passé : « … je ne pouvais pas traverser les rues de ma ville natale sans recueillir quelques injures. Que de luttes j’ai soutenues avec mes poings ! ». (Pour corriger les effets de cette évocation, l’homme d’Etat ajoutait aussitôt : « Eh bien, peu d’années je faisais mes études à Paris, et quand je rentrais à Nîmes, en 1817, je prenais ma place au barreau et je n’étais plus juif pour personne ! » Ainsi donc, la société nîmoise eut le tact de ne pas voir le Juif en Crémieux ; tel est peut-être le secret de la tolérance française…) Se fondant, on peut le croire, sur ses souvenirs d’enfance, Frédéric Mistral évoquait dans Nerto ces guerres enfantines, à cinquante contre un : « Lou pecihoun ! Lou capeu jaune ! A la jutarié ! que s’encaune ! Cinquante enfant ié soun darrié1… »

Tout porte à croire que dans l’est de la France, les brimades, aux rites semblables, étaient tout aussi cou­rantes. Le rabbin de Metz, J.-B. Drach, décrivait l’enfance de son frère « … que ses camarades d’école… poursui­vaient au sortir de la classe, l’accablant d’injures, de coups de pierre, et, que pis est, lui frottant les lèvres avec du lard. Malgré les chefs de l’école, qui interposè­rent plus d’une fois leur autorité, ces persécutions continuèrent jusqu’à ce que mon frère se fût distingué par ses progrès et les prix qu’il obtenait à la fin de chaque année ; il est maintenant un des meilleurs minia­turistes de sa province ».

 

1 « Le guenillon ! le chapeau jaune ! A la juiverie ! qu’il se cache ! Cinquante enfants après lui… »

 

 

(p.136) Karl Marx fut baptisé sur le désir de son père, à l’âge de 7 ans.

 

(p.157) Pour transgresser l’ordre existant, le peuple a d’ordi­naire besoin des encouragements prodigués par des gens influents ou lettrés. En Allemagne, on trouve à l’origine des pogromes de 1819 l’exaltation nationaliste des « guer­res de libération », cultivée surtout par des professeurs et des étudiants. Aux côtés du philosophe Fichte, il con­vient d’évoquer des propagandistes tels qu’Ernst Moritz Arndt et Friedrich Jahn. Le premier, un gallophobe acharné, préconisait un système de cloisons étanches entre les peuples d’Europe, que même les doctrinaires racistes du IIIe Reich trouvaient trop rigide ; le second, le fameux « père gymnaste » (Turnvater Jahn), assurait que les peuples métissés, tels que les animaux hybrides, perdent leur « force de reproduction nationale ». Il pro­clamait aussi que les Polonais, les Français, les curés, les hobereaux et les Juifs étaient le malheur de l’Alle­magne, ce qui faisait beaucoup de malheurs pour un seul pays.

 

(p.159) Quoi qu’il en soit de la genèse de l’affaire, ces troubles commencèrent à Wùrzburg, au début d’août 1819, et se propagèrent aussitôt à travers les villes et campagnes allemandes, à l’exception du royaume de Prusse, dans lequel l’ordre proverbial fut maintenu, en sorte que les Juifs n’essuyèrent que quelques horions. Dans les autres régions, les désordres furent plus graves, mais se limi­tèrent le plus souvent aux pillages et aux démolitions des synagogues : le sang coula peu. Il n’empêche que les victimes furent douloureusement surprises de voir les voisins cordiaux ou les clients de la veille se préci­piter sur leurs magasins et sur leurs demeures, haches et leviers à la main ; de voir, mystère des pogromes, des amis d’hier, « les faire danser d’une autre manière ». Un mouvement d’émigration s’ensuivit, en direction des Etats-Unis, et aussi de la France, qui accueillit à bras ouverts les réfugiés. Le puissant Rothschild de Francfort, dont la banque faillit être mise à sac, songea lui aussi à quitter l’Allemagne. Les ministres 4e la Sainte-Alliance s’émurent et, devant la carence de nombreuses autorités municipales, Metternich donna l’ordre aux troupes autri­chiennes d’intervenir en cas de nécessité. En même temps, il édicta des mesures sévères à rencontre des corporations d’étudiants et des agitateurs révolution­naires.

 

(p.165)

/Frédéric Schlegel/ (1805) Dans le même ouvrage (Essai sur la langue et la philosophie des Indiens) il inventait le terme d’« Aryens» pour désigner les conquérants invin­cibles descendus de l’Himalaya pour coloniser et civiliser l’Europe. August Wilhelm Schlegel, reprenant une idée de Leibnitz sur l’utilité de la philologie pour l’étude de l’origine des peuples, traitait également de l’« origine des Hindous », et proclamait la supériorité de leur langue sur les langues sémitiques. A la même époque, le philo­sophe Schelling critiquait les imperfections de la Sainte Ecriture qui, estimait-il, ne soutenait pas la comparaison « en contenu véritablement religieux » avec les livres sacrés des Indiens.

 

(p.174) Nous avons dit pourtant que ceux-ci faisaient vibrer outre-Manche les mêmes cordes sensibles qu’ailleurs. Pour les sentiments hostiles et méprisants de cet ordre, lors­qu’ils ne s’extériorisent pas, il n’est pas de meilleur révé­lateur que la création artistique : or, à travers l’évolution des modes d’expression et des styles littéraires, l’image du Juif, dans la patrie de Shakespeare, varie peu, et elle reste dominée par la grandiose figure de Shylock. Il est vrai que, comme ailleurs en Europe, la fin du xvme siècle y vit fleurir sur les scènes théâtrales le type conventionnel du « bon Juif » ; mais cet artifice didactique ne fut utilisé que par des auteurs mineurs, de nos jours oubliés.

Les grands créateurs restent fascinés par la figure de l’implacable Marchand de Venise, dont les ressentiments font place chez Dickens à la malfaisance gratuite du bourreau d’enfants Fagin ; plus nuancée, et plus remar­quable, est la manière dont Walter Scott traite le thème juif. Dans Ivanhoé, son roman le plus populaire, la race juive incarnée dans Isaac et sa fille Rébecca, s’oppose d’abord aux races chrétiennes, elles-mêmes engagées dans un conflit séculaire au cours duquel se forge lentement le devenir anglais, puisque « quatre générations n’ont pas suffi pour fusionner les sangs hostiles des Normands et des Anglo-Saxons ». En sorte que ces deux races parais­sent n’avoir en commun que leur animadversion pour les enfants d’Israël. Mais Isaac et Rébecca contrastent aussi entre eux : moins vindicatif que Shylock, le père n’est qu’un pleutre méprisable, tandis que la fille joint à une radieuse beauté

les vertus les plus sublimes, et sa perfec­tion est encore soulignée par les épreuves et les malheurs (p.175) auxquels la condamne Walter Scott. Un tel partage, qui ne faisait qu’accentuer les lumières et les ombres  de l’image médiévale du Juif, convenait on ne peut mieux à l’inspiration romantique, et tourna presque aussitôt au poncif littéraire : durant la seule année 1820, pas moins de quatre auteurs dramatiques anglais portent les héros juifs d’Ivanhoé à la scène, tandis qu’en France Chateau­briand, dans son essai sur Walter Scott et les Juives, cherche à élucider « pourquoi, dans la race juive, les fem­mes sont plus belles que les hommes ». Il trouve à ce phénomène une explication intéressante : le Fils de Dieu fut renié, martyrisé et crucifié par des hommes seulement, tandis que « les femmes de Judée crurent au Sauveur, l’aimèrent, le suivirent, le soulagèrent dans ses afflictions ». Une telle vue, que le récit évangélique ne corrobore qu’imparfaitement, nous fait en revanche toucher du doigt la vérité psychologique « œdipienne », de l’antisémitisme, pour  lequel le Juif  mâle seulement   est  dangereux et hideux, et le père castrateur ne peut être en effet que viril ; démunie de pénis, la femme juive ne partage pas la « malédiction de la race », et son innocence la rend même spécialement désirable. A ce propos, Chateaubriand se faisait l’interprète de la tradition chrétienne en évo­quant la femme de Béthanie, la bonne Samaritaine, et l’adorable Madeleine, grâce auxquelles, concluait-il,  « le reflet de quelque beau rayon sera resté sur le front des Juives ». Aussi bien la beauté, souvent qualifiée de divine, des Juives est-elle une idée reçue de l’époque romantique (« beauté céleste », écrira le plus sérieusement du monde Michelet, et « perle d’Orient »), tandis que ses malheurs permettent encore mieux de rehausser ses attraits  de déesse violée ou de « symbole sexuel ». Rarement, croyons-nous, le mélange explosif de religion, d’érotisme et d’an­goisse archaïque sur lequel repose l’antisémitisme a été si clairement mis en évidence que dans le commentaire oublié de l’auteur du Génie du christianisme.

 

(p.179) (…) Disraeli ne se contentait pas de peupler les cou­vents espagnols et les universités allemandes de Juifs camouflés, c’est-à-dire à Marranes ; il annexait aussi à leur race les plus grands personnages historiques, Kant, Mozart et même Napoléon, sans parler de héros mineurs tels que Masséna ou Soult. Cette mystification était natu­rellement un argument à double tranchant, qui pouvait servir aussi bien à démontrer la puissance corruptrice des Juifs : une telle arme fut employée par la suite par les antisémites de tous les pays de la manière qu’on sait, et continue à l’être de nos jours, en sourdine à l’Occident, à grand fracas ailleurs1. D’autre part, le procédé des natu­ralisations abusives fut utilisé à une échelle encore plus vaste par les thuriféraires du pangermanisme, qui s’an­nexaient, de Giotto à Pasteur, tout le Panthéon des grands hommes. Sur tous ces points, Disraeli fut un précurseur, et peut-être un maître à penser.

Dans Tancred, son œuvre préférée, il poussait ses thèses provocatrices encore plus loin, sans même s’embarrasser d’un prête-nom ; car c’est l’auteur lui-même qui y glorifie l’« esprit sémitique », et se gausse de la « civilisation des Francs » :

; « … quelques Francs au nez plat, outres sonores gonflées de prétention (race qui a peut-être surgi dans les marécages de quelque forêt nordique à peine défrichée) parlent de pro­grès !… L’Européen parle de progrès parce que grâce à l’appli­cation ingénieuse de quelques acquisitions scientifiques il a établi une société dans laquelle le confort tient lieu de civili­sation ! »

Plus loin, c’est « Tancred » qui convient humblement à son tour qu’il descend « d’une horde de pirates balti-ques », race qui se serait sans doute « entre-détruite » si elle n’avait pas été éclairée par la « spiritualité des Sémites ».

 

  1. « Picasso est Juif ! comment, vous ne le saviez pas ? Cézanne l’était aussi. Et Kandinsky. Sans parler de Chagall, bien entendu. Celui-là, quand il était commissaire du peuple à Vitebsk, a tout fait pour tarir le renouveau de la peinture russe, commencé au XIXe siècle : il était à la tête de la grande conspiration ! » Ces propos sont tenus par un représentant de l’« opposition stalinienne ». (Moscou 66, par Jean neuvecelle, « France-Soir », 10 août 1966.)

 

(p.180) Ce racisme outrancier fut propagé par Disraeli, sa vie durant, non seulement dans ses populaires œuvres roman­cées, mais aussi dans une profession de foi purement politique, Lord George Bentinck (1851), dont le chapi­tre XXIV est consacré à l’apologie des Juifs. Au lendemain de la révolution de 1848, le futur Lord Beaconsfield voit dans Israël la cause secrète et efficiente de la subversion européenne, et les stupides oppresseurs chrétiens n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes : que n’ont-ils pas compris qu’il ne fallait pas pousser au désespoir la race élue? En effet :

« La destruction du principe sémite, l’extirpation de la reli­gion juive, que ce soit sous sa forme mosaïque, ou sous forme chrétienne, l’égalité naturelle de l’homme et l’abrogation de la propriété sont proclamées par les sociétés secrètes qui forment les gouvernements provisoires, et on trouve des hommes de la race juive à la tête de chacune d’elles. Le peuple de Dieu coopère avec les athées ; les habiles accumulateurs des richesses s’allient aux communistes ; la race particulière et élue tend la main à toute la racaille et aux viles castes de l’Europe ! Et tout cela, parce qu’ils veulent détruire le chris­tianisme ingrat, qui leur doit jusqu’à son nom, et dont ils ne peuvent plus endurer la tyrannie.

« Lorsqu’en février 1848 les sociétés secrètes ont surpris l’Europe, elles ont été elles-mêmes surprises par leur succès inattendu, et elles n’auraient pas été capables de profiter de l’occasion s’il n’y avait eu les Juifs, qui malheureusement s’étaient liés depuis des années avec ces associations malfair santés. Quelle qu’ait été la stupidité des gouvernements, le séisme politique n’aurait pas ravagé l’Europe. Mais l’énergie et les innombrables ressources des enfants d’Israël ont gran­dement prolongé cette lutte inutile… »

« Sociétés secrètes », et « race sémite » ; ces idées, chères au xixe siècle, se trouvaient cautionnées de la sorte par un épigone de l’ironie marrane. Pourtant, s’il est difficile de penser que Disraeli croyait tout ce qu’il écrivait, son apologétique témoigne d’une passion singulièrement forte, notamment lorsque dans Tancred il fustige les Juifs fai­bles et honteux, ceux qui renient ou simulent leurs origi­nes. Sa sincérité est encore mieux mise en évidence par l’étonnant discours dans lequel, jouant sa carrière poli­tique, il exigeait en 1847 l’admission des Juifs à la Cham­bre des Communes, non en vertu de quelque principe abstrait de tolérance ou d’égalité, mais à titre de privilège dû au peuple de Dieu :

 

«Chaque jour sacré, vous proclamez en public les exploits des héros juifs, les preuves de la ferveur juive, les brillantes annales de la splendeur juive passée. L’Eglise a édifié dans tous les pays des bâtiments consacrés au culte, et sur chaque autel, nous trouvons les tables de la loi juive. Le dimanche, lorsque vous voulez rendre grâce au Tout-Puissant, ou lorsque vous cherchez une consolation dans la détresse, vous trouvez l’un et l’autre dans les strophes des poètes juifs… Tous les premiers Chrétiens furent des Juifs. La religion chrétienne fut d’abord prêchée par des hommes qui avaient été juifs, avant de se convertir ; au premier âge de l’Eglise, chacun des hommes dont le zèle, la puissance ou le génie propagèrent la foi chré­tienne fut un Juif… »

 

(p.197) Lamartine, à première vue, semble s’opposer au jeune Hugo un peu comme Rousseau s’opposait à Voltaire. Dans son Voyage d’Orient, il proclame son amour pour les Juifs, l’une de ces « nations poètes… qui ont idéalisé la politique et fait prédominer dans la vie des peuples le principe divin », et tout comme Rousseau, il affirme son espoir sioniste et providentiel :

«Un tel pays, repeuplé d’une nation jeune et juive, cultivé et arrosé par des mains intelligentes, fécondé par le soleil du tropique… — un tel pays, dis-je, serait encore la terre de per­mission aujourd’hui, si la Providence lui rendait un peuple, et la politique du repos et de la liberté. »

Ce sont les accents du Vicaire savoyard et, peu après, Lamartine ajoute à son Jocelyn l’épisode du colporteur juif :

Le pauvre colporteur est mort la nuit dernière.

Nul ne voulait donner des planches pour sa bière ;

Le forgeron lui-même a refusé son clou :

« C’est un Juif, disait-il, venu je ne sais d’où,

Un ennemi de Dieu que notre terre adore

Et qui, s’il revenait, l’outragerait encore… »

Et la femme du Juif et ses petits enfants

Imploraient vainement la pitié des passants.

 

Le prêtre Jocelyn fait la leçon à ses paroissiens : « Je fis honte aux Chrétiens de la dureté de leur âme. » L’apologue qu’il leur raconte les fait revenir à de meilleurs senti­ments : « Cette morale du drame a retourné leur âme, et l’on se disputait l’enfant et la femme. »

D’autres auteurs ne se prononcent pas sur les destinées d’Israël, et les Juifs qui paraissent épisodiquement dans leurs récits ne permettent pas de conclure sur leurs sen­timents personnels ; peut-être n’en cultivent-ils pas. C’est le cas d’Alfred de Musset, qui campe, dans L’habit vert, un fripier juif, Munius ; mais ce vieux fripon est roulé à son tour par la grisette Marguerite et ses amis. C’est aussi (p.198) celui de Stendhal, dont Le Juif (Philippo Ebreo), est d’abord un homme, qui raconte à l’auteur sa vie aven­tureuse. On relève, dans le récit, cet admirable raccourci stendhalien :

« Voilà la vie que j’ai menée de 1800 à 1814. Je semblais avoir la bénédiction de Dieu. » « Et le Juif se découvrit avec un respect tendre. »

Chez George Sand, on trouve, dans les Mississipiens, un agioteur du temps de Law, Samuel Bourset, neveu imaginaire du célèbre financier Samuel Bernard, que la romancière, tout comme des générations d’historiens, croyait à tort avoir été un Juif.

Dans l’univers de Balzac, les Juifs foisonnent, croqués sur le vif, et souvent identifiables (Nucingen = Rothschild, Nathan =; Gozlan, docteur Halpersohn = docteur Koreff ou = docteur Knothé). On en compte une trentaine au total. La courtisane à la beauté « sublime » n’y manque pas, ni l’« usurier des toiles» Magus, ou l’usurier tout court Gobseck ; mais le créateur ne manifeste aucune pré­vention à leur égard. Il en va autrement de certains de ses personnages. Lady Dudley, recevant l’écrivain Nathan, dit à son amie : « II y a, mon ange, des plaisirs qui nous coûtent bien cher » (Le Lys dans la vallée). L’étudiant Juste « a dit en 1831 ce qui devait arriver et ce qui est arrivé : les assassinats, les conspirations, le règne des Juifs » (Z. Marcas), Balzac lui-même note la rigidité de l’ostracisme provincial : « L’origine de Mlle de Villenoix et les préjugés que l’on conserve en province contre les Juifs ne lui permettaient pas, malgré sa fortune et celle de son tuteur, d’être reçue dans cette société tout exclu­sive qui s’appelait, à tort ou à raison, la noblesse » (Louis Lambert). La haute société parisienne savait, nous l’avons vu, être moins traditionnaliste.

Nous avons déjà eu l’occasion de citer, à deux reprises, Chateaubriand. Ce gentilhomme breton avait voué aux Juifs une haine tenace, tantôt se réjouissant de la déchéance des immolateurs du Christ (« le genre humain a mis la race juive au lazaret, et sa quarantaine proclamée du haut du calvaire ne finira qu’avec la fin du monde»), tantôt en jalousant leur prospérité (« Heureux Juifs, mar­chands de crucifix, qui gouvernez aujourd’hui la Chré­tienté… Ah ! si vous vouliez changer de peau avec moi, si je pouvais au moins me glisser dans vos coffres-forts, vous voler ce que vous avez dérobé aux fils de famille, (p.199) je serais le plus heureux des hommes »). La contradiction entre ces deux passages des Mémoires d’outre-tombe ne pouvait être levée qu’en prêtant aux Juifs des pouvoirs surnaturels ; c’est aux Rothschild que Chateaubriand attri­buait, paraît-il, l’échec de sa carrière politique.

 

Allemagne

 

(p.212) Arndt, Jahn et les germanomanes.

 

Le culte de la race germanique, qui surgit en Allemagne au début du xix« siècle, est un phénomène sans analogie dans les autres pays : parmi les nationalismes européens qui commencent à rivaliser en exaltation, aucun ne prend cette forme biologisée. C’est presque sans transition que les auteurs passent, entre 1790 et 1815, de l’idée d’une mission spécifiquement allemande à la glorification de la langue, et, de là, à celle du sang allemand, dans le cadre d’un « contre-messianisme » particulariste qui se constitue en réplique au messianisme universaliste français. C’est que le drame de la Révolution française reste la donnée fondamentale de la tragédie allemande du xxe siècle, tout, ou presque tout, ayant été dit outre-Rhin dans le domaine qui nous préoccupe plus d’un siècle avant la naissance du mouvement hitlérien.

 

(p.239) Ce monde grandiose qu’il créa fut peuplé par la suite d’Aryens et de Sémites, une imposture à l’échelle wagnérienne. Tout fut spectaculaire chez lui : l’éveil de sa rage antisémite, qui a sa place dans l’histoire de la musique et dans l’histoire de l’Allemagne, en mériterait une autre dans les manuels de psychologie. Cette rage éclata au grand jour en 1850, lorsque Wagner avait trente-sept ans ; auparavant, il nous l’apprend lui-même, il avait milité pour l’émancipation complète des Juifs.

 

(p.251) Mais peut-être Wagner n’a-t-il pas eu de meilleur exégète que Wagner lui-même. Sa vie durant, il s’est expliqué sur une œuvre dans laquelle il cherchait à fondre en une unité indissoluble musique, action thématique et idéologie. Après la période de Zurich, c’est surtout à Bayreuth, à la fin de sa vie, qu’il multiplia les écrits sur l’art, la politique et d’autres sujets. Son antisémitisme ne se démentit pas ; avec le temps, il devint plus funèbre :  « Je tiens la race juive pour l’ennemi né de l’humanité et de tout ce qui est noble ; j il est certain que les Allemands notamment vont périr par elle, et peut-être suis-je encore le dernier Allemand j qui a su s’affirmer contre le judaïsme, qui tient déjà tout sous sa coupe », écrivait-il  en 1881 au roi de Bavière Louis IL (Ce qui ne l’empêche pas de réconforter la même année son imprésario  Angelo Neumann, en butte aux troubles antisémites de Berlin, de critiquer à cette occa­sion les campagnes antisémites et de parler « d’absurdes malentendus » ;   cela  aussi,  c’est Wagner.)   Les  motifs | pessimistes de Schopenhauer s’enrichissent de ceux de ; Gobineau, relatifs à la décadence raciale. « Démon plas­tique de la décadence de l’humanité » : aussi qualifie-t-il le Juif dans un écrit intitulé, ce qui peut-être n’est pas indifférent, Connais-toi toi-même (Erkenne dich selbst). Il y attribue au « Juif » une supériorité malfaisante, et des succès étonnants ; il lui impute l’invention de l’argent, et, pire, celle du papier-monnaie, « machination diaboli­que » ; à la limite, enfin, toute la civilisation occidentale, qui « est un pêle-mêle judaïco-barbare », et nullement « une création chrétienne ». Cette puissance du Juif lui paraît inhérente  à  son   sang,   tellement  puissant  que « même le mélange ne lui nuit pas ; homme ou femme, qu’il s’allie aux races les plus étrangères à la sienne,41 engendre toujours un Juif ».

 

(p.265) La fureur avec laquelle Schopenhauer s’emportait con­tre l’omniprésente « puanteur juive » (foetor judaicus), ce par quoi il entendait la croyance dans la bonté du Créa­teur et dans le libre arbitre, suggère que ce n’est pas d’idées pures qu’il s’agissait pour ce contempteur de la philosophie classique, mais que « les Juifs » désignaient (p.266) chez lui, comme chez les théologiens médiévaux, tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui. Aussi bien s’em­ployait-il par tous les moyens à approfondir le fossé entre les tenants de l’Ancienne et ceux de la Nouvelle Loi : « Les Juifs sont le peuple élu par leur Dieu, qui est le Dieu élu par son peuple, et cela ne concerne personne d’autre qu’eux et lui. » Et encore plus lapidairement : « La patrie du Juif, ce sont les autres Juifs. »

 

(p.268) Dans Humain, trop humain, Nietzsche justifiait la recon­naissance que l’Europe devait porter aux Juifs d’une façon plus réfléchie et plus précise :

« … ce furent des libres penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau des lumières et de l’indépen­dance d’esprit sous la contrainte personnelle la plus dure; c’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir la victoire, et que la chaîne de la civilisation qui nous rattache maintenant aux lumières de la civilisation gréco-romaine soit restée inin­terrompue. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occi-dentaliser à nouveau : ce qui revient à dire en un certain sens, à rendre la mission et l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque. » (Humain, trop humain, § 475, conclu­sion.)

 

(p.270) Il n’est pas indifférent de savoir qu’Otto Weininger avait vu le jour à Vienne, le foyer germanique le plus chaud de l’agitation antijuive, et la seule ville européenne dans laquelle le suffrage universel portait au pouvoir, en 1897, une liste municipale antisémite. Weininger avait alors dix-sept ans ; peu après, il s’attelait à la composi­tion d’un traité psycho-philosophique qui lui apporta la notoriété, mais non le bonheur ; après avoir vainement cherché une consolation dans le baptême, il se suicidait à l’âge de vingt-quatre ans. Son ouvrage s’intitulait Le Sexe et le Caractère (la traduction française date de 1975). Il y traitait, le long de cinq cents pages, de l’infériorité morale et intellectuelle de la femme : pour finir, il y portait une condamnation encore plus cruelle contre le Juif, la différence étant que la femme, au moins, croyait à quelque chose, à savoir en l’homme, tandis que le Juif était démuni de croyance d’une façon absolue. Si Weinin­ger précisait bien que le judaïsme n’était à ses yeux « qu’une orientation de l’esprit, une constitution psychi­que, qui pouvait se manifester chez tout homme, mais qui avait trouvé dans le judaïsme historique sa manifes­tation la plus grandiose », cela n’ébranlait pas le principe du contraste qu’il posait entre l’infini des Germains et le zéro d’Israël. Son livre s’achevait sur une invocation apocalyptique :

« Le genre humain attend un nouveau fondateur de religion, et la lutte approche de son étape décisive, comme en l’an Un de notre ère. A nouveau, l’humanité a le choix entre le judaïsme et le christianisme, entre le commerce et la culture, entre la femme et l’homme, entre l’espèce et l’individu, entre la nullité et la valeur, entre le néant et la divinité ; il n’y a pas de troisième royaume… »

Le Messie qu’il annonçait ainsi lui témoigna de la reconnaissance. (p.271) « II fut le seul Juif digne de vivre », disait de lui Hitler, aux temps de la  « solution finale ».

On peut encore citer le jeune germaniste Moritz Gold-stein, qui reprenait également à son compte ces concep­tions courantes d’un conflit germano-juif, mais y réagis­sait autrement, encore que d’une manière à peine moins suicidaire.

 

(p.272) Campagnes antisémites et néopaïennes.

 

Deux ouvrages, publiés respectivement en 1871 et en 1873, précèdent les débuts de l’agitation antisémite en Allemagne et en Autriche ; l’un comme l’autre se ser­vaient d’arguments déjà connus, mais qui, repris par la presse, discutés dans les réunions publiques, purent béné­ficier cette fois d’une audience autrement vaste que toutes les publications antérieures du xx« siècle.

Le « Juif du Talmud » (Talmudjude) du chanoine Auguste Rohling, centré notamment sur le thème du meurtre rituel, n’était qu’un démarquage du classique « Judaïsme démasqué » (1700) d’Eisenmenger. Mais les titres de Rohling, professeur à l’université impériale de Prague, conféraient à son écrit une meilleure autorité. Son ignorance même du Talmud le servait, car ses gros­sières erreurs ou ses faux, dénoncés par des théologiens plus sérieux, multipliaient les polémiques et assurèrent une grande publicité à son livre. En 1885, il perdait un procès en diffamation d’une manière tellement scanda­leuse qu’il dut quitter sa chaire universitaire ; il n’em­pêche qu’il garda des adeptes à travers toute l’Europe catholique, au point qu’en France, trois traductions de son « Juif du Talmud », dues à trois traducteurs diffé­rents, voyaient le jour en 1889. Les douze procès de meur­tre rituel qui, entre 1867 et 1914, furent engagés contre

(p.273) des Juifs dans l’aire germanique (et qui, à une exception près, se terminèrent par des acquittements) pouvaient être attribués en grande partie à son agitation, authentifiée à Rome par l’organe officieux Civilità Cattolica.

Si le catholique Rohling, épigone de l’antijudaïsme chré­tien sous sa forme la plus sanguinaire, représente le passé, l’ex-socialiste Wilhelm Marr, qui transposa le débat sur le terrain racial, annonce l’avenir. On lui attribue l’invention du terme « antisémitisme », qui s’imposa inter­nationalement en quelques années ; il sut aussi faire vibrer la note apocalyptique qu’on décèle déjà chez Gobineau ou chez Wagner ; mais son écrit à lui paraissait à une heure plus propice.

Son petit livre, intitulé La Victoire du judaïsme sur le germanisme, venait d’autant mieux à son heure que le boum spéculatif déclenché par l’unification de l’Allema­gne fut suivi en 1873 par une débâcle qui ruina nombre de petits spéculateurs. Les nouvelles mœurs financières étaient donc sans conteste des mœurs juives ; et les Juifs, expliquait Marr, venaient de gagner la partie, grâce à leurs « qualités raciales », qui leur avaient permis de résister à toutes les persécutions. « Ils ne méritent aucun repro­che. Ils ont lutté dix-huit siècles durant contre le monde occidental. Ils ont vaincu ce monde, ils l’ont assujetti. Nous sommes les perdants, et il est naturel que le vain­queur clame Vae victis… Nous sommes tellement enjuivés que rien ne peut plus nous sauver, et qu’une brutale explosion antijuive ne peut que retarder l’effondrement de la société enjuivée, sans pouvoir l’empêcher. » (Aucun antisémite ne s’est soucié d’expliquer pourquoi les Aryens se laissaient si facilement enjuiver, tandis que les Juifs étaient hors d’état de s’aryaniser.) « Vous n’arrêterez plus la grande mission du sémitisme. Le césarisme juif — je le répète avec la plus intime conviction — n’est plus qu’une question de temps, et ce n’est qu’après que ce césarisme aura atteint son point culminant qu’un « dieu inconnu » viendra peut-être nous aider… »

II y a à la fois du Gobineau et du Marx dans une telle vision (rappelons que le dernier nommé annonçait lui aussi en 1844 que le judaïsme, qu’il identifiait à la bour­geoisie, avait atteint « la domination universelle »). « C’est la détresse d’un peuple subjugué qui parle par ma plume, concluait Wilhelm Marr, en affectant de s’adresser aux Juifs ; d’un peuple qui gémit aujourd’hui sous votre joug, comme vous avez gémi sous le nôtre, mais qu’avec le (p.274) cours du temps vous avez réussi à mettre sur vos deux épaules. Le « crépuscule des dieux a commencé pour nous. Vous êtes les maîtres, nous sommes les serfs… Finis Germaniae. » En quelques années, le funèbre écrit connut une douzaine d’éditions ; dans les faits, son auteur fit preuve d’un certain optimisme, puisqu’il fondait en 1879 une « Ligue antisémite ».

 

(p.275) En conséquence, Berlin devint en 1880-1881 le théâtre de scènes de violence, d’autant plus que des agitateurs nullement chrétiens — Bernhard Forster, le beau-frère de Nietzsche, ou le jeune instituteur Ernst Henrici — s’en mêlèrent  :  des bandes organisées assaillaient les Juifs dans les rues, les chassaient des cafés, brisaient les vitres de leurs magasins. En province, des synagogues furent brûlées. Cet antisémitisme-là, l’antisémitisme dit 100 p. 100 ou raciste, tombait dans l’aire germanique sur un terrain spécialement favorable, puisque, nous l’avons vu, l’inter­prétation raciale de l’histoire s’y était bien mieux enra­cinée qu’ailleurs — au point que même les défenseurs des Juifs voyaient dans le conflit un affrontement entre « sang étranger » et « sang sémite », et préconisaient les maria­ges mixtes pour remède,  en vue d’une fusion de  ces « sangs ». Et c’est pourquoi aussi le mouvement sioniste, qui (à quelques exceptions près) laissait indifférents les Juifs français, ou même leur faisait peur, trouva de nom­breux partisans en Autriche où il est né et en Allemagne. En 1880, Bernhard Forster, inspiré par un séjour dans le Bayreuth wagnérien, lançait l’idée d’une pétition anti­sémite, qui réclamait un recensement spécial des Juifs en Allemagne,  et leur  exclusion totale de la fonction publique et de l’enseignement ; en quelques semaines, près de 225 000 signatures furent recueillies ; mais si les étu­diants s’y associèrent en grand nombre, un seul profes­seur d’université, l’astronome Johann Zollner, se risqua à la signer. Pourtant, l’orgueilleux corps professoral alle­mand, qui entendait demeurer au-dehors de la mêlée, ne tarda pas lui aussi à y être entraîné. Le coup d’envoi fut donné par le maître à penser de la jeunesse nationaliste allemande, l’historien Heinrich Treitschke.

 

(p.277) L’antisémitisme ainsi intégré aux mœurs bourgeoises, les mouvements et les partis antisémites se multiplièrent ; des congrès internationaux furent réunis (Dresde, 1882 ; Chemnitz, 1883) ; de nombreuses corporations d’étudiants décidaient d’exclure les Juifs de leur sein ; de plus, un usage qui se laisse qualifier de spécifiquement germanique (puisqu’il n’exista qu’en Autriche et en Allemagne) inter­disait aux étudiants de se battre en duel avec les Juifs. Pour le Germain, le duel est une action morale, pour le Juif, il est un mensonge conventionnel, écrivait en 1896 un commentateur ; ainsi, il ne fallait pas croire même les témoins juifs disposés à se laisser égorger.

Un universitaire qui s’était fait connaître par ses travaux philosophiques et sa critique de la religion, Eugen Diïh-ring, multiplia à partir de 1880 ses traités antisémites, aux titres prétentieux et interminables (Die Judenfrage aïs Rassen—, Sitten— und Kulturfrage, 1881 ; Der Ersatz der Religion durch Vollkommeneres und die Ausscheidung des Judentums durch den modernen Volkergeist, 1885, et ainsi de suite). Ce social-démocrate en rupture de ban assurait que les Juifs ne sauraient être convenablement matés que par un régime socialiste ; son influence sur les masses incita Friedrich Engels à lui consacrer spéciale­ment une volumineuse défense et illustration du matéria­lisme dialectique ( « L’Anti-Diihring », 1878). On pourrait aussi citer l’orientaliste Adolf Wahrmund, qui mettait les Allemands en garde contre le « nomadisme dominateur » et la « maturité raciale » des Juifs. Mais tous les écrits pseudo-scientifiques de ce genre furent éclipsés en 1900 par la Genèse du XIXe siècle du wagnérien anglo-allemand Houston Stewart Chamberlain. Cette Bible raciste de haut vol, dans laquelle un chapitre de plus de cent pages était consacré à la démonstration de l’aryanité de Jésus, eut, signe des temps, des admirateurs aussi divers que le président Theodor Roosevelt, Léon Tolstoï et Bernard Shaw, sans parler des enthousiasmes de l’empereur Guil­laume II, que saluait Chamberlain comme un « libéra­teur » : « vous montrez la voie du salut aux Allemands et au reste du genre humain ».

 

(p.278) Le succès électoral de 1893 marque le zénith de l’agita­tion antisémite en Allemagne (et à y regarder de plus près, dans toute l’Europe occidentale). Ensuite, elle com­mença à baisser, et le groupe antisémite du Reichstag se débanda peu à peu (six sièges en 1907, trois en 1912). On peut admettre que l’action de l’« Association de défense » y fut pour quelque chose, mais les vraies rai­sons du déclin apparent sont à chercher ailleurs. En réalité, on constate désormais une évolution dichotomi­que : dilution de l’antisémitisme, qui imprègne une grande partie du corps social allemand d’une part, concentration quasi ésotérique de l’autre.

 

(p.282) En Autriche, les Wandervogel, le mouvement le plus important, se voulut pur-de-Juifs dès sa fondation en 1901 ; à la veille de la première guerre mondiale, l’exclu­sion fut étendue aux Slaves et aux « Latins ». En Alle­magne, la question donnait lieu à des discussions prolon­gées ; finalement, il fut décidé que chaque section pourrait la trancher à sa façon (comme ce fut le cas pour les corporations d’étudiants, au début du xixe siècle). La Freideutsche Jugend admettait les Juifs mais avait tendance (p.283) à les grouper en sections ou troupes particulières. Dans les associations gymnastiques et sportives, l’exclu­sion des Juifs date également du début du XXe siècle et, là encore, les premières initiatives furent prises en Autri-‘che : du reste, en province, il n’y avait parfois personne à exclure, mais le principe de la pureté n’en était proclamé qu’avec davantage d’énergie, semble-t-il.

Face à cet ostracisme, beaucoup de jeunes Juifs for­maient, sur le modèle des associations germaniques, des associations juives, qui servirent de pépinière aux futurs cadres sionistes, et telle était la contagion de l’exemple que le célèbre penseur religieux Martin Buber en vint alors lui aussi à voir dans la « communauté de sang » le substrat indispensable de « l’identité spirituelle ». Faut-il s’étonner si les mouvements de jeunesse germaniques ser­virent de leur côté de serre chaude aux activistes du national-socialisme ?

 

 

La France

 

Avant l’Affaire.

 

(p.284) Si on voulait mesurer la force de l’antisémitisme dans un pays à la quantité d’encre répandue à propos des Juifs, c’est sans doute à la France que reviendrait la palme, à la fin du xixe siècle. L’affaire Dreyfus demeure en effet le procès le plus retentissant de tous les temps ; mais entre autres conséquences, il donna à l’antisémitisme fran­çais une résonance qu’on peut croire artificielle. Qu’on tienne cette affaire pour une honte nationale, ou pour une gloire nationale — sans doute fut-elle les deux à la fois — elle ranima en la décuplant, à partir de 1894, une agitation qui commençait à se diluer tout comme dans les pays germaniques, et pour quelques années, la France devint effectivement la seconde patrie de tous les hommes qui se sentaient concernés, d’une manière ou de l’autre, par le débat international autour des Juifs. Les perspectives historiques s’en sont trouvées faussées, au point que des philosophes ont pu voir dans l’Affaire une répétition générale (heureusement avortée) du nazisme. Il reste qu’avant même qu’elle n’éclate, la France fut, dans le monde occidental, le second foyer des campagnes anti­sémites du type moderne, et qu’il n’y en eut pas de troi­sième : il y eut donc, à ce propos, une sorte de dialogue franco-allemand, dont on est tenté de se demander s’il ne fut pas l’indice, d’une certaine affinité, remontant peut-être à des temps très anciens, lorsque les descen­dants de Charlemagne régnaient des deux côtés du Rhin

(p.285) et que la future Allemagne s’appelait « Francie orien­tale»… Mais, en tout cas, si l’antisémitisme français fut pour une partie calqué sur l’antisémitisme germanique, pour une autre partie il correspondait à une tradition différente, et coulait de sources autochtones.

D’une manière ou d’une autre, il s’agissait en France de certaines séquelles de la Révolution. De ses prolonge­ments idéologiques directs, d’abord : nous avons vu à quel point les mouvements socialistes, qu’ils aient été « utopiques » ou « scientifiques », à la seule exception du saint-simonisme, étaient entachés d’antisémitisme. Mais au cours des années 1880, le relais fut pris par les militants du camp adverse, surtout par des catholiques pour lesquels la Révolution était le Mal incarné, un Mal attribué à un complot ourdi par des forces antichrétiennes et antifrançaises occultes.

C’est en effet en France que s’est formée, au lendemain du drame révolutionnaire, l’école de pensée pour laquelle les complots montés par des ennemis du genre humain constituent la clef majeure de l’histoire universelle. Cette école, dont au xxe siècle les nazis furent les principaux, mais non les seuls adeptes, a la fâcheuse tendance de tirer ses preuves les plus péremptoires de l’absence de preuves, puisque l’efficacité d’une société secrète se mesure le mieux par définition, au secret dont elle sait entourer ses activités. La plus grande ruse du Diable n’est-elle pas de faire croire qu’il n’existe pas ? Des convic­tions de ce genre permettent au dénonciateur de gagner à tous les coups. Pour ce qui est de la Révolution de 1789, l’ennemi invisible fut d’abord figuré par les protestants, mais dès 1807, il est question d’une conspiration juive ; par la suite, les protestants passèrent à l’arrière-plan, tandis que les Juifs et les francs-maçons occupaient alter­nativement ou conjointement l’avant-scène. Au demeurant, les comploteurs étaient le plus souvent censés opérer pour le compte du Diable ou de l’Antéchrist, qui (d’après les révélations de Léo Taxil, acclamées par l’ensemble de l’épiscopat français) leur donnait ses instructions par télé­graphe ou par téléphone : en prenant connaissance de ces exploits de « Satan Franc-Maçon », on en vient à se dire que c’est dans la France de Louis Pasteur et d’Ernest Renan que furent établis les records absolus de la crédu­lité humaine, du moins au xixe siècle.

 

(p.291) Le bestseller français de la deuxième moitié du XIXe siècle : La France Juive d’Edouard Drumont (1886).

(…)

Pourquoi ce subit triomphe ? Drumont était un bon journaliste, et son énorme volume, dont l’index comptait plus de trois mille noms, était une chronique scandaleuse, dans laquelle étaient dénoncés non seulement les inévi­tables Rothschild et autres « fils d’Abraham », mais aussi tout ce qui en France avait un nom, pour peu que ses porteurs aient cultivé des relations avec les Juifs. Il y avait là certes de quoi provoquer de l’intérêt pour le livre : mais non de quoi entourer Drumont de l’auréole de prophète, « révélateur de la Race » (Alphonse Daudet), « le plus grand historien du xixe siècle » (Jules Lemaitre), «observateur visionnaire » (Georges Bernanos).

 

(p.292) Faut-il s’étonner si La France juive trouva ses lecteurs les plus enthousiastes parmi ces « bons prêtres » que Drumont exhortait à « expliquer que la persécution reli­gieuse n’est que la préface du complot organisé par la ruine de la France » ? Mais sans doute sa plus grande habileté fut-elle de « rajeunir la formule » (Barrés), en asseyant une partie de son argumentation sur les prestiges de la science. Tout son livre premier était consacré, sur la foi de sommités aussi peu cléricales que Littré et Renan, au contraste entre « le Sémite mercantile, cupide, intrigant, subtil, rusé » et « l’Aryen enthousiaste, héroï­que, chevaleresque, désintéressé, franc, confiant jusqu’à la naïveté. Le Sémite est un terrien… l’Aryen est un fils du ciel (…) [Le Sémite] vend des lorgnettes ou fabrique des verres de lunettes comme Spinoza, mais il ne découvre pas d’étoiles dans l’immensité des cieux comme Lever-rier », et ainsi de suite. S’étant ainsi mis en règle avec la science de son siècle, Drumont, une centaine de pages plus loin, commençait à récrire à sa façon l’histoire de la France, évoquant les Juifs à travers les paroles ou les actes de Saint Louis et de Bossuet.

En fin de compte, c’est surtout à ce syncrétisme théo-logico-raciste qu’on peut attribuer les triomphes de Dru-mont. Dans cette foulée, La Croix, une fois devenue ouver­tement antisémite, opposait à la « race juive » non pas une race chrétienne, mais la « race franque », un autre jour elle écrivait « qu’en dehors de toute idée religieuse», il serait absurde de penser qu’un Juif puisse devenir un Français. En regard, l’abbé Lémann, un Juif converti, entendait assumer, avec une humilité plus que chrétienne, sa responsabilité de Juif pour le crime de la Crucifixion (« Oui, le bourreau méritait d’être réhabilité avant nous; car le bourreau ne fait mourir que les hommes, les cou­pables, et nous, nous avions fait mourir le Fils de Dieu, l’innocent ! »).

II va de soi que le thème juif devint à partir de 1886 un thème à la mode, un vrai filon pour les journalistes aussi bien que pour les romanciers. Au total, la production (p.293) antisémite française de la Belle Epoque se compte par des centaines, voire des milliers de titres. Certains propos peuvent donner l’impression que l’antisémitisme était en voie de devenir en France, vers 1890, une sorte de monopole catholique. En septembre 1890, La Croix se proclamait fièrement « le journal le plus antijuif de France » ; en mars 1891, le premier numéro d’une feuille éphémère qui s’intitula L’anti-Youtre déplorait que « jus­qu’ici, les cléricaux seuls se sont attaqués à la juiverie », et au plus fort de l’affaire Dreyfus, Georges Clemenceau ne disait pas autre chose, en constatant que « l’antisémi­tisme n’est qu’un nouveau cléricalisme en train de repren­dre l’avantage », A peu près à la même époque, un rédac­teur de La Croix écrivait à son directeur, le P. Vincent de Bailly : « L’affaire de la juiverie passionne de nouveau tous les Chrétiens… Un grand nombre de semi-incrédules commencent à trouver qu’en France, il n’y a de vrais Français que les catholiques », constituant ainsi l’anti­sémitisme en attribut exclusif de la catholicité. Mais tous les catholiques ne pensaient pas ainsi, et surtout, l’anti­sémitisme laïque, scientiste et intégralement raciste, ne manquait pas de champions de son côté.

L’impérissable inspiration voltairienne, par exemple, est manifeste dans les très populaires écrits, si prisés par S. Freud, de l’essayiste et psychologue Gustave Le Bon : « Les Juifs n’ont possédé ni arts, ni sciences, ni industrie, ni rien de ce qui constitue une civilisation… Aucun peuple n’a laissé, d’ailleurs, de livre contenant des récits aussi obscènes que ceux que renferme la Bible à chaque pas. » Le philosophe matérialiste Jules Soury, l’ami et la caution scientifique de Maurice Barrés, s’exprimait pour sa part en termes plus matérialistes : « Faites élever un Juif dans une famille aryenne dès sa naissance (…) ni la nationalité ni le langage n’auront modifié un atome des cellules germinales de ce Juif, par conséquent de la struc­ture et de la texture héréditaires de ses tissus et de ses organes. »

Ce n’est pas pour rien que Soury croyait avoir décou­vert « le substratum cérébral des opérations rationnelles ». On peut citer aussi l’anthropologue illuminé Georges Vacher de Lapouge qui, redoutant l’extinction des Aryens, consignait en 1887 cette vision effectivement prophétique : «Je suis convaincu qu’au siècle prochain, on s’égorgera par milliers pour un ou deux degrés de plus ou de moins dans l’index céphalique… les derniers sentimentaux pourront (p.294) assister à de copieuses exterminations de peuples.» Dans la vie politique, le camp socialiste, tout en com­mençant sur le tard à se distancer d’une idéologie qui était en voie de devenir l’apanage de la bourgeoisie catho­lique, comptait encore dans ses rangs, vers 1900, c’est-à-dire au lendemain de l’affaire Dreyfus, des antisémites convaincus comme le médecin Albert Régnard ou le célè­bre avocat belge Edmond Picard, tandis que René Vivian! ou Alexandre Millerand, par exemple, adoptaient une atti­tude ambiguë. Mais l’ambiguïté — ou ce que nous aurons tendance à qualifier rétrospectivement de ce nom — I paraissait régner à tous les niveaux : en 1892, Guesde et Lafargue eux-mêmes ne dédaignaient pas de se mesurer au cours d’une réunion contradictoire avec deux lieute­nants de Drumont, et en janvier 1898 encore, le parti socia­liste, sous les signatures de Jaurès, de Sembat et de Guesde, renvoyait dreyfusards et antidreyfusards dos à dos, en leurs qualités respectives d’opportunistes et de cléricaux : « Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise ! » D’autres idéo­logues voulaient combiner, tout comme en Allemagne, socialisme et antisémitisme. Au début de 1890, il s’était formé à Paris, sous la présidence de Drumont, une « Ligue antisémitique nationale de France », dont le vice-président, Jacques de Biez, se qualifiait de « national-socialiste ». Ce mouvement descendit dans la rue et chercha à se prolé­tariser, avec pour animateur l’aventureux marquis de Mores, chef d’une bande de forts des Halles et de bou­chers de la Villette. Comme en Allemagne, un groupe antisémite se constitua alors à la Chambre des députés : en novembre 1891, une proposition de loi tendant à l’ex­pulsion générale des Juifs recueillit 32 voix. Comme en Allemagne, il se trouva des auteurs à entreprendre la démonstration de l’aryam’té de Jésus, que Jacques de Biez affiliait patriotiquement à la race celte. Et cependant l’antisémitisme français supporte mal la comparaison avec l’antisémitisme germanique.

 

(p.298) (…) Si Proust a ainsi cruellement mis à nu la psychologie de certains « Israélites », un artiste presque aussi grand que lui, Maurice Barrès, le premier maître à penser du général de Gaulle et de tant d’autres Français illustres, reste le meilleur témoin de la perception antisémite des Juifs, aux temps du Panama.

A lire Barrès, on retrouve l’ambivalence des antisémites français, chez lesquels l’attirance ou même l’admiration sont si clairement perceptibles, derrière la haine. Dès 1890, il s’interrogeait sur « le caractère commun des intelligences juives » : « Le juif est un logicien incompa­rable. Ses raisonnements sont nets et impersonnels, comme un compte en banque (…) Ainsi échappent-ils à la plupart de nos causes d’erreurs. De là leur merveilleuse habileté à conduire leur vie… » Dans le même contexte, Barrés ne dissimulait pas son admiration pour Disraeli, et Léon Blum, qui le connut à l’époque, évoquait en 1935 « la grâce fière et charmante de son accueil, cette noblesse naturelle qui lui permettait de traiter en égal le débutant timide qui passait son seuil. Je suis sûr qu’il avait pour moi de l’amitié vraie… » Ce n’est que pendant l’affaire Dreyfus que Barrés fut atteint de la manie de persécution antisémite, qui empreint du début jusqu’à la fin son grand « Roman de l’Energie nationale » (1897-1902). Réunis dans le salon du baron de Reinach, les financiers juifs « sont le gouvernement de notre pays, auxquels nos ministres demandent de diriger dans l’ombre et sans res­ponsabilités les finances de l’Etat » ; ils n’en sont pas moins des « laquais allemands », mais ces laquais « se mêlaient de négocier la France même ».

 

L’Affaire.

 

De bonne heure, nombre de fils de famille juifs s’étaient lancés à l’assaut des carrières militaires qui, en France, leur étaient ouvertes : dès 1880, ils étaient « proportion­nellement » dix fois plus nombreux à l’Ecole polytechnique que les Chrétiens ; en ce qui concerne l’ensemble du corps des officiers, il comptait, en 1894, près de 1 p. 100 de Juifs (plus de 300 sur 40000), et Drumont s’indignait de voir que les Lévy y étaient déjà plus nombreux que les Martin. Aussi bien la toute première attaque de La Libre Parole, en mai 1892, visait-elle ces traîtres en puissance, un offi­cier juif étant par définition « l’officier qui trafique sans pudeur des secrets de la défense nationale » (de là, la série des duels que nous avons mentionnés). Sans doute un grand nombre d’officiers catholiques partageaient-ils ce jugement, et sans doute le quotidien de Drumont n’avait-il pas complètement tort lorsqu’il ajoutait qu’il «existait chez l’énorme majorité des militaires un sen­timent de répulsion instinctive contre les fils d’Israël ». La médiocre sympathie, si souvent relevée, qu’inspirait le capitaine Alfred Dreyfus à ses frères d’armes, doit être appréciée aussi à cette lumière-là, et sa façon de parler de son « cœur alsacien » (jamais de son « cœur juif ») n’y pouvait rien changer.

Il est vrai qu’en ce qui concerne la genèse policière du drame, « on ne pourrait, sans s’aventurer beaucoup, déter­miner dans quelle mesure exacte le fait que Dreyfus fût juif fit pencher du mauvais côté la balance ». Mais on peut le faire à partir du moment où, en novembre 1894, elle commença à défrayer les journaux, et jusqu’à la fin. L’essentiel a été dit en deux mots par Théodore Herzl, qui, en sa qualité de journaliste, avait assisté au procès et à la dégradation : « Ils ne hurlaient pas « A bas Dreyfus ! » mais « A bas les Juifs ! » Mais s’ils, c’est-à-dire les Français pour une fois quasi unanimes, hurlaient de la sorte, c’est qu’ils étaient patriotiquement excités par l’ensemble de la presse, travaillée à cette fin par l’état-major, et qui par surcroît avait à se faire pardonner d’avoir été naguère (p.300) stipendiée par Reinach, Cornélius Herz et Arton, ces corrupteurs juifs. C’est seulement ainsi qu’on peut s’ex­pliquer « l’extraordinaire intérêt passionnel » (Herzl) porté au procès. Peu nombreux étaient les contemporains à ne pas succomber à la frénésie antisémite de ces semaines. Citons parmi eux Saint-Genest, le chroniqueur militaire du Figaro :

« Eh bien ! avant qu’on le juge, je déclare encore une fois que tout cela est fou. Dreyfus n’est rien, ce procès n’est rien. Ce qui est grave, c’est le spectacle que nous avons donné à l’Europe… »

 

(p.304) L’agitation antisémite en France ne prit nullement fin en été 1898, en même temps que les tumultes de l’Affaire, comme on est souvent porté à le croire. Sous ces rap­ports, l’année 1898 se laisse même considérer comme un point de départ tout comme un point d’arrivée. Certes, l’affaire Dreyfus fit éclore une génération nouvelle de témoins chrétiens, d’écrivains et de penseurs chez lesquels la justice rendue aux Juifs orienta désormais leur œuvre — et d’abord, Charles Péguy, le prophète qui, le premier en Europe, défendit, souvent contre les Juifs français eux-mêmes, « le droit d’Israël à la différence » (comme on le dirait de nos jours). Mais cette même année 1898 vit naître nombre d’organisations antisémites nouvelles, telles que la Ligue de la patrie française, présidée par le poète François Coppée, la Jeunesse nationale et antisémite, pré­sidée par Drumont, et surtout L’Action française de Char­les Maurras et Léon Daudet. Si le premier nommé devint le théoricien le plus écouté d’un nationalisme « intégral », auquel l’antisémitisme servit jusqu’à l’invasion nazie comme de pierre de touche, le second fut un polémiste particulièrement efficace, au « style charnel, olfactif », n’épargnant ni son ami Marcel Schwob, avec « son extrême laideur ethnique, boursouflée, ses grosses lèvres de jambon » ni les Juifs accusés de meurtre rituel en Russie, « animaux à face humaine qui oscillent avec mono­tonie de l’or à l’obscénité », et apercevant la main d’Israël même dans les dérèglements de la nature, tels que l’inon­dation parisienne de 1910. Sur ce dernier point, son argu­mentation reflète fort bien en quoi le style antisémite moderne différait du style médiéval. Pour le fanatique du Moyen Age, c’est sciemment que, par exemple, le Juif propageait la peste ; pour son émule moderne, sa spécu­lation sur le bois entraînait des déboisements, qui entraî­naient les inondations : ainsi donc, dans le premier cas, le Juif était nocif délibérément et en vertu de son idéo­logie, dans le second, il pouvait l’être à son insu et en

 

  1. L’Europe suicidaire, Calmann-Lévy, 1977, pp. 75-78.

 

(p.305) raison de sa nature — ce qui, du point de vue de la rationalité, n’était guère un progrès.

 

(p.306) /Clémenceau, essayiste en 1898 avec/

Au pied du Sinaï, un recueil de nouvelles sur les Juifs de Galicie (qu’il avait eu l’occasion d’approcher lors de ses cures à Carlsbad). Certes, le poncif n’en est pas absent — « Ce qui domine à Busk, après le canard et l’oie, c’est le Juif crasseux (…) des nez crochus, des mains en griffes s’accrochant aux choses obscures, et ne les lâchant que contre monnaie sonnante. » Mais c’est l’admiration qui l’emporte, et de loin, pour « cette race énergique, partout répandue sur la terre, toujours combattue, toujours vivante (…) possédant le plus précieux trésor, le don de vouloir et de faire ». Pourtant, comment les Juifs employaient-ils ce capital ? A en entendre Clemenceau, grâce à lui, ils espéraient devenir les maîtres du monde : « Méprisé, haï, persécuté pour nous avoir imposé des dieux de son sang, [le Sémite] a voulu se reprendre et s’achever par la domination de la terre. » Sémite, ici, est synonyme de Juif ; ailleurs, sémitisme ou judaïsme désignent, chez Clemenceau, comme chez Karl Marx et tant d’autres, le règne de l’argent en général : « Le sémi­tisme, tel que nous en voyons présentement tant d’exem­ples chez les enfants de Sem et de Japhet… » Ailleurs encore, il se réclame de son idéalisme aryen pour déplo­rer la montée de l’endurante race. Mais, à sa manière, il conclut sur des paroles d’espoir : « II suffit d’amender les Chrétiens, encore maîtres du monde, pour n’avoir pas besoin d’exterminer les Juifs en vue de leur voler le trône d’opulence jusqu’ici convoité des hommes de tous les temps et de tous les lieux. » C’est sur cette note conciliante que s’achève Au pied du Sindi.

Ainsi donc, tout comme un Wagner ou un Dostoïevski, encore que dans un esprit bien différent, Clemenceau admettait la proximité d’un « règne juif » ! Vingt ans plus tard, en automne 1917, il témoigna d’une autre façon des pouvoirs qu’il prêtait aux enfants d’Israël, puisqu’il accu­sait les Juifs allemands d’être à eux tout seuls les fauteurs de la Révolution et de la défection russes. Sans doute s’agissait-il d’une intoxication du 2e Bureau ou de quelque autre agence, comme on le verra plus loin.

Quelles conclusions tirer ? L’une serait banale : à savoir, qu’un très grand homme, traitant d’un très grand sujet (grande race tragique, écrivait encore Clemenceau), est porté à se contredire plus que quiconque. L’autre serait que jadis antisémitisme et sionisme n’étaient guère incom­patibles, ainsi que l’attestent les propos ou les écrits de Martin Luther, de Fichte, de H. Stewart Chamberlain (p.307) ou de Drumont, pour ne citer que quelques antisémites majeurs. A la réflexion, la proposition se laisserait étendre à Clemenceau, qui n’intitula pas son recueil de nouvelles Au pied des Carpathes, ainsi que l’aurait commandé la géographie.

 

(p.311) On estime à plus de soixante mille le nombre de can-tonistes ainsi recrutés et formés. Pour la mémoire collec­tive juive, ils devinrent des émules des victimes des Croi­sades, qui préférèrent la mort au baptême ; suivant une légende populaire, quelques centaines d’entre eux, qui devaient être baptisés à Kazan, en présence de Nicolas Ier, conclurent un pacte de suicide collectif, et plongèrent dans la Volga.

 

(p.313) « Nous descendons tous du Manteau de Gogol », notait Dostoïevski. Le « Yankel » de Tarass Boulba devint en effet le Juif archétypal de la littérature russe. Gogol le voulut exploiteur, lâche et répugnant à souhait, encore qu’il le montre capable de reconnaissance ; mais que lui et ses congénères soient noyés dans le Dniepr par les « seigneurs cosaques » est présenté dans le récit comme allant de soi. Yankel est surtout ridicule, et l’image du « poulet déplumé » dont Gogol s’est servi a fait le tour de la grande littérature russe : on la trouve dans les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, appli­quée au bagnard Issaï Bumstein, ce Juif qui « faisait rire tout le monde sans exception » ; on la retrouve dans le Journal d’un provincial à Pétersbourg de Saltykov, et, légèrement modifiée, dans La steppe de Tchékhov ; sur­vivant à la Révolution, les « Juifs, oiseaux plumés » figu­rent encore dans La Cavalerie Rouge d’Isaac Babel. Non moins ridicule est le Hirschel décrit dans le Jid (1846) de Tourgueniev, mais cette fois, le rire est entrecoupé d’an­goisse, car c’est de l’exécution capitale d’un espion (un de plus) qu’il s’agit :

« Le malheureux Jid était véritablement ridicule à voir, malgré l’horreur de sa situation ; l’affreuse certitude de quitter la vie, sa fille, sa famille, se peignait chez lui par des gestes si étranges, par des cris, des soubresauts si absurdes, que nous ne pouvions nous empêcher de sourire, quelque attristante que fût cette scène… »

 

(p.318) Ainsi, tout comme Dostoïevski, le patriarche de Iasnaïa Poliana se laissait contaminer à la fin de sa vie par la mythologie aryenne ; et tous les deux le faisaient sur l’autorité d’une science occidentale dans laquelle ils voyaient, chacun à sa manière, une fausse valeur, peut-être même la dernière ruse du Malin.

Cependant, à la fin du xixe siècle, l’attitude des intellec­tuels russes change à nouveau : il devient gênant, presque indécent d’attaquer les Juifs. Ce n’est pas que les réus­sites financières, qui, en 1870-1880, paraissaient si mena­çantes, soient devenues exceptionnelles ; au contraire, ] Russie devient « le pays des possibilités illimitées », et les Juifs en tirent profit au même titre que tant d’Alle­mands, de Grecs, d’Arméniens, et aussi, de marchands autochtones. Mais voici qu’on les pille et les assassine en nombre croissant : dans les faits, les pogromes ne s’abattent que sur les prolétaires juifs, et cependant, tout (p.319) se passe comme si les Rothschild ou les Poliakov avaient du coup été rendus inoffensifs, tant il est vrai que le peuple dispersé d’Israël ne forme qu’un seul corps aux yeux des nations. On exagérera à peine en écrivant que désormais, les écrivains russes (du moins, ceux dont la postérité a retenu les noms) appliquent en la matière le principe aut bene, aut nihil. Et c’est ainsi que les deux grands peintres de mœurs Saltykov et Leskov, qui avant les pogromes de 1881-1882 paraissaient rivaliser en féro­cité, se transmuent en défenseurs passionnés. Seul parmi les grands écrivains russes de la nouvelle génération, Tchékhov se permettra dans de nombreux contes de railler les Juifs, sans fiel aucun, mais aussi, sans le moindre complexe. D’autres, par exemple Maxime Gorki, avoue­ront que la seule idée du Juif les remplit « de confusion et de honte » : en conséquence, ce personnage est toujours « bon » chez eux. On reconnaîtra dans cette évolution la haute idée que les écrivains russes se faisaient de leur mission.

 

(p.319) Le chemin des pogromes.

Depuis que la majeure partie de la Pologne avait été annexée à la Russie, les nouvelles autorités avaient à affronter, entre beaucoup d’autres problèmes, celui des «meurtres rituels juifs », qui, au milieu du xviif siècle, avait beaucoup agité l’opinion polonaise. Dans sa grande enquête de 1799-1800, Gabriel Derjavine opinait, en homme des Lumières, que bien que la loi de Moïse ne prescrive rien de tel, il était hautement probable que des Juifs fanatiques commettent de temps en temps de tels crimes. Une trentaine d’années plus tard, Nicolas I » raisonnait d’une manière assez semblable : « Sans penser que cet usage puisse être commun à tous les Juifs, je ne saurais repousser l’idée qu’il existe parmi eux des fanatiques aussi affreux que ceux qu’on trouve parmi nous autres Chrétiens. » En 1840, « l’affaire de Damas » avait ranimé à travers toute l’Europe l’antique soupçon. Pour en avoir le cœur net, le tsar chargea ses fonctionnaires, et notam­ment le célèbre folkloriste et lexicographe Vladimir Dahl, (p.320) d’une nouvelle enquête. Celui-ci, dans un travail de plus de cent pages, se rangeait pratiquement à l’opinion de Nicolas Ier, en concluant que les meurtres rituels n’étaient ni pratiqués ni même connus par la majorité des Juifs, mais qu’ils étaient bel et bien d’usage chez « la fanatique secte des Hassids » (que leurs adversaires juifs eux aussi accusaient « d’horribles usages secrets »). Le travail de Dahl fut imprimé en 1844 en dix exemplaires, réservés, sans doute par souci de l’ordre public, à quelques hauts fonctionnaires seulement, et le public, les Juifs y coin-­pris, n’en eut jamais connaissance. Cependant, des procès de meurtre rituel avaient lieu de temps en temps : ainsi, en 1879, à Koutaïs dans le Caucase (c’est ce procès qui éveilla les soupçons de Dostoïevski). A la même époque, l’ex-prêtre  polonais   Hippolyte  Lutostanski,   qui  s’était converti à l’orthodoxie, rédigeait un long traité sur les meurtres rituels ; il en offrait un exemplaire au prince héritier, le futur Alexandre III, qui, en récompense, lui fit présent d’une bague sertie de diamants ; d’où l’on voit à quel point, depuis l’ère de son grand-père Nicolas, les’ superstitions   antijuives   s’étaient  épaissies  au  sein de; la famille Romanov.  En même temps, une discussion; publique s’engageait à ce sujet, et le semi-officiel Novoïil Vrémia, le plus important quotidien russe, publiait une étude de l’historien Nicolas Kostomarov sur les crimes rituels que les Juifs auraient jadis commis en Ukraine, Mais il va de soi qu’à l’exemple occidental, les Russes: lettrés de l’époque s’engouaient plus facilement pour les \ fantasmes  politico-économiques  du  jour  que  pour leS: délires antiques. Dès 1862, l’idéologue slavophile Ivan Aksa-kov s’était élevé contre l’émancipation des Juifs, et eii 1867, il revenait à la charge, paraphrasant, le détail est< à noter, la fameuse formule de Karl Marx :  « La vraie question, écrivait-il, n’est pas d’émanciper les Juifs, mais d’émanciper la population russe des Juifs, de libérer les hommes russes du Sud-Ouest du joug juif. » Peu après, Aksakov trouvait un allié efficace en la personne de Jacob; Brafman.

 

(p.323) Effectivement, au cours de la Semaine sainte 1881, une semaine de tous temps propice aux excès antijuifs, un pogrome éclatait à Elisavetgrad (le Kirovograd actuel), suivi d’autres, plus importants, à Kiev et à Odessa, et dans plusieurs dizaines d’autres localités moyennes ou petites. Leur déroulement semble avoir été partout le même : des agitateurs venus on ne sait d’où distribuaient des tracts antisémites et assuraient que le nouveau tsar souhaitait venger son père en faisant régler leur compte aux Juifs. Les pillages des maisons juives, accom­pagnés de voies de fait plus ou moins graves, se pour­suivaient ensuite au grand jour ; la police et l’armée, au début du moins, laissaient faire. Aux douteurs, les agita­teurs montraient des écrits qu’ils prétendaient officiels (ainsi, à Poltava, une proclamation antisémite allemande, traduite et publiée dans le journal local !). Il y eut aussi des cas où des paysans se faisaient certifier par écrit qu’ils avaient le droit de ne pas assaillir les Juifs ; d’autre part, la notion de « judaïsme » et ses limites ne faisaient pas problème, pour le peuple : à Kiev, la foule se jetait sur les passants vêtus à l’européenne et ne les relâchait qu’après qu’ils avaient fait le signe de la croix.

 

(p.324) Le 11 mai 1881, le tsar assurait à une délégation de notables juifs que les troubles étaient le fait des « anar­chistes », et qu’il saurait y mettre fin ; mais il parlait aussi de l’exploitation par les Juifs des masses populaires, dans laquelle il voyait la cause profonde des pogromes. En même temps, il faisait hâter les enquêtes en cours. A mesure que celles-ci établissaient le rôle mineur joué par les révolutionnaires dans le déchaînement des pogromes, il imputait aux Juifs une part de responsabilité croissante, et, après la dernière flambée, en mai 1883, il traçait de sa propre main la résolution : « Cela est fort affligeant, mais je n’en vois pas la fin, car ces Jids sont trop haïs par les Russes et tant qu’ils continueront à exploiter les Chrétiens cette haine ne désarmera pas. »

Les victimes étaient donc les coupables. Antérieurement, le tsar avait pris deux décisions. En mai 1882, il avait fait édicter des décrets ou « règlements provisoires » destinés dans son esprit à soustraire les Chrétiens à l’exploitation juive. En février 1883, il avait institué une « Commission suprême pour la révision des lois en vigueur sur les Juifs ». Cette commission, présidée par l’ancien ministre de la Justice Pahlen et composée de hauts fonctionnaires, abou­tit, au bout de cinq années de labeur, à la conclusion qu’à la racine du mal se trouvait la discrimination antijuive. Elle préconisait donc l’abolition des lois d’exception, aux fins « d’une fusion aussi intime que possible des Juifs avec la population chrétienne générale ; le système des mesures répressives et exceptionnelles doit céder la place à un système de lois d’affranchissement égalitaire pro­gressif ».

 

(p.325) Pour commencer, les premiers « règlements provi­soires » de 1882 rétrécirent la zone de résidence, interdi­sant aux Juifs de s’installer librement à la campagne, ou ils étaient censés exploiter la paysannerie, ainsi que dans certaines villes (dont Kiev, la « mère des villes russes », et Yalta, la résidence impériale en Crimée), et déclassant au surplus de nombreuses « bourgades » (Miéstetchki) en « villages ». La notion d’exploitation était entendue dans un sens très large : c’est ainsi qu’en 1884, le général Dren-teln, gouverneur général de la région du Sud-Ouest, ordon­nait la fermeture d’une école artisanale qui depuis 1861 fonctionnait à Jitomir, avec la motivation suivante :

« Compte tenu de ce que dans les villes et localités de la région du Sud-Ouest, les Juifs constituent la majeure partie des artisans et empêchent ainsi le développement de l’artisanat dans la population autochtone exploitée par eux, une école artisanale, dont les Chrétiens ne possèdent pas l’équivalent, constitue entre les mains des Juifs une arme supplémentaire pour l’exploitation de la population autochtone. »

Dans une telle optique, tout Juif, et quel que fût son métier, devenait un exploiteur, censé priver de gagne-pain un Chrétien. Il est vrai que pour le général Drenteln, la « supériorité intellectuelle des Juifs » faisait d’eux des concurrents invincibles dans tous les domaines ; aussi bien conseillait-il de stimuler autant que possible leur émigration. Les autorités de Saint-Pétersbourg, aussi l’es­timaient désormais souhaitable, tout en se gardant de le proclamer officiellement, et, d’après une célèbre formule surgie dans l’entourage d’Alexandre III, la question juive finirait pas se résoudre d’elle-même : « Un tiers des Juifs émigrera, un tiers se convertira, un tiers périra. »

Entre-temps, cantonnés dans leur zone de résidence, les Juifs se trouvaient de plus en plus concentrés dans les villes, où ils étaient parfois plus nombreux que les Chré­tiens ; non seulement ils ne pouvaient plus élire domicile à la campagne mais l’acquisition de terres et d’immeubles (p.326) leur y fut interdite. Hors de la zone, et notamment dans les deux capitales, où quelques dizaines de Juifs privilé­giés avaient pu s’installer sous le règne d’Alexandre II, des rafles spéciales étaient destinées à en diminuer le nombre par tous les moyens et sous tous les prétextes. A un haut fonctionnaire qui lui décrivait les férocités de sa police, Alexandre III aurait répondu : « Nous ne devons jamais oublier que les Juifs ont crucifié notre Seigneur et versé son sang précieux. » Le propos rappelle que les souffrances des Juifs étaient couramment imputées au légendaire déicide, conformément aux conceptions médiévales. Mais les techniques appliquées lors des rafles étaient des tech­niques très modernes. Des fichiers spéciaux furent insti­tués dans les commissariats de police ; parmi d’autres mesures anticipant sur les futurs procédés nazis du contrôle et d’identification des « non-Aryens », citons l’in­terdiction de modifier (notamment en les russifiant) les prénoms et l’obligation imposée aux commerçants juifs de Saint-Pétersbourg d’afficher bien visiblement leurs noms et prénoms sur leurs magasins ; dans les passeports, la confession « juif » était souvent indiquée à l’encre rouge. En pratique, l’effet de toutes ces mesures était tem­péré par la proverbiale vénalité de la police russe, ce qui à son tour n’était pas de nature à fortifier chez les sujets juifs du tsar le respect de la légalité et de l’ordre établi. Mais la mesure la plus lourde de conséquences, celle qui littéralement condamna la jeunesse juive, ou du moins sa partie déjà russifiée, à militer dans le camp de la révolu­tion, fut prise en été 1887, dans le cadre d’une révision générale de la politique éducative, destinée à juguler le recrutement révolutionnaire.

En juin 1887, le ministère de l’Education publiait, à l’indignation de l’intelligentsia tout entière, sa célèbre « circulaire des cuisiniers », ordonnant de « débarrasser les lycées et gymnases des enfants des cochers, domesti­ques, cuisiniers, blanchisseuses, petits boutiquiers et enfants de ce genre. Car, exception faite pour ceux qui sont exceptionnellement bien doués, il n’est pas indiqué pour les enfants de ces gens de changer de position dans l’exis­tence ». Il s’agissait donc de freiner l’afflux dans les univer­sités des enfants issus des milieux populaires, qui du reste n’arrivaient pas le plus souvent à achever leurs études, et se lançaient d’autant plus ardemment dans l’activisme politique.

En juillet de la même année, cette disposition fut complétée (p.327) par une mesure spéciale visant les Juifs, qui désor­mais ne devaient être admis dans les établissements d’enseignement secondaire qu’à raison de 10 p. 100 du nombre total des élèves dans la « zone », de 3 p. 100 dans les deux capitales, et de 5 p. 100 ailleurs ; en 1901, ces quotas étaient réduits à 7 p. 100, 2 p. 100 et 3 p. 100 respec­tivement, mais ils furent portés, dans l’enseignement secondaire uniquement, à 15 p. 100, 5 p. 100 et 10 p. 100 en 1909. Ce « numerus clausus » tendait en pratique vers un numerus nullus, puisque, si les Juifs ne constituaient que 3p. 100 de la population de l’empire, ils formaient 25 p. 100 des classes urbaines, dont était issue la quasi-totalité des lycéens. Du reste, même les rares élus qui parvenaient à obtenir un diplôme universitaire étaient empêchés d’en tirer grand profit, la fonction publique, le barreau, l’en­seignement secondaire et bien d’autres carrières devenant progressivement inaccessibles aux Juifs. « Un Juif ne peut pas devenir juge dans un tribunal russe, comme il ne peut pas devenir prêtre dans une église russe ! » s’exclamait le ministre de la Justice en 1912… on peut ajouter que toutes ces exclusions ne visaient que les enfants d’Israël du sexe masculin ; leurs compagnes, auxquelles l’imaginaire chré­tien avait de tous temps fait grâce, en étaient en principe exemptées.

L’irrésistible ascension des « Jids », qui en 1877 faisait trembler les publicistes du Novdie Vrémia, se trouvait donc stoppée à partir de 1887, en même temps que celle du petit peuple des villes, et de la même manière. Ainsi était cimentée une alliance qui, pour ambiguë qu’elle fût à maints égards, s’avéra d’une efficacité exemplaire, et qui dura jusqu’à la révolution de 1917, ou même quelque temps au-delà. Sans doute est-ce par la « circulaire des cuisiniers » (immortalisée par Lénine dans son slogan sur «les cuisinières qui, chez nous, sauront diriger l’Etat»), plus que par tout autre faux pas ou toute autre excen­tricité, que le régime tsariste avait creusé sa propre tombe.

 

La révolte.

 

La vague des pogromes, mais surtout les conclusions qu’en tira le régime, douloureusement ressenties par tous les sujets juifs du tsar, suscita un immédiat et spectaculaire (p.328) revirement dans le secteur déjà russifié ou en voie de russification. Dès l’été 1881, les grandes communautés juives présentaient aux autorités des pétitions dans les­quelles on relève maint commentaire acerbe. Les Juifs de Kiev comparaient ironiquement le judaïsme à une maladie inguérissable, contre laquelle il n’existait qu’un seul remède, de nature miraculeuse : la conversion. Avec une pointe d’ironie plus discrète, les Juifs d’Odessa suppliaient, « si aucune autre solution n’est possible, de rendre légale l’émigration » ; ce à quoi le nouveau ministre de l’Inté­rieur, le comte Ignatiev, rétorquait que la frontière occi­dentale leur était largement ouverte. Avant même la promulgation des premiers règlements provisoires, les organes périodiques juifs recevaient des lettres ou publiaient des articles déchirants :

« Quand je pense comment on a procédé à notre égard, comment on nous a appris à aimer la Russie et les lettres russes, comment on s’y est pris pour nous faire introduire dans nos foyers la langue russe, de sorte que nos enfants n’en connaissent plus d’autre, et comment actuellement on nous fait la chasse et nous persécute — mon cœur se remplit du désespoir le plus corrosif… »

Mais l’identité ainsi affichée, et qui se voulait une identité retrouvée, ne se laissait plus satisfaire par les consolations et les promesses que depuis près de deux millénaires les rabbins avaient coutume de prodiguer aux enfants d’Israël. Une fois de plus dans l’histoire de la dispersion, des Juifs assimilés, des néo-marranes repentis, concevaient leur problématique à l’imitation des Chrétiens, dans les catégories de la pensée politique occidentale; autrement dit, la notion d’un peuple, fût-il éternel, leur paraissait pratiquement indissociable d’une base géogra­phique, voire d’un Etat. Dès 1882, le médecin Léon Pinsker, après avoir dépeint la condition tragique du « peuple-fantôme », un peuple de « revenants » craints et haïs dans tous les pays du monde moderne, concluait son Auto­émancipation sur le cri : « Nous devons enfin posséder notre propre pays, sinon notre propre patrie ! » En même temps, un concept et un mot nouveaux, la « palestino-philie », qu’il appartint à Theodor Herzl de rebaptiser « sionisme », enflammait nombre de jeunes esprits. Des dizaines d’associations « palestinophiles » se constituèrent, telles que les Bilou ou les Amants de Sion (Hovevei Tsion), (p.329) dont les membres les plus hardis partaient pour faire refleurir la Terre Promise, « pour y vivre, et non pas pour y mourir ». Ces idéalistes n’étaient à l’époque que quelques centaines, mais des dizaines de milliers d’esprits plus rassis et plus prudents les approuvaient et les admiraient, sans se décider pour autant de les suivre dans une contrée semi-désertique et malsaine. Ils n’en militaient qu’avec une plus grande ardeur sur place, publiant des bulletins ou des livres, se prodiguant en discours, quêtant des fonds. Suivant un mot célèbre de l’époque, « un sioniste était un Juif qui, aux frais d’un second Juif, en expédiait un troi­sième en Palestine ».

 

(p.330) Mais, malgré l’indignation internationale, malgré le refus des Rothschild français de souscrire des emprunts, ou la baisse des valeurs russes en Allemagne, les persécu­tions ne cessaient de s’aggraver. Aussi bien l’émigration aux seuls Etats-Unis progressait-elle suivant une courbe exponentielle, centuplant entre 1860-1870 et 1900-1910, pour atteindre un chiffre total voisin d’un million et demi (cependant, l’accroissement naturel des Juifs compensait dans l’ensemble ce déficit démographique).

Un autre remède à la condition de Juif en Russie : la conversion (à une religion bien-pensante, ce qui n’était le cas ni de l’Islam, ni des sectes schismatiques russes), qui assurait « une guérison miraculeuse et instantanée », n’entra jamais dans les mœurs. Elle demeurait le fait d’isolés ; il n’y eut pas de vagues collectives de baptêmes, sans doute parce que le procédé était réprouvé non seule­ment par les Juifs, mais aussi par tous les camps de la société russe, et notamment par l’intelligentsia. Le nombre total des conversions qui eurent lieu au xixe siècle est estimé à 85 000.

En revanche, sous le règne des deux derniers tsars, un nombre croissant de jeunes gens et jeunes filles décidaient, plutôt que de se convertir ou d’émigrer, de lutter sur lieu et place contre le régime abhorré. A ce propos, l’historien Simon Doubnov écrivait, non sans lyrisme, qu’en 1905, « les Juifs répliquaient aux pogromes par l’intensification de la lutte révolutionnaire ; l’élément juif fut actif dans tous les détachements de l’armée de libération : chez les démocrates constitutionnels, chez les sociaux-démocrates et chez les sociaux-révolutionnaires ».

 

(p.335) Quant au tsar, il avait au sujet des Juifs des vues bien arrêtées, car il leur portait des sentiments simples et forts, opposant, d’une manière déjà proche de la manière hitlérienne, son bon peuple chrétien, le narod, aux Jids corrupteurs et malfaisants, la différence étant que, contrai­rement au Fùhrer, il croyait, ou feignait de croire, qu’il existait aussi des Juifs innocents.

Les historiens nous décrivent à l’envi la faiblesse de caractère de ce malencontreux autocrate, fasciné sa vie durant par l’image pesante de son père. Il est aussi (p.336) d’usage de faire contraster ses qualités de père de famille et de chrétien scrupuleux avec sa totale incapacité à faire face aux devoirs de sa charge. Non moins grand paraît le contraste entre sa sujétion aux influences de tout ordre — en premier lieu, à celles du couple fatidique constitué par sa femme et Raspoutine — et l’inébranlable fermeté avec laquelle il refusait de changer le moindre iota à la condi­tion des Juifs. Ils restaient pour lui les grands respon­sables de tous les troubles qui agitaient l’empire russe, et les pogromes n’étaient à ses yeux que la réaction naturelle d’un peuple chrétien qu’il croyait indéfectiblement attaché à sa personne. La révolution de 1905 lui inspirait à ce propos le commentaire suivant, peu après la promulgation du « Manifeste constitutionnel » du 17 octobre :

« Au lendemain du Manifeste, écrivait-il à sa mère, les mau­vais éléments levèrent la tête, mais une forte réaction se pro­duisit ensuite, et toute la masse des hommes fidèles se redressa. Le résultat fut bien entendu le même que d’ordinaire, chez nous : le peuple fut exaspéré par l’audace et l’insolence des révolutionnaires et des socialistes, et comme les neuf dixièmes d’entre eux sont des Jids, toute la colère s’est tournée contre eux — d’où les pogromes antijuifs. Il est étonnant de cons­tater avec quelle unanimité ils ont aussitôt éclaté dans toutes les villes de Russie… »

Deux mois après, Nicolas II donnait son assentiment au projet d’une « action commune internationale » contre les Juifs, élaboré peut-être sur ses indications, en tout cas en fonction de ses désirs, par le ministre des Affaires étran­gères, le comte Lamsdorf. Au fond, ce projet n’était que la traduction dans le langage des chancelleries de l’historio-sophie des Protocoles ou du Secret du judaïsme. On y lisait que Karl Marx et Ferdinand Lassalle étaient « d’une origine juive avérée », qu’il était non moins avéré que les mouvements révolutionnaires russes étaient formés et financés par « les milieux capitalistes juifs », et que le suprême « organe nourricier de la lutte » était « la célèbre ligue fondée en 1860 sous le nom d’Alliance Israélite uni­verselle dont le siège central est à Paris, et qui possède des ressources pécuniaires colossales ». Pour faire conve­nablement face au danger, il importait donc de s’entendre avec les deux autres grandes puissances menacées par la subversion juive, qui étaient le Reich allemand et l’Eglise catholique :

« On ne saurait douter qu’un échange de vues confiant et cordial de notre part avec les sphères dirigeantes aussi bien (p.337) de Berlin que de Rome est au plus haut point nécessaire. Il pourrait être le point de départ d’une action commune inter­nationale des plus avantageuses, d’abord du point de vue de l’organisation d’une surveillance vigilante, ensuite de celui d’une lutte commune et active contre l’ennemi général de l’ordre chrétien et monarchique en Europe. Comme première démarche dans la direction indiquée, il paraît souhaitable de se limiter provisoirement à un échange de vues tout à fait confiant avec le gouvernement allemand. »

 

(p.340) Le mode hiérarchique de transmission est suggestivement décrit dans les mémoires d’Alexis Lopoukhine. Au lendemain de la grande vague de pogromes de l’automne 1905, Nicolas II recevait le général Dratchevsky, le gou­verneur de Rostov. Au cours de l’audience, il lui disait que le nombre des victimes juives avait été inférieur à celui auquel il se serait attendu. « Ces indications venues de haut lieu, expliquait Lopoukhine à Witte, seront sans doute transmises oralement par Dratchevsky au chef de la police de Rostov, et seront répercutées de proche en pro­che jusqu’aux brigadiers et simples agents qui, sûrs d’être dans le droit chemin, feront savoir sur les marchés et dans les rues qu’il faut rosser les Jids, et qu’on peut y aller sans rien craindre. » Le IIIe Reich connut des filières du même genre, mais les Russes surent d’instinct exceller dans ces jeux de demi-mots et de sous-entendus, contrairement aux Allemands.

Corps par corps, l’armée russe cultivait un antisémi­tisme encore plus virulent que la police, ainsi que le cons­tatait en 1908 un auteur. La constatation a du reste une portée générale, et l’on peut se reporter à ce propos aux chapitres précédents : sous la « Belle Epoque » euro­péenne, la malveillance à l’égard du peuple cosmopolite se trouvait promue à la dignité d’une vertu militaire dans presque tous les pays. Dans le cas russe, le devoir de réprimer les désordres engendrait tant chez les généraux que chez les simples soldats un conflit spécifique, qu’évo­quait candidement en 1903 le vice-ministre de l’Intérieur, en disant « qu’il était impossible de permettre aux soldats de tirer sur des Chrétiens, afin de protéger des Juifs ». Le dilemme se comprend d’autant mieux que la fête de récon­ciliation chrétienne de Pâques était aussi la grande saison des pogromes ; l’impunité dont bénéficièrent ceux de 1881-1883 s’éclaire mieux de la sorte elle aussi. Mais c’est sur­tout au cours de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 que l’armée devint une serre chaude de l’antisémitisme, que des proclamations et brochures antijuives étaient distri­buées aux jeunes recrues, et que fut inauguré l’usage moderne de constituer les Jids en boucs émissaires des défaites. Il n’empêche que certains généraux louaient dans leurs ordres du jour le courage des soldats juifs, dont les hauts faits en venaient à être glorifiés par les correspon­dants militaires des journaux antisémites : fraternelle

(p.341) éthique des combats, mais aussi Russie, pays des grands contrastes.

 

(p.345) Il n’est pas facile de faire l’anatomie d’un pogrome, même lorsqu’on dispose, ainsi que c’est le cas pour celui de Kichinev, d’un dossier très complet (dossier qui inci­demment nous révèle la haute tenue et l’indépendance de l’administration judiciaire, dans la Russie des contrastes). En 1903, Kichinev, chef-lieu de la Bessarabie et ville à 45 p. 100 juive, paraissait vivre encore à l’abri des troubles politiques ; mais le propriétaire de l’unique quotidien local, Paul Krouchevane, ne cessait d’agiter dans sa feuille, ainsi que dans celle qu’il publiait à Pétersbourg, toute la gamme des sentiments antisémites (il fut aussi le premier éditeur des Protocoles). Aussi bien le meurtre d’un ado­lescent, en février 1903, fut-il attribué par la rumeur publi­que aux Juifs, et il en fut de même pour quelques autres décès jugés suspects, à travers l’Ukraine.

A l’approche de Pâques, des appels à la vengeance, signés par un « Parti des travailleurs vrais Chrétiens », furent distribués dans les débits de boisson de Kichinev. Les Juifs meurtriers du Seigneur y étaient accusés de sucer le sang chrétien et d’exciter la population contre « notre père le tsar, qui sait quel peuple ignoble, malicieux et cupide sont les Jids, et qui refuse de les affranchir (…) Venez à notre secours, précipitez-vous sur les sales Jids. Nous sommes déjà nombreux.

« Faites lire cet appel par vos clients, ou nous mettrons en pièces votre débit ; nous le saurons, nos gens fré­quentent votre débit. »

A la veille de la fête, la ville entière savait de science certaine que quelque chose de grave allait se passer, mais les autorités civiles et militaires s’en tenaient à une inac­tion apparemment concertée. Lorsque le dimanche de Pâques (6 avril) le pogrome commença, rien ne fut changé aux festivités et visites protocolaires, le gouverneur restait chez lui, le chef de police passait l’après-midi chez l’évêque, l’orchestre militaire continuait à jouer sur la place, tan­dis que sur son pourtour, la foule assaillait les Juifs et commençait à incendier leurs maisons. L’armée n’entra en action que le lundi soir, arrêta quelques centaines de pogromistes et rétablit le calme en quelques minutes, sans avoir tiré un seul coup de feu. Le niveau des responsabi­lités, soit à Kichinev, soit à Pétersbourg, resta obscur. (…)

 

(p.346) Encore moins les autorités russes avaient-elles prévu l’immensité du scandale. Tous les journaux respectables d’Europe et d’Amérique clamaient leur indignation et fus­tigeaient la barbarie russe ; certes, les journalistes juifs et leurs amis faisaient de leur mieux, mais ils étaient loin d’être les seuls à crier au massacre. Ainsi, Guillaume II, tout en approuvant la raclée infligée aux enfants d’Israël, s’emparait de l’occasion pour faire une crasse à son « cher cousin Nicky » et ordonnait de diffuser la nouvelle que le tsar avait félicité les pogromistes. Le chancelier Bulow expliquait qu’il fallait s’y prendre « de manière à ce qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à nous ; il est surtout impor­tant de faire publier la chose dans la presse anglaise, fran­çaise, américaine et italienne ». Une fois de plus, les anti­sémites russes pouvaient maudire la puissance et la perfidie de la juiverie internationale. En même temps, les journaux du monde entier diffusaient une violente protes­tation contre « les bestialités commises par des hommes russes », signée par 317 écrivains et artistes, dont Léon Tolstoï. L’affaire tourna donc au désastre pour le bon renom de la Russie, naturalisant dans toutes les langues le terme de pogrome.

 

(p.347) Il n’en reste pas moins que le nombre total des vic­times : 810 tués et 1 770 blessés demeurait inférieur à celui du désastre de Tomsk. On ne peut s’empêcher d’avoir une pensée nostalgique pour un passé où le massacre de 810 Juifs suscitait une réprobation universelle, et où l’au­tocrate responsable refusait de « défendre une cause pure avec des méthodes malpropres ». Il est vrai aussi qu’au lendemain de ces événements, des nouvelles méthodes et de nouveaux arguments faisaient leur apparition en Russie.

 

(p.348) Mais c’est en discourant à la tribune de la Douma sur les meurtres rituels que le démagogue Nicolas Markov annon­çait, pour le jour où le peuple russe y verrait enfin clair, le pogrome universel et final :

« … Le jour où avec votre complicité, messieurs de la gau­che, le peuple russe se convaincra définitivement que tout est truqué, qu’il n’y a plus de justice, qu’il n’est pas possible de démasquer devant un tribunal le Judéen qui égorge l’enfant russe et boit son sang, que ni la police, ni les gouverneurs, ni les ministres, ni les législateurs suprêmes ne sont d’aucun secours — ce jour-là, messieurs, il y aura des pogromes de Juifs. Ce n’est pas moi qui l’aurai voulu, messieurs, ni l’Union du peuple russe : c’est vous qui aurez créé les pogromes, et ces pogromes ne ressembleront pas à ceux qui ont eu lieu jusqu’ici, ce ne seront pas des pogromes d’édredons de Jids, mais tous les Jids seront proprement égorgés jusqu’au der­nier ! »

 

(p.349) La législation tsariste elle aussi commençait à s’écarter du principe conformément auquel un Juif converti deve­nait « un Chrétien comme les autres ». Dès 1906, il était question d’interdire aux fils des convertis l’accès des écoles militaires ; une loi promulguée en 1912 interdisait d’une façon générale la promotion au rang d’officier tant des fils que des petits-fils. Le clergé de son côté en vint à mettre en question la validité du baptême, dans le cas des conversions de pure forme, et un avocat membre de la Douma, qui s’y était spécialisé dans la défense de ses anciens coreligionnaires, se vit interdire l’enterrement au cimetière chrétien.

Mais c’est sur le terrain du meurtre rituel que le régime livra sa dernière grande bataille contre les Juifs. On a sou­vent comparé l’affaire Beilis à l’affaire Dreyfus, et il est de fait que le procès de Kiev de 1913 fit couler à peu près autant d’encre et fut à peu près aussi long que le procès de Rennes de 1898. En tant que procès qui se voulut édi­fiant, il se laisserait aussi mettre en regard des « grands procès de Moscou », bien qu’il aille de soi que la mise en scène tsariste ne souffrait pas la comparaison avec la régie stalinienne. Mais les affaires de meurtre rituel apparte­naient à une catégorie bien à part, surtout dans la pers­pective juive : ainsi que l’écrivait à l’époque le penseur Ahad Ha’am, « cette accusation constitue le cas solitaire dans lequel l’adhésion générale à une idée [que le monde nourrit] à notre sujet ne nous pousse pas à nous deman­der si le monde n’a pas raison et si nous ne sommes pas dans le tort, car cette accusation est fondée sur un men­songe absolu, et n’est même pas étayée par une fausse inférence du particulier au général ».

Le 20 mars 1911, le cadavre exsangue d’un garçonnet de treize ans, André louchtchinsky, fut découvert dans la banlieue de Kiev. Aussitôt, la presse antisémite cria au meurtre rituel, et tant à Kiev qu’à Pétersbourg, l’Union du peuple russe s’efforçait de faire orienter l’enquête en ce sens, tandis qu’à la Douma, son porte-parole, Zamyslovsky, interpellait dès le 18 avril le gouvernement sur les lenteurs (p.350) de cette enquête. C’est qu’au cours des premières semaines, le coupable juif ne se laissait pas trouver, en raison de la conscience professionnelle de la magistrature et de la police criminelle de Kiev. Il fallut donc d’abord faire limoger ou déplacer un juge d’instruction et deux ou trois policiers, ce à quoi le ministre de la Justice, Chtche-glovitov, se prêta volontiers. Un Juif égorgeur put alors être procuré, en la personne de Mendel Beilis, le contre­maître de la briqueterie près de laquelle avait été trouvé le cadavre. On a pu comparer ce figurant à Dreyfus, en ce sens qu’il était aussi peu compréhensif des valeurs en jeu que le célèbre capitaine (au surplus, ce prétendu sacrifi­cateur n’était pas un Juif pratiquant).

Mais il apparut peu à peu que l’affaire se présentait aussi mal que possible. La presse libérale ne restait pas non plus inactive. Un rédacteur du journal Kievskaïa Mysl entreprit une enquête pour son compte personnel et tomba sur la piste des vrais assassins, une bande de voleurs qui avaient égorgé l’enfant par crainte de son témoignage, en maquillant leur crime de façon qu’il puisse être mis sur le dos des Juifs. Un tout autre genre de souci étaient les réactions internationales : « La presse étran­gère harcèle le gouvernement russe d’une manière inouïe et sauvage », se plaignait Beletsky, le directeur du dépar­tement de police. En décembre 1911, les Etats-Unis en vinrent à dénoncer le traité de commerce russo-américain. Cherchant à complaire à son gouvernement, l’ambassa­deur russe commentait : « Cet incident prouve surtout que les Américains se trouvent encore à un stade assez primitif du développement social ! » (Dans le même style, l’ambassadeur nazi à Sofia blâmera trente ans après les Bulgares, qui protégeaient les Juifs, « d’être tout particu­lièrement dépourvus de la compréhension idéologique allemande ».)

 

(p.353) En effet, il posa deux questions au jury : le petit André avait-il été assassiné dans une briqueterie appartenant aux Juifs, « de manière à provoquer d’atroces souffrances et une hémorragie totale qui entraîna sa mort » ; et Beilis était-il coupable d’avoir, de concert avec des inconnus et « pour des motifs de fanatisme religieux », commis cet assassinat ? De la manière dont les questions avaient été rédigées, le jury, tout en répondant non à la deuxième question, ne pouvait dans sa simplicité que répondre oui à la première, dont toute référence explicite à un meurtre rituel avait été évincée. Mais ainsi qu’il fallait s’y attendre, les agences télégraphiques et une partie de la presse n’y regardèrent pas de si près ; le oui du jury et la mention de la briqueterie juive paraissaient signifier qu’il s’était rallié à la thèse antisémite.

En conséquence, les deux camps fêtèrent victoire. A première vue, l’accusation paraissait avoir triomphé, ainsi (p.354) que l’assuraient La Croix à Paris, ou la Reichspost à Vienne : plus nuancé, un rédacteur du Daily News de Lon­dres commentait ironiquement : « L’affaire de Kiev a sapé l’intérêt que je portais à la puissance cosmopolite, finan­cière et politique du judaïsme. A quoi a abouti cette force internationale ? A un verdict qui confirme la vieille légende des sacrifices sanglants. » En Russie, le tsar, qui avait fait présent au juge Boldyrev d’une montre en or, se déclarait satisfait sous tous les rapports : « II est certain qu’il y a eu un meurtre rituel, mais je suis heureux que Beilis ait été acquitté, car il est innocent. » Chtcheglovitov et d’autres personnalités félicitaient télégraphiquement « les héros du procès de Kiev », en leur qualité « d’hommes russes indépendants et incorruptibles ». Le populaire auteur mystique Basile Rosanov publiait peu après une brochure bizarrement intitulée Le rapport olfactif et tactile des Juifs avec le sang, dans laquelle il croyait pouvoir produire le verset biblique, passé inaperçu de tous ses prédéces­seurs, qui prescrivait aux Juifs les meurtres rituels, à savoir, un passage du Lévitique relatif au bouc émissaire (X, 16-18) : « N’est-il pas étonnant que personne n’ait relevé ce passage… Tout est clair, trop clair. Sont-ils si aveugles qu’ils ne voient pas ? Pour moi, le petit André est un martyr chrétien. Que nos enfants prient pour lui, comme pour un juste martyrisé… » En effet, il fut question d’ériger une chapelle à proximité de la fameuse brique­terie ; il semble que le projet fut déjoué grâce à une inter­vention de Raspoutine auprès du tsar.

Mais dans l’ensemble, l’acquittement de Beilis pesa beaucoup plus lourd que l’apparente condamnation des Juifs, tant il est vrai qu’un procès s’incarne dans un homme, dont le sort demeure le symbole. C’est ainsi que le résultat fut généralement compris en Russie, où il y eut des explosions de joie dans les rues ; c’est ainsi que l’inter­prétèrent dans leur ensemble des auteurs du temps, et il est de fait que, deux obscures tentatives des nazis mises à part, les procès de meurtre rituel, depuis 1913, ne font plus partie de l’arsenal antisémite occidental.

 

(p.361) A ce propos, il faut remarquer d’abord que si tous les pays belligérants, une fois évanoui le rêve d’une guerre, fraîche et joyeuse, souffrirent les atroces réalités de la guerre des tranchées, c’est en Allemagne que les masses populaires apprirent les premières à connaître les restric­tions de tout ordre, les ersatz plus ou moins frelatés, le rationnement et la sous-alimentation. On a l’impression que ces épreuves de la population civile se cherchèrent dès l’hiver 1915-1916 quelque soulagement de la manière classique. Mais surtout, au niveau articulé ou idéologique, celui auquel sont désignées nommément les entités à haïr, on entrevoit une conjoncture particulière qui, d’une façon plus accusée qu’ailleurs, déviait vers les fils d’Israël les recherches du bouc émissaire.

En effet, puisqu’à la catastrophe universelle on ne pou­vait pas ne pas chercher de fauteur, le Boche remplissait ce rôle pour les Français, tout comme le Hun pour les Britanniques, et les masses russes avaient elles aussi un vieux compte à régler avec le Niémetz. Dans le cas des Allemands, la situation était bien moins claire : une fois passée l’explosion de fureur anti-anglaise, à qui s’en pren­dre, à moins de mettre en accusation tous les ennemis de l’Allemagne, c’est-à-dire la majeure partie des nations dites civilisées ? L’une des issues consistait à admettre l’exis­tence d’un ennemi « supranational », dont le spectre pre­nait d’autant mieux corps que, d’une certaine façon, l’Alle­magne avait elle-même tendance à se considérer comme telle. Une tradition européenne remontant à la Renais­sance au moins, et dont j’ai retracé les avatars dans mon Mythe aryen, lui accordait le statut d’une nation quasi­ment pan-européenne. Un auteur aussi raffiné que Thomas Mann qualifiait en 1916 le peuple allemand de ùbernatio-nales Volk, auquel incombait une responsabilité également « supra-nationale », et qui, face à un monde d’ennemis, incarnait la conscience européenne ; et il arguait, à l’aide d’exemples assez probants, que les haineuses outrances de la propagande française, les écrits malmenant les Boches (p.362) comme autant de « sous-hommes », n’avaient pas leur pen­dant en Allemagne. On voit comment dans ces conditions l’adversaire des Allemands lui aussi se laissait concevoir comme à la fois intérieur et « supra-national », comme une puissance invisible et secrète. Le sociologue juif Franz Oppenheimer rendait compte de cette situation en écrivant, dès avant 1914, que « l’antisémitisme était le visage, tourné vers l’intérieur, du nationalisme chauvin et agressif ». Pour de multiples raisons, dont certaines remontaient au Moyen Age, le chauvinisme germanique gardait même pendant cette guerre les yeux fixés dans cette direction.

 

(p.365) On peut considérer comme tournant décisif de la pre­mière guerre mondiale ce même mois d’août 1916, alors que le commandement suprême passait des mains du général Falkenhayn entre celles du duumvirat Hinden-burg-Ludendorff, le premier couvrant de son autorité de héros national de Tannenberg les décisions du second, brillant stratège et organisateur, « premier maître du quartier général ». Aussitôt, la politique militaire alle­mande prit un cours nouveau, plus dur, anticipant déjà certaines mesures nazies. En octobre, le Grand Quartier général approuvait le projet de Tirpitz d’une guerre sous-marine à outrance et ordonnait la déportation de 400 000 travailleurs civils belges ; une troisième mesure, promulguée le 11 octobre par le ministère de la Guerre, prescrivait le recensement des Juifs mobilisés au front et à l’arrière. Il semble que cette « Judenstatistik » avait été réclamée par le lieutenant-colonel Max Bauer, un officier d’état-major rompu aux intrigues politiques, qui fut le principal artisan de la nomination de Ludendorff et qui devint l’homme de confiance de l’Alldeutscher Verband de Class auprès du commandement suprême. Ludendorff assurait par la suite que ce n’est que pendant la guerre qu’il apprit à connaître la « question juive », notamment grâce à Muller von Hausen, l’éditeur allemand des « Proto­coles », qui lui avait été présenté par Bauer. Le fait est qu’à mesure que le conflit mondial approchait de sa fin, les dirigeants allemands succombaient en nombre crois­sant à l’idée fixe d’une Internationale juive dictant le cours des événements.

Remarquons-le d’ores et déjà (nous aurons à y revenir) : |en sa qualité de fantasme, le Juif international semblait vouloir égorger la mère patrie dans tous les pays belligé­rants ; chez aucun peuple chrétien, il ne pouvait faire figure d’Allié !

 

(p.371) Rentré au printemps 1919 en Allemagne, Ludendorff s’installa à Munich, où l’éphémère « République révolu­tionnaire de Bavière » venait d’être renversée et qui devint aussitôt le principal centre allemand des menées réaction­naires et antisémites. C’est apparemment alors qu’il aper­çut la lumière et, à l’instar de tant de ses frères d’armes et anciens subordonnés, commença à dénoncer la grande tra­hison des Juifs. En même temps, il militait dans les mou­vements vôlkistes, et finit par s’associer au parti nazi (d’après J. Fest, le biographe de Hitler, ce dernier se résignait au début à n’être que « l’annonciateur » du «sauveur» Ludendorff). Il participa donc au putsch du 9 novembre 1923, et passa en jugement avec Hitler et ses lieutenants ; pour sa part, il fut acquitté, le tribunal ayant estimé qu’intellectuellement surmené, il n’avait pas été en possession de toutes ses facultés. Cela ne l’empêcha pas de devenir député (nazi) au Reichstag, de 1924 à 1928, et de faire acte de candidature pour la présidence de la républi­que de Weimar, en 1925. Mais, de plus en plus, et surtout depuis qu’en secondes noces il avait épousé la mystique germanomane Mathilde Kemnitz, il se plongeait dans l’étude de la philosophie de l’histoire, et sa paranoïa se teintait d’un hyperdéterminisme animiste ou magique.

 

L’Empire russe

 

(p.379) Au cours de la première année de la guerre, le comman­dement suprême était assuré par le grand-duc Nicolas, assisté du général Yanouchkevitch, et leur état-major était peuplé de ces extrémistes que nous avons vus à l’œuvre en 1905-1906. Lorsque commença la retraite des troupes rus­ses, la tendance se dessina de recourir à la parade « mos­covite » de 1812, c’est-à-dire à la stratégie de la terre brûlée, et d’évacuer en conséquence toute la population, mais il apparut rapidement qu’en l’occurrence, le procédé gênait les Russes plus qu’il ne gênait les Allemands. Il fut alors décidé de limiter les évacuations aux « Juifs et autres per­sonnages suspects d’espionnage », ainsi que s’exprimait une circulaire du 16 janvier 1915. Au cours de cette pre­mière année, plus d’un demi-million de Juifs fut ainsi déporté à l’intérieur de la Russie ; un moyen plus som­maire, préconisé par le commandement du xvin« corps d’armée, consistait à « expulser les Juifs vers les lignes ennemies, sans en laisser un seul dans le rayon des trou­pes ». C’est dans ces conditions dramatiques que les masses juives purent enfin fouler le sol de la Russie tra­ditionnelle, affamées et démunies de tout, réservoir de choix pour le recrutement révolutionnaire.

En automne 1915, Nicolas II prit la décision d’assumer lui-même le commandement en chef, et choisit le général Alexéev pour chef d’état-major. La pratique des déporta­tions fut alors remplacée par celle des prises d’otages, et les arrestations et procès allèrent en se multipliant. Dans certains cas, il s’agissait d’une justice ultra-sommaire, sui­vie de pendaisons ; dans d’autres, lorsqu’il s’agissait des tribunaux militaires réguliers des corps d’armée, les débats, le plus souvent suivis d’acquittements, confir­maient que les Juifs avaient été bel et bien choisis pour boucs émissaires. D’après une rumeur, ils dissimulaient (p.380) des appareils de télégraphie sans fil dans leurs longues barbes traditionnelles ; une autre coutume qui prêtait à soupçon consistait à garder à la synagogue une corde ou un fil de fer suffisamment longs pour suffire à encercler « la ville », c’est-à-dire le périmètre qu’il fallait s’abstenir de franchir, le samedi. C’étaient donc, aux termes des sentences portées par certains tribunaux militaires, des fils télégraphiques ou téléphoniques, qui permettaient de communiquer avec l’ennemi.

C’est ainsi que, sinon l’armée tout entière du moins une partie du corps des officiers, se fortifiait dans la croyance que les Juifs étaient des espions quasiment par définition, et l’on pourrait aussi rappeler qu’avant de servir aux pro­vocations antisémites, cette croyance avait été cultivée par quelques-uns des plus glorieux auteurs russes. On peut se demander aussi ce qu’il en était en réalité : la connaissance de l’allemand, ou la vivacité d’esprit ou plus simplement l’exaspération, n’incitaient-elles pas dans de nombreux cas les Juifs à aider l’ennemi ? Sans pouvoir l’exclure entièrement, on peut remarquer à ce propos qu’en règle générale, les espions travaillent pour le plus offrant ; l’argent russe ayant aussi peu d’odeur que l’ar­gent allemand, gardons-nous d’attribuer aux traîtres juifs une trop forte dose d’idéalisme.

 

(p.392) Si les bolcheviks avaient pu s’emparer, pratiquement sans coup férir, des deux capitales et de la Russie d’Eu­rope proprement dite, les régions périphériques, en pre­mier lieu le Midi ukrainien et l’immense marche sibé­rienne, échappaient peu après à leur pouvoir. Leurs adversaires les plus déterminés, notamment des dizaines de milliers d’officiers, prenaient le chemin de ces régions « blanches » : la suite des événements suggère l’existence d’une corrélation entre leur combativité et leur judéopho bie. La corrélation ne put que s’accroître lorsqu’on apprit que le dernier tsar et sa famille avaient été massacrés à Ekaterinbourg (Sverdlovsk), sur l’ordre, disait-on, du Juif Jacob Sverdlov, et sous la direction personnelle, disait-on encore, des Juifs Yourovski et Golochtchekine. Le drame ne tarda pas à s’orner de détails aussi impressionnants que fantaisistes : citons la version que l’attaché militaire anglais, le général Alfred Knox, câblait en février 1919 à son gouvernement :

« II y avait deux camps dans le Soviet local : l’un voulait sauver la famille impériale, l’autre était dirigé par cinq Juifs, dont deux étaient des partisans acharnés de l’assassinat. Ces deux Juifs, Vaïnen et Safarov, avaient accompagné Lénine lors de son voyage à travers l’Allemagne. »

Mais l’exécution, qui aujourd’hui encore émeut bien des cœurs, était accompagnée par d’autres signes providen­tiellement antijuifs. La croix gammée n’était-elle pas l’emblème (p.393) personnel de l’impératrice Alexandra ? et ne retrouva-t-on pas parmi les livres qu’elle avait lus pendant son emprisonnement, les Protocoles des Sages de Sion ? C’est du moins ce qu’annoncèrent les enquêteurs de l’ar­mée blanche sibérienne de Koltchak, le « régent suprême » des forces antibolchéviques, et on peut croire que ceux-là mêmes qui naguère tenaient en suspicion « l’Allemande » s’enflammaient désormais à l’idée de venger la martyre. C’est dans ces conditions que la propagande des armées blanches en vint à adopter les appels au massacre des Juifs pour l’un de ses grands thèmes. Cette tendance pré­valut notamment en Russie du Sud, au sein des troupes du général Denikine qui, ne l’oublions pas, s’avancèrent au début de l’automne 1919 jusqu’à Toula, à 200 kilomètres de Moscou, et qui parcouraient donc une partie des provinces de la ci-devant « zone de résidence » des Juifs. Les Volon­taires blancs pouvaient donc satisfaire à loisir leur soif de vengeance, une soif de tout temps inextinguible, les meur­tres, les viols et les pillages ne faisant qu’exaspérer, à tra­vers le fatal engrenage du remords et du crime, les fureurs antijuives. D’ailleurs, les pogromes n’étaient que l’un des symptômes de la dépravation générale des ci-devant « volontaires », dont font si souvent état les souvenirs et les chroniques de leurs généraux. « Nos mœurs sont bes­tiales ; nos cœurs sont remplis d’une vindicte et d’une haine mortelle ; notre justice sommaire est atroce, tout comme le sont les voluptueuses tueries auxquelles se complaisent nombre de nos volontaires. » « Une armée habituée à l’arbitraire, aux pillages et aux saouleries, et conduite par des chefs qui lui donnaient l’exemple de ces pratiques — une telle armée ne pouvait pas sauver la Rus­sie» (général Wrangel). Plus saisissante encore est la condamnation portée par le général Denikine lui-même contre ses troupes : « Le peuple les accueillait joyeuse­ment et avec des génuflexions et il les raccompagnait avec des malédictions. » D’où l’on peut inférer quelles devaient être les épreuves des Juifs ; ceux qui étaient épargnés, c’est-à-dire surtout les résidents des grandes villes, n’en passaient pas moins, lors de l’entrée des Blancs, par tou­tes les affres d’une « torture par la peur », suivant la forte expression de Choulguine.

Tout comme aux temps du batiouchka-tsar, les pogro­mes duraient souvent trois jours francs, au cours desquels le code militaire se trouvait suspendu de facto, et il va de soi qu’ils étaient devenus autrement sanguinaires. Ajoutons (p.394) que les « Verts » et d’autres bandes ukrainiennes riva­lisaient en cruauté avec l’armée dite régulière ; une pro­clamation collective des principaux chefs de bande (« ata-mans ») invoquait même le souvenir des grands saints nationaux, exhortant en leur nom les Chrétiens à en finir une fois pour toutes avec la diabolique engeance juive. Le nombre total des Juifs assassinés en Ukraine en 1918-1920 est estimé à plus de 60 000. En ce qui concerne les troupes blanches, le général Denikine réprouvait pour sa part les pogromes et les autres excès, mais était incapable de les empêcher : du reste, il était couramment accusé de « s’être vendu aux Juifs ». De ce fait, il était encore moins capable de freiner la propagande antisémite ou de prévenir la publication de faux dont certains allaient faire le tour du monde, au cours des inquiètes années du premier après-guerre.

 

Le domaine anglo-saxon

 

L’Angleterre

 

(p.399) Ces passions montantes étaient favorisées par un fac­teur d’un tout autre ordre. Une colonie de plus de 100000 Juifs en provenance de l’Europe de l’Est s’était constituée à l’époque à Londres, dans les quartiers de Whitechapel et de Stepney, et les aborigènes ne considé­raient pas d’un bon œil cette main-d’œuvre taillable et cor­véable à merci. En 1902, l’évêque de Stepney comparait ces miséreux à une armée conquérante, « qui mange le pain des Chrétiens et les chasse de leurs foyers ». Certai­nes offres d’emploi spécifiaient que les postes seraient réservés aux Anglais de souche, et à la veille de la guerre, le Times publiait, sous le titre de « London Ghettoes », un article dans lequel il reprochait aux Juifs étrangers de for­mer un Etat dans l’Etat. Il est vrai qu’en règle générale, la presse et les hommes politiques britanniques, coutumiers des lénifiantes périphrases, ne parlaient pas d’une « Jewish question », mais d’une « Alien question », et il est vrai aussi que Londres abritait nombre d’autres prolétaires étran­gers, notamment des Allemands ; mais entre les deux catégories de « germanophones », les masses populaires ne se souciaient pas de faire le départ. Une apologie de la «race juive » que Francis Galton, le fondateur de l’eugé­nisme, se crut obligé de publier en 1910 suggère en tout cas que c’est les enfants d’Israël qui étaient visés au pre­mier chef ; la race germanique n’avait pas besoin de plai­doyers de cet ordre.

 

En mai 1915, le torpillage du Lusitania, un événement qui émut plus que tout autre, et de loin, les cœurs anglais, aboutit à la convergence de la xénophobie des masses populaires et de l’antisémitisme distingué des élites. Les journaux conservateurs imputaient ce crime de guerre à Albert Ballin en personne, et une campagne se déclenchait pour faire déchoir sir Ernst Cassel de ses titres, ou même de la nationalité britannique (ces deux Juifs allemands n’avaient-ils pas deux fois tort, pour s’être mêlés des affai­res chrétiennes en cherchant à empêcher la guerre, et pour n’y avoir pas réussi ?). Un article du Times assurait que les milieux juifs de Hambourg s’étaient tout spéciale­ment réjouis de la perte du paquebot. Les journaux juifs de Londres reprochaient amèrement au Times « de quali­fier d’Allemands tous les Juifs », ou « de pousser le peuple, jour après jour, à identifier les Juifs aux Allemands ». Quel qu’en ait été le vrai responsable, telle fut en effet la conduite des foules qui, dans toutes les grandes villes anglaises, prenaient d’assaut et pillaient les commerces tenus par des étrangers sans s’enquérir de leurs origines.

Divers hebdomadaires allaient plus loin. Dans The New Witness, G.K. Chesterton évoquait les meurtres rituels commis par les Juifs ; dans The Clarion, un certain M. Thompson renseignait ses lecteurs sur les sources d’inspiration du militarisme prussien : « Les Prussiens,

(p.401) comme les Juifs, étaient originaires d’un territoire exigu, rocheux et stérile, et eux aussi conquirent leur place au soleil en pratiquant le brigandage. Les Prussiens, comme les Juifs, possèdent un dieu tribal dont les principes de combat reposent sur l’effroi qu’il inspire », etc. Dans The National Review, le parlementaire Léo Maxse qui, en 1912, avait été l’un des principaux persécuteurs de Rufus Isaacs et d’Herbert Samuel, élevait en mars 1917 une accusation infiniment plus grave, encore qu’anonyme ; le « Juif inter­national », ayant eu vent du départ de lord Kitchener pour la Russie, en aurait fait part au haut commandement alle­mand, pour faire torpiller le navire qui transportait le héros national. Ce Juif-là était souvent mis en cause de la sorte (au singulier plutôt qu’au pluriel), en sa qualité de « misérable créature calculatrice, sans roi ni patrie » et l’on voit qu’en Grande-Bretagne, la guerre stimulait la montée de l’antisémitisme de bien des manières, en atten­dant que la révolution d’Octobre ne vienne lui fournir des armes autrement efficaces. Avant d’y venir, notons quel­ques faits et quelques propos qui illustrent la persistance, en 1914-1918, de la tradition opposée, cette tradition qui, comme l’écrivait dans un livre intitulé The Jews le pam­phlétaire catholique (d’origine française) Hilaire Belloc, faisait considérer les Juifs comme « les héros d’une épo­pée, les autels d’une religion » : une attitude, ajoutait-il, qui persistait surtout chez certains Britanniques provin­ciaux, nourris par l’Ancien Testament.

 

(p.408) Le véritable affrontement débuta à la fin de l’année 1919. A la Chambre des commu­nes, Winston Churchill, le ministre de la Guerre, justifiait avec son éloquence coutumière la croisade antibolchévique :

« Lénine avait été envoyé en Russie par les Allemands de la même manière dont vous pouvez envoyer une fiole contenant (p.409) une culture de typhus ou du choléra dans les réservoirs d’eau d’une grande ville, et l’effet fut d’une précision étonnante. Aussitôt après son arrivée, Lénine commença à faire signe du doigt ça et là à d’obscurs personnages, dans leurs retraites de New York, de Glasgow, de Berne et en d’autres pays, et il réunit les esprits dirigeants d’une secte formidable, la secte la plus formidable au monde, dont il était le grand prêtre et le chef. Entouré de ces esprits, il entreprit de tailler en pièces, avec une habileté diabolique, toutes les institutions dont dépendaient l’Etat et la nation russes. La Russie gisait dans la poussière… »

Mais qu’était donc cette secte, et qu’étaient ces esprits ? Deux mois plus tard, Churchill paraissait préciser ce point, lors d’un discours dans lequel il s’attaquait aux défaitistes, pacifistes et socialistes anglais : « … Ils veulent détruire toutes les croyances religieuses qui consolent et qui inspirent les âmes humaines. Ils croient dans le Soviet international des Juifs russes et polonais. Nous conti­nuons à avoir confiance dans l’Empire britannique… » On peut admettre que ses amis juifs ou judéo-aristocratiques le pressèrent de préciser encore mieux son idée ; en tout cas, le 8 février 1920, il publiait un grand article dans lequel il partageait les Juifs en trois catégories : ceux qui se conduisent en loyaux citoyens de leurs pays respectifs et ceux qui veulent reconstruire leur propre patrie, « tem­ple de la gloire juive », d’une part ; les Juifs internatio­naux, alias « Juifs terroristes », de l’autre. La description que Churchill faisait de cette troisième catégorie frisait le délire, et les antisémites les plus fré­nétiques pouvaient en faire leur profit. En effet, elle était accusée par lui de tramer depuis le xvm« siècle une conju­ration universelle ; à l’appui, il citait l’ouvrage qu’une certaine Nesta Webster venait de publier sur les sources occultes de la Révolution française. Il assurait aussi qu’en Russie « les intérêts juifs et les lieux du culte juif sont exemptés par les bolcheviks de leur hostilité univer­selle ». Surtout, et laissant de côté les ternes Juifs assimi­lés et loyaux, qui d’après lui ne pouvaient offrir au bolchevisme qu’une « résistance négative », c’est le Dr Weizmann et ses partisans qu’il opposait en conclusion à Léon Trotski, « dont les projets d’un Etat communiste sous domination juive sont contrariés et compromis par le nou­vel idéal [sioniste] ». Les projets de Trotski étaient donc purement juifs ; on voit que pour finir, le ministre de la Guerre se ralliait à une thèse dont les rumeurs attribuaient (p.410) l’élaboration ou la propagation à ses propres ser­vices.

L’article était intitulé Le Sionisme contre le bolchevisme, La lutte pour l’âme du peuple juif. Dans l’exorde, Churchill parlait de ce peuple avec révérence, quasiment à la manière de Disraeli :

« Les uns aiment les Juifs, les autres ne les aiment pas, mais nul homme doué de pensée ne peut nier qu’ils apparaissent sans contredit comme la race la plus remarquable de toutes celles connues jusqu’à ce jour (…) Nulle part la dualité de la nature humaine ne s’exprime avec plus de force, d’une ma­nière plus terrible. Nous devons aux Juifs la révélation chré­tienne et le système de morale qui, même complètement séparé du merveilleux, reste le trésor le plus précieux de l’humanité, qui vaut à lui seul plus que toutes les connaissances et toutes les doctrines. Et voilà qu’à mfre époque, cette étonnante race a créé un autre système de morale et de philosophie, celui-là saturé d’autant de haine que le christianisme l’était d’amour. »

Seuls des hommes dépassant de plusieurs têtes le com­mun des mortels se permettent d’ordinaire de parler de la sorte du « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » (on se prend à songer aux propos qui ont pu être échangés entre de Gaulle et Churchill sur ce peuple, en 1940-1945).

Le Times n’y mettait pas autant de manières pour met­tre en cause « les Juifs » et, lorsque Lloyd George annonça sa décision de traiter avec Moscou, il y répliqua par une campagne en règle. Pour commencer, il publiait, sous le titre Les horreurs du bolchevisme, une lettre adressée par un officier en poste auprès de Denikine à sa femme. L’offi­cier, qui signait « X », s’étendait longuement sur le rôle dirigeant des commissaires juifs. Des lecteurs juifs criti­quèrent les assertions de « X », et furent critiqués à leur tour par des lecteurs chrétiens. En conséquence, le Times put inaugurer dans la page des lettres des lecteurs, la rubrique quotidienne « Les Juifs et le bolchevisme » ; et en profiter pour exprimer son propre avis, de la manière la plus frappante qui soit. Le 27 novembre, le journal publiait, dans l’auguste page des éditoriaux et en gros caractères, une profession de foi signée « Verax », rédigée comme suit :

« … En premier lieu, les Juifs sont une race, dont la religion est adaptée à leur tempérament racial. Le tempérament et la religion ont agi et réagi l’un sur l’autre des millénaires durant, jusqu’à ce qu’ils aient produit un type qu’on distingue du premier coup d’œil de tout autre type racial.

 

(p.411) « Le trait le plus typique de l’esprit juif est son incapacité à pardonner, ou en d’autres termes, sa fidélité à la Loi de Moïse en tant que celle-ci se distingue de la Loi du Christ. A la vérité, tirer vengeance de la Russie devait être exquis pour les Juifs, et ils doivent avoir senti qu’aucun prix n’était trop élevé pour obtenir cette satisfaction… »

 

(p.412) Les agitateurs antisémites de l’ère pré-hitlérienne ne s’y trompèrent pas, pour lesquels cet article marqua l’an zéro de leur hégire : « Quand le Times, en 1920, opéra le lancement mondial des « Protocoles » et les dénonça…» écrivait dans La Vieille France Urbain Gothier. De ce point de vue, la campagne aussitôt engagée aux Etats-Unis par Henry Ford, le roi de l’automobile, parle le même langage que la triomphale montée en flèche de l’édition allemande des « Protocoles » d’abord passée inaperçue. Mais en ce qui concerne Lloyd George, l’ultime manœuvre du Times, suivie d’une salve d’éditoriaux le visant nommément, n’eut pas plus de succès que les précédentes : le 31 mai, Krassine se présentait devant le Premier britannique ( « M. Lloyd George l’a vu, et il est resté en vie », ironisait le lendemain le Manchester Guardian). Le Times, comme s’il venait de tirer ses dernières cartouches, cessa alors de parler du complot juif. La relève fut aussitôt prise par le Morning Post, dont les rédacteurs puisèrent dans les offi­cines des Russes blancs d’autres documents ( « Zunder », « Rappoport », etc.) sur la conspiration anti-chrétienne. Les dix-huit articles ainsi publiés en été 1920 furent ensuite réédités en volume sous le titre de The Cause of thé World Vnrest. A cette époque, nombreux semblent avoir été les (p.413) Anglais de bonne compagnie qui, tel ce gentleman inter­viewé par un rédacteur de L’Œuvre, de Paris, attribuaient tous leurs malheurs, et notamment l’augmentation de l’impôt foncier, aux « Elders of Zion ».

Pour mieux juger des effets immédiats de l’article du Times, arrêtons-nous à un hebdomadaire tout aussi res­pectable, le Spectator. Cet organe consacrait aux « Proto­coles » une bonne partie de son numéro du 15 mai, et il parvenait aux conclusions suivantes :

En premier lieu, l’écrit devait bien avoir pour auteur un e Juif, mais il ne s’agissait que « des rêveries d’un conspira­teur dément qui avait élaboré un plan de campagne pour détruire la chrétienté (…) Que de tels propos aient pu être secrètement tenus par d’autres docteurs juifs à moitié fous, ou consignés en d’autres écrits, n’est aucunement improbable ». Les spéculations politiques effrénées étaient chez eux chose courante : « C’est ici que se manifeste le côté oriental du Juif. » Mais la démence même du projet du Juif inconnu pouvait entraîner sa réalisation ; et c’est pourquoi ses coreligionnaires britanniques étaient conviés, aux fins d’une pacification générale des esprits, à se prê­ter à l’enquête préconisée par le Times, et même de l’exi­ger eux-mêmes, « pour montrer qu’ils ne tentaient pas de terrasser la religion chrétienne, et d’établir une domina­tion juive mondiale ».

 

(p.414) Décidément, en ces mois, l’antisémitisme devenait en Angleterre, tout au moins en ce qui concerne les classes supérieures, une sorte de mode politique ou intellectuelle, procurant sans doute à nombre d’adeptes d’agréables fris­sons. De cette mode, il subsiste un remarquable témoi­gnage littéraire : au début de 1922, John Galsworthy faisait représenter sa pièce « Loyalties », consacrée à la lutte et aux déboires d’un Juif riche et fier, boycotté par la haute société. C’est dans ce climat que Hilaire Belloc, travaillant à son livre sur les Juifs, pouvait annoncer une catastrophe imminente, de sanglantes persécutions — à moins qu’à titre préventif, les Juifs n’acceptent, de gré ou de force, leur ségrégation, le retour au ghetto, auquel cas « la paix régnera sur Israël ».

Tout se passait donc comme si le Times avait réussi en Angleterre ce qu’avait fait Treitschke pour l’Allemagne des années 1880 : à savoir, rendre l’antisémitisme respectable. Le retentissement du débat était devenu tel qu’à l’étranger, certains donnaient déjà la vieille Albion pour perdue, soit parce qu’irrémédiablement enjuivée (comme l’assuraient Le Matin et bien d’autres journaux français), soit parce qu’en proie aux démons antisémites (comme le pensait le journaliste américain John Spargo). Qui donc pouvait alors s’attendre à ce que « Times le tonnant », toujours lui, renverse la vapeur ? Et c’est pourtant ce qui arriva, lorsque son correspondant à Constantinople, Philip Gra­ves, eut démontré en août 1921 que les «Protocoles» n’étaient qu’un grossier plagiat.

 

Les Etats-Unis

 

(p.430) Ford expliquait ensuite qu’ayant ainsi percé à jour la cause des guerres et des révolutions, il tint à la faire connaître à ses concitoyens. En fait, c’est tout naturelle­ment dans le climat américain de 1920, et sous l’effet immédiat de l’article provocateur du Times, qu’il entreprit en mai de cette année sa croisade antisémite. On peut ajou­ter que le porte-parole qu’il s’était choisi, le journaliste canadien William Cameron, appartenait à l’étrange secte chrétienne des « British Israélites », mal disposée au poS’ sible envers les fils d’Israël. (Par la suite, Cameron devint le président de la pro-nazie « Anglo-Saxon Fédération of America ».)

(p.431) Le 22 mai 1920, le Dearborn Independent, l’hebdoma­daire dont Ford avait fait l’acquisition en novembre 1918, publiait un premier article dans lequel il dénonçait le pouvoir économique des Juifs. L’article suivant dénonçait la puissance politique détenue par l’entité bizarrement dénommée « All-Judaan ». Le tableau s’achevait sur une note très sombre :

« All-Judaan a ses vice-gouvernements à Londres et à New York. Ayant tiré vengeance de l’Allemagne, il est sur le point de conquérir les autres nations. Il possède déjà la Grande-Bretagne. La Russie lutte encore, mais ses chances sont minces. Les Etats-Unis, tolérants comme ils le sont, offrent un champ prometteur. Le théâtre des opérations change, mais le Juif demeure le même le long des siècles. »

 

(p.433) Un appel publié peu après (16 janvier 1921) réunissait à peu près toutes les personnalités qui comptaient dans la vie publique américaine. Trois présidents (Taft, Wilson, Harding), neuf secrétaires d’Etat, un cardinal et de nom­breux autres dignitaires ecclésiastiques, des présidents d’universités, des hommes d’affaires et des écrivains — une centaine de signatures en tout — protestaient en ces termes :

« Les citoyens soussignés d’origine non juive (gentile) et de foi chrétienne réprouvent et regrettent profondément l’appari­tion dans ce pays d’une campagne organisée d’antisémitisme conduite conformément à (et en coopération avec) des campa­gnes semblables en Europe… La citoyenneté américaine et la démocratie américaine sont de la sorte provoquées et menacées. Nous protestons contre cette campagne organisée de préjugés et de haine, non seulement parce qu’elle est manifestement injuste à l’égard de ceux contre lesquels elle est dirigée, mais aussi, et surtout, parce que nous sommes convaincus qu’elle est absolument incompatible avec une citoyenneté américaine loyale et intelligente… »

 

France

 

(p.447) Comme on le sait, la révolution de février 1917 fut une surprise complète pour tous les observateurs ; et les pre­miers jours, elle fut favorablement commentée même par L’Action -française et La Libre Parole; ailleurs, on peut parler d’un enthousiasme général (ainsi Clemenceau : « Formidable cohésion du peuple tout entier — bourgeois, ouvriers, moujiks de toutes classes — de l’aristocratie et de la famille impériale elle-même, abdiquant toute autre considération que l’intérêt de la grande patrie russe »). L’exception était constituée par son ancien compagnon, le délirant antisémite Urbain Gohier qui, précurseur à sa manière, proposait dès le début d’avril 1917 une interpréta­tion de la révolution à laquelle le Times allait donner en 1920 un retentissement universel. « A qui la révolution russe livre-t-elle la Russie ? Est-ce au peuple russe ? Est-ce aux six millions de Juifs ? s’exclamait Gohier. Entre la France asservie aux Hébreux et la Russie au pouvoir des Hébreux, l’Europe n’aurait-elle échappé au joug allemand que pour tomber dans une plus dégradante servitude ? »

Le Times, lui, allait comparer de même la « pax germa-nica » à la « pax judaica ».

Il reste que, sur le moment, personne ne prit Gohier au sérieux, Mais dès la fin de mars, les journaux, et d’abord bien entendu ceux de « droite », commencèrent à se poser des questions sur les incidences politiques et surtout mili­taires de la chute du tsarisme, sans que les Juifs soient mis en cause pour autant. En avril, l’inquiétude se (p.448) répand, d’autant plus que les appels de Lénine pour une paix immédiate coïncident avec la vague des mutineries dans l’armée française. En juillet, lorsqu’une première fois les bolcheviks tentent de s’emparer du pouvoir, les Juifs commencent à être impliqués dans la débâcle russe. La Libre Parole réactive aussitôt les vieux fantasmes : « II est impossible de comprendre quoi que ce soit aux grandes secousses qui ébranlent les peuples… si l’on néglige le facteur juif… » Suit une liste des huit « vérita­bles noms des principaux meneurs ». Mais les Juifs sont aussi impliqués — allusivement — par l’académique Jour­nal des débats, qui dénonce « les équipes d’individus inter­lopes, dont l’action et jusqu’au véritable nom lui-même ne sont pas russes » ; et ce qui paraît plus surprenant, ils le sont, vigoureusement, par Georges Clemenceau, qui, trois jours avant La Libre Parole, publiait dans son Homme enchaîné la même liste de huit noms, se référant au Novoïé Vrémia du 3 (16) juillet ; or, le ci-devant journal officieux des tsars ne pouvait contenir rien de tel, pour la bonne raison qu’il avait été empêché de paraître, à cette date.

 

(p.453) Et c’est ainsi que, pour en revenir à la France, aux yeux des spécialistes catholiques de l’antisémitisme, le danger sioniste en vint même à reléguer au second plan le danger bolchevik. Plus exactement, et étant entendu que sionisme et bolchevisme étaient les deux facettes du même projet diabolique, c’est le premier nommé qui en exprimait la quintessence. C’est ainsi que pour Mgr Jouin (dont la Revue internationale des sociétés secrètes s’était cepen­dant spécialisée dans la dénonciation du complot des Sages de Sion), la finalité secrète du projet juif était la mainmise sur la Palestine. Projet d’autant plus révoltant, écrivait-il dans sa simplicité, que les Croisades déjà avaient montré que « la Palestine est aux Français, et l’at­tribution que s’en est faite l’Angleterre est une forfai­ture (…) Par essence, le sionisme ne peut plus être juif, il est catholique ».

(…)

La jeune Documentation catholique se spécialisait de son (p.454) côté dans une agitation antijuive à la fois antisioniste et antibolchevique. Dès mars 1919, elle avait consacré un cahier aux « Juifs en Europe ». « La prétention à la domi­nation universelle, y lisait-on, n’empêche pas les Juifs de poursuivre la reconstitution de leur royaume particulier ». En janvier 1920, elle publiait un nouveau dossier sur Le sionisme dans lequel, sous la signature « Christianus » étaient énumérés les remèdes :

« II faut créer une « opinion publique » dans les pays chré­tiens (…) il faudrait faire écho à l’émouvante plainte du sou­verain pontife, il faudrait parler à ces nations chrétiennes de l’idéal chrétien, de la honte qu’il y aurait à laisser tomber sous la domination politique, déguisée ou non, du judaïsme le berceau de leur religion…

« Un second remède… persuader aux paysans de ne pas vendre leurs terres aux Juifs, en faisant valoir que plus tard ces terrains auront acquis une valeur bien supérieure. Une banque qui avancerait sur hypothèques… rendrait de précieux services.

« Enfin (je devrais dire par-dessus tout), l’union entre Chré­tiens et entre Chrétiens et Musulmans s’impose comme une nécessité de salut… »

 

(p.456) (…) Charles Maurras (…) consacrant à la toute-puissance des Juifs une douzaine d’articles, au cours du deuxième semestre de 1920. C’est ainsi que le 27 septembre, sous le titre La question juive, un schéma, il s’employait à montrer que tous les événements majeurs des dernières années se laissaient le mieux expliquer de cette manière-là, pour conclure : « Sans doute, d’autres causes ont joué au cours de tous ces événements, mais ce schéma ne con­tient-il pas une part de vérité confirmé par les résultats magnifiques, par les privilèges inouïs recueillis par les Juifs ? » Plus loin, dans le même article, sous le sous-titre (p.457) « Nouveautés et une voix de la raison », il citait et approu­vait la lettre d’un correspondant juif, qui lui proposait une sorte de plan de déjudaïsation. Mais avant d’en venir à ces « nouveautés », qui se laissent décrire comme la « phase III » des campagnes antisémites de l’époque, signalons encore l’entrée en lice de la Revue des Deux Mondes, ce bastion de la civilité française. Sa dernière livraison de 1920 contenait deux longs réquisitoires : l’un, signé Maurice Pernot, visait les Juifs de Pologne, l’autre, dû aux frères Tharaud (sous le titre de Quand Israël est roi), mettait en accusation les Juifs de Hongrie. Le pli une fois pris, la Revue propagera certaines autres accusations en usage : il y sera question du Juif Aaron Kerenski, ou des haines antichrétiennes des judéo-bolcheviks, et les frères Tharaud continueront à décrire jusqu’au printemps 1924 les atrocités ou la folie juives (sous le nouveau titre L’an prochain à Jérusalem). On ne saurait donner entière­ment tort à Jean Drault, l’ancien lieutenant de Drumont, écrivant en 1934 : « Les frères Tharaud, sans s’en douter, ont servi de trait d’union entre ce que Drumont à pro­clamé et ce qu’Hitler a accompli. »

On qualifiera de Phase III la conjonction des annonces d’un pogrome mondial imminent avec l’adhésion de cer­tains Israélites au programme antisémite (c’étaient donc les nouveautés annoncées par Maurras). Cette phase découlait des deux premières par la nature des choses : les Juifs étant sur le point de réussir leur grand complot, comment les nations aryennes ne feraient-elles pas un effort désespéré pour échapper à leur joug ? A ce propos, et abstraction faite des ultras professionnels de l’antisémi­tisme, il faut d’abord citer, une fois de plus, Charles Maur­ras qui, bien avant de brandir son « couteau de cuisine » contre Léon Blum et Abraham Schrameck, lançait un « appel à toutes les forces antijuives de l’univers » aux fins « d’une politique antijuive universelle » (12 mai 1921). Ensuite, son adepte et correspondant juif René Groos fai­sait chorus, dans son Enquête sur le problème juif — 1922 — placée « sous le signe de nos morts… sous le signe du noble et grand Pierre David » : « Nous assistons, paral­lèlement à la progression de cette conspiration juive uni­verselle, à une renaissance de l’antisémitisme. Plus exacte­ment peut-être à son extension. Autrefois, c’était par assauts locaux, sans durée, sans répercussions, que l’anti­sémitisme se manifestait. Il est devenu universel, latent, permanent », Et pour éviter le pire, il proposait d’édicter (p.458) une législation spéciale (« Nous devons double service dans cette maison, puisque nous y sommes des hôtes, nous ne l’avons point bâtie »). Paul Lévy, le futur éditeur de l’hebdomadaire Aux écoutes, demandait également à ses congénères de prendre les devants, mais d’une autre manière : « que les Juifs français répudiassent les agisse­ments abominables des financiers qui, autour de M. Lloyd George ou de la Maison-Blanche, organisent les pièges suc­cessifs qui sont tendus aux hommes d’Etat français » (« Lettre aux Juifs patriotes », L’Eclair, 21 mai 1921).

Nous retrouvons ainsi les problèmes de la grande poli­tique. Le lâchage de la France par ses alliés anglo-saxons se laissait d’autant plus aisément expliquer par une intri­gue judéo-germanique que le thème de l’Angleterre enjui-vée, qui remontait à Toussenel et à Drumont, venait de recevoir une impulsion nouvelle grâce aux campagnes de L’Action française et de L’Œuvre. Le maurrassien Roger Lambelin, l’un des traducteurs français des « Protocoles », le propageait en 1921 sous le titre de Le règne d’Israël chez les Anglo-Saxons. Faut-il s’étonner si de grands quotidiens qui, ne fût-ce qu’au nom de « l’union sacrée », s’étaient abstenus de parler de « l’entourage juif de Clemenceau », s’en prenaient maintenant à « l’entourage juif de Lloyd George ». Ainsi, le 1″ mai 1921, Le Matin accusait « certains banquiers de la Cité dont les attaches avec des maisons allemandes sont connues ». Le surlendemain, il mettait les points sur les i : « II est grand temps d’aviser M. Lloyd George qu’il y a des banquiers de sang anglais dans la Cité de Londres. »

La campagne fut reprise par des journaux de moindre importance qui jusque-là s’étaient abstenus de toute agi­tation antijuive. L’année suivante, un publiciste de renom, André Chéradame, résumait la situation en des termes que Maurras ou les frères Tharaud n’eussent pas désa­voués :

« Les peuples de l’Entente sont mis dans de formidables tenailles actionnées par les dirigeants pangermanistes. Les deux branches de cette tenaille sont représentées, la pre­mière, par l’action financière internationale du syndicat judéo-allemand agissant sur les couches sociales dites éle­vées des pays de l’Entente pour y recruter des complices par la corruption ; la seconde branche est représentée par l’action des bolcheviks et des socialistes bolchevisants agissant sur les classes populaires des pays alliés. »

Mais les hommes de L’Action française et autres extrémistes (p.459) se seraient certainement distancés du diagnostic de Chéradame :

« Beaucoup en concluent : il existe un complot de tous les Juifs pour s’emparer de la domination universelle. Je tiens à exposer très nettement pourquoi je ne me place pas sur ce terrain (…) Dans l’état actuel des choses, je ne crois donc pas qu’on puisse affirmer l’existence d’un complot juif universel sans commettre une erreur et une injustice. »

En conséquence, il préconisait

« la création du groupe des Juifs antipangermanistes, loyaux sujets des pays de l’Entente (…) N’est-il pas évident que si les Juifs antipangermanistes ne se manifestaient pas bientôt par une action énergique et soutenue, la notion d’un complot juif pour la domination universelle se propagerait partout ? Alors un mouvement antisémite formidable se développerait dans les prochaines années… »

Rétrospectivement, la prédiction paraît risible (peut-être l’aurait-elle paru moins, si elle ne s’était pas accomplie, plutôt que de s’accomplir à rebours). Il nous reste à voir pourquoi il n’y eut pas en France de Phase IV, pourquoi au contraire l’antisémitisme y allait atteindre son étiage le plus bas vers 1925-1930, pour ne remonter qu’ensuite, sous l’influence combinée de la crise économique et des encouragements venant d’outre-Rhin.

Car il faut bien le dire : sur bien des points, la tuerie de 1914-1918 eut en France des effets non moins calamiteux qu’en Allemagne. Elle pervertit notamment encore davan­tage les mœurs de la presse (les grands corrupteurs se situant désormais uniformément « à droite ») ; c’est-à-peine si celle-ci sut se défaire des nouveaux procédés de « bour­rage des crânes » et autres techniques de la haine abêtis­sante qui trouveront leur ultime développement sous les régimes totalitaires. C’est dans cette conjoncture que la diversion antisémite ou raciste acquit un tour tout nou­veau — d’autant qu’elle répondait à une sourde attente du public, ainsi qu’en témoigna en 1923 l’éventail des réponses à une enquête sur la vogue subite de Gobineau et du « gobi-nisme ». (…)

 

(p.460) Rétrospectivement, la prédiction paraît risible (peut-être l’aurait-elle paru moins, si elle ne s’était pas accomplie, plutôt que de s’accomplir à rebours). Il nous reste à voir pourquoi il n’y eut pas en France de Phase IV, pourquoi au contraire l’antisémitisme y allait atteindre son étiage le plus bas vers 1925-1930, pour ne remonter qu’ensuite, sous l’influence combinée de la crise économique et des encouragements venant d’outre-Rhin.

Car il faut bien le dire : sur bien des points, la tuerie de 1914-1918 eut en France des effets non moins calamiteux qu’en Allemagne. Elle pervertit notamment encore davan­tage les mœurs de la presse (les grands corrupteurs se situant désormais uniformément « à droite ») ; c’est-à-peine si celle-ci sut se défaire des nouveaux procédés de « bour­rage des crânes » et autres techniques de la haine abêtis­sante qui trouveront leur ultime développement sous les régimes totalitaires. C’est dans cette conjoncture que la diversion antisémite ou raciste acquit un tour tout nou­veau — d’autant qu’elle répondait à une sourde attente du public, ainsi qu’en témoigna en 1923 l’éventail des réponses à une enquête sur la vogue subite de Gobineau et du « gobi-nisme ». On en retiendra les macabres vaticinations de Vacher de Lapouge, anticipant déjà sur Céline, et surtout le diagnostic de Romain Rolland : « Cette œuvre flatte secrètement certaines dispositions actuelles (…) la jeu­nesse d’aujourd’hui retrouvera sans peine, dans Gobineau, le même dédain avoué du progrès, du libéralisme, de (p.460) l’opium humanitaire, des idées démocratiques — la même vision hautaine et tragique de la bataille des races… ».

D’autre part, il faut aussi tenir compte de cette autre séquelle de la guerre que fut l’affaiblissement de l’influence politique des journaux, tenus dans un mépris qui, depuis les temps de Panama, ne faisait que croître ; et en fin de compte, d’un écart grandissant entre l’opinion réelle des Français, et celle que suggère une analyse de la presse. En 1936, le Front populaire ne 1’emportera-t-il pas malgré l’hostilité sinon de l’unanimité, du moins de l’écrasante majorité des journaux ? Nous en venons ainsi à constater une disparité qui peut-être n’est pas sans rapport avec celle qui ressort des récits de certains témoins de l’époque. D’ailleurs, bien d’autres indices semblent corroborer leurs témoignages : en premier lieu, l’absence, au cours des années 1920, d’organisations militantes ou « ligues » anti­sémites, ainsi que d’incidents notables et de manifesta­tions de la rue. En somme, rien de pareil à ce que nous décrivions à propos de l’affaire Dreyfus, ou à ce que nous aurons à décrire en traitant de l’Allemagne pré-nazie.

Un signe plus subtil est l’évolution, d’abord à peine per­ceptible, de l’attitude des jésuites. Nous avons vu le rôle de premier plan joué par les jésuites italiens dans le ral­liement de l’Eglise catholique à la propagande proprement antisémite, et comment à la fin du xixe siècle, les campa­gnes de la Civilità Cattolica paraissent avoir inspiré ou suggéré le mythe des Sages de Sion. En revanche, les jésuites français ou francophones semblent avoir été les premiers à percevoir, dès 1922, que rien de bon ne pouvait résulter pour l’Eglise de cette mythologie-là. Le grelot fut attaché dans la revue belge La Terre wallonne par le Père Pierre Charles, peu après le spectaculaire revirement du Times : il s’employa alors à démontrer une fois pour tou­tes, avec une minutie inégalée depuis, que les « Proto­coles » avaient été copiés sur le pamphlet antibonapartiste de Maurice Joly. Sur cette lancée, le Père du Passage publiait dans Les Etudes un long article très en retrait sur celui du Père Charles, mais suffisamment critique pour faire délirer Urbain Gohier sur la collusion entre jésuites, Juifs et Moscou. Vers 1927, les jésuites français désertaient définitivement le camp antisémite. A propos des « Proto­coles » on peut encore observer que tout compte fait, ils n’eurent pas en France une audience aussi vaste qu’en Allemagne ou dans les pays anglo-saxons. Les grands quo­tidiens d’information les passèrent complètement sous (p.461) silence (ce en quoi on peut voir un témoignage de pru­dence plutôt que de probité ou de vertu). Et peu nombreux furent les auteurs — du moins parmi ceux dont le nom a gardé une signification de nos jours — à s’inspirer d’une manière ou de l’autre de ce thème. Par ailleurs, par leur biais, nous touchons à quelque chose d’essentiel : car c’est à travers la production littéraire française de l’entre-deux-guerres que nous pourrons sans doute comprendre le sens de la disparité entre la condition de fait des Juifs et les suspicions de plus en plus graves et nombreuses dont ils faisaient l’objet, après la fin des hostilités.

Certes, la veine du roman antijuif ne s’est pas tarie au cours de cette période si féconde. Aux côtés des frères Tha-raud, qui récidivaient en 1933 avec leur Jument errante, on peut placer Marcel Jouhandeau, lui aussi à la fois pam­phlétaire (Le Péril juif, 1934) et romancier. Dans Chami-nadour (1934), les Juifs ont vendu au curé du vin de messe adultéré :

« A qui la faute ? » demande-t-on.

« Aux Juifs qui me l’ont vendu », répond le curé.

« Au curé qui nous l’a acheté », rétorquent les Juifs.

Ainsi, avec les mêmes complices, Judas spécule toujours sur le sang du Christ. »

Et il y aurait beaucoup à dire sur les ombres immémo­riales qui traversent maint roman de Georges Simenon. Mais avant de continuer dans cette direction, tournons-nous vers les plus grands, notamment les prix Nobel, pres­que toujours favorablement disposés envers les enfants d’Israël. Commençons par Romain Rolland. Il a beaucoup parlé des Juifs, plus souvent en bien qu’en mal ; mais nous nous contenterons de mentionner Dans la maison où il est question de Tadée Mooch, le Juif autodidacte, aussi simple que bon, mais horriblement laid — « plus juif que de raison »

Retenons cette équation entre judaïsme et laideur. Ce n’est pas qu’elle soit inévitable. Chez François Mauriac, le Juif bordelais Jean Azévedo de Thérèse Desqueroux (1927) n’est pas laid, ni du reste spécialement « bon » ou « mau­vais », mais il reste physiquement reconnaissable grâce aux « yeux veloutés de sa race… son beau regard brûlait ».

En revanche, un troisième prix Nobel, Roger Martin du Gard, était littéralement fasciné par la laideur des Juifs, au physique — tout comme par leur sublimité, au moral.

 

(p.462) Dans l’œuvre maîtresse, Les Thibault (1922-1940), les deux héros, Jacques et Antoine, arrivés à l’âge d’homme, trou­vent chacun un ami ou un « aîné » juif — mais peut-être convient-il mieux de parler d’un « double », ou d’une « conscience » ? Pour Jacques le révolutionnaire, c’est Skada, le méditatif Asiate :

« Introduire toujours plus de justice autour de soi », prêchait-il, avec sa douceur insinuante (…) « L’écroule­ment du monde bourgeois se fera de lui-même… »

« Skada était un Israélite d’Asie Mineure, d’une cinquan­taine d’années. Très myope, il portait sur un nez busqué, olivâtre, des lunettes dont les verres étaient épais comme des lentilles de télescope. Il était laid : des cheveux crépus, courts et collés sur un crâne ovoïde ; d’énormes oreilles ; mais un regard chaud, pensif, et d’une tendresse inépui­sable. Il menait une existence d’ascète. »

La laideur est moins triomphante, mais le distancement biologique est tout aussi accusé dans le cas du Dr Isaac Studler, un Israélite français qui tient lui aussi de l’Asiate, puisqu’il est surnomé le Calife. Antoine Thibault, le méde­cin, s’entoure de ses conseils, rêve à lui avant de mourir — et, en douce, l’exploite. Faut-il ajouter que Studler est aussi sublime que Skada, encore que le patriotisme (fran­çais) le dispute au pacifisme (juif) dans son cœur ? Quant à son physique,

« Studler… semblait être l’aîné d’Antoine. Le prénom d’Isaac convenait d’emblée à son profil, à sa barbe d’émir, à ses yeux fiévreux de mage oriental (…) Dès qu’il s’ani­mait… le blanc de son grand œil chevalin s’injectait d’un peu de sang… »

Ailleurs, il est question de « son grand œil mouillé », ou même de « son œil de prophète ».

L’envoûtement exercé par tant d’exotisme, ou par tant de laideur (presque toujours, comme il se doit, mascu­line), et dont il serait facile de multiplier les exemples, avec une mention spéciale pour Pierre Benoit *, fut suffi­sant pour y faire succomber Jean-Paul Sartre, dans l’essai magistral même dans lequel, au lendemain de la grande

 

1 En effet, cet académicien décrivait comme suit le principal person­nage masculin, Isaac cochbas, dans Le Puits de Jacob :

« Privé du prestige de son magnifique regard, il n’était plus qu’un pauvre avorton cagneux vêtu d’un ridicule complet gris où flottaient ses jambes grêles, ses bras terminés par d’osseuses mains de phtisique, toutes parsemées de taches de rousseur, » Pour ce qui est du « regard magnifique », on lit un peu plus haut : « Parlant ainsi, il venait de retirer ses lunettes. Agar restait comme médusée. Les yeux d’Isaac Cochbas venaient de lui apparaître. Des yeux de myope, mais veloutés et noirs, admirables de tristesse et de profondeur. Ils répandaient sur cette face disgraciée une force lumineuse. » Le Puits de Jacob, Paris, 1925, pp. 59-60, p. 46.

Mais tout ce roman est à lire, qui se laisserait qualifier de brève encyclopédie des poncifs du premier après-guerre en ce qui concerne les images de la Juive et du Juif.

 

(p.463) persécution nazie, il s’employait à dénoncer les mythes séculaires — puisqu’il est question, dans les « Réflexions », d’un « type sémite accentué… nez courbe… oreilles décol­lées… lèvres épaisses », et plus loin, des « caractères typi­ques de l’Israélite français : nez recourbé, écartement des oreilles, etc. ». Au moral, le passage ci-dessous reflète peut-être à sa manière le climat du temps :

« Les Juifs sont les plus doux des hommes. Ils sont passion­nément ennemis de la violence. Et cette douceur obstinée qu’ils conservent au milieu des persécutions les plus atroces, ce sens de la justice et de la raison qu’ils opposent comme leur unique défense à une société hostile, brutale et injuste, c’est peut-être le meilleur du message qu’ils nous délivrent et la vraie marque de leur grandeur. »

En tout cas, en 1946, il était doublement difficile de ne pas forcer la note. Un cas encore plus extrême que celui de Martin du Gard fut celui de Georges Duhamel, chez lequel Laurent Pasquier et Justin [= le Juste !] Weill sont l’Oreste et le Pylade de sa chronique-fleuve des Pasquier. Non pas que ce Justin soit un personnage désincarné (ni spécialement laid) ; les caprices puérils de cet idéaliste sont décrits, avec le même naturalisme que ses conflits de Juif. Mais il reste qu’à partir de 1914, après qu’il s’est engagé, il n’est plus question de lui, et qu’en 1925, Laurent Pasquier écrit à sa sœur : « Pense, Cécile, qu’il y aura, le mois prochain 15 juillet, sept ans que Justin est mort, en Champagne, pendant la seconde bataille de la Marne, mort pour notre salut à tous. » Or, à la veille de son engagement, ce Sauveur « a l’air d’un vieux Juif compteur de sous… ».

Ainsi, tout se passe comme si tant de mérites, tant de perfection réclamaient, en attendant peut-être de devenir insupportables, un contre-poids que d’ordinaire les roman­ciers allaient chercher du côté du mythe aryen, et l’art menaçait de devenir plus vrai que la nature. Mais même lorsqu’il n’en était pas ainsi, ou que le Juif n’est qu’épiso-dique (comme chez Mauriac), il reste reconnaissable à ses (p.464) yeux ou à son regard, signes résiduels mais infaillibles de son attenté. Voici, soit dit en passant, une très admirable illustration des effets de ce narcissisme des petites diffé­rences sur lequel méditait Freud, dans la dernière période de sa vie.

A ce propos, on peut aussi citer Drieu La Rochelle, l’un des rares auteurs à avoir témoigné (en tant que romancier, bien entendu) d’un meilleur discernement, parlant de « l’enfantine terreur des Chrétiens devant les Juifs ». A ses côtés, on peut placer Jules Romains, dont Les Hommes de bonne volonté foisonnent de Juifs fictifs (Germaine Baader, Lucien Wormser, dit Mareil) et réels (Blum, Man-del, Jean Zay), délibérément décrits comme des êtres humains pareils aux autres. Tout au plus arrive-t-il à « Mareil » de s’interroger sur sa judéité ; ici, si le balancier est faussé, c’est exceptionnellement dans l’autre sens. Il est à noter que Drieu et Romains avaient épousé des Juives ; un détail qui suggère qu’ils se montraient plus sobres, ou plus pénétrants parce que, grâce aux relations de famille ainsi nouées, ils s’inspiraient de ce qu’ils observaient ou voyaient, plus que de ce qu’ils s’imaginaient ou lisaient. Dans un troisième cas bien connu de « mariage mixte », on prêtera à André Malraux un penchant prolongeant jusqu’au bout celui de Jules Romains, puisque aucun Juif n’apparaît dans son œuvre, et que par surcroît, un aven­turier juif servit de prototype à l’inimitable baron Clappi-que, qui a toujours « l’air déguisé », de La Condition humaine. Quel que soit, lors de la transmutation littéraire, le résultat, rien n’est aussi propice à la démythisation que la connaissance directe, surtout lorsqu’elle s’exerce au sens biblique de ce mot.

Il nous reste à compléter ce survol par trois grands artistes qui témoignèrent d’un antisémitisme virulent, encore que subreptice. Il s’agit de trois minoritaires, deux protestants et une Juive, tous les trois en rupture de ban.

André Gide ne campait des Juifs qu’épisodiquement, son Dhurmer (Les Faux-Monnayeurs) étant un personnage tout aussi déplaisant que son Lévichon (Les Caves du Vati­can). En 1911, il projetait de bâtir un roman autour d’un Juif « généreux, chevaleresque même, quelque peu utopi-que (qui) rivalise avec les sentiments chrétiens », mais (tout comme Tolstoï) il n’y parvint pas. En sens inverse, si l’on peut dire, la doctoresse Sophie Morgenstern, qui dans les années 1930 pratiquait à Paris la psychanalyse freudienne, devient dans Les Faux-Monnayeurs l’admirable (p.465) « doctoresse polonaise » Sophroniska, au nom bien catho­lique. Par surcroît, si Gide le romancier ou le conteur res­tait apparemment interdit devant les Juifs, le théoricien et le puriste leur interdisait de jouer leur rôle dans les lettres françaises. C’est en effet en France d’abord, à la veille de la première guerre mondiale, que fut énoncé par lui un principe repris en 1920 sous une forme elliptique par « l’ir­révérencieux » Américain Mencken : « Ils pensent en yiddish et ils écrivent en anglais », pour trouver sa forme définitive chez Goebbels : « Quand un Juif parle en alle­mand, il ment ! » André Gide s’exprimait dans un langage plus châtié :

« … Il me suffit que les qualités de la race juive ne soient pas des qualités françaises ; et lorsque ceux-ci (les Français) seraient moins intelligents, moins endurants, moins valeureux de tous points que les Juifs, encore est-il que ce qu’ils ont à dire ne peut être dit que par eux, et que l’apport des qualités juives dans la littérature, où rien ne vaut que ce qui est per­sonnel, apporte moins d’éléments nouveaux, c’est-à-dire un enrichissement, qu’elle [la littérature juive ? — L. P. i] ne coupe la parole a la lente explication d’une race et n’en fausse gravement, intolérablement la signification. » (Journal, 24 jan­vier 1914.)

En janvier 1948, après avoir lu d’un œil fort critique les Réflexions sartriennes, Gide concluait, à propos de ce pas­sage et de son contexte : « Je ne puis (les) renier, car je continue de les croire parfaitement exacts. »

Jacques de Lacretelle, en revanche, consacra à la condi­tion des Juifs son roman le plus célèbre Silbermann (1922). Le cliché bio-esthétique n’y manque pas, puisque la des­cription du physique ingrat et de l’inquiétante « face un peu asiatique » de son ami de lycée et protégé s’achève sur cette phrase : « L’ensemble éveillait l’idée d’une précocité étrange : il me fit songer aux petits prodiges qui exécutent des tours dans les cirques. » Au moral, l’enfant juif, sans être particulièrement sympathique, suscite notre pitié, et gagne à nous être décrit sur le fond de la cruauté de ses condisciples catholiques, et de l’hypocrisie des parents protestants du narrateur, penché sur son passé. C’en était encore trop pour notre homme, et le patricien huguenot

1.      L’incorrection syntaxique ou le lapsus sont frappants, à cet endroit du texte. Le substantif féminin le plus proche étant «littérature», j’ai cru pouvoir compléter en conséquence, après en avoir discuté avec mon amie Lucette Finas.

 

 

(p.466) en lui prit sa revanche avec Le Retour de Silbermann (1930), devenu à l’âge adulte un personnage diabolique, et plus précisément possédé par le Diable. Gravement malade et profondément déprimé, il n’accepte de mourir qu’après avoir symboliquement vomi cette culture française qu’il avait tant aimée : « Comme je considérais cette figure d’un type si étrange, je me pris à songer que les diables qui avaient quitté le cerveau de Silbermann à la minute suprême étaient nos princesses raciniennes et tout un cor­tège de héros légendaires vêtus à la française. »

 

(p.467) Surtout, depuis 1933, le spectre du martyr persécuté d’outre-Rhin vint s’adjoin­dre à celui du persécuteur-bourreau de Moscou, pour ouvrir des perspectives encore plus terribles. « Tout plu­tôt que la guerre ! » Or, était-il concevable que, menacé comme il l’était par Hitler, le Juif international ne s’em­ploie pas à provoquer une mobilisation générale ? Par conséquent, sus au Juif ! C’est ainsi qu’entre beaucoup d’autres choses se laisse comprendre la conversion publi­que à l’antisémitisme de Céline, après 1933. Certes faisant flèche de tout bois, Céline ne manquait pas de honnir les Juifs à l’aide d’arguments tant classiques — « une fois bien sûrs qu’ils vous possèdent jusqu’aux derniers leuco-blastes, alors ils se transforment en despotes, les pires arrogants culottés qu’on a jamais vus dans l’Histoire » — que modernes — « Kif à nos youtres, depuis que leur Bouddha Freud leur a livré les clés de l’âme. » Mais sa véritable terreur, l’ancien combattant et l’émule de Vacher de Lapouge la hurlait désormais comme suit :

« Au point où nous en sommes de l’extrême péril racial, biologique, en pleine anarchie, cancérisation fumière, où nous enfonçons à vue d’œil, stagnants, ce qui demeure, ce qui sub­siste de la population française devrait être pour tout réel patriote infiniment précieux, intangible, sacré. A préserver, à maintenir au prix de n’importe quelles bassesses, compromis, ruses, machinations, bluffs, tractations, crimes. Le résultat seul importe. On se fout du reste ! Raison d’Etat ! La plus sournoise, la plus astucieuse, la moins glorieuse, la moins flatteuse, mais qui nous évite une autre guerre. Rien ne coûte du moment qu’il s’agit de durer, de maintenir. Eviter la guerre par-dessus tout. La guerre pour nous, tels que nous sommes, c’est la fin de la musique, c’est la bascule définitive au char­nier Juif.

« Le même entêtement à résister à la guerre que déploient les Juifs à nous y précipiter. Ils sont animés, les Juifs, d’une ténacité atroce, talmudique, unanime, d’un esprit de suite infernal, et nous ne leur opposons que des mugissements épars.

« Nous irons à la guerre des Juifs. Nous ne sommes bons qu’à mourir… »

 

(p.468) « Les Juifs ainsi définis réagissent tôt ou tard en Juifs, et renouent, même si c’est à leur corps défendant, leurs vieux liens (…) Une telle alliance, qui transcende toutes les fron­tières, sème des méfiances qui deviennent « aryennes », en vertu du contraste, et isolent à nouveau les Juifs ; tel est le cercle vicieux hitlérien 1. »

Et au-delà de ces enchaînements psycho-historiques, la bourgeoisie, les nantis avaient d’autres motivations, d’au­tres peurs, que nous venons d’évoquer. Ainsi que l’écrivait François Mauriac peu avant de mourir, « la génération d’aujourd’hui ne saurait concevoir ce que la Russie sovié­tique de ces années-là et le Frente Popular de Madrid incarnaient pour la bourgeoisie française ».

C’est dans ces conditions que se comblait rapidement la faille entre l’imaginaire et le réel. La « disparité » sur laquelle nous nous sommes interrogés prenait fin. L’agita­tion antijuive gagnait la rue, des meetings antisémites répondaient aux meetings antihitlériens. La société fran­çaise, une seconde fois, sortit de sa réserve et, surtout lorsque le sang commença à couler outre-Pyrénées, oublia les conventions relatives aux Juifs.

On vit alors La Croix, qui pourtant en 1927 avait abjuré l’antisémitisme, proposer sous la plume de son chroni­queur, Pierre l’Ermite, une explication simple de la guerre d’Espagne :

« Les Espagnols avaient tout pour être heureux. Baignés d’azur, sans grands besoins, ils pouvaient rêver sous le soleil, vivre de leur industrie, se nourrir sur leur sol et jouer de la mandoline…

« Un jour, soixante Juifs arrivent de Moscou. Ils sont char­gés de montrer à ce peuple qu’il est très malheureux : « Si vous saviez comme on est mieux chez nous. » Et voici cette nation chevaleresque qui se met, pieds et poings liés, à la domesticité de la lointaine Russie, laquelle n’est pas de sa race… »

On vit alors l’hebdomadaire Je suis partout, qui en 1930-1935 s’était tenu dans les limites de la décence, tourner effectivement au « Juif partout », publier deux numéros

 

  1. Cf.  L.  poliakov, De l’Antisionisme à l’Antisémitisme,  Paris,  1969, p.  57.

 

(p.469) spéciaux sur les Juifs qu’il fallut réimprimer, citer longue­ment Céline — « Nous le récitons, nous le clamons, nous en avons fait notre nouveau Baruch » — ; traiter Jacques Maritain de « souilleur de race », et même concéder quel­que mérite à Staline, lors des grandes purges : « Pour cet homme du peuple brutal et fruste, la patrie a un sens, un sens qu’elle n’a jamais eu et qu’elle ne pourra jamais avoir pour les Trotski, les Radek et les Yagoda. »

On vit Georges Bonnet, le ministre des Affaires étran­gères, anticiper les discriminations raciales en infligeant un affront à ses collègues juifs Georges Mandel et Jean Zay, pour mieux faire honneur à Joachim von Ribbentrop. Le suicide de la IIIe République ayant été signifié de la sorte, on vit enfin un autre de ses collègues, mieux connu comme une gloire des lettres françaises, réclamer l’institu­tion d’un ministère de la Race. Jean Giraudoux, car c’est de lui qu’il s’agissait, mettait en avant les considérations que voici :

« [Les Juifs étrangers] apportent là où ils passent l’a-peu-près, l’action clandestine, la concussion, la corruption, et sont des menaces constantes à l’esprit de précision, de bonne foi, de perfection qui était celui de l’artisanat fran­çais. Horde qui s’arrange pour être déchue de ses droits nationaux et braver ainsi toutes les expulsions, et que sa constitution physique, précaire et anormale, amène par milliers dans les hôpitaux qu’elle encombre… »

On voit que l’argument biologique de rigueur n’avait pas été oublié.

 

 

Union soviétique

 

(p.479) En été 1941, la ruée germanique leur permit enfin de désigner à haute voix le bouc émissaire : les survivants sont d’accord pour nous dire qu’avec les premières défai­tes et évacuations les langues se délièrent et que l’antisé­mitisme commença à se manifester sans vergogne ni entrave. Ne cherchons pas à démonter ici les mécanismes libérateurs ou compensateurs sous-jacents ; écoutons plu­tôt un témoin déjudaïsé à 100 p. 100, fils d’un colonel de l’armée Rouge :

« Mon père fut envoyé à l’Académie militaire de Moscou. Il venait tout juste d’y terminer ses études lorsque la guerre éclata, et qu’il partit pour le front, tandis que notre famille était évacuée. Une nouvelle étape de notre vie venait de com­mencer.

(p.480) « Et c’est pendant la guerre, dans l’Oural, que j’entendis la première fois, dans la bouche des gamins de la rue, le mot Jid. « Es-tu un Jid ? » me demandèrent mes compagnons de jeux. Je répondis aussitôt négativement, parce que premièrement, je ne savais pas ce que cela voulait dire, et deuxièmement, que le ton sur lequel la question fut posée indiquait qu’il s’agissait de quelque chose de mauvais… »

« Je me souviens qu’à Tachkent, qui en vint à désigner pour les antisémites l’endroit où « les Juifs s’embusquèrent pendant la guerre », nous avions pour voisin un policier du N.K.V.D., qui hébergeait son frère, un déserteur. Craignant de sortir dans la rue, il passait son temps avec nous, les enfants, crayon­nant des dessins pornographiques et racontant des histoires obscènes. Calmement et posément, il se plaisait à nous expli­quer pourquoi les Juifs étaient mauvais : ils étaient paresseux et lâches, ils ne voulaient ni travailler ni combattre, ils se procuraient des emplois avantageux et ils volaient tout ce qu’ils pouvaient. Je ne parvenais simplement pas à lui dire que ma mère travaillait du matin au soir, que mon père se trouvait au front depuis le premier jour de la guerre et que nous vivions dans le dénuement, tandis qu’il paressait dans un lointain arrière, bien nourri grâce aux rations spéciales du N.K.V.D. Mais un beau jour, l’existence insouciante qu’il menait fut inopinément troublée lorsque mon père, blessé en première ligne, vint nous rejoindre, pour être soigné dans un hôpital de Tachkent. Quelle métamorphose ! — le pauvre déserteur ne quittait plus sa chambre, il se glissait dans la chambre de toilette commune comme une souris, et lorsqu’il nous rencontrait, il se répandait en flagorneries et en courbet­tes. Mais par la suite il put se venger. Lorsque mon père repartit pour le front, il vola les conserves américaines que celui-ci nous avait laissées, et lorsque ma grand-mère le lui reprocha, il lui montra une hache : « Ferme-la, gueule de jidovka, ou je te tuerai ! »

Et voilà comment, entre ce déserteur et Staline, l’Union soviétique s’engageait sur le chemin menant à la chasse aux sorcières juives, dans le cadre d’une conception mys-tico-policière du monde élevée à la nième puissance.

 

(p.484) Et d’abord, phénomène sans précédent dans les annales de l’agitation antijuive, tous les partis, ligues ou groupus­cules qui s’y adonnaient surent coordonner patriotique-ment leurs activités. La réunion en février 1919 à Bam-berg d’une « Convention antirévolutionnaire » aboutit à la fondation du Deutschvôlkischer Schutz-und Trutzbund (comment traduire ?… peut-être simplement par La Ligue), chargé des opérations par le front principal. Au cours des mois suivants, cette Ligue servit de noyau à la « Commu­nauté des unions allemandes-racistes », Gemeinschaft deutschvôlkischer Bûnde qui œuvrèrent désormais de concert, pour dessiller les yeux des masses populaires. On dispose de quelques chiffres : en 1920, la « communauté » comptait près de 300000 membres actifs, elle distribua 7,6 millions de tracts, 4,7 millions de prospectus, 7,8 mil­lions de timbres-vignettes. Et bien sûr, grâce à elle, mais aussi spontanément en dehors d’elle, une immense littéra­ture initiait les Allemands aux mystères juifs de leur des­tin. Il est intéressant de noter qu’un premier écrit, datant de mars 1919 et considéré comme un « écrit-programme », le Livre des dettes de Juda, faisait déjà vibrer la corde sado-masochiste, en décrivant les artifices à l’aide desquels les Juifs parviennent à séduire ou à hypnotiser les Aryen­nes. Ce thème du « péché contre le sang » fut repris et développé la même année par le vieux « grand-maître » Fritsch en personne sous le titre L’Enigme des bonnes -for­tunes juives. Il signa ce traité d’un pseudonyme ; une cita­tion permet peut-être de comprendre pourquoi :

« Une jeune fille de bonne famille, à peine sortie de l’adolescence, sort dans la rue ; un Juif la fixe des yeux ou lui murmure quelque chose ; elle demeure tout interdite, s’arrête et ne peut détacher son regard du Juif. Peu après, elle le suit dans sa boutique…

« La question surgit : s’agit-il d’arts secrets talmudi-ques ? (…) Qui résoudra cette énigme ? Est-ce le regard (peut-être ce que les Italiens appellent jettatura), ou l’extraordinaire intelligence et expérience talmudiques connaissent-elles des réciprocités secrètes, en quelque sorte des forces sympathiques mystérieuses ? Ou faut-il tenir compte de l’énergie des Juifs… »

II s’agissait assurément d’une propagande efficace ; ajoutons que ce genre de viol psychologique à l’usage des petites gens, qui fit les délices de Julius Streicher et (p.485)

d’Adolf Hitler, possède de nos jours des adeptes en Union soviétique, sous l’égide des autorités militaires 1. Un tout autre thème qu’on relève dans l’Allemagne de 1919 était celui du cannibalisme juif : un tract « éducatif » décrivait les saucisses fabriquées avec la chair des enfants, et tablait donc sur le désarroi des masses populaires — mais surtout, sur leur famine ; en effet, par la suite, la propa­gande du IIIe Reich s’abstint de reprendre ce thème-là.

Le désarroi de ces temps-là trouve aussi son reflet dans la propagande de haute volée à l’intention des milieux cultivés : les philosophies parisiennes de l’absurde du second après-guerre étaient déjà familières aux desperados intellectuels allemands du premier. Prenons un écrit de Hans Bliiher, un maître à penser des mouvements de jeu­nesse, auteur en 1912 d’un traité sur ces mouvements « en qualité de phénomène erotique ». Son long titre — Seces-sio juddica, Fondements philosophiques de la situation historique du judaïsme et le mouvement antisémite (1922) restait conforme aux studieuses traditions universitaires. Mais voici ce qu’on y lisait :

« II ne sert plus à rien de « réfuter » la « fable du coup de poignard dans le dos ». On peut tout réfuter et on peut tout démontrer. Mais chaque Allemand a déjà dans le sang ce fait expérimental : prussianisme et héroïsme vont de pair, judaïsme et défaitisme vont de pair. Chaque Alle­mand sait que l’esprit qui depuis notre défaite nous fait mépriser est l’esprit juif… A cela, aucune preuve « pour » ou « contre » ne peut rien changer, même si cent mille Juifs étaient morts pour la patrie. L’Allemand saura bien­tôt que la question juive constitue le noyau de toutes les questions politiques… »

 

  1. En 1970, les Editions militaires de Moscou (Voïenisdat) publiaient le long roman d’Ivan chevtsov, Lioubov i nénavist, « Amour et Haine », consacré surtout à la description des techniques à l’aide desquelles les Juifs séduisent les femmes russes. Dans la perspective de la production littéraire soviétique, ce livre se laisse qualifier de hautement pornographique.

 

(p.486) Quels furent les résultats de toutes ces propagandes ? Sur le plan politique immédiat, l’un d’eux fut d’étendre l’emprise hitlérienne à l’Allemagne tout entière. En effet, « presque tous les groupes du parti national-socialiste qui furent constitués en dehors de la Bavière avant le putsch de 1923 ont été fondés par des membres du Schutz-und Trutzbund » (Werner Jochmann). Un prêté pour un rendu, assurément, puisque Hitler débuta dans la politique en été 1919 en qualité d’informateur du commandant Mayr, (p.487) l’officier chargé d’épurer la Bavière reconquise, dans l’es­prit « Schutz-und Trutz » de rigueur. Quant aux effets exercés par la propagande antisémite sur le peuple alle­mand dans son ensemble, les auteurs en parlent a poste­riori en termes aussi impressionnants qu’imprécis. Le témoin Ernst von Salomon écrivait en 1951 que « tout le mouvement nationaliste était antisémite, à des degrés variables » ; l’historien français Pierre Sorlin parle de « la masse du public » (1969) ; l’historien allemand Werner Jochmann — d’une « grande partie de la population » (1971) ; Golo Mann (le fils de Thomas Mann) — de « nom­breux millions » (1962). (Pourtant, n’oublions pas qu’il y eut aussi de nombreux millions allergiques au mythe de la race : la quasi-totalité de la classe ouvrière, les cen­taines de milliers de Berlinois qui suivirent le cercueil de Walther Rathenau.)

D’autre part, Golo Mann mettait vigoureusement l’ac­cent sur les premières années de la république de Wei-mar : « La terrible confusion morale et la sauvagerie sous le signe de la défaite, la misère totale et le déclassement social de millions d’hommes en conséquence de l’inflation, ces événements qui dépassaient totalement l’entendement de l’homme moyen ont fourni pour la première fois au cri « les Juifs sont notre malheur » un écho puissant. J’oserai l’affirmer : jamais les passions antisémites n’ont fait autant rage en Allemagne qu’au cours des années 1919-1923. Elles furent alors bien plus furieuses que de 1930 à 1933 ou de 1933 à 1945 ».

Citons aussi à ce propos la remarquable thèse de Gabrielle Michalski, soutenue à Paris en 1975. On y trouve des données sociologiques fort suggestives : en 1922 à Munich, 51 p. 100 des étudiants étaient issus de la « classe moyenne prolétarisée », et 25 p. 100 étaient fils (ou filles) de « retraités » ; il restait 21 p. 100 appartenant à la « classe moyenne élevée » et 3 p. 100 d’enfants d’ouvriers. Mais il va de soi que ces chiffres, éloquents en soi, n’ont de rapport que lointain avec un grand dessein que Mme Michalski résume en ces termes : « Après la première guerre mondiale, on assiste à des véritables orgies anti­sémites, qui dominent aussi les universités. L’objectif : soumettre la jeunesse aux directives politiques de la classe dirigeante. La haine des Juifs devient « un devoir de cons­cience ». Parmi les textes évocateurs qu’elle cite à l’appui en grand nombre, en voici un, encore plus lapidaire, dû à un professeur de philosophie à l’université de Greifswald : (p.488)

« L’antisémitisme fait partie de la conscience allemande. » Voici donc, dix années avant le IIIe Reich, le surmoi collectif antisémite, et elles semblent loin, les machina­tions de l’okhrana, ou les paranoïas des seigneurs de guerre allemands. Pourtant, tout se tient : l’article provo­cateur du Times, en mai 1920, sans lequel les « Proto­coles » seraient sans doute demeurés lettre morte en Alle­magne comme ailleurs, l’éducation politico-policière de Hitler, prolongée par les leçons de ses « Baltes » germano-russes » ; et, surtout, le manichéisme ou la causalité linéaire communs à une conception policière du monde et à la manie de persécution dont furent alors frappés les germanomanes.

Si sous Weimar les Juifs ne connurent en général de problèmes que psychologiques, ils durent quitter de bonne heure, nous l’avons vu, l’avant-scène politique. En même temps, l’armée et l’université, les deux vieilles citadelles, renforçaient leurs défenses. Or, si en 1919 les jeunes Juifs n’aspiraient pas à rester sous l’uniforme, ils continuaient à faire le siège des chaires et autres positions universitai­res. Entreprise désespérée, nous apprend Max Weber, qui écrivait au lendemain de la guerre, à propos des ambi­tions scientifiques de cet ordre : « S’il s’agit d’un Juif, on lui dit naturellement : lasciate ogni speranza. » Ces étu­diants avaient d’autres motifs de désespoir : citons le fils de Thomas Mann :

« L’existence du phénomène antisémite m’a été révélée, lors­que j’étais encore un enfant, par le cas d’un étudiant juif qui, après être revenu de la guerre, fut exclu de l’association patriotique dont il avait été l’un des fondateurs et qui, lors d’une fête commémorative, se suicida dans une chambre voi­sine. »

Les passions revanchardes des étudiants allemands trouvaient différentes expressions. A Berlin, leurs protes­tations ou menaces empêchaient les autorités universi­taires d’organiser une cérémonie à la mémoire de Rathe-nau, le lendemain de son assassinat. Quelques mois après, ils décrétaient à la majorité des deux tiers qu’un républi­cain allemand ne saurait être un Allemand loyal. Dans les universités de Munich (novembre 1921) et de Leipzig (sep­tembre 1922) des procédés similaires obligeaient Albert Einstein à décommander ses conférences sur la théorie de la relativité. Il est remarquable de voir ce génie, homme libre s’il en fut, succomber à son tour aux représentations (p.489) ambiantes : « Après tout, écrivait-il à son ami Max Born, il faut comprendre l’antisémitisme comme une chose réelle, reposant sur d’authentiques qualités héréditaires, même si cela est souvent désagréable pour nous autres Juifs » — et il préconisait l’organisation de collectes pour permettre aux savants juifs de poursuivre leurs recher­ches en dehors des universités. De son côté, Max Born lui décrivait comment le directeur de son institut de physique avait rejeté la candidature d’un troisième futur prix Nobel, qu’il avait demandé pour assistant : « J’apprécie beaucoup Otto Stern, mais son intellect juif est si destructif ! » Rap­pelons qu’en 1919, « l’état des connaissances » en biologie ne permettait pas de réfuter « objectivement » ces juge­ments, pour dénoncer scientifiquement la prostitution naissante de la science. Mais aussitôt, la physique, impé­riale science-pilote, venait fournir des éléments d’appré­ciation objectifs au débat.

Cette affaire-là porte loin : en effet, pour la première fois dans l’histoire moderne, une faction politique allait se réclamer de la science pour codifier à sa façon la vérité scientifique ; au surplus, de proche en proche, le débat en vint à s’incarner, un demi-siècle après, dans les deux figures de proue de la physique contemporaine, Albert Einstein et Werner Heisenberg. Et ce symbolisme est accru par le fait que si, moralement ou humainement, la postériorité tend à donner raison à Einstein le pacifiste et l’internationaliste, sur le plan scientifique, le consensus des savants penche en faveur de la laxité de Heisenberg, auteur des « relations d’incertitude ». De la sorte, nous abordons une dernière fois, sous un angle inattendu et pour ainsi dire dans leurs derniers retranchements, ces problèmes de la causalité qui sont le cadre fondamental de toute connaissance, dans lesquels s’enracine l’antisémi­tisme sous ses formes délirantes ou fortes, et qu’Einstein sut traiter avec une pénétration et une rigueur inégalées à ce jour.

A vrai dire, il allait s’agir, historiquement parlant, d’un combat triangulaire. Ce n’est qu’à ses débuts, dans le Ber­lin de 1920, qu’il n’opposait que deux camps : d’une part, le triomphateur de la relativité, soutenu par la vieille garde des physiciens allemands, Planck, von Laue, Som-merfeld, et de l’autre, un obscur affairiste disposant de moyens importants, Paul Weyland, qui sut recruter d’au­tres savants de renom, notamment les prix Nobel Philipp Lenard et Johannes Stark, pour combattre la théorie de (p.490) la relativité en qualité de bluff juif. Comme l’écrit Ronald Clark, le biographe d’Einstein, « la constante montée de l’antisémitisme au cours de l’entre-deux guerres était due, en partie du moins, à la facilité avec laquelle ses partisans pouvaient concentrer leurs attaques contre Einstein et contre la « nouvelle physique ». Pourtant, cette polémique savante n’intéressait que médiocrement les masses popu­laires : du reste, même parmi les vieux membres du parti, les militants de la première heure, un tiers tout au plus étaient foncièrement antisémites. Ce furent des jeunes intellectuels, lointains descendants des étudiants germa-nomanes de 1815-1848 qui, sur ce front très particulier, fournissaient des combattants prêts à tout. Doctrinale-ment, la campagne antirelativiste se réclamait d’une épis-témologie « trinitaire » dont H.S. Chamberlain avait été le principal codificateur :

« Toute connaissance humaine repose sur trois formes fon­damentales — le Temps, l’Espace, la Causalité (…) ; bref, le triple formant unité nous entoure de toutes parts, constitue un phénomène primordial et se reflète jusque dans le détail (…) Celui qui interprète mécaniquement la nature empirique per­çue par les sens, celui-là a une religion idéaliste, ou il n’en a pas du tout… Le Juif ne concevait aucune espèce de méca­nisme ; depuis la création ex nihilo jusqu’à l’avenir messia­nique rêvé, il n’apercevait que l’arbitraire, vaquant librement à l’exercice d’une toute-puissance absolue. Ainsi n’a-t-il jamais découvert quoi que ce soit. »

Et c’est pourquoi, concluait orgueilleusement Chamber­lain, « nous avons acquis une quantité de connaissances et une souveraineté sur la nature dont aucune autre race d’hommes ne disposa jamais. »

En 1933, avec l’avènement des nazis au pouvoir, le combat acquit toute son ampleur et devint effective­ment triangulaire. On vit alors, face aux faciles triom­phes de Lenard, Stark et autres champions de la « phy­sique germanique », se constituer le camp nouveau de la relève, c’est-à-dire les jeunes physiciens allemands dûment « aryens », formés au cours des troubles années de la guerre et de Weimar, et patriotiquement ralliés à Hitler, mais enclins à livrer bataille au nom de l’intérêt mieux compris de la science allemande — ceux, en somme, pour lesquels la relativité devint l’enfant à garder, et les Juifs, l’eau du bain à jeter.

Bon citoyen du IIIe Reich s’il en fut un, Werner Heisen-berg, qui devint leur chef de file, échappa de justesse en (p.491) 1937 au camp de concentration, en qualité d’un « Juif blanc ». Voici peut-être la voie royale pour la compréhen­sion totale du phénomène hitlérien : dans un Etat dont les dirigeants étendaient leurs lois raciales jusqu’aux étoiles, n’importe quoi, y compris les abattoirs humains, se laissait justifier et réaliser.

 

 

La solution finale

 

(p.492) Il convient maintenant de parler un langage simple et clair.

Dès le printemps 1933, le gouvernement du IIIe Reich promulguait des lois qui excluaient les Juifs de la fonc­tion publique et du barreau, et prenait des mesures démagogiquement spectaculaires, telles qu’une journée de boycott des commerces juifs, et les autodafés des livres d’auteurs juifs, sur les places publiques. Mais ce n’est qu’en été 1935, lorsque l’Allemagne et les pays étrangers aussi s’étaient pour ainsi dire accoutumés à l’idée d’une discrimination raciste au centre de l’Europe et que les facultés d’indignation s’étaient émoussées, que Hitler fit édicter les fameuses « lois de Nuremberg », qui insti­tuaient de nouvelles barrières raciales, interdisant sous peine de prison, tant les mariages que les « rapports extra-maritaux » entre Juifs et « sujets de sang allemand ». C’était mettre les Juifs hors la loi, donnant force légale à des tabous sexuels, ces tabous que Hitler évoquait volon­tiers dans ses discours et dans ses écrits :

« Le jeune Juif aux yeux noirs épie, pendant des heures, le visage illuminé d’une joie satanique, la jeune fille incons­ciente du danger, qu’il souille de son sang… »

(Mon Combat.)

Cependant, faute du moindre critère biologique permet­tant de distinguer entre « sang juif » et « sang allemand », les légistes du IIIe Reich durent se rabattre sur la religion (p.493) des ascendants ; furent définis comme « non Aryens » (Nichtarier) les personnes ayant au moins deux grands-parents de religion juive. Par la suite, d’autres lois inter­dirent aux Juifs de s’asseoir sur les bancs publics, aux enfants juifs de fréquenter les écoles communales ; des papiers d’identité spéciaux furent élaborés, et des pré­noms obligatoires furent imposés (Israël pour les hom­mes, Sara pour les femmes).

Avant le déclenchement des hostilités, le but avoué des dirigeants nazis était de purger l’Allemagne de tous les Juifs, de la rendre « judenrein ». Effectivement, le flot de l’émigration ne cessait de croître : entre 1933 et 1939, une bonne moitié des 600 000 Juifs allemands réussirent à s’ins­taller à l’étranger, bien que les pays dits civilisés n’aient dispensé les visas qu’au compte-goutte.

Aussi bien, vit-on à l’époque des bateaux sillonner les   -mers, sans pouvoir décharger leurs cargaisons humaines ; l’odyssée du Saint-Louis, qui ne put débarquer ses passa­gers ni à Cuba, ni aux Etats-Unis, est restée célèbre.

En novembre 1938, les autorités du IIIe Reich organi- . sèrent la fameuse « Nuit de cristal1 », une explosion de brutalité contrôlée au cours de laquelle des centaines de magasins appartenant à des Juifs furent démolis et pillés et des dizaines de synagogues incendiées ; en même temps, plus de vingt mille Juifs furent arrêtés et internés dans des camps de concentration. Ainsi s’ouvrait l’ère des vio­lences physiques. Dans la perspective hitlérienne, ces vio­lences présentaient l’avantage supplémentaire d’habituer les militants et les futurs combattants à obéir sans sour­ciller, au nom du Fùhrer bien-aimé, à des ordres sadiques et insensés. Par ailleurs, à ce stade, ni la population alle­mande en son ensemble ni les grands corps constitués tels que le corps judiciaire, l’armée et les Eglises n’osèrent protester contre ce déchaînement du crime organisé.

Le 30 janvier 1939, quelques mois avant le déclenche-

 

  1. Ainsi surnommée en raison des innombrables débris de verre éparpillés dans les rues, après la mise à sac des magasins. Le prétexte invoqué pour la « Nuit de cristal » fut l’assassinat par un adolescent juif, Herschel Grynspan, d’un fonctionnaire de l’ambassade allemande à Paris, Ernst von Rath. A titre de représaille supplémentaire, les autorités nazies infligèrent à la communauté des Juifs allemands une amende d’un milliard de marks. Au surplus, elles firent encaisser par l’Etat allemand le montant dû par les compagnies d’assurances alle­mandes et étrangères aux propriétaires juifs des immeubles, locaux et marchandises détruits ou endommagés.

 

(p.494) ment des hostilités, Hitler en personne annonçait à la face du monde le sort qu’il réservait à l’ensemble des Juifs européens :

« En ce jour d’aujourd’hui, qui peut-être ne restera pas mémorable pour les Allemands seulement, je voudrais ajouter ceci : dans ma vie, lors de ma lutte pour le pouvoir, j’ai sou­vent été prophète, et j’ai souvent été tourné en ridicule, en tout premier lieu par le peuple juif. Je crois que ce rire retentissant des Juifs allemands leur est resté entre-temps dans la gorge. A nouveau, je vais être un prophète aujour­d’hui. Si la juiverie internationale réussissait, en Europe ou ailleurs, à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat n’en serait point une bolchevisation de l’Europe et une victoire du judaïsme, mais l’extermination de la race juive en Europe. »

Sept mois plus tard, le jour même de la déclaration de la guerre, Hitler décrétait un premier génocide. Mais d’une manière infiniment caractéristique, c’était, pour débuter, en vue de l’amélioration de la race supérieure.

Il s’agissait pour lui de « supprimer les vies indignes d’être vécues », c’est-à-dire les faibles d’esprit et les alié­nés incurables allemands. A cette fin, six établissements dits d’euthanasie furent installés en Allemagne, dans les­quels étaient envoyés, après un examen sommaire, ces porteurs de tares, qui étaient en même temps des bouches inutiles. Après quelques tâtonnements, le procédé adopté fut l’asphyxie à l’oxyde de carbone. De l’automne 1939 à août 1941, près de cent mille malades mentaux furent mis à mort de la sorte, faisant office de banc d’essai pour les Juifs, ainsi que nous allons le voir.

Le « programme d’euthanasie » fut entouré de secret, autant que faire se pouvait : aux familles, on envoyait de brefs avis, faisant état de crises cardiaques, ou de quelque autre forme de mort subite naturelle. Mais les décès de ce genre, dans les asiles, devinrent trop fréquents, et la vérité finit par être connue. Des incidents eurent lieu, lors de l’évacuation des malades ; des attroupements se for­maient, et surtout le clergé ne tarda pas à élever sa voix. « Où est la limite ? s’exclamait un pasteur, dans une lettre circulaire ; qui est normal, asocial, quels sont les cas désespérés ? Quel sera le sort des soldats, qui en luttant pour leur patrie, risquent d’encourir des maux inguéris­sables ? Certains d’entre eux se posent déjà de pareilles questions… » Saluons au passage le courage de ce pasteur (qui fut aussitôt interné dans un camp de concentration), (p.495) et celui de nombreux autres protestataires chrétiens — tout en relevant que les Juifs, eux, ne trouvèrent pas de tels avocats au sein du clergé allemand. Or, le fait est que, compte tenu de l’émoi populaire, Hitler décida de suspen­dre le « programme d’euthanasie », pour la durée de la guerre. Rendu disponible, le personnel spécialisé fut alors envoyé en Pologne, pour y installer des établissements de mort autrement vastes, à l’intention des Juifs.

 

La chasse aux Juifs en Pologne.

 

L’extermination globale et planifiée des Juifs européens débuta en été 1941, au lendemain de l’attaque contre la Russie, et nous allons voir dans quelles conditions. Mais les Juifs polonais, dont le nombre approchait de trois millions, connurent auparavant deux années de calvaire. Pour commencer, certaines unités des troupes en campa­gne, et plus spécialement les détachements SS, se livraient à d’immondes facéties, qui allaient bien plus loin que les brutalités déjà devenues monnaie courante en Allemagne.

Il y eut des procédés classiques, patentés en quelque sorte. Couper la barbe et les papillottes des Juifs était un divertissement répandu ; il était de bon ton de se faire ensuite traîner par la victime dans une charrette. Que d’Allemands ont envoyé à leur famille les photos éterni­sants ces hauts faits ! Un autre amusement en vogue consistait à faire irruption dans un appartement ou une maison juifs, et à contraindre jeunes et vieux à se désha­biller et à danser, ainsi enlacés, au son d’un phonographe : le viol consécutif était facultatif (étant donné les risques : poursuites pour « crime contre la race »). Des esprits plus rassis, joignant l’utile à l’agréable, happaient dans la rue des passantes juives afin de leur faire nettoyer leurs can­tonnements (l’utile) avec le linge de dessous des victimes (l’agréable).

La Pologne, une fois conquise et asservie, une mesure aussi simple que radicale fut prise à l’encontre des Juifs, dans le cadre de la politique raciale du IIIe Reich : dans les villes et dans les bourgades, ils furent tous concentrés dans des quartiers spéciaux ou « ghettos », parfois entou­rés d’un mur, afin de les isoler complètement de la popu­lation chrétienne polonaise, pourtant elle aussi traitée en « race inférieure » (puisque slave). Au surplus, ils furent

(p.496) astreints au port d’un brassard, à titre de signe distinctif et humiliant. Privée de ses ressources et de ses emplois, la population des ghettos était exposée à toutes les souf­frances de la misère et de la faim, et paraissait destinée à succomber à la longue, globalement, aux maladies d’inani­tion, avant que Hitler ne fît accélérer le processus, dans les camps de la mort immédiate. Par ailleurs, un semblant d’auto-administration fut institué dans les ghettos, ainsi qu’un service de travail obligatoire, pour les hommes de 16 à 60 ans. En pratique, la population juive, pour une bonne part spécialisée dans les métiers d’habillement et autres branches de l’artisanat, servit de main-d’œuvre quasi gratuite et exploitable à merci aux fournisseurs de l’armée, et aux dires des spécialistes de l’économie mili­taire, il s’agissait même « d’ouvriers absolument indispen­sables ». Ce dont, l’heure une fois venue, les préposés SS au génocide n’eurent aucunement cure.

 

Le cas particulier de la France

 

Dans les pays vaincus et occupés à l’Ouest — je me con­tenterai ici d’évoquer le cas de la France — les événe­ments prirent d’abord un tout autre tour. Le souci de « correction » caractéristique pour les premiers mois de l’occupation interdisait les brutalités publiques, et plus généralement tout exhibitionnisme antisémite : d’ailleurs les Nazis espéraient que la France finirait par y voir clair d’elle-même ; en attendant, il s’agissait « d’éviter, dans ce domaine, la réaction du peuple français contre tout ce qui vient d’Allemagne », comme l’écrivait le capitaine SS Lischka, en poste à Paris. Il fallait donc que les mesures antijuives parussent bien françaises. Ce qui était faisable, puisqu’un climat fascisant régnait à l’époque parmi les dirigeants de « l’Etat français » du maréchal Pétain, pour une bonne part les héritiers ou les conservateurs des pas­sions antidreyfusardes d’antan. C’est spontanément qu’ils prirent les premières mesures, qui du reste frappaient beaucoup plus durement les Juifs étrangers que les Juifs français — en ce sens, les hommes de Vichy furent plus xénophobes que vraiment racistes. Dès l’été 1940, des dizaines de milliers d’étrangers furent internés dans les camps de Gurs, de Rivesaltes, de Récébédou, etc., ou astreints à des travaux forcés dans des « compagnies de travailleurs », tandis que, en ce qui concerne les Juifs (p.497) français, le « Statut des Juifs » d’octobre 1940 se contentait pour commencer de les écarter de l’armée, de la fonction publique et de la presse et accordait même dans certains cas des exemptions. Les contradictions de l’antisémitisme vichyssois sont on ne peut mieux illustrées par cette brève correspondance :

 

Le 27 janvier 1941

« Monsieur le maréchal Pétain,

Je lis dans un journal de la région : « En application de la loi du 3 décembre 1940, M. Peyrouton a révoqué (entre autres noms) Cahen, chef de cabinet de la Préfecture de la Côte-d’Or. »

M. Peyrouton aurait dû se renseigner avant de prendre cette mesure ; il aurait appris que l’aspirant Jacques Cahen a été tué, le 20 mai, et inhumé à Abbeville.

Il a suivi les glorieuses traditions de ses cousins, morts pour la France en 1914-1918, l’un comme chasseur alpin, l’au­tre comme officier au 7e génie, à l’âge de 24 et 25 ans, nos deux seuls fils et dont les mânes ont dû tressaillir d’horreur devant un pareil traitement.

Agréez, etc. »

 

CABINET DU MARECHAL PETAIN

Vichy, le 31 janvier 1941

« Madame,

Le maréchal a lu la lettre que vous lui avez adressée au sujet de votre neveu.

Il a été d’autant plus ému, que l’un de ses collaborateurs s’est trouvé avec M. J. Cahen le 20 mai 1940, quelques heures avant qu’il soit frappé.

Le maréchal Pétain va demander à M. le Ministre de l’In­térieur de reconsidérer la mesure qu’il avait prise à rencontre de votre neveu.

Veuillez agréer. Madame, mes hommages respectueux. »

D’où l’on voit que, en ces temps-là, un Juif français pouvait même devenir un français à part entière — à condition d’être mort

 

(p.504) Après les protestations de l’Eglise de France de l’été 1942, et a fortiori après la défaite de Sta­lingrad, au printemps 1943, le double jeu, à tous les niveaux, des politiciens et des fonctionnaires, conduisit les hommes d’Eichmann à désespérer de l’aide de l’admi­nistration et de la police française, dans la zone occupée également *. C’est pourquoi, en partie du moins, le nombre des Juifs qui périrent dans les chambres à gaz demeura inférieur à cent mille, dans le cas français.

 

(p.505) Italie.

 

Encore plus paradoxal fut le cas de l’Italie fasciste. En 1934, et encore en 1936, Mussolini se gaussait du racisme de Hitler ; le « Pacte d’acier » une fois signé en 1938, il emboîta le pas à l’ex-caporal autrichien dans la question des Juifs également, et fit introduire une législation anti­sémite. Pourtant, tant que le Duce demeura au pouvoir, il ne pouvait pas y avoir de déportations (le prestige natio­nal ou dictatorial fut souvent le principal facteur du salut des Juifs) ; par surcroît, le commandement militaire ita­lien entreprit en 1941-1942, dans les territoires étrangers contrôlés par lui (Grèce méridionale, Croatie, France du Sud-Est) une action de sauvetage systématique, non seule­ment en interdisant l’entrée à Eichmann et à ses sbires, mais allant jusqu’à arracher des « non-Aryens » aux gen­darmes français ou aux tueurs croates. Ce paradoxe prit brutalement fin en automne 1943, après la chute du Duce et la capitulation italienne. Le temps de la revanche était venu : sur le territoire de la factice « république sociale italienne », le IV B 4 put opérer à son aise, au point de faire rafler en un seul jour plus d’un millier de Juifs romains, pour ainsi dire sous les fenêtres du pape Pie XII qui, rompant avec une tradition millénaire de protection du « peuple témoin », s’abstint même ce tragique jour-là de protester publiquement. Il ne s’expliqua pas sur son silence, sinon pour dire : (p.506)

« N’oubliez pas que des milliers de catholiques servent dans les armées allemandes : dois-je les précipiter dans des conflits de conscience ? »

 

Péninsule balkanique

(p.506)

Le sort des plus de sept cent mille Juifs roumains fut plus clément.

La Roumanie était pourtant le seul pays balkanique à cultiver une tradition antisémite autochtone, mais peut-être est-ce justement dans le cadre de cette tradition que les dirigeants roumains mirent un point d’honneur à régler eux-mêmes le sort de « leurs » Juifs. Il importe tou­tefois de faire la distinction entre les trois cent mille Juifs (p.507) des provinces annexées en 1918, la Bessarabie et la Buko-vine, transférés par les Roumains eux-mêmes dans les ter­ritoires soviétiques occupés par leur armée (« Transnis-trie »), et dont la majeure partie succomba à la faim, aux maladies et aux pogroms de la soldatesque, et ceux du « vieux royaume » qui, malgré toutes les pressions alle­mandes et interventions locales qui s’exerçaient sur le « conductor » Antonescu, furent préservés de l’emprise du IV B 4 jusqu’au dernier jour.

 

Hongrie.

 

En Hongrie, au printemps 1944 en quelque sorte in extremis, Eichmann parvint à enregistrer d’importants succès.

Ce pays, qui était gouverné depuis 1919 par l’amiral Horthy (à titre de « régent »), cultivait lui aussi certaines pra­tiques antijuives, et des lois plus strictes y furent intro­duites à partir de 1938, à l’exemple allemand.

 

(p.509) (…) bien avant que Bismarck n’ait recommandé de faire saillir les ‘juments juives’ par des ‘poulains chrétiens’, se promettant des bons résultats de ces croisements  (…)

 

(p.517) Mais revenons au camp d’Auschwitz. Les sursitaires juifs y connurent des destinées diverses, puisque d’une manière générale, la société concentrationnaire était singulière­ment hiérarchisée, de sorte que certains détenus, en fonc­tion de leur ancienneté et de leur origine, mais surtout de leur entregent et de leur flair, parvenaient à se hisser à des postes d’un grand pouvoir. Ces kapos étaient le plus sou­vent des vieux routiers allemands, transférés des camps remontant aux premières années du IIIe Reich. Ils deve­naient de la sorte des rouages du système SS, et en acqué­raient d’ordinaire, en vertu d’un mimétisme à la longue quasiment inévitable, les caractères typiques, la brutalité, le vocabulaire, l’allure générale, et d’une certaine façon la mise, à commencer par les bottes.

 

(p.518) (…) les musiciens qui réussissaient à complaire aux SS (car il exista dans l’univers d’Auschwitz plusieurs orchestres), échappaient grâce à leurs talents aux exténuants travaux de force en plein air. Ces derniers, compte tenu de la sous-alimentation, réduisaient « l’espérance de vie » des forçats juifs ordinaires à quelques mois à peine.

A leur intention, des sélection dites partielles, toujours inattendues, avaient lieu dans les baraques. Un survivant, le docteur Georges Wellers, les a décrites :

« Bloc par bloc, les Allemands faisaient défiler devant eux les gens complètement nus, et un coup d’œil sur les fesses décidait du sort de chacun, car aucune autre partie du corps humain ne traduit aussi fidèlement l’état d’amaigrissement du sujet… Les squelettes et les demi-squelettes faisaient des efforts héroïques d’une minute pour paraître devant les Alle­mands bravement, gaiement, la cage thoracique sans chair gonflée, le pas trébuchant, mais décidé. Mais les impitoyables fesses n’admettaient aucun truquage ! »

Lorsque grâce à quelque concours de circonstances, les forçats juifs de ce type parvenaient à éviter la sélection partielle et la chambre à gaz, ils devenaient tôt ou tard des épaves humaines auxquels le jargon d’Auschwitz appliquait le nom de musulmans :

« Quand ils marchaient encore, ils le faisaient comme des automates ; une fois arrêtés, ils n’étaient capables d’aucun autre mouvement. Ils tombaient par terre, exténués : tout leur était égal. Leurs corps bouchaient le passage, on pouvait marcher sur eux, ils ne retiraient pas d’un centimètre leurs bras ou leurs jambes ; aucune protestation, aucun cri de dou­leur ne sortaient de leurs bouches entrouvertes. Les kapos, les SS même pouvaient les battre, les pousser, ils ne bou­geaient pas, ils étaient devenus insensibles à tout. C’étaient des êtres sans pensée, sans réaction, on aurait dit sans âme… »

Joseph Wulf, un ancien détenu juif relativement privi­légié, relate la discussion qu’il eut un jour à Auschwitz avec un codétenu allemand, à propos de Gandhi (qui avant la guerre avait adressé un appel aux Juifs d’Allemagne, leur conseillant la non-violence). Les deux hommes tom­bèrent d’accord : dans un camp nazi, Gandhi aurait été l’un des premiers détenus à devenir un « musulman ».

La réplique adéquate, d’innombrables Juifs ou non-Juifs surent la trouver, à Auschwitz. La majeure partie de leurs actes de résistance ne sera jamais connue ; de nombreux (p.519) autres font partie de la chronique du camp. L’acte le plus éclatant fut, tout comme à Sobibor et à treblinka, la rébellion de l’un des commandos pemanents juifs qui desservaient les fours crématoires. (…)

 

 

(p.518) Avant la guerre, Gandhi avait adressé un appel aux Juifs d’Allemagne, leur conseillant la non-violence.

 

(p520) Les grands desseins nazis.

 

Dans une certaine mesure, le sort dévolu par les diri­geants du IIIe Reich aux Juifs et aux Tziganes ne faisait que préfigurer celui qui attendait l’ensemble des nations européennes, au cas d’une victoire de l’Allemagne, puisque celles de l’Est étaient condamnées à disparaître, tandis que les autres allaient être définitivement vassalisées par le IIIe Reich. On peut dire que biologique pour les uns, le génocide allait être culturel pour les autres. Il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit : des projets très précis avaient été élaborés par les experts attachés au haut commande­ment militaire, au ministère des Territoires occupés de l’Est, et à l’Office de la Race et de la Colonisation des SS. Certains de ces projets avaient déjà reçu un commence­ment d’exécution. C’est ainsi qu’au printemps 1944, lors­que les armées allemandes avaient déjà été repoussées au-delà du Dniepr, le haut commandement faisait dépor­ter en Allemagne des milliers d’enfants ukrainiens et bié-lorussiens : de la sorte, il entendait faire d’une seule pierre plusieurs coups. A savoir :

« 1. Le groupe d’armées du Centre a l’intention de rassem­bler et de transférer vers le Reich 40 000 à 50 000 enfants de 10 à 14 ans dans les territoires qu’il tient sous son contrôle. Cette mesure est prise sur la proposition de la IXe armée. Elle devra être appuyée d’une forte propagande et avoir pour mots d’ordre : Mesures d’assistance du Reich aux enfants biélo-russiens, protection contre les bandes de partisans. Dans une zone de 5 kilomètres, cette action a déjà commencé…

« Cette action est destinée non seulement à freiner l’accrois­sement direct de la puissance de l’adversaire, mais à entamer aussi pour un avenir lointain sa puissance biologique. Ce point de vue est partagé aussi bien par le Reichsfiihrer SS que par le Fiihrer. Des ordres avaient été donnés en conséquence dans le Secteur Sud lors des mouvements de repli de l’année der­nière.

«2. Une action analogue est actuellement entreprise dans (p.531) la région contrôlée par le groupe d’armées Ukraine-Nord (General-Feldmarschall Model) ; dans le secteur de Galicie, particulièrement privilégié du point de vue politique, ont été prises des mesures ayant pour but de réunir 135 000 travail­leurs dans des bataillons de travail, tandis que les jeunes de plus de 17 ans seront incorporés en divisions SS et que les jeunes d’au-dessous de 17 ans seront pris en charge par les assistantes SS. Cette action, qui est déjà commencée là-bas depuis quelques semaines, n’a donné lieu jusqu’ici à aucune espèce de trouble. »

Le principal expert du ministère des Territoires occupés, le docteur Alfred Wetzel, élaborait en novembre 1939, au lendemain de la conquête de la Pologne, un programme à longue échéance :

« Pour le traitement de la population — et notamment des Polonais — il faut toujours partir du principe que toutes les mesures d’administration et de législation n’ont pour but que de germaniser la population non allemande par tous les moyens et aussi rapidement que possible. C’est la raison pour laquelle le maintien d’une vie culturelle populaire autonome devra être absolument exclu en Pologne. Les corporations, les associations et les clubs polonais cesseront d’exister. Les restaurants et cafés polonais, centres de la vie nationale polo­naise, devront être fermés. Les Polonais ne seront pas auto­risés à fréquenter les théâtres et les cinémas allemands ; quant aux théâtres et cinémas polonais, ils devront être fermés. Il n’y aura pas de journaux polonais, aucun livre polonais ne sera publié, ni aucun magazine polonais. Pour la même raison, les Polonais n’auront le droit de posséder ni radio, ni phono­graphe. »

A rencontre des populations soviétiques, le docteur Wetzel préconisait en avril 1942 des mesures encore plus radicales :

« II est de première importance de ne garder dans l’espace russe qu’une population composée en majeure partie de la masse aux types europides primitifs. Elle n’opposera pas de résistance appréciable à la population allemande. Cette masse obtuse et atone a besoin d’être commandée énergiquement, comme l’a bien prouvé l’histoire séculaire de ces régions. Si les couches dirigeantes allemandes parviennent, dans l’avenir, à garder les distances nécessaires à l’égard de cette popula­tion, si par le canal des naissances illégitimes le sang allemand ne la pénètre pas, la domination allemande pourrait se main­tenir pendant longtemps dans l’espace en question, à condi­tion, bien entendu, d’endiguer les forces biologiques qui accroissent sans cesse la puissance numérique de cette masse primitive.

 

(p.527) Face à la prolifération, au cours des années 1980, des historiens dits « révisionnistes », tant en France qu’en Allemagne (mais qui procèdent d’une façon très différente, car les Français nient purement et simplement l’existence des chambres à gaz, tandis que les allemands tendent à (p.528) rejeter sur Staline la responsabilité des crimes nazis, et trouvent parfois des appuis en France1), un colloque sur « La politique nazie d’extermination » fut organisé en décembre 1987 à Paris2. Son initiateur, le professeur Fran­çois Bédarida, proposait, en ce qui concerne le nombre des victimes, une fourchette allant des 4,2 millions avancés en 1953 par l’Anglais G. Reitlinger (« chiffre qui ne saurait être accepté », commentait-il) aux 6 millions indiqués dès 1951 par moi. Un autre participant, le professeur Michael R. Marrus, proposait une fourchette allant de 5 à 6 millions. En ce qui concerne les statistiques, on ne peut que s’en tenir là.

Quant à la responsabilité de Staline, il faut savoir que Hitler donna l’ordre d’exterminer les Juifs (et les commu­nistes) en mars 194l3 c’est-à-dire trois mois avant la ruée allemande sur l’Union soviétique, ordre qui n’avait donc aucun rapport avec les charniers qui y furent découverts par la suite.

Cela dit, on ne sait que trop que les faussaires de tous les bords continuent leur agitation, et parviennent à abuser une partie des jeunes générations. D’autant que, comme l’écri­vait jadis Goebbels, « pour être cru, un mensonge doit être très gros ».

 

1.  Ainsi, le professeur Georges-François Dreyfus, de l’université de Strasbourg, écrivait en janvier 1988 : « Quant à l’idée de la solution finale, elle n’apparaît véritablement que dans la seconde moitié de 1941 : c’est-à-dire après que les services allemands aient mis la main sur les archives de Smolensk. Et ils pouvaient y découvrir que l’URSS avait exterminé ses adversaires par centaines de milliers sans que personne dans le monde y trouve à redire. » (La Presse française, 8 janvier 1988, p. 3).

2.  Cf. Les actes de ce colloque, La Politique nazie d’extermination, Albin Michel, 1989, p. 23 et p. 292.

Cf. H.  Krausnick et H.-H. Wilhelm, Die Truppen des Weltans-chaungkrieges, Stuttgart, 1984, p. 134-138.

 

Odon Vallet, Petit lexique des idées fausses sur les religions, éd. Albin Michel, 2002

(p. 92-95) Génocide

« L’extermination des juifs est le crime du XXe siècle »

 

C’est un crime abominable mais il ne date pas du XXe siècle. Si le génocide des juifs est une honte de l’époque moderne, il a au moins un équivalent dans l’histoire ancienne. L’oublier pour mieux préserver le caractère unique de la Shoah ou, au contraire, pour minimiser la haine des juifs est une grave erreur.

Car tous les clichés sur la barbarie du xxe siècle, le goulag stalinien et les camps hitlériens, laissent croire que le totalitarisme est une idée neuve et que le monde contemporain a le monopole de l’horreur. Mais les temps actuels n’ont rien inventé. Ils ont seulement mis la technique au service de la mort. Les chambres à gaz n’ existaient pas sous le règne d’ Auguste mais des milliers d’épées ont produit le même résultat, moins planifié mais presque aussi efficace.

(p.93) Selon la Bible, l’hostilité à l’égard des juifs est vieille comme l’histoire sainte. Elle commence avec la servitude des Hébreux en Egypte où Pharaon les asservit avec brutalité et transforme les chantiers de travaux publics en camps de concentration. Elle se poursuit avec l’Exil à Babylone, première déportation du peuple juif. Si, dans les deux cas, il ne s’agit pas de meurtres systématiques, la Bible présente ces deux épisodes tragiques comme remplis de morts et de deuils. Le mot même de shoah sert à décrire ces destructions portées par la main de l’homme mais perçues comme venant de Dieu en châtiment des péchés d’Israël. Si la rareté des documents historiques (notamment égyptiens) invite à la prudence dans l’interprétation de ces faits, leur caractère douloureux et meurtrier ne fait guère de doute.

Un pas de plus est franchi vers 170 avant J.-C. quand le roi hellénisé Antiochus IV Epiphane veut supprimer le judaïsme en interdisant toute pratique cultuelle. La résistance héroïque des frères Maccabées est si sanglante que leur nom devint, dans l’argot des carabins (étudiants en médecine), synonyme de cadavres.

Un degré supplémentaire dans l’horreur est atteint au 1er siècle après J.-C. avec ce que l’historien Flavius Josèphe appelle la « guerre des Juifs ». Ceux-ci se révoltèrent contre les occupants romains qu’ ils avaient imprudemment appelés en Palestine pour contrer l’ influence (p.94) grecque. La répression des légions romaines, assistées par des populations locales (notamment syriennes), s’avéra terrible : la chasse aux juifs fut lancée et de véritables pogroms firent des centaines de milliers de morts.

Si le chiffre total des pertes juives est controversé, il n’ est pas exagéré d’évoquer une tentative de génocide qui avait d’ ailleurs un précédent romain avec la terrible guerre des Gaules. En 70 après J.-C., le Temple et la ville de Jérusalem furent rasés et, en l’ an 132, la révolte de Bar Kokheba provoqua une nouvelle vague d’exécutions de partisans et de destructions de villages au point que la Judée devint un pays de « désolation « , en hébreu de shoah. Et la majorité des juifs survivants quitta la terre d’Israël pour n’y revenir que dix-neuf siècles plus tard.

Durant cette période de « dispersion » (diaspora), les persécutions ne manquèrent pas, de la part de musulmans ou, surtout, de chrétiens. Mais aucune n’ eut l’ intensité de la répression romaine. Celle-ci est largement oubliée par les manuels d’histoire qui, célébrant les grandeurs de la civilisation gréco-romaine, ne mentionnent guère le sort atroce de leurs victimes, promises aux oubliettes des vaincus de l’histoire.

Si l’antijudaïsme exterminateur a de si lointaines racines, c’est qu’il est indissociable des anti-

ques coutumes du peuple juif, incompatibles avec les pratiques « idolâtres » des autres nations

et les lois étrangères des vastes empires. Celui de Rome eut à combattre des révoltes de juifs en (p.95) Egypte, en Libye ou à Chypre : du sabbat à la circoncision et de la Torah au dieu unique, tout opposait les fils d’ Abraham aux enfants de Romulus.

 

Redonner au génocide des juifs sa dimension ancienne, c’ est aussi rappeler les liens de l’idéologie et de l’esthétique fascistes avec l’ Antiquité gréco-romaine. Le Troisième Reich se voulait une nouvelle Rome jusque dans l’ architecture prétentieuse du « nouveau Berlin » d’Albert Speer. L’ archaïsme de l’art et de la pensée ne pouvait que renouer avec un conflit bimillénaire, amplifié par les fractures idéologiques et les crises économiques du xxe siècle. Ainsi furent ravivées les vieilles haines sous les braises chaudes de l’Histoire dont les brûlures ont un large spectre. Car, d’après le Deutéronome (ch.20), Dieu ordonna à Israël en guerre de frapper « tous les hommes au tranchant de l’épée  » voire de « ne laisser subsister aucun être vivant « . C’était déjà un voeu de génocide.

 

dans l’empire romain: 

Gérald Messadié, Histoire générale de l’antisémitisme, éd. J.C. Lattès, 1999

 

(p.44) On peut imaginer la rage et la douleur des juifs assis­tant à l’entrée de Pompée et de son état-major à Jérusalem, puis dans le Temple et, sacrilège des sacrilèges, dans le Saint des saints, dont l’accès était jusqu’alors réservé au seul grand prêtre. Pis encore, les sanctions imposées par les Romains sont lourdes : Israël doit payer mille talents, somme énorme, il doit rendre aux Syriens les territoires qu’il lui a pris, l’ethnarchie ou royauté est conférée à un laïc et le grand prêtre se voit retirer tout pouvoir temporel. Les structures mêmes de la théocratie juive sont démante­lées. Israël est tombé sous la tutelle romaine.

Mais il y a plus grave. Non seulement l’unité du peuple a été brisée, mais les compromissions et les abus du clergé royal et le désespoir ont créé dans la nation juive un cou­rant contestataire qui honnit le clergé de Jérusalem, constitué de l’aristocratie des prêtres sadducéens, descen­dants de Sadoq et trop proches de la royauté. Ce courant arrache de fait la religion à ses structures séculières. Il comporte trois branches : d’abord, les Pharisiens^ Parushim, c’est-à-dire les Séparatistes, qui sont apparus sous Alexandre Jannée. Dissociant le royaume céleste du royaume terrestre, ils dissociaient également la religion, qui ressortit au premier, du nationalisme, qui ressortit au second, ce qui leur valut l’hostilité du roi. Du moment où ils ne considéraient plus qu’il était le véritable grand prêtre des juifs, ils le condamnaient à la déchéance.

Venaient ensuite les Sicaires, qui estimaient, eux, que devant l’horreur de l’injustice en cours l’avènement du royaume céleste ne saurait tarder et qui allaient s’em­ployer à le hâter par la violence et la provocation. De ce dernier courant devaient surgir, au début du Ier siècle, les Zélotes, véritables associations de terroristes qui atta­quaient aussi bien les Romains que les juifs « collabora­teurs » lors des fêtes. Ce n’est donc pas par pure malveillance que Josèphe les traite de « brigands ».

(p.45)

Enfin venait le courant composé de ceux qu’on appelle, par commodité de langage, les « Esséniens » 18, en fait les Hassinin ou les vertueux, des rigoristes ou inté­gristes qui avaient, depuis le temps où Jonathan Maccha­bée était grand prêtre (152-142 avant notre ère 19), décidé de se retirer de la vie communautaire juive. Contrairement à ce que divers ouvrages ont laissé entendre depuis près d’un demi-siècle, les « Esséniens » n’étaient nullement cantonnés à Quoumrân, site riverain de la mer Morte et rendu célèbre par les manuscrits qu’on a trouvés dans les parages. Il existait des communautés d’« Esséniens », connus sous les noms d’Hémérobaptistes ou de Théra­peutes, dans bien d’autres sites, notamment aux portes des villes où l’on comptait de grandes colonies juives, comme sur les rives du lac Maréotis, près d’Alexandrie.

La distinction entre ces trois branches n’est sans doute pas aussi tranchée. Ainsi, Zélotes et Esséniens parta­gent une conviction profonde, qu’on peut appeler \apocalyptisme. Pour eux, l’humiliation juive ne peut durer et le Seigneur y mettra bientôt fin dans le fracas universel, en dépêchant son Messie pour restaurer la royauté perdue. Car le mot Messie, Massih, dont le sens originel s’est adul­téré dans les interprétations chrétiennes, signifie « qui a reçu l’onction de roi et de grand prêtre », double onction que Jésus ne reçut jamais. Et si les Pharisiens continuent de participer à la vie communautaire, ils ne sont pas fon­cièrement hostiles à la violence. Ce que Jésus, qui est lui-même un Pharisien, leur reprochera dans ses invectives célèbres, ce n’est pas tant cette hostilité que leur réserve dialectique à l’égard de la violence.

C’est de ces trois courants, tantôt confondus et tantôt distincts, qu’émané la plus grande partie de la littérature intertestamentaire évoquée plus haut. Plusieurs auteurs contemporains prennent encore les « Esséniens » pour des contemplatifs très différents des Zélotes sanguinaires. Erreur déconcertante : le Rouleau de la Guerre retrouvé à Quoumrân témoigne, dès ses premières lignes, de la pré­paration à un conflit armé que déclencheront les « Fils de Lumière » eux-mêmes contre les « Fils des Ténèbres » 20. « Les fils de la Lumière et la bande des Ténèbres se bat­tront au nom de la puissance de Dieu, dans le vacarme d’une vaste multitude et les cris des hommes et des

(p.46) dieux2I, le jour de la calamité. » Ce sont déjà les accents de l’Apocalypse de Jean.

Cette frange du peuple juif a donc déclaré la guerre au reste du monde : guerre de libération nationaliste, elle s’enfle rapidement aux dimensions d’une rébellion cata-clysmique et suicidaire qui devrait, selon les espoirs de ses combattants, ramener Dieu sur la Terre. « Esséniens » et Zélotes veulent donc forcer la main à Dieu. Ils précipite­ront même Jérusalem dans la ruine en 70, lors de la plus effroyable guerre civile du monde méditerranéen antique. Ils ignorent qu’une religion fondée au nom du plus illustre des leurs, Jésus, va retourner cette guerre contre eux et cela pour de nombreux siècles. Elle a, en tout cas, brisé l’unité de son peuple : d’un côté la majorité des juifs, qui considère qu’il est possible de vivre en bons termes avec les étrangers, de l’autre une minorité d’activistes, mys­tiques exaltés ou terroristes, qui rejettent toute influence étrangère.

Les juifs souffrent désormais de l’image d’un peuple difficile et fanatique, comme l’indiquent Diodore de Sicile et Apollonius Molon, mais aussi Lysimaque et Apion, que nous connaissons tous deux par Flavius Josèphe22. Ces deux derniers méritent l’attention en raison de l’influence qu’ils ont exercée sur leur époque en tant qu’antisémites notoires.

Nous ne savons rien du Lysimaque en question : le nom est courant dans les milieux grecs et hellénistiques, et des écrits de celui-là rien n’est demeuré. Sans doute est-il contemporain de Josèphe ; c’était probablement un sophiste et un grammairien. Un fait est certain : la version qu’il donne de l’Exode est résolument antijuive ; il prétend notamment que Moïse aurait ordonné aux juifs de ne montrer de bienveillance à personne, ce qui est exacte­ment le contraire de l’injonction de Moïse : « Ne rejetez pas l’étranger, car vous avez été vous-mêmes étrangers en Egypte. » II qualifie les juifs de gens « impurs et impies » et prétend qu’ils sont hostiles à toute l’humanité. Son igno­rance historique est complète, car il date d’après l’Exode la construction de Jérusalem. Tout ce qu’il faut en retenir est qu’il a existé et qu’il revêtait assez d’importance aux yeux de Flavius Josèphe pour mériter d’être réfuté.

Apion, lui, est mieux connu : c’est un Alexandrin d’ori-

(p.47) gine égyptienne qui vécut au début du Ier siècle de notre ère et qui répandit un certain nombre de malveillances sur les juifs du type de celles qu’on trouvera dix-neuf siècles plus tard dans les fabrications infâmes de la police russe, connues sous le nom de Protocole des Sages de Sion. Après le départ des lépreux, des aveugles et des infirmes d’Egypte sous la conduite de Moïse, ceux-ci, affirme-t-il, souffrirent de bubons à l’aine, ce qui les obligea à prendre le repos dit du sabbat — et autres insanités mêlées d’ap­proximations méprisables. C’est le même Apion qui, sans doute pour faire pièce à Philon, lequel entreprenait la même démarche en faveur des juifs, se rendit d’Alexandrie à Rome en l’an 38 pour se plaindre des juifs auprès de Caligula.

On retrouve ce genre de ragots — quel autre terme employer ? — chez le pamphlétaire gréco-égyptien Chae-remon, et les mêmes approximations chez l’auteur latin Pompeius Trogus (selon qui, par exemple, les juifs auraient été originaires de Damas, et Moïse l’un des dix fils du roi Israël…). Encore s’agissait-il là de basse littéra­ture. Plus grave est le fait qu’elle ait trouvé des échos chez un auteur de la réputation de Tacite. Lui aussi offre sa version de l’Exode, et elle ne vaut guère mieux que celles de Lysimaque et d’Apion : la peste sévissant en Egypte, le pharaon Bocchoris se serait vu recommander par l’oracle d’Ammon d’expulser les juifs vers un autre pays, « car leur nation était odieuse aux dieux ». Parvenus dans leur nou­veau pays, leur chef Moïse aurait introduit des pratiques religieuses allant à l’encontre de celles des autres mortels. Puis ils auraient érigé un sanctuaire pour y installer la sta­tue d’un âne, en hommage à l’animal qui les avait guidés à travers le désert, et autres insanités rivales de celles d’Apion et qu’on retrouve chez Diodore de Sicile23.

On a bien compris, au xxe siècle, que, styliste remar­quable, Tacite est un mémorialiste et non un historien au sens moderne du mot — l’histoire est d’ailleurs un concept qui remonte au xvine siècle. On a, par ailleurs, surpris Tacite en flagrant délit de mauvaise foi à propos de l’in­cendie de Rome, dont il a insidieusement et injustement rejeté la responsabilité sur Néron, créant ainsi un préjugé à l’égard de cet empereur qui souffrait déjà d’une assez mauvaise réputation pour qu’on n’en rajoutât pas. Or,

(p.48) Néron n’était pour rien dans cet incendie. Tacite apparte­nait à la classe sénatoriale, pleine de mépris pour Néron, qu’elle tenait pour un histrion ; il ne s’est donc pas gêné pour falsifier les faits. Il les falsifie d’ailleurs quand bon lui semble : a-t-il vraiment cru que l’Exode avait eu lieu sous le règne de Bocchoris, pharaon saïte de la XXIVe dynastie, qui régna de 720 à 715 avant notre ère ? Si tel était le cas, cela prouverait qu’il ne s’était aucunement intéressé à l’histoire des juifs contre lesquels il déblatérait avec tant d’éloquence.

Deux faits demeurent. D’abord, les folies de la royauté hasmonéenne ont, depuis le ne siècle avant notre ère, rendu les juifs méfiants à l’égard des Grecs, puis des Romains, et ceux-ci à leur tour ont considéré les juifs comme des gens inassimilables. Les penseurs du monde hellénistique, puis romain, ont engendré dans les classes dirigeantes un préjugé spécifiquement antisémite qui ne va cesser de s’accuser.

Ensuite, les efforts des juifs hellénisés, tels que Philon et Josèphe, pour jeter un pont entre les deux cultures sont voués à l’échec sans rémission. L’un, Philon, dans une ten­tative futile aussi bien qu’anachronique de révisionnisme culturel, avait expliqué que Moïse avait renouvelé la philo­sophie et la morale des Grecs 24 ; l’autre, Josèphe, avait tenté de dissocier les juifs patriciens de ceux qu’il appelait des « brigands » et des ennemis du peuple juif, mais il allait surtout s’attirer une réputation de traître.

 

(p.53) 3. L’enracinement de l’antisémitisme romain et les effets pervers de la Septuaginte

 

ARROGANCE ROMAINE ET ORGUEIL JUIF : UN CONFLIT POLITIQUE QUI DEVIENT CULTUREL — PREMIERS EFFETS PERVERS DE LA SEPTUAGINTE – QUERELLES ET SOTTISES SUR LE SABBAT, LA CIRCONCISION ET L’IN­TERDIT DU PORC — PREMIÈRE EXPULSION DE JUIFS DE ROME EN 139 AVANT NOTRE ÈRE — L’INEXISTENCE DE L’HUMANISME À ROME ET L’IN­CULTURE DES ROMAINS — LA DOUTEUSE AFFAIRE JUPITER SABAZIUS — AUTRES SOTTISES SUR L’EXODE ET MOÏSE — LA MALVEILLANCE SIGNIFICATIVE DE TACITE.

 

Qu’est-ce qui peut expliquer qu’en trois siècles environ la bienveillance d’Alexandre ait cédé le pas au ton nette­ment injurieux de certains auteurs grecs et latins, et même d’empereurs aussi modérés que Claude, à l’égard des juifs et de leur histoire ? La transition est alarmante, car c’est dans l’instauration de l’antisémitisme hellénistique, puis romain, que résident les germes de l’antisémitisme des siècles ultérieurs, même si les raisons s’en sont modifiées.

Plusieurs facteurs semblent s’être combinés. Le pre­mier est indéniablement l’arrogance romaine. Ce senti­ment de supériorité invincible est assis sur les armes : de la bataille d’Actium en 31 avant notre ère à l’an 116 de (p.54) notre ère, dans une expansion foudroyante, stupéfiante, Rome gagne et occupe durablement la totalité de la Médi­terranée et la plus grande partie de l’Occident connu : des frontières de l’Ecosse à la Mauritanie, en passant par la France et l’Espagne, de l’Egypte au royaume du Bosphore, la Germanie, la Norique, la Cappadoce, et la Judée — le monde est romain ou va le devenir. Tous ces territoires permettent à Rome d’importer des esclaves et de la main-d’œuvre pour presque rien. Et, hors de la Fax romana, il n’y a que ténèbres extérieures, des peuples qui savent tout juste se servir du feu pour cuire leurs viandes : à l’est, les Grande et Petite Hordes des Yùeh-chih, les Parthes de ce qui deviendra l’Iran, les Surens de ce qui deviendra le Pakistan ; au nord, des Huns, jamais vus, des Finnois, mangeurs de renne cru, des Germains, Baltes, Slaves, Roxolans et assimilés, qui n’ont même pas de bains, n’ont jamais goûté aux vins de l’Apulie et ne comprendraient rien aux beautés de Virgile ni à la rhétorique de Cicéron. L’impérialisme romain n’est pas seulement politique, mais culturel.

Aux yeux des militaires romains, comme des séna­teurs et du pouvoir impérial, les juifs ne paraissent pas différents des Numides, des Sarmates, des Galates ou autres populations exotiques. La religion juive leur est inconnue, et les grand commis de Rome ne se gênent pas pour confisquer purement et simplement l’argent destiné au culte. Ainsi, Flaccus, proconsul d’Asie en 62-61 avant notre ère, saisit chez les juifs d’Apamée, de Laodicée, d’Adramytte et de Pergame des sommes destinées au Temple de Jérusalem ‘, suivant en cela l’exemple de Mithridate qui avait également fait confisquer sur l’île de Cos l’argent destiné au Temple2. Quia nominor leo.

L’arrogance romaine se heurte de front à l’orgueil juif. Les juifs sont vaincus, soit, mais glorieux : ils ont par deux fois possédé un royaume indépendant, au temps de David et de Salomon, puis au temps des rois hasmonéens. Leurs traditions sont bien plus anciennes que celles des Romains : leurs prophètes s’entretenaient avec le Seigneur alors que Romulus et Rémus en étaient réduits à téter une louve. Quant aux lois, la leur a été dictée par le Seigneur en personne et ne le cède en rien à celles que les légions porteuses d’aigles prétendent appliquer à l’univers au nom (p.55) d’une république d’aventuriers, de soudards et de bavards, puis d’un empire qui ne vaut guère mieux. Et ne parlons pas de ces dieux et déesses romains qui, à l’instar de leurs homologues grecs, se montrent nus et se cocufient à qui mieux mieux.

L’orgueil juif, auquel un chef d’État démocratique, le général de Gaulle, se référera encore au xxe siècle, est doublé d’un ^irrédentisme politique, nationaliste et reli­gieux qui ne peut qu’agacer Rome et les Romains. On l’a vu au chapitre précédent, les juifs de Palestine surtout n’arrêtent pas de se livrer à des guerres intestines, entrete­nant l’agitation dans la région. Leur image est devenue franchement négative depuis les derniers rois hasmo-néens, le fou alcoolique Alexandre Jannée et ses deux fils sanguinaires, Hyrcan et Aristobule. Les juifs semblent ne pas comprendre que les Romains régnent en maîtres et sont déterminés à maintenir leur suzeraineté sur eux.

L’incompréhension s’avive du fait que, depuis le milieu du ne siècle avant notre ère, les juifs sont dissé­minés dans toute la Méditerranée orientale, de la Macé­doine méridionale et de l’Épire à la Galatie, la Cappadoce et dans la totalité de l’Empire parthe, y compris l’Arménie, l’Hyrcanie, la Babylonie, Elam. Ils ont des colonies en Mésopotamie, en Syrie, en Egypte et sur la côte de Cyré-naïque ; enfin, ils sont répandus à Rome même et au sud, à Tarracina et Puteoli. Ils représentent une minorité avec laquelle il faut compter, sauf à déclencher des échauffou-rées sans fin : deux à trois millions d’obstinés. Les contacts entre juifs et Romains sont constants et l’incompréhension entretient les frictions.

Les Romains et les Hellènes de l’Empire, les lettrés du moins, n’ont réellement découvert le judaïsme que depuis la traduction de l’Ancien Testament en grec, réalisée à Alexandrie au me siècle avant notre ère et connue sous le nom de Septuaginte (à l’époque, elle était limitée au Penta-teuque). Faut-il le rappeler, les livres sont alors une denrée rare, réservée aux mécènes et aux grands lettrés, d’où le rôle considérable des bibliothèques d’Alexandrie, par exemple, dans la diffusion des idées. On ignore le nombre exact d’exemplaires de la Septuaginte qui circulèrent dans le monde romain, établissements juifs inclus, mais il ne devait pas excéder quelques dizaines. C’était bien assez (p.56) pour surprendre les cercles des faiseurs d’opinion : ils découvraient dans les textes sacrés des juifs des notions totalement étrangères et même antinomiques des leurs.

Et ce point est essentiel à la compréhension de l’alié­nation que les juifs devaient subir dans l’Empire dès le Ier siècle de notre ère. Il n’a jamais, à ma connaissance, été évoqué dans les nombreuses recensions de l’antisémitisme dans l’histoire. Il exige donc d’être approfondi.

Toutes les religions du monde méditerranéen et d’au-delà — Germanie, Dacie, Sarmates, Pont, Cappadoce, Arménie — que les Romains avaient connues étaient des ensembles de rites collectifs destinés à entretenir la cohé­sion sociale — re-ligio, re-lier — de la cité. Les statues de dieux, celles qui irritaient si fort les juifs, n’étaient pas de simples images destinées à flatter l’imagination des fidèles, mais des évocations et des invocations des divini­tés ; à la façon des dieux lares romains, elles fondaient le culte dans les lieux où il s’accomplissait, ce qui constituait d’ailleurs un corollaire de la sédentarisation. Dans la reli­gion romaine, le rite était civique autant que religieux : il garantissait la loi morale et juridique de la cité. Or, la notion de cité était et reste à ce jour absente du judaïsme, dont les lois étaient et demeurent spécifiquement reli­gieuses. Certes, les juifs se sédentarisent volontiers ou, plus exactement, ils s’implantent ; ils avaient bien des villes et une capitale, Jérusalem, mais celle-ci était une Ville sainte et un centre spirituel, comme le sont de nos jours la Cité du Vatican, La Mecque ou Bénarès, plutôt qu’une cité au sens gréco-latin du terme, qui est également politique. Dans « politique », en effet, il y a polis.

Mais l’intériorité du Dieu juif le rend indissociable de chaque individu de Son peuple. Partout où celui-ci, est, II est. Le juif n’a pas besoin de s’enraciner : c’est la clef même de la diaspora, évoquée plus haut. Le juif est pour le Romain civiquement insaisissable et politiquement irré­dentiste.

Un autre aspect du judaïsme pouvait être deviné au moins intuitivement par le Romain, quand il le comparait aux religions qu’il avait connues. Toutes ces religions étaient indo-européennes et étaient organisées selon les mêmes schémas. En foi de quoi, toutes les cités antiques et les peuples aux territoires plus ou moins déterminés (p.57) qu’elles régissaient étaient symboliquement gouvernés par la triade indo-européenne roi-prêtre-guerrier ou prêtre-guerrier-cultivateur 3. Or, ce partage des fonctions dans la cité est introuvable dans le Pentateuque : les Hébreux ne connaissent qu’une seule fonction suprême, celle du prê­tre 4. Ce qui revient à dire que la structure de leur peuple est théocratique.

Dans la hiérarchie du pouvoir, selon le schéma roi-prêtre-guerrier, les fonctions de roi et de prêtre, souvent conjuguées, sont celles d’intercesseurs entre les puissances cosmiques et les humains. Le pouvoir royal et religieux se fonde sur le postulat selon lequel le bien-être du peuple dépend du roi et du prêtre qui les défendent devant les dieux. La victoire militaire et les bonnes moissons sont des retombées de l’intercession des chefs.

Dans la religion hébraïque, en revanche, il n’y a pas d’intercesseur : il n’y a que la Loi et les rites qui l’accom­plissent. L’être humain est démuni devant un dieu impré­visible. Le prophète, qui tient une si grande place dans la religion et la culture hébraïques, n’est qu’accessoirement intercesseur ou, plus exactement, il ne l’est que dans un seul sens : au titre de transmetteur de la volonté divine. Sa fonction principale est d’être le porte-parole de Yahweh/ Eloha et de rappeler les humains au respect de Sa Loi selon des rites d’une prescription sourcilleuse. Saùl, pre­mier roi juif, ne détient aucun pouvoir sacerdotal ; d’où la colère terrible de Samuel quand Saùl accomplit un sacri­fice sans l’attendre, parce qu’il s’arroge et usurpe ainsi un rôle sacerdotal.

Quand Alexandre ou Rome occupaient l’Egypte, par exemple, les chefs politiques et militaires de part et d’autre signaient un traité et le « statu quo » consécutif établissait une manière de vivre ensemble de manière pacifique et durable. Les chefs religieux, eux, se pliaient aux faits des armes et tentaient de s’accorder avec les nouveaux cultes, comme on le vit à Alexandrie — d’où les syncrétismes décrits plus loin.

Mais avec les juifs, il en allait autrement : les chefs militaires grecs ou romains ne trouvaient pour interlocu­teurs que des chefs religieux dont la religion était intrinsè­quement hostile aux conquérants. On ne pouvait établir avec eux que la trêve, jamais la paix. Yahweh n’autorisait

(p.58) aucune défaite ni aucune sujétion de Son peuple, à moins que ce ne fût au titre de punition. Le juif est, pour le Romain, impossible à conquérir ; soldat de Dieu, il n’ac­ceptera jamais la défaite, car elle signifierait la défaite de Dieu, ce qui est impensable, ou bien alors il ne l’accepte­rait qu’en apparence. On ne peut pas lui représenter le rap­port de forces militaires : il n’y croit pas, car Dieu peut tout. N’a-t-Il pas noyé les armées du pharaon pour sauver Son peuple ? Les Zélotes de Palestine savent bien que les armées romaines d’occupation sont incomparablement plus puissantes que tous les hommes qu’Israël pourrait rassembler. N’importe : ils entretiennent une guérilla ter­roriste dans l’espoir d’allumer un incendie où Dieu sera contraint d’intervenir. Et si Dieu n’intervient pas, on a recours à la ruse. On le vit bien au siège de Massada, en 70, lorsque les Zélotes d’Éléazar attirèrent les troupes du Romain Métilius dans une embuscade, feignant de se ren­dre, et qu’ils les égorgèrent.

La théocratie inhérente au peuple juif, et indissociable de la religion qui forgeait son identité, fut ainsi la cause de ce qu’on peut appeler l’« exception juive » dans l’ère préchrétienne.

Il s’en faut que les sénateurs, consuls et militaires, qui étaient chargés de traiter avec les juifs aient effectué pareilles analyses, ni qu’ils aient perçu ces nuances. Aucune des disciplines qui permettent d’établir une étude structurelle et comparative des religions et des cultures n’existait dans la Rome de l’époque. Même si certains diri­geants romains, familiers d’Hérodote et de Strabon, comparaient instinctivement les cultures des différents peuples sous leur domination, l’approche romaine des mondes étrangers était essentiellement pratique, militaire et administrative. Ce qu’ils pouvaient percevoir des notions esquissées ici se résumait au fait que les juifs étaient vraiment très différents des Égyptiens, des Scythes ou des Sarmates.

Ces notions intuitives ou empiriques se trouvèrent précisées en quelques années, au grand désavantage des juifs, par la traduction de la Septuaginte. Sous le règne de Ptolémée II Philadelphe (288-247 avant notre ère) et à la demande de ce dernier, soixante-douze traducteurs furent envoyés par le grand-prêtre Éléazar de Jérusalem à (p.59) Alexandrie pour mettre au point une version grecque de l’Ancien Testament ; ce rut celle qu’on appela la Septua-ginte. On ne sait pas vraiment ce qui motiva le monarque. Lettré aux goûts éclectiques, peut-être voulait-il connaître les Livres sacrés des juifs, alors nombreux à Alexandrie. Il ne put d’ailleurs prendre connaissance avant sa mort que du Pentateuque ; les Prophètes ne semblent avoir été tra­duits qu’au ne siècle et Philon d’Alexandrie, en l’an 40, soit deux siècles plus tard, ne connaissait dans leur version grecque ni le Livre d’Esther, ni l’Ecclésiaste, ni les Can­tiques, ni le Livre de Daniel5. Les traducteurs n’étaient pas pressés.

Peut-être aussi le monarque pensait-il que la traduc­tion grecque permettrait d’ancrer la pratique linguistique des juifs, qui ne parlaient plus l’hébreu et à peine l’ara-méen, langue dans laquelle on enseignait la Loi à Jérusa­lem, et dont le grec n’était pas à la hauteur des lettrés hellénistiques de la capitale de la Méditerranée.

Toujours est-il que la Septuaginte s’inscrivait fort mal dans la tradition de raffinement hellénistique d’Alexan­drie. Non seulement la langue de la traduction était raide et empruntée6, mais la violence et la rudesse du texte ne pouvaient que heurter une cité qui s’était vouée au raffine­ment, à la rhétorique et aux scintillements et chatoiements des cyniques autant que des stoïciens, et bien évidemment aux prouesses idéologiques des platoniciens. Les lettrés alexandrins estimèrent que c’était là une littérature « bar­bare »7.

Le texte même suscita chez les lettrés hellénisés, qui ignoraient tout ou presque tout des Livres sacrés des juifs, indignation et révolte. Que pouvaient-ils penser de ce Dieu de la Genèse qui avait décidé de noyer la quasi-totalité de l’humanité parce qu’elle copulait avec « les dieux » 8 ? Des dieux avaient donc fait aux humains l’honneur de leur semence et un autre dieu en avait conçu ombrage ? Et pourquoi ces gens faisaient-ils si grand cas d’une sombre histoire de famille, celle d’Isaac, pleine de trahisons, de viols et de vengeances ? Quel était ce Dieu qui menaçait d’annihiler son peuple parce qu’il l’accusait d’être « obsti­né » 9 ? Qui menaçait aussi d’infecter d’une maladie myco-sique le peuple auquel les juifs allaient enlever leur territoire 10 ? N’était-il donc pas aussi bien le créateur de (p.60) ces victimes ? Celui qui commandait à Son peuple de détruire les autels des gens dans le pays desquels ils péné­traient u ? Et quel était ce peuple dont le Dieu même disait qu’il était « obstiné » et qu’à tout moment II pouvait l’anni­hiler 12 ? Et ce chef, Moïse, qui félicitait les siens d’avoir tué trois mille personnes de leur propre peuple n ? Et que dire de la ruse d’Abraham qui faisait passer sa femme pour sa sœur et la cédait au pharaon ? Ou bien de ce Jacob, qui dérobait par ruse le droit d’aînesse d’Esaù ?

Ces gens, décida-t-on, n’étaient décidément pas hon­nêtes. Le monde hellénistique avait déjà découvert avec consternation les prédictions apocalyptiques des Écrits intertestamentaires et les catastrophes qu’ils appelaient sur tous les peuples non juifs. Les Alexandrins, eux, se scandalisèrent de la Septuaginte. D’où les innombrables accusations de xénophobie et d’« impiété » adressées aux juifs, et qui déconcertent le lecteur du xxe siècle. De même que les citoyens des autres cités de l’empire, les Alexan­drins ne connaissaient ni les souffrances des juifs, ni l’hu­miliation d’avoir par quatre fois été dépossédés du royaume de David, ni l’espérance ardente qui les animait. Ils ne comprirent pas que l’astuce était la fronde de David des juifs.

Même s’il était d’un ton nettement moins agressif et alarmant que les pseudépigraphes cités au chapitre précé­dent, l’ensemble de l’Ancien Testament contenait par ailleurs trop de commandements et d’interdictions antago­nistes des cultures hellénistique et égyptienne pour ne pas aviver le sentiment que les juifs étaient bien des étrangers agressifs.

L’arrogance romaine ne s’accommodait pas non plus des coutumes juives, et notamment de la pratique du sab­bat, de l’obligation de la circoncision et de l’interdit du porc. Des niasses déconcertantes de commentaires déso­bligeants grecs et latins ont brodé sur ces trois coutumes.

La pratique du sabbat a alimenté l’ironie ou la répro­bation de quelques auteurs romains mineurs et majeurs, qui s’en gaussent et prétendent y voir un encouragement à la paresse. Dans un texte perdu que nous ne connaissons que par la mention qu’en fait saint Augustin 14, De Super-stitione, Sénèque raconte ainsi que cette coutume est cause du fait que les juifs perdent le septième de leur vie (p.61) à ne rien faire. Qu’eût-il dit de la pratique moderne du week-end ? Dion Cassius, pour sa part, avance que la « ter­reur superstitieuse 15 » des juifs fut cause de leur faiblesse devant les Romains, lors de la prise de Jérusalem par Pom­pée en 63 avant notre ère. Jamais à court d’amalgames, d’approximations et de « grécocentrisme », Plutarque croira y voir une forme dérivée des rites dionysiaques, étant donné que les juifs célèbrent le début du sabbat par l’échange de bénédictions au-dessus d’une coupe de vin ! Aucun des auteurs latins ne prend la peine de s’informer sur l’objet de ce jour de repos, qui est de méditer sur les rapports de l’homme avec son Créateur et de s’enrichir spi­rituellement par la méditation.

La circoncision est un objet de surprise et d’indigna­tion encore plus grand pour les Romains, qui ignorent l’objet et l’ancienneté de cette pratique, et se laissent éga­rer par le malentendu que les juifs eux-mêmes entretien­nent à ce propos. Ceux-ci la tiennent, en effet, pour un rite spécifiquement juif, accompli sur l’ordre du Seigneur, pour différencier le peuple élu des autres. Il n’en est rien, car dès la plus haute antiquité la circoncision était quasi­ment universelle : seuls les Indo-Germains, les Mongols et les peuples du groupe finno-ougrien l’ignoraient16. Les Égyptiens la pratiquaient deux mille quatre cents ans au moins avant notre ère, c’est-à-dire bien avant l’arrivée d’Abraham en Egypte ; le géographe Strabon et le philo­sophe Celse le savent et l’ont écrit. Bien évidemment, les Romains, qui ne la pratiquent pas, ne savent pas non plus que la circoncision a également un objet hygiénique : pré­venir l’infection du gland par la fermentation bactérienne du smegma que sécrète le prépuce.

Mais la circoncision a déjà déplu aux rois séleucides et Antiochus IV Épiphane, puis Jean Hyrcan, l’ont inter­dite. Les Romains ont repris le préjugé grec et Tacite, évo­quant cette pratique « indigne et abominable », prétend que les juifs l’ont adoptée pour se distinguer des autres humains, ce qui est vrai pour eux, mais qui ne l’est certes pas des autres peuples qui ont adopté la circoncision. Il y avait d’ailleurs dans le monde romain, et à Rome même, bien d’autres circoncis que les juifs ; Pythagore avait jadis dû s’y soumettre avant d’être autorisé à étudier dans les temples égyptiens. Mais comme tout ce qui touche aux (p.62) organes sexuels, le sujet de la circoncision suscite la verve des satiristes, tel Martial, qui sous-entend qu’elle excite l’appétence sexuelle et développe la verge dans des propor­tions monstrueuses 17. Après lui, d’autres satiristes s’aven­turent donc dans des gaudrioles de salle de garde aux dépens des juifs.

En ce qui touche enfin à l’interdit du porc, Tacite, par exemple, toujours en veine de ragots et d’interprétations malveillantes, dira que les juifs n’en consomment pas parce qu’ils ont jadis souffert de la « peste » propagée par cet animal, sans doute la ladrerie, mais que, de toute façon, ce sont eux qui étaient responsables de la propaga­tion de cette plaie en Egypte 18. Radotages indignes : les juifs, comme plus tard les musulmans, auront observé que la ladrerie du porc se transmet à l’homme et auront donc interdit la consommation de viande porcine pour des rai­sons d’hygiène encore une fois. Mais les Romains raffolent de la charcuterie et les faubourgs de Rome empestent les porcheries, car dès qu’ils possèdent un porc et une truie, les paysans se précipitent vers la grande ville pour y fonder un élevage qui approvisionnera un commerce de saucis­son et autres cochonnailles. En bref, le refus obstiné de la consommation de porc se résumerait ainsi, dans la bouche des Romains : pourquoi les juifs n’aiment-ils pas le saucis­son ? Pour qui se prennent-ils ?

Sans doute s’en fussent-ils accommodés, bon gré mal gré, mais les traditions que les juifs défendaient mordicus n’adoucissaient pas les angles. L’immense majorité des Romains et de leurs forces d’occupation n’avaient cure de ce qu’ils savaient ou entendaient dire de l’Ancien Testa­ment, mais un point les irrita plus que les autres : le refus des juifs de rendre hommage aux dieux des occupants. Pour les juifs, les raisons en étaient simples et claires : leur Dieu ne pouvait être représenté sous forme humaine, et Yahweh ou Éloha n’était ni Zeus, ni Baal, ni Hélios, ni personne d’autre. Particulièrement blasphématoire pour eux était la déification des rois et empereurs, que ce fût celle d’Alexandre ou, plus tard, celle d’Auguste. Donc, les rites des étrangers n’étaient pas pour eux.

Impériaux et impérialistes, les Romains considéraient que ce qui était bon pour eux l’était pour le reste du monde. Ne disposant que de vagues aperçus sur la religion (p.63) des juifs, ils étaient incapables de saisir les raisons pour lesquelles ceux-ci refusaient de la fondre dans la religion romaine, à l’instar des peuples soumis, qui avaient plus ou moins assimilé les dieux romains et syncrétisé leurs religions avec celles de Rome. Les Romains avaient bien assimilé le culte isiaque et le mithraïsme, par exemple ; pourquoi les juifs n’acceptaient-ils pas les dieux de leurs maîtres ?

Dans le contexte de l’époque, cette résistance sur­prend, puis irrite. Tout le monde méditerranéen, et même oriental et extrême-oriental, est habitué aux syncrétismes. Asiates et Grecs, Asiates et Égyptiens, Grecs et Romains, Grecs et Scythes, Romains et Egyptiens, Romains et Phé­niciens, Romains et Gaulois, ils ont tous échangé des dieux. Non seulement Zeus est devenu Jupiter et Aphro­dite, Vénus, mais encore, le dieu hindou Siva est devenu le Dionysos grec, Jupiter est devenu l’Ammon égyptien, l’Adsmerius des Pietés est identifié au Mercure romain, l’Horus égyptien s’identifie à Apollon grec pour devenir Horapollon, le Smertrios gaulois devient l’Hercule romain, les Romains adoreront le dieu perse Mithra. Un volume entier suffirait à peine à recenser les syncrétismes reli­gieux antiques. Tout le monde semble y trouver son compte ; pourquoi pas les juifs ?

Ces syncrétismes s’expliquent sans peine. Pour les peuples anciens, il existe un dieu de la guerre, une déesse de la fertilité, un dieu des eaux, etc., et qu’importé au fond le nom qu’on leur donne, puisque c’est toujours la même divinité. Seuls dans le monde méditerranéen, et peut-être le monde entier, les Juifs refusent obstinément ces croise­ments. Ils introduisent pour la première fois dans l’his­toire des religions la notion d’un Dieu unique et indescriptible. Or, cette notion est inassimilable pour des peuples indo-européens. Pour croire, ils doivent différen­cier et, pour cela, ils doivent voir.

Tout cela est aussi incompréhensible pour les Romains des premiers siècles avant et après notre ère que ce l’avait été pour les Grecs du me siècle avant notre ère. Les Romains, guère plus théologiens ou exégètes que les Grecs, n’ont retenu du mythe juif que ce qui leur paraissait pittoresque ou bizarre. Ils se sont ainsi exagérément attachés à l’histoire du Veau d’or pour en déduire que les (p.64) juifs étaient des hypocrites qui pratiquaient l’idolâtrie « comme tout le monde ».

Reste le point de la « xénophobie » juive, confirmé par plusieurs passages de la Septuaginte, notamment l’inter­diction de mariage avec des étrangers, particulièrement offensante pour les non-juifs. Ceux-ci estimaient donc que les juifs étaient méfiants à leur égard, et ce constat n’était pas faux. Ils avaient déjà fait l’expérience sanglante du réformisme hellénique des Hasmonéens ; ils ne voulaient pas recommencer avec les Romains. Le reproche avait déjà été formulé en termes cinglants par le Grec Hécatée d’Abdère à la fin du IVe siècle avant notre ère, quand il avait décrit les mœurs juives comme « inhospitalières et anti­humaines 19 ».

La tradition perdura, puisque l’auteur juif Ben Sira, du début du ne siècle avant notre ère ou de la fin du me, et pourtant familier de l’hellénisme, écrit dans son Ecclésias­tique : « Accueille un étranger dans ta maison et il chan­gera ta manière de vivre et t’aliénera ta famille20. »

« La tendance à séparer ceux qui observaient fidèle­ment la Loi était devenue un trait typique de la piété jui­ve », écrit à ce propos Martin Hengel.

Voilà donc les facteurs religieux qui, dès le me siècle avant notre ère, entretiennent un climat défavorable aux juifs. Et l’on en rajoute : dans leur volonté de rabaisser les juifs, beaucoup d’auteurs grecs et romains se réfèrent, par exemple, à la version de l’Exode du prêtre égyptien hellé­nisé Manéthon. Au me siècle avant notre ère, ce dernier avait, dans son histoire de l’Egypte, prétendu que l’Exode n’avait pas été l’héroïque aventure racontée par le Penta-teuque, mais l’expulsion d’une colonie de lépreux et de malades sous la direction, non de Moïse, mais d’un prêtre renégat nommé Osarseph. Il ne semble pas être venu à l’esprit de Manéthon que ces lépreux et malades avaient témoigné d’une endurance remarquable dans leur traver­sée du désert et qu’ils avaient pu battre les Amalécites, entre autres exploits. Mais comme je l’ai observé plus haut, l’histoire au sens moderne n’est pas le fort des chro­niqueurs et mémorialistes du temps.

Irrédentisme politique juif en Palestine (province romaine depuis l’an 6), diffusion de la Septuaginte, arrogance (p.65) romaine, isolationnisme religieux et social des juifs, coutumes incompréhensibles ou condamnables aux yeux des Romains, le dossier est déjà lourd. S’y ajoute l’in­fluence de fait des juifs, que certains auteurs appellent « le prosélytisme juif ».

Des missionnaires juifs ont-ils vraiment tenté de convertir les Romains ? On ne peut en exclure l’hypothèse, mais on ne possède aucun fait qui le prouve. Des établisse­ments juifs existant à Méroé, dans l’actuel Soudan, à Axoum, dans l’actuelle Ethiopie, et au nord d’Aden, chez les Himyarites, à la pointe occidentale de la péninsule ara­bique, donnent à penser que les juifs n’étaient pas hostiles au prosélytisme. Ce qu’on appelle « prosélytisme » res­semble bien plus à la persuasion par l’exemple que purent exercer les juifs et à l’influence tacite qu’avaient leurs colo­nies dans le chaos de la république, à l’époque où ils y arrivèrent et à celle où ils furent expulsés de Rome pour la première fois, en 139 avant notre ère.

Car les représentations contemporaines de la Rome antique sont tout aussi idéalistes et fausses que celles de la Grèce antique, vue comme le site d’un âge d’or où des philosophes devisaient sans fin avec des hommes poli­tiques à l’ombre des oliviers. L’humanisme romain est une fiction : la république était une foire d’empoigne. « Ne nous laissons pas duper par ce que les mots d’hier veulent dire aujourd’hui, prévient l’historien Lucien Jerphagnon. Les structures politiques de la Rome républicaine n’ont de démocratique que l’apparence […] Il y a beau temps que la tentative courageuse des Gracques a échoué devant l’égoïsme adroit et féroce des classes possédantes : leur projet de réforme agraire n’avait pas tenu. Le mécontente­ment latent de la plèbe s’exprimait de façon explosive à toute occasion […] Les affaires de sang se multiplient et les mœurs politiques prennent l’allure de règlements de comptes entre mafiosi21. »

L’absence de véritable autorité centrale, politique ou morale, mènera d’ailleurs à la dictature de César. La reli­gion sert à peine à tenir un monde de coquins, davantage par le respect obligatoire des rites qui cimente superficiel­lement la cohésion sociale, par l’hypocrisie ou la supersti­tion aussi, que par ses valeurs élevées. Arrivent les juifs. D’abord, ils possèdent le charme de l’exotisme ; ensuite, (p.66) ils sont travailleurs, solidaires et apparemment prospères. Quelle est donc leur religion ? Monothéiste. Idée surpre­nante, mais qui ne peut manquer de séduire, elle aussi, dans une société chaotique où la violence et l’impiété cri­minelle dominent. Sans doute firent-ils des adeptes et les néophytes en firent d’autres, et même en haut lieu. La propre épouse de Néron, Poppée, aurait été convertie au judaïsme. Les juifs n’étaient d’ailleurs pas les seuls à compter des convertis ; les Égyptiens en faisaient aussi. Toujours est-il qu’en ce qui touche aux juifs, leur impor­tance pouvait faire des jaloux.

Le prétexte de l’expulsion est connu ; un malentendu linguistique — l’introduction à Rome du culte de Jupiter Sabazius22, confondu avec un « Jupiter du Sabbat » — mais le motif réel en est inconnu23 et la portée n’en est pas précisée. Le prétexte, lui, est douteux : il existait déjà des cultes de Jupiter-Capitolin, Gardien, Pluton, Sauveur, Stator, etc. ; un de plus ne pouvait que renforcer les autres et n’eût pas dû indisposer les autorités. Il semble plus pro­bable que les juifs aient constitué à Rome une minorité agissante qui déplut peut-être à certains des mafieux évoqués plus haut par Jerphagnon. Combien étaient-ils ? Combien furent expulsés ? Combien de convertis auraient-ils faits ? On l’ignore.

Bannis sous la république, les juifs revinrent toutefois à une date indéterminée sous l’empire. Cicéron les décrit, en 59 avant notre ère, comme un peuple nombreux, constituant des assemblées informelles dont il est recom­mandé de ne pas s’attirer l’animosité24. Des assertions qu’on trouve sous la plume d’historiens contemporains voudraient qu’ils fussent à nouveau chassés de Rome en l’an 19 par l’empereur Tibère. Trois textes antiques sur ce sujet ont fait l’objet d’exégèses approfondies. Tacite (v. 55-120), qui est notre source la plus ancienne, semblerait aussi, mais à première vue seulement, le plus précis sur la proscription :

«… On délibéra aussi pour savoir s’il fallait bannir les cultes égyptiens et juifs et les Pères [les sénateurs] prirent un sénatus-consulte ordonnant que quatre mille hommes d’origine servile [descendants d’esclaves] et affranchis, contaminés par ces superstititions [la religion égyptienne, sans doute le culte d’Isis, et le judaïsme] et ayant l’âge (p.67) requis, soient emmenés en Sardaigne pour y réprimer les brigandages ; s’ils périssaient, en raison du climat malsain, ce ne serait pas une grande perte ; quant aux autres, ils devraient quitter l’Italie si, avant une date fixée, ils n’avaient pas renoncé à leurs rites ineptes25. »

En réalité, ce texte est bien difficile à interpréter, car l’empire garantissait la liberté des cultes. Et qui étaient ces quatre mille descendants d’esclaves affranchis ? Pourquoi étaient-ils les seuls visés par le sénatus-consulte ? Seuls les hommes « d’âge requis », c’est-à-dire aptes au service mili­taire, étaient-ils donc affiliés aux cultes égyptien et juif ? Qu’en était-il des hommes plus âgés et des femmes ? Faut-il comprendre que les descendants d’esclaves affranchis étaient les seuls qui fussent attirés par les cultes orien­taux ? Combien comptait-on parmi eux d’adeptes du culte isiaque et combien du judaïsme ? Étaient-ce des convertis à proprement parler, ou simplement des sympathisants ? Qui étaient les « autres » qui devraient quitter l’Italie ? La célèbre concision de Tacite, bien illusoire ici, nous apprend seulement que quatre mille descendants d’affran­chis convertis au judaïsme furent déportés en Sardaigne. Quant au climat de cette île, relevons incidemment qu’il était à coup sûr moins méphitique que celui de Rome, alors entourée de marécages pestilentiels, véritables foyers de paludisme.

En résumé, il n’est pas question ici de la déportation de juifs, mais d’une bouffée d’impatience du Sénat à l’égard des cultes orientaux.

Contemporain de Tacite, Suétone (v. 69-125), confirme que Tibère interdit les cultes étrangers, spéciale­ment égyptien et juif26. La mesure ne vise donc pas les juifs, mais les cultes étrangers dans leur ensemble. Il pré­cise ce que sont « les autres » : ceux qui étaient de ce même peuple ou de croyances semblables (similia sec-tantes). On imagine sans peine que, dans cette capitale déjà rongée par des intrigues et des rivalités souvent san­glantes, Tibère décide d’en finir avec tous les Orientaux, mages chaldéens, Égyptiens diseurs de mystères pythago­riciens, devins de Syrie ou de Babylonie, juifs pratiquant des rites et sacrifices étranges. L’agitation inhérente aux Romains est déjà assez grande sans qu’il faille recourir à des piments exotiques. (…)

(p.68) Le juif est dès lors banni de la cité. Certes, Tacite n’en est pas responsable : il n’est que le porte-parole, particuliè­rement véhément, d’un état d’esprit qui va se répandre jus­qu’à la reprise de l’Empire romain par le christianisme. Le monothéisme garant de l’identité juive s’est heurté à l’immense muraille du polythéisme romain. Or, le juif ne peut pas s’abstraire de ce monde hostile. La totalité du monde est romaine ; où se réfugierait-il ?

À ces deux raisons s’en ajoute une autre, qui est le statut fiscal particulier des juifs, et qui va déclencher une tragédie atrocement prémonitoire.

 

(p.75) 4. Le massacre d’août 38 à Alexandrie, premier pogrom de l’histoire

LES PRIVILÈGES FISCAUX DES JUIFS D’ALEXANDRIE — LA BRISURE ENTRE L’ÉLITE ET LA MASSE DES JUIFS — DES NOUVEAUX EFFETS PER­VERS DE LA SEPTUAGINTE ET DE L’IMAGE FAUSSE DES JUIFS QU’ELLE RENFORÇA CHEZ LES HELLÈNES — L’AVÈNEMENT DE CALIGULA, LE RÔLE DÉSASTREUX DU PRÉFET FLACCUS ET L’AFFAIRE DE LA ROYAUTÉ D’AGRIPPA — L’AFFAIRE DES STATUES DE CALIGULA DANS LES SYNA­GOGUES — INSTAURATION DE L’ANTISÉMITISME à ALEXANDRIE — LE POGROM DU QUARTIER DELTA — LES JUIFS DEVIENNENT DES CITOYENS DE SECONDE CLASSE — LEUR EXPULSION DE ROME PAR CLAUDE

Lors de sa visite à Jérusalem, Alexandre avait, on l’a vu, concédé aux juifs un statut fiscal particulier, en Pales­tine aussi bien que dans les autres communautés juives du monde hellénistique, et il les avait invités à s’installer dans les autres cités de son empire. La colonie juive d’Alexan­drie avait donc crû dans des proportions considérables : entre 200 000 et 400 000 âmes.

Les conditions dans lesquelles les juifs étaient venus à Alexandrie ne semblent cependant pas avoir été aussi civiles, ni même pacifiques l. La première inscription témoignant clairement de la présence de juifs à Alexandrie remonte au premier des Ptolémées, rois d’Egypte, Ptolé-

(p.76) mée Ier Soter (304-285 avant notre ère)2. Il se serait agi de 100 000 prisonniers, ramenés de Judée après la prise de Jérusalem, et dont 30 000 auraient été en état de porter les armes. Les 70 000 autres, vieillards et enfants, auraient été donnés comme esclaves aux soldats macédoniens. Ces sol­dats auraient été affranchis par Ptolémée II Philadelphe (285-246 avant notre ère). Aucune mention n’est faite des femmes, ni du fait que les 30 000 conscrits de force étaient astreints à ne pas respecter le sabbat. Rien n’est dit non plus de l’encadrement religieux de ces 100 000 juifs, ni des mariages forcément mixtes qu’ils contractèrent, ni des enfants « bâtards » nés de ces unions. Mais cela n’entre évidemment pas dans les considérations des chroniqueurs anciens. Tout au plus peut-on supposer que les anciens établissements des juifs en Egypte avaient laissé à Alexan­drie quelques structures qui permirent à ces immigrés de force de ne pas se trouver trop dépaysés : après tout, tous les juifs ne parlaient pas grec — mais l’araméen — et, quels que fussent les charmes d’Alexandrie, ils ne pou­vaient compenser l’arrachement à leurs maisons et leurs familles.

Il faut observer ici que ce déplacement imposé de population — 100 000 personnes, c’était beaucoup de monde à l’époque — ne peut manquer d’éveiller des souve­nirs pénibles de l’époque moderne : en fait, il s’agissait d’une déportation en bonne et due forme.

Ce ne fut que progressivement que les juifs d’Alexan­drie acquirent un statut comparable à celui dont ils avaient bénéficié sous les Perses : ils recouvrèrent leurs finances autonomes et leur juridiction propre, le conseil des Anciens, soit un sanhédrin de soixante et onze membres, dirigé par un ethnarque qui était leur chef et ministre des Finances, et ils eurent leurs lieux de culte légitimes. Mais ils n’avaient pas droit de cité : ils ne pou­vaient se revendiquer comme alexandrins. Importés de force, ils étaient tout simplement tolérés et s’installèrent à l’est de la ville, entre la Nécropole et la mer, au pied de la colline de Rhakotis, dans le Quartier Delta (Alexandrie comptait cinq quartiers, chacun désigné par une des pre­mières lettres de l’alphabet). La ville, dit Philon, avait deux classes de citoyens 3. Il eût pu ajouter : « Et deux classes de juifs. »

(p.77) Paradoxalement, en effet, certains juifs jouissaient d’un statut extraordinaire, ainsi de la famille de Philon, le célèbre philosophe juif, dont l’un des frères, Caïus Julius Alexander, était alabarque, c’est-à-dire percepteur général des taxes et droits de douane et, de plus, jouissait excep­tionnellement, comme son nom l’indique, de la citoyen­neté romaine. Les Alexander étaient une famille de banquiers, ce qui doit, pour l’époque, s’entendre comme prêteurs, et qui témoigne que toutes les sphères de Rome n’étaient pas hostiles aux juifs, en tout cas pas aux riches. Néron, victime d’une mauvaise propagande propagée par Tacite, et exploitée ultérieurement par des auteurs igno­rants de la mauvaise foi viscérale de cet auteur, semble avoir été plutôt favorable aux juifs, du moins à ces juifs-la, et il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il ait été influencé par sa femme Poppée, convertie au judaïsme comme on l’a vu plus haut.

Pour les juifs lettrés (et donc riches) de l’empire, hellé­nisés, mais fidèles à leur foi, de même que pour les Phari­siens de Jérusalem et le haut-clergé sadducéen, la religion ne devait plus être assimilée au nationalisme : entrés dans l’histoire, ils estimaient que la religion devait être arrachée justement à l’histoire, parce qu’elle était immanente. Pour eux, le judaïsme avait tout à perdre dans les convulsions des batailles, des guerres de succession et des intrigues menées avec ou contre les vainqueurs du moment. Le Dieu intérieur de Moïse n’était plus le Dieu des armées. La reli­gion juive était transcendante, universelle et éternelle. Ils n’estimaient pas qu’ils trahissaient Dieu en servant les puissances du moment, en l’occurrence les Romains. Cer­tains d’entre eux, tel Philon justement, ne s’efforçaient-ils pas de réaliser une vaste synthèse du judaïsme et de la philosophie grecque ? Celui-ci n’avait-il pas représenté dans sa Vie de Moïse le prophète fondateur comme le parangon des vertus hellénistiques ? Avec une belle can­deur, Philon feint d’ignorer le mépris dans lequel les intel­lectuels du monde romain tiennent le judaïsme, pour toutes les raisons qu’on a vues plus haut. Il aspire à une fusion entre le judaïsme et l’hellénisme, comme Maïmo-nide en rêvera plusieurs siècles plus tard — fusion qui ne s’opérera jamais.

Il y avait donc brisure entre l’élite et la masse des juifs.

(p.78) On mesurera dans les chapitres ultérieurs, et jusqu’au xxe siècle, le poids de cette brisure.

Le triple isolement, géographique, civil et culturel de cette masse des juifs fut déterminant dans l’aversion crois­sante des Hellènes et des Égyptiens à son égard : ils ne distinguaient pas, ou feignaient de ne pas distinguer, entre la minorité de juifs lettrés passés au service de Rome, comme Philon, Josèphe ou les rois juifs ; ces derniers étaient des juifs d’exception, presque plus des juifs. Quant aux autres, non seulement ils ne faisaient pas partie de droit de la cité, mais ils en étaient exclus de fait ; c’étaient des étrangers fondamentaux. « Les Égyptiens ont été les premiers à nous calomnier », écrit Flavius Josèphe, reven­diquant paradoxalement son appartenance à une collecti­vité dont il a dénoncé avec véhémence les éléments les plus actifs. Incidemment, on ne sait ce que Josèphe entend par « Égyptiens ». Sont-ce les gens d’Egypte dans leur ensemble ? Cela désignerait les Hellènes et les natifs égyp­tiens, car ces derniers n’avaient pas disparu : l’Egypte res­tait quand même peuplée d’Égyptiens. Et l’hostilité dont parle Josèphe existait, en effet, et elle était particulière­ment avivée par deux facteurs.

Le premier est le souvenir de l’attitude des juifs dans la guerre qui avait éclaté à la fin du me siècle avant notre ère entre les Ptolémées et les Séleucides pour le contrôle de la Palestine. Les troupes égyptiennes se battaient sous le commandement des Ptolémées, et elles avaient fait preuve de vaillance. De tant de vaillance, même, qu’elles avaient pris conscience de leur valeur intrinsèque, ce qui devait conduire plus tard à une série de rébellions égyp­tiennes contre les Ptolémées. Or, la majorité des juifs de Palestine et d’Egypte étaient, eux, favorables aux Séleuci­des ; ils constituèrent même à Jérusalem un parti forte­ment pro-séleucide. On les vit en Palestine courir au renfort des Syriens, qui se battaient dans les rangs des Séleucides, et assiéger une garnison égyptienne4. Pour les Égyptiens, les juifs n’étaient donc pas des alliés.

Le second facteur de l’animosité égyptienne à l’égard des juifs était le statut fiscal privilégié de ceux-ci : comme au temps des Perses, ils avaient, en effet, le droit de sous­traire de leurs impôts les sommes versées au Temple. Leur statut civil, de plus, les autorisait à ne pas travailler le jour (p.79) du sabbat, et comme les juifs détenaient un certain nombre de métiers, leurs clients étaient contraints ce jour-là à l’inactivité. Non seulement les juifs n’étaient pas des amis, mais de plus ils étaient privilégiés par le pouvoir.

La situation, déjà explosive, le devint encore plus quand, en 32, Tibère nomma un de ses familiers préfet d’Egypte, titre équivalant à celui de vice-roi. Celui-ci, Aulus Avilius Flaccus, était un bureaucrate compétent et rusé, qui, selon son accusateur même, Philon, mit de l’ordre dans l’administration égyptienne, civile et militaire et fut un excellent gouverneur. Quand Tibère mourut et que Caligula lui succéda, Flaccus tomba dans une pro­fonde dépression : il avait perdu son plus puissant protec­teur et il se trouvait soudain vulnérable. En effet, il avait participé à la conspiration contre la mère de Caligula, à la suite de quoi celle-ci avait été mise à mort ; pareille faute allait à coup sûr lui attirer les sévices du nouvel empereur. Quand Flaccus apprit de surcroît que Caligula avait fait exécuter le propre petit-fils, puis le conseiller de Tibère, Macro, son angoisse atteignit le point culminant : sa propre disgrâce n’allait plus tarder.

Ce fut alors qu’il décida de se rallier aux Alexandrins : ils avaient apprécié sa conduite des affaires, ils l’apprécie­raient encore plus s’il cédait à leur antisémitisme et persé­cutait les juifs. Ces derniers feraient donc office de boucs émissaires. L’occasion se présenta bientôt. Caligula venait de concéder à son ami Agrippa, petit-fils d’Hérode le Grand, la royauté d’un tiers des provinces de Palestine sur lesquelles ce dernier avait régné, à savoir la Galilée, la Batanée et la Trachonitide. De plus, Caligula avait décon­seillé à Agrippa de gagner son nouveau royaume par la voie de mer la plus directe, soit Brindisi-Tyr. Ce trajet était, en effet, long et périlleux ; mieux valait rallier d’un trait Alexandrie et, là, attendre des vents propices pour se rendre à Tyr.

Parvenu à Alexandrie, Agrippa gagna discrètement sa résidence, chez l’alabarque Lysimaque Alexandre, auquel il vouait une gratitude justifiée, ce dernier lui ayant jadis prêté de grosses sommes. Flaccus se trouva offensé et outré que le favori de l’empereur ne lui eût pas rendu visite ; il se laissa gagner par l’agitation malveillante des Alexandrins, indignés, eux, de ce qu’on eût donné un roi aux juifs. Il (p.80) commença par interdire le sabbat, ce qui était une pure pro­vocation. Recourant aux services de trois pamphlétaires antisémites, Denys, le greffier Lampon et le gymnasiarque Isidoros, il lança ensuite une campagne de calomnies contre Agrippa, ainsi que contre Philon et sa famille, pour discréditer les juifs les plus influents de la ville en attendant de persécuter les autres. Puis, afin de se gagner les faveurs de l’empereur, il proposa de dresser des statues de Caligula dans les synagogues, autre provocation manifeste, les juifs étant farouchement hostiles à l’idolâtrie.

Les juifs rétorquèrent en fermant leurs synagogues. Flaccus publia un édit qui, pour la première fois, les décla­rait étrangers à Alexandrie, ce qui les privait du droit de résidence. Excités par les pamphlétaires, les Alexandrins se lancèrent à leur tour dans une campagne d’injures contre Agrippa. La cabale prit rapidement une ampleur inouïe. Les uns se mirent à crier qu’Agrippa était en fait venu prendre possession de la ville même d’Alexandrie et s’indignèrent de ce que le préfet demeurât passif; les autres allèrent chercher un idiot baveux qui s’appelait Carabbas, le couvrirent d’un manteau de pourpre, le cou­ronnèrent d’un diadème, lui donnèrent un roseau pour sceptre, puis l’installèrent sur un vieux char tiré du Musée et qui n’avait pas servi depuis Cléopâtre. L’ayant flanqué de gardes du corps de comédie, ils le tirèrent en cortège jusqu’au Gymnase en emplissant les rues de lazzis et d’im­précations,                                                       w

Flaccus ne fit rien pour arrêter ces nomeries ; bien au contraire, il ordonna d’arrêter trente-huit membres du Conseil des Anciens, de les mettre nus, puis fouetter, et confisqua leurs biens. Ensuite, prétextant que les juifs conspiraient pour déclencher une guerre civile et cachaient des armes chez eux, il envoya l’armée fouiller leurs maisons ; on n’y trouva pas une seule arme.

La populace — car, précise Philon, ce n’étaient pas les gens aisés qui avaient organisé ces désordres, mais une plèbe comme en comptent tous les ports du monde — détourna alors sa vindicte contre les juifs : elle les enferma dans le quartier Delta, les réduisant ainsi à la famine, puis elle se jeta sur leurs commerces et les pilla. Ceux des juifs qui étaient sortis du quartier Delta pour aller acheter des vivres furent massacrés par la foule en délire, certains

(p.81) furent traînés à travers la ville par une corde attachée à un pied, d’autres assommés, torturés, crucifiés, écorchés vifs, leurs cadavres furent démembrés et foulés aux pieds, ou bien ils furent brûlés vifs sur des bûchers de bois vert, afin d’être asphyxiés en même temps que brûlés (sinistre ébauche de massacres ultérieurs). Des familles entières furent ainsi exterminées, vieillards, femmes, enfants au sein, sans distinction d’âge ni de condition. Ce fut le pre­mier pogrom de l’histoire. Le nombre des victimes n’est cité par aucun auteur5. Ce déchaînement insensé de folie meurtrière cadre mal avec une certaine image du raffine­ment hellénistique, surtout alexandrin, qui flatte les imagi­nations contemporaines : plusieurs ouvrages sur l’antisémitisme antique ne lui consacrent que deux ou trois lignes.

Deux ans plus tard, au début de l’an 40, alarmés par la campagne que des antisémites comme Apion menaient auprès de Caligula pour les réduire quasiment en escla­vage ou les chasser de la ville, et espérant restaurer leur condition d’antan, les juifs envoyèrent à l’empereur une mission conduite par Philon. Caligula avait décidé de se faire ériger une statue sur le parvis du Temple de Jérusa­lem. Agrippa Ier, venu à Rome pour remercier l’empereur de la royauté qu’il lui avait donnée, eut le courage de plai­der la cause des juifs, dont il était le roi, mais n’obtint qu’un sursis à l’érection de la statue.

Caligula fit lanterner la délégation plusieurs mois, avant de la recevoir dans les jardins de Mécène, sur l’Es-quilin. Les juifs assistèrent à une explosion d’antisémi­tisme de l’empereur. D’entrée de jeu, il les invectiva et les accusa d’être des ennemis des dieux parce qu’ils refusaient de le reconnaître lui-même comme dieu. À part cela, il semble s’être surtout intéressé aux raisons pour lesquelles les juifs refusaient de manger du porc, décidément une obsession romaine. Apion, qui était présent, excita encore l’animosité de l’empereur et, lorsque Philon voulut lui répondre, Caligula le lui interdit et lui ordonna de se reti­rer de sa présence6.

L’assassinat de Caligula, le 21 janvier 41, aurait dû mettre fin à la menace de sévices romains contre les juifs, qui auraient sans doute été épouvantables, à Alexandrie, mais également en Palestine et dans les autres grands (p.82) centres de l’empire. Mais il faillit avoir d’abord un effet inverse : quand les Alexandrins apprirent l’assassinat de Caligula, fin mars ou début avril, la rumeur se répandit que c’étaient des juifs de Rome qui l’avaient tué, et les Hel­lènes s’apprêtèrent à reprendre leurs massacres. Cette fois, le préfet y mit bon ordre. Peu après arrivait un édit de Claude, successeur heureusement plus mesuré du mono-mane Caligula.

Dans cet édit aux Alexandrins, Claude rétablit la liberté de culte des juifs, déjà concédée par Auguste, et annule tacitement le projet d’érection de statues impé­riales dans les lieux de culte juifs : ces statues seront bien érigées, mais en ville, et ne donneront pas lieu à un culte spécial. Il cite à deux reprises « la folie de Gaïus » [Cali­gula], qu’il rend responsable des massacres et il met en garde les Alexandrins (entendons : les Hellènes, Macédo­niens, Thraces, Chypriotes, Ioniens, et les Égyptiens) et les juifs contre le déclenchement de tout nouvel incident. Toutefois, il recommande aux juifs de ne plus demander de nouveaux privilèges (en l’occurrence, une citoyenneté alexandrine particulière 7), et de ne plus envoyer à Rome d’ambassades distinctes de celle des Alexandrins. Enfin, il inverse les dispositions d’Alexandre le Grand : les juifs sont priés également de ne pas faire venir de coreligion­naires de l’étranger. Sous-entendu : « Vous êtes assez nom­breux comme cela. »

Pour faire bonne mesure, Claude condamne à mort Isidoros et Lampon, deux des agitateurs antisémites qui avaient, à l’instigation de Flaccus ou peut-être excitant ce dernier, contribué à déclencher le massacre de 38. L’ins­truction de leurs cas est menée tambour battant, les 30 avril et 1er mai 41 — ce qui prouve l’importance que l’empereur attribuait à l’affaire — et l’exécution de la sen­tence suit de près. À l’évidence, Claude agit rapidement afin de restaurer le calme. Il faut dire qu’Isidoros a aggravé son cas en essayant de discréditer l’empereur lui-même : il l’a traité de fils de juive 8

Reste que les intentions de Claude ne furent pas, apparemment, interprétées favorablement par les juifs. Les Actes des Apôtres, en effet, rapportent que Claude ren­dit un édit qui ordonnait aux juifs de quitter Rome9.

Même si Claude restaura bien le statut des juifs, et (p.83) avec une certaine générosité, un point était désormais acquis : il existait dans l’empire, et jusqu’au palais impé­rial, un véritable antisémitisme, et celui-ci avait droit de cité. Tous les grands centres de l’empire étaient le siège de tensions plus ou moins vives entre les juifs et les non-juifs. Il était admis qu’on pût détester les juifs jusqu’à les massa­crer, pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Les murs de Rome, et sans doute d’autres cités impériales, se couvri­rent de graffiti montrant une tête d’âne, le dieu qu’ado­raient les juifs selon les calomnies (certaines versions montrent un âne crucifié, les Romains ne faisant pas de différence entre juifs et chrétiens)10.

Le christianisme n’y était pour rien : dans les années quarante du Ier siècle, il était inexistant, et une poignée de sectateurs de Jésus eût été bien incapable d’influencer l’empire. Non, le schéma de cet antisémitisme « de base » est simple : pour les Romains, la culture romaine était la plus riche du monde et ceux qui refusaient d’y être assujet­tis ne pouvaient être que des ennemis de l’empire et des barbares. Rome avait hérité du totalitarisme intellectuel des Grecs, et notamment de Platon : la cité devait être homogène — adjectif qui correspond à ce qu’on appelle de nos jours le « politiquement correct ». Un être humain n’était pas considéré comme tel, mais d’abord comme féal de la civitas romana. S’ils ne l’étaient pas, les juifs se ran­geaient donc parmi les ennemis, les impies ou les barbares — ou les trois. Habitants de seconde classe de l’empire, ils étaient en butte à une suspicion constante. Dès lors, on toléra le recours à la calomnie, à la haine irraisonnée et au meurtre contre eux, sans s’aviser que cette bassesse cri­minelle infectait ses propres auteurs. Ce sont des traits que l’on retrouvera, mais exacerbés, dans l’Empire romain d’Orient et qui mèneront à la cascade de schismes et d’hé­résies nés de la rigidité morale et de l’arrogance. À cette différence près que c’était un antisémitisme culturel et politique, et non pas religieux.

Tout le prestige dont nous avons par la suite pieuse­ment recouvert l’Empire romain ne saurait masquer le fait fondamental que la tolérance était inconnue à Rome, parce qu’il n’y avait pas d’humanisme romain : la philoso­phie n’y avait pas véritablement droit de cité, elle non plus. « Les philosophes passaient couramment pour des (p.84) citoyens peu sûrs, voire subversifs, ce qui, à Rome, ne fut jamais une recommandation », écrit Jerphagnon, qui ajoute : « Dion de Pruse, du temps qu’il était encore rhé­teur, les voyait comme « les ennemis mortels de toute vie sociale » et souhaitait carrément qu’on les mît au ban de l’humanité. » Comme les juifs. L’exaltation de la polis, enflée de l’assurance de défendre la seule religion possible au monde, ne pouvait mener qu’à celle du politique.

Nous confondons, à l’ère moderne, des auteurs res­pectés (et souvent peu respectables) avec les philosophes, terme vague. Mais « ni Tacite, ni Suétone, ni Dion Cassius ne veulent de bien aux gens à barbe et à manteau », rap­pelle encore Jerphagnon. Si quelques Romains, comme l’empereur Claude, ont témoigné d’une certaine humanité à l’égard des juifs, ils ne l’ont pas fait par respect de l’indi­vidu, mais par générosité personnelle (et aussi pour avoir la paix dans des provinces éloignées de l’empire). Il n’y avait pas non plus de démocratie à Rome, et pas plus sous l’empire qu’aux temps des rois et de la république. Comme l’avait d’ailleurs écrit Aristote : « Au-delà de cent mille hommes, il n’y a pas de démocratie. » Rome n’était pas seulement hégémonique, mais aussi hégémoniste. La civi­lisation dont l’Occident a fait un modèle est une fiction, et ce point est essentiel dans une étude générale de l’antisé­mitisme : l’essence même de la romanité est tyrannique et l’analogie entre la culture romaine et la Kultur germanique est frappante ; l’une et l’autre sont des terreaux idéaux pour la formation de mentalités criminelles telles que l’an­tisémitisme.

Le malheur est que cette disposition d’esprit allait contaminer justement ceux qui se déclaraient ennemis du « paganisme » et qui prétendaient renouveler l’histoire par la vertu de charité, au nom des valeurs du juif Jésus.

 

(p.89) 5. Les massacres de 66, 70, 115 et 132

LA GUERRE DES DEUX NATIONS — LE PARADOXE DE TIBÈRE ALEXANDRE, FONCTIONNAIRE JUIF « ANTISÉMITE » — CINQUANTE MILLE JUIFS MASSACRÉS À ALEXANDRIE EN 66 — LA CLÉ DU DÉSASTRE JUIF DANS L’ÈRE PRÉ-CHRÉTIENNE : LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM – L’HORREUR APOCALYPTIQUE DU SIÈGE : LES ZÉLOTES JUIFS TUENT DES JUIFS — LES FLAQUES DE SANG DANS LES COURS SACRÉES — 117 : NAISSANCE DU PREMIER GHETTO — LES CINQ CENT QUATRE-VINGT MILLE MORTS DE L’AN 132 — LA VILLE SAINTE DEVIENT LA ROMAINE AELIA CAPITOLINA : LES JUIFS Y SONT INTERDITS DE SÉJOUR

Le pli était pris : en un peu plus d’un demi-siècle, trois conflits sanglants devaient opposer les juifs aux Romains : en 66 sous Néron, en 115 sous Trajan et en 132 sous Hadrien. Toutefois, ce n’était plus un affrontement pri­maire et local entre deux communautés culturelles, les Hellènes d’Alexandrie et les juifs venus d’un monde très ancien : les esprits avaient changé, mais pour le pire.

 

(p.151) /Rome/

Leurs propres tribulations n’incitaient certes pas les ckétiens à la mansuétude à l’égard des juifs. Bien au contraire, leur campagne antijuive prenait de l’ampleur. Au ne siècle, un texte intitulé l’Epître de Barnabe, à laquelle deux auteurs de taille, Clément d’Alexandrie et Origène, prêtaient une autorité canonique, se livrait à des distor­sions étonnantes dans l’interprétation de la Torah :

« Et quelle figure percevez-vous dans ce commande­ment fait à Israël qui veut que les hommes coupables des pires fautes amènent une génisse, l’égorgent et la brûlent ; que des enfants ramassant alors la cendre la versent dans des urnes, qu’ils enroulent autour d’un bois la laine écar-late (encore une figure de la croix, avec la laine écarlate) et l’hysope, et qu’ils aspergent ainsi le peuple pour le puri­fier de ses péchés ? Remarquez la simplicité de ce langage. La génisse désigne Jésus et les pécheurs qui viennent l’im­moler sont les mêmes qui l’ont conduit à la mort. Et désor­mais, c’en est fait de ces hommes, c’en est fait de la gloire des pécheurs3… »

L’abolition de la Loi est la plus grande obsession des auteurs chrétiens primitifs : « Persister jusqu’à ce jour à vivre selon la Loi, c’est avouer n’avoir pas reçu la Grâce », écrit ainsi Ignace d’Antioche aux Magnésiens 4.

Quelque deux siècles plus tard, l’antijudaïsme monte de plusieurs crans dans la violence. Le plus véhément des antijudaïstes chrétiens (et sans doute le plus mal nommé) esta coup sûr Jean Chrysostome (« Bouche d’Or »), le plus révéré des Pères de l’Église d’Orient et saint de son état posthume, celui dont on louait à l’envi « la beauté spiri­tuelle » des sermons. Au rv6 siècle donc, ce théologien ins­piré raconte que les juifs « avaient construit un bordel en Egypte, qu’ils faisaient furieusement l’amour avec les Bar­bares et adoraient des dieux étrangers5 ». « Athées, idolâ­tres » (singulière contradiction dans une bouche d’or), «infanticides, lapidateurs de leurs propres prophètes et coupables de dix mille horreurs », poursuit le même Chry­sostome. Apostats, déicides, païens, corrompus, et désor­mais tenanciers de bordels, tels seraient donc les juifs. Et les orateurs  chrétiens  renchérissent  sur  leur  maître, jamais à court d’insultes dégradantes quand ils veulent (p.152) rabaisser les juifs, et même sous le feu des invectives païennes. Les plus venimeux des antisémites du xxe siècle n’ont, comme on le voit, rien inventé.

On emplirait une encyclopédie des discours des auto­rités morales et religieuses chrétiennes, accusations, injures et déblatérations diverses écrites et publiées contre les juifs, qui étaient lues aux fidèles, diffusées, déformées, amplifiées, attisant la haine la plus bestiale, même plus religieuse. Comme on l’a vu plus haut, la traduction de l’Ancien Testament en grec avait été un moment funeste de l’histoire du judaïsme, parce qu’elle fournissait constamment des armes aux chrétiens pour « prouver » la bassesse du peuple juif, qui avait essayé d’assassiner Moïse (ce qui était une interprétation pour le moins tendan­cieuse du passage de l’Exode XVII, 4, où Moïse déclare à Dieu qu’il craint de se faire lapider) et avec lequel Dieu avait rompu son alliance (ce qui était faux). Les effets per­vers de la Septuaginte n’en finissaient pas de se répercuter à travers les siècles.

Sous ces avanies de charretiers et ces diatribes contournées, proférées du haut des chaires et à l’ombre de la puissance impériale, triomphait une rhétorique particu­lièrement perverse qui consistait à s’emparer des impréca­tions des prophètes juifs contre leur peuple (et elles ne manquent pas) pour prouver que le peuple juif avait failli à son alliance avec Dieu et que c’était le peuple des gentils qui l’avait remplacé comme Peuple élu. L’Église se substi­tuait ainsi à l’Israël historique pour devenir l’Israël céleste, et Eusèbe, évêque de Césarée, auteur entre autres de la prolixe Préparation évangélique (quinze volumes), préten­dait ainsi, à la fin du IVe siècle, qu’Abraham, Isaac et Jacob n’étaient pas des juifs, mais qu’ils appartenaient comme les chrétiens à une « race universelle » et à l’Église éter­nelle et prédestinée. On enlevait donc aux juifs jusqu’à leurs patriarches et à leurs livres sacrés.

Pour compliquer les choses, un syncrétisme surpre­nant, le judéo-christianisme, mâtiné de gnosticisme, fleu­rissait aux franges du christianisme, se nourrissant et diffusant des évangiles non canoniques6, égarant les esprits chrétiens et juifs aussi bien, et suscitant la fureur des uns et des autres. Il existait déjà du temps de Paul; c’était à ces chrétiens qui ne voulaient pas abandonner (p.153) complètement le judaïsme que s’adressait l’admonition radicale de YÉpître aux Calâtes (1,8) : « Si n’importe qui, si nous-mêmes ou un ange du ciel venait prêcher un évangile différent de celui que nous vous avons prêché, il sera ban­ni. » Mais la dissidence était tenace.

Cependant enfin le christianisme prévalait lentement contre le paganisme, et les juifs le vérifièrent à la mitraille d’édits impériaux qui, non seulement leur retirèrent les privilèges concédés par les païens, mais encore les rabais­saient en termes injurieux au rang d’humains inférieurs. Après le concile de Nicée, en 325, l’hystérie antijuive redoubla de fureur. Le Christ ayant été défini comme « Di­vinité de la Divinité, Lumière de la Lumière, Vrai Dieu du Vrai Dieu, consubstantiel avec le Père », le reproche le plus courant qu’on adressait aux juifs était celui de « déicides ». On ne pouvait trouver meilleur prétexte à leur persé­cution.

Tout commença le 18 octobre 315, lorsque Constantin interdit aux juifs de prendre des mesures contre leurs coreligionnaires convertis au christianisme, et par la même occasion prit lui-même des mesures pour découra­ger les chrétiens de se convertir au judaïsme.

Le 7 mars 321, Constantin décida que le dimanche serait le jour officiel de l’empire. Apparemment, ce n’était pas une mesure spécifiquement dirigée contre les juifs, mais Constantin n’était pas assez sot pour ignorer qu’elle leur enlèverait un jour de travail, car jusqu’alors, tout le monde avait travaillé le dimanche ou le jour qui lui plai­sait. Puisque les juifs s’abstenaient de toute activité le samedi, ils s’en abstiendraient aussi bien le lendemain.

On ne connaît pas exactement la date à laquelle la juridiction byzantine décida que les juifs qui circonci­saient leurs esclaves les affranchissaient du même coup, si l’on peut dire. Les juifs, en effet, suivant les prescrip­tions de la Torah, circoncisaient leurs esclaves, sans doute par prosélytisme, mais également pour les faire participer plus étroitement à la vie de leurs foyers. Il devint progres­sivement impossible pour les juifs d’avoir d’autres esclaves que des juifs. La mesure n’avait rien à voir avec une quel­conque mansuétude à l’égard des esclaves, encore moins avec une entreprise anti-esclavagiste, puisque les chrétiens eux-mêmes possédaient des esclaves. Elle visait à affaiblir (p.154) économiquement les juifs en les privant de la main-d’œuvre grâce à laquelle ils pouvaient maintenir leurs arti­sanats et leurs commerces.

Le 3 août 339, Constance, fils du bâtard Constantin le Grand et d’une aubergiste serbe de hasard, et héritier du trône impérial, décida que, si un juif achetait un esclave juif, celui-ci était automatiquement confisqué par le Tré­sor impérial. Les juifs, en effet, se seraient éventuellement accommodés d’avoir des esclaves non circoncis et, de fait, l’acceptèrent, mais il n’était pas question de leur concéder plus longtemps le privilège d’avoir des esclaves. De plus, la circoncision de l’esclave n’entraînait plus seulement son affranchissement automatique, mais la confiscation de tous les biens de l’acheteur juif et la peine de mort.

Constance promulgua deux autres lois selon les­quelles un chrétien qui épousait une juive se voyait confis­quer la totalité de ses biens par le Trésor impérial, et une chrétienne des fabriques impériales qui épousait un juif se voyait de facto renvoyée à ces fabriques, cependant que son mari était mis à mort.

Ce fut sous le règne de Gratien (375 à 383), que le christianisme devint vraiment religion d’État. Les membres du clergé juif furent sommés de renoncer à leurs fonctions tant qu’ils n’auraient pas accompli celle de col­lecteurs des taxes impériales, tâche particulièrement odieuse au peuple.

Théodose le Grand, le glouton hydropique qui vit ou crut voir les spectres de saint Jean et de saint Philippe montés sur des destriers blancs lui annoncer une victoire militaire, régna de 363 à 395. Il est censé avoir protégé les juifs. En fait, ce fut sous son règne que furent promul­guées des lois contre les juifs en des termes insultants qu’aucun empereur n’avait jamais utilisés : secte bestiale, feralis secta, trempant dans la honte ou turpitudo, sacrilège quand elle se réunissait et, pis que tout, décrivant les convertis comme des gens qui se polluaient eux-mêmes dans la contagion du judaïsme, Judaicis semet polluere contagiis. Même le IIIe Reich n’allait pas trouver de termes plus dégradants pour exprimer sa haine des juifs. L’igno­minie que les auteurs chrétiens prêtaient aux juifs fut à coup sûr égalée, sinon surpassée, par celle qu’ils expri­maient dans leur haine.

(p.155) Théodose, essayant de maintenir ses prérogatives de protecteur de tous les citoyens de l’empire, prétendit défendre les droits des juifs contre les persécutions des officiers impériaux. Il entra même dans une querelle qui pourrait présumer d’une certaine bonne foi, contre lévêque Ambroise de Milan, sorte d’ayatollah chrétien de son temps, qui soutenait le droit des chrétiens à brûler les synagogues7. Mais que signifiait défendre les droits des juifs quand l’empire lui-même promulguait des lois inter­disant la construction de nouvelles synagogues et la res­tauration des anciennes et qualifiant d’« adultère » le mariage entre juifs et chrétiens ?

Ses fils Honorius et Arcadius, qui se partagèrent son empire, renchérirent d’hostilité. Disons à leur décharge que c’étaient deux adolescents faibles, dont l’un, Arcadius, passe même pour avoir été débile. Ils étaient les instru­ments de régents, ministres, généraux et administrateurs. L’administration d’Honorius interdit aux juifs de détenir des fonctions officielles, et celle d’Arcadius, contemporain de Jean Chrysostome, autorisa la violation des sanctuaires juifs jusqu’à ce que les dettes des juifs responsables fussent payées8 ; entre autres vexations, elle interdit aussi aux juifs le droit de témoigner devant des tribunaux chrétiens. Sans doute lassés de leur propre hypocrisie, les chré­tiens de Byzance parachevèrent la dégradation civique des juifs en retirant au patriarche juif le rang de préfet préto­rien, jusqu’alors fonctionnaire de l’empire.

William Nicholls, dans son remarquable ouvrage Christian Antisemitism – A History ofHate 9, a tracé un sai­sissant parallèle entre les mesures de l’Empire chrétien d’Orient et celles du IIP Reich. Il en ressort que ce dernier n’a rien inventé dans sa persécution des juifs, sinon l’Holo­causte. L’état d’esprit est identique. Toutes les mesures antisémites de la Loi canonique de 306 à 1434 se retrou­vent quasiment mot pour mot dans la juridiction du IIIe Reich, de 1933 à 1941, de l’obligation de porter des insignes vestimentaires désignant les juifs, du IVe concile de Latran en 1215 (canon 68), à l’interdiction faite aux chrétiens de vendre des biens aux juifs, décrétée au synode d’Ofen en 1279. L’indéniable conclusion qui se dégage de ces mesures est que les juifs doivent être éliminés de la (p.156) société et que ceux qui resteront seront astreints à des conditions de parias.

En à peine plus d’un demi-siècle les juifs se trouvaient rabaissés au dernier rang de l’humanité, qui devait rester le leur pendant quelque sept siècles, jusqu’à la Révolution française, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la monarchie chré­tienne de droit divin. Jusqu’à la proclamation de l’État théiste (mais non athée, contrairement à un préjugé répandu) en 1789, la charité ne fut chrétienne que pour les chrétiens. De l’antijudaïsme, la chrétienté passa alors à l’antisémitisme caractérisé.

Les Empires chrétiens d’Orient et d’Occident ne pou­vaient reprocher aux juifs la rébellion politique : il n’y en eut pas. Depuis le triomphe du christianisme à Byzance, et jusqu’au xixe siècle, les juifs n’ont plus jamais témoigné d’ambitions politiques. L’unique motif de la persécution perpétrée avec une infatigable ardeur par les chrétiens est en principe religieux (mais on verra plus loin que ce pré­texte va couvrir le pillage et l’accaparement des biens juifs). Tout se passe comme si les chrétiens avaient réussi à persuader les juifs de l’indignité qu’ils leur prêtaient.

Les premières entreprises de la persécution furent officielles : elles visaient à détruire les structures écono­miques et juridiques de leurs établissements. La petite et la moyenne bourgeoisie juives étaient déjà affaiblies par la quasi-interdiction de posséder des esclaves, la classe riche fut affaiblie par les charges considérables du décu-rionat10. Il s’agit donc bien d’une entreprise organisée de destruction des communautés juives, dont le premier effet fut de pousser les moins vaillants des juifs à se convertir pour survivre.

Celle-ci fut suivie d’une entreprise également organi­sée d’élimination du judaïsme même : le baptême chrétien devint obligatoire pour tous les juifs dans plusieurs royaumes, Byzance évidemment (décret de 632), mais aussi la France (décret de 633) et l’Espagne (décret de 613). Ce durcissement était d’ailleurs préparé par les mesures des autorités à l’égard des lieux de culte : à Minorque en 418, la synagogue est détruite et les juifs contraints au baptême, même chose à Ravenne en 495, à Gênes en 500, à Clermont en 535… Les synagogues qui restent debout sont détruites en Palestine de 419 à 422, les (p.157) autres sont confisquées par les chrétiens, à Antioche en 423, à Rome et à Amida (Diyarbakir) en 500, à Caralis (Cagliari) et à Panorme (Palerme) en 590 u.

Quatre séries de lois impériales peuvent résumer cette volonté d’annihilation spirituelle et sociale des juifs : les lois de Constantin, les lois de Constance, les lois de Théo­dose et les lois de Justinien. Certes, d’autres minorités se trouvèrent astreintes aux mêmes lois : les Samaritains, les Manichéens, les hérétiques et les païens. Mais même s’ils étaient des hérétiques pour les juifs,  les  Samaritains étaient des juifs. Les manichéens ou disciples de Mani, un Perse qui vécut au ine siècle, prônaient un syncrétisme des doctrines pythagoricienne et platonicienne et de l’ensei­gnement de Jésus et tenaient essentiellement que deux principes gouvernent le monde, le bien et le mal, qui ne peuvent tous deux émaner du même dieu. Incidemment, ils offraient de la sorte leur solution à un problème qu’au­cune religion n’a résolu à ce jour. Mais s’ils étaient nom­breux, les manichéens n’étaient pas un peuple comme les juifs,   encore   moins   un  peuple   aux  traditions   aussi anciennes et dont le christianisme même était issu. Quant aux hérétiques, ils abondaient et représentaient un danger beaucoup plus considérable que les juifs, puisqu’ils propa­geaient leurs hérésies au détriment de la doctrine domi­nante, alors que le prosélytisme juif avait atteint le point zéro pour les raisons qu’on a vues plus haut. Mais les véri­tables ennemis étaient bien les juifs, de même que, dans les querelles de famille, les haines entre frères sont beau­coup plus intenses qu’à l’égard des étrangers.

Cette persécution systématique semblerait témoigner que les Empires chrétiens d’Orient et d’Occident avaient définitivement forfait à la culture hellénistique et avaient pris la succession directe de l’Empire romain. Mais ce n’est en fait qu’une apparence. Contrairement à un concept moderne aussi idéaliste qu’artificiel, la Grèce, l’hellénistique autant que la classique, n’avait pas été le modèle de tolérance qu’on imagine : le totalitarisme intel­lectuel, inhérent à tout discours et dénoncé au xxe siècle par Roland Barthes, s’y annonçait clairement dans le prin­cipe d’Aristote selon lequel « il y a les Grecs et les Barba­res », qui impliquait que toute civilisation siégeait en Grèce exclusivement et que le reste n’était que chaos. Dans

(p.158) sa Politique, Aristote précisait d’ailleurs le totalitarisme inhérent à sa conception du monde : « Nous ne devons considérer aucun des citoyens comme s’appartenant à lui-même, mais tous comme appartenant à l’ÉtatI2. » La Grèce avait difficilement toléré qu’on enseignât des philo-sophies différentes : l’exemple de Socrate en témoigne (ce même Socrate dont Nietzsche demandait s’il n’aurait pas été juif…). Les cités grecques avaient de justesse évité l’écueil d’une philosophie d’État. La Rome chrétienne y achoppa.

Une fois de plus, les juifs étaient démunis de tout moyen de résistance : trop peu nombreux, sans terre, sans armée, ils se heurtaient partout à la présence impériale. S’ils fuyaient, il fallait que ce fût quasiment pour la Lune, l’Asie ou l’Afrique non romanisée. L’Amérique n’avait pas encore été découverte. Ils étaient condamnés à la sujétion quasi universelle. Et de surcroît, ils étaient victimes de la plus grande spoliation culturelle de l’histoire du monde : le christianisme leur avait pris leurs Livres, l’Ancien Testa­ment, en clamant avec fureur que tous les termes de ces Livres les condamnaient. Ces Livres n’étaient plus à eux. La Bible, la Torah même des juifs, écrite par des juifs, n’était plus aux juifs, elle appartenait désormais au chris­tianisme. Les juifs ne pouvaient même plus citer leurs saints Livres, on les taxait d’imposture.

Par ailleurs, en investissant Rome, le christianisme s’était approprié le gigantesque héritage gréco-romain (surtout le grec), Aristote, Platon, Virgile, tout en sacca­geant à l’occasion ses trésors artistiques, temples et sta­tues, sans parler des manuscrits, lors de ses poussées de fièvre iconoclaste 13. En occupant les territoires où l’hellé­nisme avait fleuri, les Romains, eux, en avaient tout sim­plement adopté la culture et les œuvres d’art, qui leur servaient de modèles suprêmes. Le christianisme, lui, pré­tendit surpasser l’héritage gréco-romain et le revivifier par sa théologie. Cette vaste entreprise de colonialisme cultu­rel rejetait de fait le judaïsme, père du christianisme, dans les ténèbres extérieures : n’avait-il pas, lui-même, rejeté jadis l’hellénisme ?

Le judaïsme est de nouveau décrit comme « archaï­que », reproche qui sera décliné sur tous les modes pen­dant des siècles, jusqu’à Voltaire et au-delà. Le juif fera (p.159) désormais figure d’attardé, quasiment de sauvage qui s’ob­stine dans ses croyances malsaines et ses mauvaises manières, au lieu de confesser son erreur pour être admis à la Grande Cène du christianisme. Or, c’est un vicieux que celui qui s’entête dans son erreur ; dans le meilleur des cas, c’est un sot et, dans les autres, un être mauvais.

Culturellement spolié, le juif est de surcroît, dès Byzance, un individu de second ordre, exclu de l’apo­théose spirituelle du christianisme. Ainsi s’est créé un pli qui perdurera deux millénaires.

En menant cette entreprise impérialiste, l’Église ne faisait qu’appliquer le système politique défini par saint Augustin dans La Cité de Dieu. Dans la lignée directe de La République de Platon, et dans le culte de l’ordre divin qui imprègne toute son œuvre, Augustin avait remplacé le bien public par le culte de cet ordre. Pour Augustin, l’« amour de soi jusqu’au mépris de Dieu » avait bâti la Cité terrestre et l’amour de Dieu, ainsi que « la promesse de la Rédemption » devait bâtir la Cité céleste. D’où la notion développée ultérieurement d’un pontife suprême qui régissait les deux Cités. Notion qui, comme on sait, fut vouée à l’échec, « le pape exerçant le pouvoir temporel et l’empereur cherchant à participer au pouvoir spirituel14 ».

Le christianisme, lui, adoptait et imposait le modèle romain du centralisme étatique jusque dans le domaine philosophique. De fait, il n’était même plus besoin de phi­losophie, puisque le christianisme répondait à toutes les questions. On retrouve là le rejet romain de l’humanisme décrit plus haut : l’État romain païen offrait au christia­nisme un moule idéal dans lequel il pouvait se couler avec aisance. Ainsi naquit la première tyrannie intellectuelle du monde. Beaucoup trop proche du christianisme auquel il avait fourni sa généalogie et ses lettres de créance, le judaïsme ne pouvait pas plus être toléré dans l’Empire chrétien que les grandes hérésies chrétiennes telles que l’arianisme et le gnosticisme.

Ce n’était pas le seul judaïsme qui était en cause, mais la totalité des communautés non chrétiennes, schisma-tiques, hérétiques, païennes et autres, juifs compris bien entendu. La persistance des persécutions contre les juifs tint à leur étonnante résistance. Les schismes et les héré­sies étaient soumis à l’épreuve du feu. Ou bien ils étaient (p.160) assez forts pour résister, comme on le vit avec l’Ortho­doxie, et ils se taillaient alors des territoires inexpu­gnables, ou bien ils étaient écrasés (et le « Pluquet », fameux Dictionnaire des hérésies, montre le vaste nombre de ceux qui furent, en effet, écrasés). Les juifs n’étaient pas schismatiques : ils le paraissaient. Ce fut assez pour les jeter dans le troupeau des persécutés.

Toutefois, s’il y a un procès à faire en matière d’antisé­mitisme, ce n’est pas en dernier recours celui de l’Église, mais celui de l’héritage gréco-romain, qui demeure jusqu’à nos jours bien plus un territoire sacré qu’un lieu d’études véritablement critiques. Il est vain d’opposer Aristote et Platon aux papes au nom d’un humanisme qui fut forgé tardivement : ils participent tous au même totalitarisme de la pensée. À ceci près qu’Aristote ne détint pas le pou­voir (il fut le précepteur d’Alexandre) et que Platon, qui décampa prudemment après le procès de Socrate, ne fut que le conseiller du tyran Denys de Syracuse.

L’histoire ne peut pas s’écrire seulement d’un point de vue moderne : comme le relève Jean B. Neveux, « les historiens évitent mal une vision téléologique des événe­ments, la « fin dernière », la meta, étant leur propre temps 15 ».

On eût certes pu plaider la tolérance. C’est oublier que, telle que nous l’entendons (et la pratiquons si peu) au xxe siècle, c’est une notion essentiellement moderne, admise virtuellement, grâce à un universalisme médiati­que 16. Elle était difficilement défendable dans une époque de convulsions incessantes comme celle qui suivit la chute de l’Empire romain et dans les siècles suivants : tolérer les arianistes, marcionites et autres montanistes, ainsi que les juifs, exposait à des insurrections sans fin. Augustin l’avait écrit haut et clair dans La Cité de Dieu : l’État païen avait eu le tort de tolérer toutes les philosophies. « Le vrai s’y enseigne avec le faux, et peu importe au diable, son roi, quelle erreur triomphe, puisque toutes conduisent pareil­lement à l’impiété », écrit Etienne Gilson 17. « Le peuple de Dieu n’a jamais connu pareille licence, car ses philosophes et ses sages sont les prophètes qui parlent au nom de la sagesse de Dieu. » Animé de l’éternel et effroyable opti­misme de ceux qui défrichent les avenues de l’Âge d’or, Augustin chargea même l’historien Orose de faire l’inven-

(p.161) taire des tribulations subies par les peuples païens, parce qu’ils étaient éloignés de la Vérité de la Cité de Dieu. Désormais, le monde chrétien allait vivre dans la paix bienheureuse de la lumière céleste. Après de telles pré­misses, il ne pouvait évidemment rien en être.

De l’époque romaine au xixe siècle, toutes les civilisa­tions, toutes les cultures et toutes les religions n’ont connu que la loi du glaive : elles ne s’y sont pas résignées, elles l’ont choisie et l’ont érigée en principe légitime. Toutes ont ainsi jugé  l’esclavage   équitable ;   toutes   —  judaïsme compris — ont estimé qu’il était normal de priver un être humain de sa liberté physique et morale, et de l’assujettir à ses volontés et à ses coutumes. Le judaïsme a ainsi imposé la circoncision à des esclaves qui n’étaient pas juifs. La tolérance au sens moderne du mot, le respect d’autrui tel qu’il avait été enseigné par Jésus au Ier siècle, était inconcevable : ce furent des États chrétiens qui prati­quèrent la traite des noirs jusqu’au xixe siècle, en toute impunité et la conscience tranquille.

Faut-il exonérer toutes les injustices et les horreurs du passé parce que les coupables ont été eux-mêmes victimes d’un état d’esprit irrésistible ? Certes non, mais nous ne disposons pas de toutes les pièces et ce genre de procès s’instruit toujours selon des lois rétroactives. Les erreurs de la chrétienté qui ont fait l’objet de ce chapitre et feront l’objet du suivant comportent néanmoins une leçon : le totalitarisme   idéologique   entraîne   immanquablement l’abaissement intellectuel parce qu’il mutile le coupable autant que la victime. Nous en avons connu des exemples éloquents au cours de ce xxe siècle : les soixante-dix ans de l’empire   communiste   d’URSS,   les  douze  ans   du IIIe Reich et le demi-siècle déjà écoulé de l’empire commu­niste forgé par Mao Zedong. L’Empire chrétien d’Orient et d’Occident en était le précurseur ; il représente l’un des moments les plus ténébreux de l’histoire des civilisations. L’intérêt en est que sa leçon dépasse le problème de l’anti­sémitisme.

Mais l’antisémitisme chrétien se distingue entre toutes les persécutions par la durée d’un mensonge qui s’est servi de l’image d’un Dieu de charité pour mettre en œuvre l’inhumanité. Une inhumanité d’autant plus obsti­née qu’elle se croyait porteuse d’une parole révélée. Il est

(p.162) certain que, sans totalitarisme, le christianisme eût dis­paru. Reste à savoir si sa survie n’a pas été entachée juste­ment par son totalitarisme. Reste à savoir, à l’aube d’un autre siècle, s’il est possible que la foi puisse exister et ne pas être totalitaire. Reste à savoir si l’amour de Dieu exclut celui du prochain.

La chrétienté n’allait cependant pas avoir le loisir d’en débattre : la grande nuit du Moyen Age était proche.

 

(p.275) /L’abbé Grégoire dans son « Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs »:/

(p.276) « on prétend parfois que les Juifs exhalent constam­ment une mauvaise odeur », et l’auteur en sait la cause : « la malpropreté, leur genre de nourriture » et des ali­ments qui sont évidemment « mal choisis ». On peut sup­poser, à la lecture de ce texte, que si les juifs mangeaient du porc, ils sentiraient moins mauvais. Il ne vient guère à l’esprit de l’abbé Grégoire que l’aversion des juifs pour les autres peuples pourrait être largement justifiée pour les mêmes raisons ; que Louis XIV ne prit qu’un seul bain dans sa vie, que la noblesse de Versailles abritait des poux dans ses perruques et déféquait dans les bosquets ; et sur­tout que, s’ils vivaient dans des conditions plus tolérables, l’hygiène des juifs en serait améliorée. Mais nous avons, en France, et dans des époques tout à fait proches, entendu d’autres discours de cette farine sur les odeurs de merguez à l’étage. L’abbé Grégoire tient les propos d’un raciste ordi­naire. L’intérêt de sa plaidoirie réside dans les circons­tances où il la prononce.

Plus graves que ces âneries désobligeantes sont les accusations que l’abbé Grégoire porte contre le Talmud, « cause de l’arriération morale du peuple juif » : « Ce vaste réservoir, j’ai presque dit ce cloaque où sont accumulés les débris de l’esprit humain… » Le Talmud est « la cause de l’infertilité du peuple juif », et la raison pour laquelle « ils n’ont que des idées empruntées ; et quelles idées… »6. L’abbé n’avait donc pas lu Spinoza, et, on ne lui en tiendra pas rigueur, ne pouvait prévoir ni Karl Marx, ni Max Weber, ni Alfred Einstein, ni Ludwig Wittgenstein, ni Gustav Mah-ler, esprits d’une grande banalité comme chacun sait.

L’Essai appelle donc à la réconciliation dans une sorte d’« Embrassons-nous Folleville » qui donnerait à rire si le sujet n’était aussi sérieux. En bref, pour peu que les juifs renoncent à leur religion, à leurs rabbins et se fassent bap­tiser, ce seront d’excellents Français, originaux, rieurs, propres et bien-odorants. Comme dit le dicton, avec des amis pareils, qui a besoin d’ennemis ? Pourtant, le plai­doyer que Grégoire prononça devant la Constituante eut des effets extrêmement positifs. D’autant que ce n’était pas le seul, dans une atmosphère qui n’était pourtant pas phi­losémite. Il modifia les esprits. Ce n’était pas facile.

Une illusion optimiste voudrait que les Encyclopé­distes aient été hostiles à l’antisémitisme, comme à toute (p.276) forme de discrimination raciale ; elle appellerait de fortes nuances. Voltaire, par exemple, fut carrément et ouverte­ment raciste. Dans son Traité de métaphysique, il écrit que les Blancs lui « semblent supérieurs aux Nègres, tout comme les Nègres sont supérieurs aux singes et les singes, aux huîtres ». Etrange système d’interprétation du monde. Il est vrai que son commerce de négrier, basé à Nantes, fit de lui « l’un des vingt hommes les mieux nantis du royau­me 7 ». Car il était négrier.

Mais il écrit bien pire, à l’article Anthropophages (rien de moins !) de son Dictionnaire philosophique : c’est que les juifs sont « le peuple le plus abominable de la terre ». Il leur consacre d’ailleurs un article indépendant, Juifs, pour que nul n’en ignore : « Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis long­temps la plus sordide avarice à la plus détestable supersti­tion et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. » On savait déjà Vol­taire antichrétien. Dans ses mémoires, le prince de Ligne, qui passa huit jours à Ferney en compagnie de Voltaire, écrit : « La seule raison pour laquelle M. de Voltaire s’est lancé dans de telles diatribes contre Jésus-Christ est qu’il est né dans une nation qu’il déteste. » Autant dire que Vol­taire n’était antichrétien que parce qu’il était antisémite. Si l’on vérifie d’un peu plus près les opinion de François-Marie Arouet, gloire de la culture française, on risque d’y trouver les prémisses de Charles Maurras.

Un autre avocat ardent de l’émancipation véritable fut Maximilien de Robespierre : « Les vices des juifs dérivent de la dégradation dans laquelle vous les avez plongés ; ils seront bons quand ils trouveront quelque avantage à être bons. »

Passons sur « les vices des juifs » et la « bonté » qu’ils n’ont pas ; l’accent est posé pour la première fois de l’his­toire sur la responsabilité de la société à l’égard des juifs. La déclaration de Robespierre aura de longs échos. Le pre­mier scrutin de l’Assemblée sur la citoyenneté des juifs, fin 1789, fut négatif : 403 « pour » et 408 « contre ». Mais en janvier 1790, le statut de « citoyens actifs » fut accordé à la communauté des juifs sépharades de Bordeaux, Dax et Bayonne, et refusé à celle des juifs ashkénazes d’Alsace, de Lorraine et des Trois-Évêchés. Après l’arrestation de (p.277) Louis XVI, les esprits gagnèrent en audace : le 27 sep­tembre 1791, l’Assemblée nationale vota l’affranchisse­ment de tous les juifs de France : ceux des régions qu’on vient de citer et ceux du Comtat Venaissin, établis princi­palement à Avignon et Garpentras. La population fran­çaise officielle s’enrichissait de quarante mille âmes.

L’émancipation    politique     suivit     l’émancipation civique et les armées françaises. Peu après la conquête de Padoue par les troupes françaises, en 1797, et la chute de hpodestà vénitienne, le nouveau gouvernement central de la ville, imposé par les Français, décréta que le quartier juif ne serait plus désigné par « le nom barbare et dénué de sens de ghetto », mais par celui de Via Libéra, « Rue Libre ». Immense symbole. Deux semaines plus tard, sur décret daté de « Fructidor, an V de la République Fran­çaise et an I de la Liberté Italienne », les murailles du ghetto furent rasées, de telle sorte qu’il ne resta plus de trace de cette ancienne séparation des rues avoisinantes 8. L’année suivante, Bonaparte lançait un appel aux juifs, les invitait à se joindre à lui dans l’expédition d’Egypte pour l’aider à reconquérir la Terre promise. Cet appel a été occulté par la suite, car il témoigne aussi bien de la duplicité opportuniste, « dialectique » diraient cer­tains contemporains, de Napoléon, que de son génie.

L’appel ne nous est connu de façon certaine que par six lignes du journal officiel de l’époque, La Gazette Natio­nale ou le Moniteur Universel du 22 mai 1799 — dans le jargon utopiste de l’époque, le 3 Prairial de l’an VII. On peut le consulter à la Bibliothèque nationale, ou du moins ce qu’il en reste, dans sa fantastique et sans doute prémo­nitoire étrangeté :

 

Politique Turquie

Constantinople, le 28 Germinal

Bonaparte a fait publier une proclamation, dans laquelle il invite tous les Juifs de l’Asie et de l’Afrique à venir se ranger sous ses drapeaux pour rétablir l’Ancienne Jérusa­lem. Il en a déjà armé un grand nombre, et leurs bataillons menacent Alep.

(p.278)

On croit rêver. Bonaparte aurait-il été le premier sio­niste ? Car le projet sioniste n’existait pas alors. L’informa­tion ne passa pas inaperçue ; elle fut reprise par d’autres journaux, comme La Décade du 29 mai 1799, qui publia un commentaire se concluant ainsi : « II est très probable que le Temple de Salomon sera rebâti. » Le Temple de Salomon rebâti par un général de la République françai­se ! Ce n’était pas un canard, puisque Le Moniteur revint sur l’information deux mois plus tard, le 29 juillet : « Ce n’est pas seulement pour rendre Jérusalem aux Juifs que Bonaparte a conquis la Syrie. » II en ressortait que Bona­parte envisageait de marcher sur Constantinople afin de détenir une position clé à partir de laquelle il pouvait menacer Vienne et Saint-Pétersbourg.

Un document perdu pendant la Seconde Guerre mon­diale ne nous est parvenu que dans une version traduite, patiemment reconstituée. Il se lit ainsi :

Quartier général, Jérusalem, 1 Floréal an VII de la Répu­blique française.

Bonaparte, commandant en chef des armées de la Répu­blique française d’Afrique et d’Asie, aux héritiers légitimes de la Palestine.

Israélites, nation unique que, durant des millénaires, la soif de conquête et la tyrannie ont pu dépouiller de sa terre ances-trale, mais non point de son nom ni de son existence nationale ! […] Alors debout dans la joie, vous les exilés ! Par une guerre sans exemple dans les annales de l’histoire, guerre engagée pour son auto-défense par une nation dont les territoires hérédi­taires étaient considérés par l’ennemi comme un butin à parta­ger arbitrairement et selon leur bon plaisir par un trait de plume des chancelleries, cette nation venge sa propre honte, ainsi que la honte des peuples les plus lointains, oubliés depuis long­temps sous le joug de l’esclavage ; elle venge aussi l’ignominie qui pèse sur vous depuis près de deux mille ans… […]

Héritiers légitimes de David !

La grande nation qui ne fait pas de trafic d’hommes ni de territoires à la différence de ceux qui ont vendu vos ancêtres à

(p.279) tous les peuples (Joël, IV, 6) fait ici appel à vous, non pas, certes, pour que vous fassiez la conquête de votre patrimoine ; mais simplement pour que vous preniez possession de ce qui a été conquis, et qu’avec la garantie et l’aide de cette nation, vous en restiez les maîtres… »

Le document est long ; on nous permettra de ne pas le citer ici dans son intégralité. Le ton est napoléonien. Le cal­cul également, et c’est ce qui prête quelque vraisemblance à ce texte déconcertant. Dans un rêve digne d’Alexandre, Napoléon envisage de mettre en échec l’Empire ottoman par la création d’un État juif dans la Palestine qu’il lui aura arrachée, et dès lors, de tenir en respect, par des alliés fon­damentaux — les juifs souverains — l’Autriche et la Russie. La générosité révolutionnaire se double d’une stratégie politique parfaitement cohérente avec le personnage du général Bonaparte.

Que se passa-t-il ensuite ? Simplement, Napoléon ne put prendre Saint-Jean-d’Acre. La conquête de la Palestine se révélait impossible. Il avait préjugé de ses forces et publié l’appel aux juifs avant de mettre le siège. Il ne disposait pas de la Palestine et ne pouvait l’offrir aux juifs dans sa magna­nimité calculatrice. Ultime indignité : les juifs avaient servi de pions9.

Néanmoins, une main avait été tendue et les juifs ne pouvaient la refuser. Les sanctions éventuelles étaient déjà évidentes ; l’émancipation accordée en 1791 avait déjà sus­cité une réaction non plus antisémite au sens strict du mot, mais anti-judéo-chrétienne. Le théisme libéral des Lumières répugnait, en effet, à voir n’importe quelle reli­gion franchir les enceintes sacrées de la République. Les idées d’un autre philosophe anglais, Thomas Hobbes (1588-1679), jadis exilé à Paris, y avaient porté des fruits nom­breux. Pour Hobbes, l’idéal politique était un État séculier qui tenait dans une main le glaive politique et dans l’autre le sceptre d’une Église nationale, ce qui, il faut le souligner, convenait déjà aux tendances gallicanes et antipapistes de la chrétienté française, mais ne présageait pas de l’évolution des idées républicaines.

 

(p.302)

L’histoire des juifs au Canada ressemble beaucoup à la précédente. La royauté française leur avait interdit l’installation en Nouvelle-France et ce fut seulement quand les Anglais conquirent le pays en 1759 qu’ils purent s’y rendre.

(…) (p.303) Les effets ultérieurs de cet antisémitisme furent plus détestables encore qu’aux États-Unis : « Le sentiment antijuif au sein de la popu­lation verrouilla l’entrée des juifs au Canada. Ainsi, de 1933 à 1945, tandis que les Etats-Unis et de nombreux pays d’Amérique latine acceptaient chacun plus de 100 000 réfugiés, le Canada en recueillera moins de 5 000, malgré les campagnes du Congrès juif canadien. »

Le choc de la découverte des camps nazis à la fin de la guerre, les premiers décomptes des morts juifs qui avaient péri atrocement, et notamment les preuves que les nazis avaient également persécuté des chrétiens eurent le même effet international : l’antisémitisme déclaré ou tacite offensait désormais la décence. En 1962, le gouver­nement canadien cessa de sélectionner les émigrés selon des critères « raciaux ». C’est la politique qui se poursuit actuellement.

À l’exception de la période d’occupation espagnole de l’Amérique du Sud, qui prolongeait les exactions chré­tiennes contre les juifs en Europe, les Amériques ne connurent donc presque pas de déferlements de violence antisémites entraînant morts d’hommes et spoliations. L’exception est représentée par l’épisode sanglant qui advint en Argentine, après la révolution bolchevique de 1917. Les élites argentines, fortement hostiles au bolche-visme, s’en prirent aux juifs originaires de Russie, à la suite d’une grève générale où l’on crut discerner des menées communistes. Des juifs furent malmenés et dépouillés « au vu et au su de la police » 19. L’Argentine, comme le Brésil, avait accueilli après 1945 un très grand nombre de juifs et l’importance de leurs communautés suscita évidemment l’antagonisme des nazis réfugiés dans le premier de ces deux pays. L’antisémitisme argentin devait perdurer de nombreuses années, en dépit des tenta­tives de Perôn pour le contrôler dès 1949 : lors de la dicta­ture militaire instaurée en 1976, le sentiment antijuif flamba et quelque 20 000 juifs figurent actuellement parmi les « personnes disparues » sous les régimes des généraux Viola et Gualtieri20.

L’antisémitisme des Amériques constituerait donc un pâle reflet de l’antisémitisme européen.

 

in : Didier Luciani, Question de sciences religieuses, Lectures bibliques, LLN 2007

 

(p.36) La Palestine joue un important rôle géopolitique de pont entre la Mésopotamie et l’Egypte.

(…) Le seul inconvénient, c’est qu’Israël se trouve dans ce couloir. (…) Etat-tampon entre les grandes puissances, il servira de bastion avancé tantôt à l’une, tantôt à l’autre.  Et il sera tenté de jouer les alliances avec l’un ou l’autre.

de Rome en passant par le Moyen-Age...

Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

 

(p.25) (…) les Romains considèrent com­me Barbares ceux qui n’appartiennent pas au monde culturel gréco-romain. Certains auteurs latins insistent sur la sauvagerie des peuples barbares de Gaule et de Germanie ; ils mani­festent parfois une attitude intolérante en soulignant les différences des modes de vie entre Romains et barbares.

Par ailleurs, le mépris de la loi romaine et la xénophobie des Juifs provoquent dans l’Empire de vilentes réactions antisémites. Tacite, dans ses ‘Histoires’, attaque els principes religieux et les mœurs des juifs : « (…). (p.26) Ceux qui adoptent leur reli­gion suivent la même pratique, et les premiers principes qu’on leur inculque sont le mépris des dieux, le reniement de leur patrie et l’idée que parents, enfants, frères et sœurs sont des cho­ses sans valeur… Les pratiques des Juifs sont bizarres et sordides (ludaeorum mos absurdus sordidusque) (33). »

Le mode de vie des Juifs, basé sur un monothéisme absolu et l’observance de la Loi, tend à les isoler du milieu romain. On constate parfois chez les Romains des poussées d’anti­sémitisme virulent et chez les Juifs des manifestations de nationalisme xénophobe.

 

De part et d’autre, on fait alors preuve d’un acharnement atroce : si Titus ordonne la des­truction complète de Jérusalem en 70, lors de la révolte de Cyrène, sous le règne de Trajan, Dion Cassius raconte que les Juifs « égorgèrent les Romains et les Grecs, mangèrent leur chair, se ceignirent de leurs entrailles, se frottèrent de leur sang et se couvrirent de leur peau ; ils en scièrent plusieurs par le milieu du corps, en exposèrent d’autres aux bêtes et en contraignirent quelques-uns à se battre comme gladiateurs. »

 

(p.28) Au IXe siècle, les Juifs, assurés de l’appui des autorités musulmanes, se transforment de persécutés en persécuteurs : ils obtiennent que les chrétiens d’Espagne soient placés devant l’alternative du choix entre la mort et la conver­sion au judaïsme ou à l’Islam (40).

Dans les autres Etats chrétiens de l’Europe du haut moyen âge, l’Eglise catholique cherche à enrayer l’extension du judaïsme : elle se pré­occupe surtout des Juifs titulaires de fonctions publiques qui pourraient exercer des pressions pour obtenir la conversion de chrétiens à la religion juive. C’est pourquoi le 5e concile de Paris (614 ou 615) impose le baptême aux Juifs qui occupent des fonctions publiques ainsi qu’aux membres de leurs familles. De nombreu­ses lois sont également édictées pour empêcher les Juifs d’amener au judaïsme les esclaves et les serviteurs se trouvant sous leur domination.

(p.29) (…) en dehors de l’Espagne, la cohabitation demeure étroite, durant le haut moyen âge, entre uifs et chrétiens.

Tout change au début du XIe siècle. Des rumeurs concernant la responsabilité des uifs (p.33) dans la destruction de l’Eglise du Saint-Sépulcre à Jérusalem par les Musulmans en 1009 circu­lent en Occident. La persécution éclate en Fran­ce où les autorités civiles et religieuses décident d’expulser les Juifs de leurs cités. A Rouen, Or­léans et Limoges, la foule déchaînée se charge elle-même de faire justice! «Voués à la haine universelle, ils furent donc les uns expulsés, les autres passés au fil de l’épée ou bien noyés dans les fleuves ou tués d’autres manières en­core, sans parler de ceux qui se donnèrent eux-mêmes la mort. Les évêques interdirent aux chrétiens d’entretenir aucun rapport avec eux, sauf s’ils acceptaient le baptême et promettaient de répudier toutes les mœurs et coutumes jui­ves : en effet, beaucoup se convertirent, nous dit Raoul Glaber, mais bien plus par peur de la mort que par l’attrait de la vie éternelle. Car, souvent ils acceptèrent le baptême pour la forme uniquement et retournèrent assez vite, une fois la tourmente passée, à leur ancienne foi (42). » Cette persécution devait connaître d’atroces prolongements en Rhénanie, principa­lement à Mayence.

Dès le milieu du XIe siècle, le concile de Coyaza (1050), dans le diocèse d’Oviedo, inter­dit aux chrétiens d’Espagne d’habiter les mêmes maisons que les Juifs. Cette ségrégation imposée dans les lieux d’habitation est une lointaine préfiguration du ghetto.

(p.34) Les Croisades amenèrent la déterioration progressive de la condition des Juifs. Durant l’été 1096, on massacre des Juifs dans toute l’Europe . Pour eux, le choix est clair : le baptême ou la mort ! Et beaucoup préfèrent la mort ! (…)

Au XIIIe siècle, le Concile de Latran (1215) impose aux Juifs une discrimination vestimentaire par le pot d’un signe distinctif. En France, en Italie et en Espagne, tout Juif est contraint sous peine de fortes amendes ou de châtiments corporels de coudre sur son vêtement la rouelle (marque de forme circulaire et généralement de (p.35) couleur jaune). En Allemagne et en Pologne, tout Juif est contraint de porter un couvre-chef spécial, le chapeau pointu. Dans toute l’Europe, la condition des Juifs devient semblable à celle des serfs. « Les meubles mêmes du Juif sont au baron », dit un adage de l’époque. En 1235, un comte de Bourgogne sur le point de mourir n’hésite pas à distribuer à ses sujets les biens de ses Juifs (45).

La papauté s’efforce de faire respecter la vie et les biens des Juifs. Dans sa bulle du 17 janvier 1208, le pape Innocent III déclare : « Dieu a fait Caïn un errant et un fugitif sur terre, mais l’a marqué, faisant trembler sa tête, afin qu’il ne soit pas tué. Ainsi les Juifs, contre lesquels crie le sang de Jésus-Christ, bien qu’ils ne doivent pas être tués, afin que le peuple chrétien n’oublie pas la loi divine, doivent rester des errants sur terre, jusqu’à ce que leur face soit couverte de honte, et qu’ils cherchent le nom de Jésus-Christ, le Seigneur… (46). »

 

(45) Cfr  B. BLUMENKRANZ,  op.  cit.,  p.  387.

(46) MIGNE,   P.L,  215,   1291,   n°  190.  (Traduction  de   L.   POLIAKOV,  op.  cit., t.   I,   p. 262)  –  Cfr aussi   le  préambule qui   précède la  bulle  de  protection Sicut Judeis  du   pape   Innocent   III :   « Bien que l’infidélité  des  Juifs  soit   infiniment  condamnable,   néanmoins, ils   ne   doivent  pas   être   trop   persécutés   par   les   fidèles.   Car   le
psalmiste  a  dit :  Ne  les  tue  pas  de  peur que  mon  peuple  ne l’oublie ;  autrement  dit,   il   ne  faut  pas  détruire   complètement   les Juifs, pour que les Chrétiens ne risquent pas d’oublier la Loi, que (ces Juifs)   inintelligents   portent   dans   leurs   livres   intelligents… »
Texte cité par L. POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme,  t.  Il,  De Mahomet aux Marranes (Paris, 1966), p. 306.

 

(p.37) En 1320, les paysans du nord de la France — les « Pastoureaux » — partent en « Croisade » dans le sud du pays pour y exterminer les com­munautés juives. Entre 1347 et 1350, on accuse les Juifs d’avoir provoqué la peste noire en empoisonnant les eaux et on les massacre par milliers. En 1394, les Juifs sont définitivement expulsés de France.

L’antisémitisme chrétien se cristallise en Occident à partir de la deuxième moitié du XIVe siècle. La réputation d’usuriers faite aux Juifs accroît encore leur impopularité. Toute la fin du moyen âge est remplie de massacres, de conversions forcées et d’expulsions de Juifs. Parqués dans des ghettos, dont les portes sont fermées le soir à clé, en marge de la société, traités en êtres inférieurs, soumis à la capitation, les Juifs sont persécutés dans toute l’Europe. Comme l’écrit Erasme, au début du XVIe siècle, « s’il est d’un bon chrétien de détester les Juifs, alors nous sommes tous de bons chrétiens » (50). Et Luther, en 1542, en publiant

Contre les Juifs et leurs mensonges, témoigne du même état d’esprit.

A la fin du XIVe siècle, des massacres de Juifs sont perpétrés dans la plupart des villes de l’Espagne. (…)

(p.39) Le préjugé de race et de couleur s’accroît considérablement avec la découverte de l’Amé­rique et celle de la route maritime des Indes par !e Pacifique.

(p.40) Une bulle du pape Nicolas V, en 1455, autorise ‘les Portugais à réduire en esclavage les sarrasins, païens et autres ennemis du christ et au sud des cas Bogador et Nen, y compris les côtes de Guinée, sous réserve bien entendu de convertir les captifs au christianisme. » On voit que le facteur religieux continue à être un des caractères essentiels du racisme européen. « Les Espagnols donnaient pour excuse des mauvais traitements infligés aux originaires d’Amérique et des Antilles le fait que ces derniers n’étaient pas des descendants d’Adam et Eve. »

Espagnols et Portugais exterminaient dès lors sans scrupules les Indiens qui refusaient de se convertir. (…)

 

(p.49) Urbain VIII (P. 1623-1644), un siècle plus tard, s’élève contre les mauvais traitements infligés aux Indiens d’Amérique et condamne à nouveau l’esclavage et le travail forcé.

Alexandre VII (P. 1655-1667), dans son Ins­truction à l’usage des vicaires apostoliques en partance pour les royaumes chinois de Tonkin et de Cochinchine délivrée en 1659, recomman­de aux missionnaires catholiques de se consa­crer à leurs fonctions religieuses et de ne pas s’occuper des affaires politiques et de l’adminis­tration civile. Par ailleurs, le pontife prescrit le respect des usages du pays : « Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convain­cre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’ils ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. (…)

 

(p.56) Comme l’a démontré le professeur Toynbee, les protestants anglo-saxons, qui prennent la tête du mouvement colonisateur à partir du XVIIe siècle et dont la religion est directement inspirée par l’Ancien Testament, s’identifient avec Israël, le ‘peuple élu’, et exterminent impitoyablement les indigènes américains et australiens.

 

(p.61) En 1715, Emmanuel Kant, dans son Mémoire sur les différentes races humaines, pense que le mélange des races provoque la diminution graduelle des qualités de l’espèce humaine. Il attaque également le néfaste « esprit judaïque ».

 

(p.64) Voltaire, dans son ‘Traité de métaphysique » (1734) se montre partisan de la supériorité des Européens, « hommes, écrit-il, qui me paraissent supérieurs aux nègres, comme ces nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres … »

Cet homme, qui n’a pas hésité à prendre des parts dans une entreprise nantaise de traite des Noirs – placement très rémunérateur à l‘époque – dénonce, néanmoins, dans ‘Candide’ (1759), les abus de l’esclavage chez les colons hollandais de Surinam : (…).

(p.66) Voltaire se révèle violemment antisémite dans son ‘Dictionnaire philosophique’. L’article « Juif » est, avec ses trente pages, le plus long du Dictionnaire. « Sa première partie (rédigée vers 1745) s’achève ainsi : … vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent ; suit la fameuse recommandation qui dans un tel contexte pro­duit l’effet d’une clause de style : // ne faut pourtant pas les brûler (83). »

La correspondance de Voltaire confirme ses positions racistes. Relevons ce passage sugges­tif d’une lettre de Voltaire au chevalier de Lisle datée du 15 décembre 1773 : « … Mais que ces déprépucés d’Israël, qui vendent de vieilles culottes aux sauvages, se disent de la tribu de Nephtali ou d’Issachar, cela est fort peu impor­tant ; ils n’en sont pas moins les plus grands gueux qui aient jamais souillé la face du globe (84).

 

(83) Cité  par L.   POLIAKOV,  op.  cit.,  t.   III,  pp.  105-106.

Cité par L. POLIAKOV, op. cit., t.  III, pp. 106-107. – Profi­tons de l’occasion pour rappeler que Voltaire estime que la hiérar­chie des classes sociales est bienfaisante et qu’il faut se garder de développer l’enseignement des  classes  populaires :  « Il  me  paraît essentiel  qu’il  y ait des gueux  ignorants…  Ce  n’est  pas le ma­nœuvre qu’il  faut  instruire,   c’est  le  bon  bourgeois,   c’est   l’habi­tant des villes… Quand  la  populace  se  mêle de  raisonner,  tout est perdu… Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il   soit   instruit. »   (Lettre   de   Voltaire  à   Damilaville  datée   du 1er  avril 1766).

 

(p.75) L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert revendique l’égalité de tous les hommes, l’abolition de l’esclavage, de la tyrannie arbitraire du pouvoir judiciaire et de toute forme de contrainte. Il faut toutefois remarquer que ces revendications s’identifient avec les intérêts de la bourgeoisie. D’où leur caractère limité et parfois contradictoire. (…)

Ainsi, certains des leurs 200 collaborateurs ne professent pas toujours l’esprit de tolérance de Diderot et conservent souvent une attitude raciste envers les Noirs.

 

LES DOCTRINAIRES DU RACISME

 

(p.96) Le philosophe J.G. Fichte glorifie la race germanique, quintessence de la race blanche :; en estimant que saint Jean doute des origines juives de jésus, il crée le mythe d’un « Christ aryen ».

Le grand philosophe allemand, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, considère les races de couleur comme inférieures et non évolutives ; il prône la supériorité des Germains sur les Slaves et les Latins ; (…). Il attaque les Juifs avec férocité : (…).

Vers 1845, Christian Lassen oppose les Aryens spérieurs aux sémites ingférieurs. « L’ethnocentrisme européen (p.97) qui dès le Siècle des des lumières avait faussé l’anthropologie naissante, s’exalte prodigieuse­ment à l’ère du romantisme et des nationalis­mes : il oriente la pensée des savants, et pré­side à la gestation de leurs hypothèses et de leurs classifications. C’est dans cette ambiance que s’élabore une tri-partition mystique : l’Aryen, ou le vrai homme, se définit aussi bien par rap­port au frère Sem, le Juif mi-homme, mi-démon, que par rapport au frère Cham, le Noir mi-bête, mi-homme (2). »

Le culte de la race germanique fait égale­ment son apparition en Allemagne au début du XIXe siècle. Ernst Moritz Arndt célèbre la race germanique — peuple élu de la Nouvelle Allian­ce — et la met en garde contre le mélange des sangs. Friedrich Ludwig Jahn se fait également le chantre du culte de la race germanique.

En 1850, Robert Knox, docteur en médecine, publie à Londres The Races of Men. Il estime que la race, c’est-à-dire la descendance héré­ditaire, marque l’homme. « Que la race décide de tout dans les affaires humaines, déclare-t-il, est simplement un fait, le fait le plus remarqua­ble, le plus général, que la philosophie ait jamais annoncé. La race est tout : la littérature, la

(2) L. POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, t.  III, ftp. 330-331.

 

(p.105) En France, Pierre-Joseph Proudhon, dans Césarisme et christianisme, attaque les Juifs avec violence : « Le Juif est par tempérament antiproducteur, ni agriculteur, ni industriel, pas même vraiment commerçant. C’est un entre­metteur, toujours frauduleux et parasite, qui opère, en affaires comme en philosophie, par la fabrication, la contrefaçon, le maquignonnage. Il ne sait que la hausse et la baisse, les risques de transport, les incertitudes de la récolte, les hasards de l’offre et la demande. (…)

 

(p.106) Karl Marx, dans ‘La question juive’, cherche à cerner le fond profane du judaïsme : « (…) Le Juif s’est émancipé à la manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l’argent est devenu une puissance mondiale, (…). »

(p.108) Richard Wagner oriente le racisme aryen vers le nationalisme. Son antisémitisme devient délirant : « Je tiens la race juive, (…) pour l’ennemi né de l’humanité et de tout ce qui est noble ; (…) ».

 

(p.109) Frédéric Nietzsche prône la volonté de puis­sance qui aboutira au mythe du surhomme ! Déjà Guillaume II, désireux de mettre la main sur les marchés d’Extrême-Orient, lance le mythe du « péril jaune ».

En France, les colonialistes proclament ou­vertement leur mépris à l’égard des peuples de ‘ couleur. « Je vous défie, dit Jules Ferry à la tribune de la Chambre en 1885, de soutenir jusqu’au bout votre thèse qui repose sur l’éga­lité, la liberté, l’indépendance des races infé­rieures. Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures (17). »

(p.180) La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée en 1948 par l’Assemblée Gé­nérale des Nations Unies, stipule que « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente décla­ration sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de reli­gion, d’opinion politique ou de toute autre opi­nion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ».

 

7e siècle chez les musulmans: 

Marie-Rose Bonte (BXL), Afghanistan / Quand l’histoire se répète, LB 11/06/2001

 

Au 7e siècle, le Calife Omar imposait aux juifs et aux chrétiens le port de ceintures de couleur spécifique.

Antisemitismus im Mittelalter

Friedich Niewöhner, Erst kam der Pogrom, dann die Pest, FAZ 05/01/2004

 

Alfred Haverkamp hat die Geschichte der Juden im Mittelalter kartographiert.

„Als Zäsur jedes Artikels kann die Zeit von 1348 bis 1350 angesehen werden, der Judenverfolgung zur Zeit der grossen europäischen Pest. In dieser Zeit sind nach groben Schätzungen etwa zwei Drittel der Juden im Untersuchungsraum durch Pogrome und Pestpandemie umgekommen. Zwischen 1348 und 1350 geschah die grösste Judenverfolgung und Mordaktion gegen die Juden in der Geschichte der Juden vor der Schoa.“

The long roots of anti-Semitism

(in: IHT, 17/02/2010)

Luther, een antisemiet

in: Piet Piryns, Hubert Van Humbeeck, in: Knack, 23/10/2017

 

(p.121) Anders dan Calvijn na hem erkende Luther het recht op rebellie tegen een tirannieke overheid niet. Hij steunde daarvoor op de woor- den van Christus: « Wie het zwaard neemt, zal door het zwaard omkomen. » Als het protestantisme in de Nederlanden luthers was geweest in plaats van calvinistisch, waren we er nooit in geslaagd het Spaanse juk af te werpen. Luther zorgde ook niet voor een gedecentraliseerde kerkstructuur met gemeentes, ouderlingen, diakens en synodes, zoals je die in het calvinistische systeem wel hebt. Het reorganiseren van de kerk liet hij aan politici over.’

 

(p.122) Toch blijf ik erbij dat al die factoren geen roi zouden hebben gespeeld als hij niet ook met een nieuwe theologische visie was gekomen waardoor mensen op een andere manier met God konden omgaan, en niet langer bang hoefden te zijn voor het vagevuur. Daardoor werd religie minder stresserend.’

 

(p.123) LEUVEN VERSUS LUTHER

Een van de eerste plekken buiten Duitsland waar de lutherse leer wortel schoot, was het augustijnerklooster in Antwerpen. En de eerste katholieke universiteit die Luther veroordeclde, was die van Leuven. Elistorica Violet Soen van de KU Leuven is daar niet trots op.

 

(p.125) Met het klimmen van de jaren werd Luther er ook niet bepaald milder op. In zijn nadagen schreef hij nog het infâme pamflet Von der Jüden und ihren Lügen, waarin hij opriep om Joodse bezittingen te confisqueren en aile synagogen in brand te steken: de Joden hadden Christus vermoord en verdienden het als honden behandeld te worden. Het pamflet vormt een lelijke vlek op het blazoen van Luther, en Selderhuis vindt niet dat ze in dit protestantse jubeljaar moet worden wegge- poetst. ‘Er zijn Lutheronderzoekers die proberen uit te leggen dat er bij Luther geen sprake was van antisémitisme maar van anti-judaïsme, omdat zijn afkeer niet op Joodse mensen gericht was maar op de joodse religie. Daar geloof ik helemaal niets van. Het was puur antisémitisme, punt uit, en het is verbijste- rend dat het in de geschiedschrijving van de Reformatie zo lang toegedekt kon blijven. Een kerkhistoricus hield onlangs nog vol dat de nationaalsocialisten zich voor hun antisémitisme niet op Luther beriepen, maar dat klopt niet. In bijna elk Duits schoolboekje uit de jaren dertig werden de anti-Joodse geschriften van Luther geciteerd. Ik vind dat jonge mensen van nu dat mogen weten. Het antisemitisme van Luther is een onderdeel / van de christelijke traditie waarover we ons moeten schamen.’ Maar anderzijds: ‘Luther heeft niet alleen de nationaalsocialisten geinspireerd, ook Johann Sébastian Bach was een lutheraan. Weimar en Buchenwald, het hoogtepunt en het dieptepunt van de Duitse cultuur, liggen per slot van rekening ook maar vijftien kilometer van elkaar. Luther vond dat de bevrijdende kracht van de genade van het Evangelie moest worden bezongen en bracht muziek in de liturgie. Hij musiceerde zelf ook met zijn studenten en met zijn gezin, en schreef tientallen liederen. Zonder Luther geen Bach, en zonder Luther dus ook geen Mattheuspassie.’

Antisemitismus: Luther

(Albert Kraus, Der Stern der Demütigung, in: Luxemburger Wort, 22/09/2016)

Voltaire: antisémite

http://www.contreculture.org/AG%20Voltaire.htmlVoltaire

« Mais qu’est-ce donc que Voltaire ? Voltaire, disons-le avec joie et tristesse, c’est l’esprit français ».

(Victor Hugo. « Shakespeare »)


Il est commun de considérer que l’antisémitisme moderne prend sa source dans le christianisme. Les chrétiens accusent le peuple juif d’être responsable de la mort de Jésus-Christ. Cet antisémitisme trouve évidemment sa limite en lui-même. Le christianisme est issu du judaïsme, et l’antisémitisme chrétien ne peut donc être absolu. Sinon il se retournerait contre lui-même.
A propos de la Shoah, certains auteurs ont d’ailleurs montré que l’antisémitisme nazi est d’une autre nature que l’antisémitisme européen traditionnel. Léon Poliakoff a pointé l’origine de l’antisémitisme nazi dans la philosophie des Lumières.

Le racisme des Lumières

Le texte le plus éclairant à ce sujet est l’Essai sur les Mœurs et l’esprit des Nations, de Voltaire (1756). Par rapport au Traité sur la Tolérance qui est un texte très court, cet ouvrage est monumental. Il occupe des centaines de pages, ce qui révèle son importance dans la pensée, dans l’œuvre et dans les préoccupations du philosophe.

La thèse centrale de Voltaire est la perversité de la religion chrétienne à travers l’histoire, et plus particulièrement du catholicisme. Cette thèse passe par plusieurs démonstrations, mais en particulier les deux suivantes :

1 – L’enseignement chrétien est fondé sur des erreurs. Ainsi, l’idée que tous les hommes sont issus d’un même père et d’une même mère, Adam et Eve, est fausse. Les races humaines n’ont rien à voir entre elles. Elles ont des origines différentes.
2 – La religion chrétienne est mauvaise dès le départ. En effet, elle prolonge la religion juive, qui est celle d’une nation odieuse et ennemie du genre humain. La religion chrétienne a hérité des tares du judaïsme.

 

L’adhésion au christianisme fixait les limites de l’antisémitisme, et la théorie de l’ancêtre commun fixait les limites du racisme. Voltaire brise les limites, et donne à la xénophobie une puissance nouvelle, se revendiquant de la Raison.
Pressentant néanmoins la catastrophe à laquelle pouvait mener une telle logique, Voltaire élaborera l’antidote sept ans plus tard, dans son Traité sur la Tolérance, sans revenir réellement sur sa haine du catholicisme et du judaïsme. De toutes façons le mal était fait. Il s’épanouira dans le totalitarisme du XXème siècle et se prolonge aujourd’hui.

 

Plutôt que de commenter l’Essai sur les Mœurs, je conseille à chacun de lire l’ouvrage. Il n’est pas facile à trouver, sauf dans des versions expurgées, les éditeurs rectifiant sans scrupule les écrits d’un personnage emblématique de la culture française. Même la bibliothèque nationale française publie, sur Internet, une version expurgée de l’Essai sur les mœurs (site bnf.gallica.fr). Si l’on veut échapper à ceux qui recomposent le passé, il faut chercher des éditions anciennes dans les bibliothèques, chez les bouquinistes ou sur les sites d’enchères.

Les quelques citations ci-dessous donnent une idée de la violence et de la conviction du propos. Des considérations du même calibre émaillent l’ouvrage par centaines. Celles qui sont livrées ici sont extraites de l’édition de 1805 (Imprimerie Didot). Pour ceux qui souhaitent effectuer des vérifications, j’ai indiqué le tome et la page. J’ai conservé l’orthographe et la ponctuation de l’édition.

 

A propos des races humaines :

« Des différentes races d’hommes

Ce qui est plus intéressant pour nous, c’est la différence sensible des espèces d’hommes qui peuplent les quatre parties connues de notre monde.

Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les blancs, les nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lappons, les Chinois, les Américains soient des races entièrement différentes.

Il n’y a point de voyageur instruit qui, en passant par Leyde, n’ait vu une partie du reticulum mucosum d’un Nègre disséqué par le célèbre Ruysch. Tout le reste de cette membrane fut transporté par Pierre-le-Grand dans le cabinet des raretés, à Petersbourg. Cette membrane est noire, et c’est elle qui communique aux Nègres cette noirceur inhérente qu’ils ne perdent que dans les maladies qui peuvent déchirer ce tissu, et permettre à la graisse, échappée de ses cellules, de faire des tâches blanches sous la peau.

Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des nègres et des négresses transportés dans les pays les plus froids y produisent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une noire.

Les Albinos sont, à la vérité, une nation très petite et très rare ; ils habitent au milieu de l’Afrique : leur faiblesse ne leur permet guère de s’écarter des cavernes où ils demeurent ; Cependant les Nègres en attrapent quelquefois, et nous les achetons d’eux par curiosité. Prétendre que ce sont des Nègres nains, dont une espèce de lèpre a blanchi la peau, c’est comme si l’on disait que les noirs eux-mêmes sont des blancs que la lèpre a noircis. Un Albinos ne ressemble pas plus à un Nègre de Guinée qu’à un Anglais ou à un Espagnol. Leur blancheur n’est pas la nôtre : rien d’incarnat, nul mélange de blanc et de brun ; c’est une couleur de linge ou plutôt de cire blanchie ; leurs cheveux, leurs sourcils, sont de la plus belle et de la plus douce soie ; leurs yeux ne ressemblent en rien à ceux des autres hommes, mais ils approchent beaucoup des yeux de perdrix. Ils ressemblent aux Lappons par la taille, à aucune nation par la tête, puisqu’ils ont une autre chevelure, d’autres yeux, d’autres oreilles; et ils n’ont d’homme que la stature du corps, avec la faculté de la parole et de la pensée dans un degré très éloigné du nôtre. Tels sont ceux que j’ai vus et examinés.  »

(Tome 1, pages 6 à 8)

« Les Samoïèdes, les Lappons, les habitants du nord de la Sibérie, ceux du Kamshatka, sont encore moins avancés que les peuples de l’Amérique. La plupart des Nègres, tous les Cafres, sont plongés dans la même stupidité, et y croupiront longtemps. »

(Tome 1, page 11)

 

« La même providence qui a produit l’éléphant, le rhinocéros et les Nègres, a fait naître dans un autre monde des orignaux, des condors, des animaux a qui on a cru longtemps le nombril sur le dos, et des hommes d’un caractère qui n’est pas le notre. »

(Tome 1, page 38)

 

 » Les blancs et les nègres, et les rouges, et les Lappons, et les Samoïèdes, et les Albinos, ne viennent certainement pas du même sol. La différence entre toutes ces espèces est aussi marquée qu’entre un lévrier et un barbet. »

(Tome2, page 49)


A propos des Juifs :

« Si nous lisions l’histoire des Juifs écrite par un auteur d’une autre nation, nous aurions peine à croire qu’il y ait eu en effet un peuple fugitif d’Egypte qui soit venu par ordre exprès de Dieu immoler sept ou huit petites nations qu’il ne connaissait pas ; égorger sans miséricorde les femmes, les vieillards et les enfants à la mamelle, et ne réserver que les petites filles ; que ce peuple saint ait été puni de son Dieu quand il avait été assez criminel pour épargner un seul homme dévoué à l’anathème. Nous ne croirions pas qu’un peuple si abominable (les Juifs) eut pu exister sur la terre. Mais comme cette nation elle-même nous rapporte tous ses faits dans ses livres saints, il faut la croire. »

(Tome 1, page 158-159)

 « Toujours superstitieuse, toujours avide du bien d’autrui, toujours barbare, rampante dans le malheur, et insolente dans la prospérité, voilà ce que furent les Juifs aux yeux des Grecs et des Romains qui purent lire leurs livres. »

(Tome 1, page 186)

« Si Dieu avait exaucé toutes les prières de son peuple, il ne serait restés que des Juifs sur la terre ; car ils détestaient toutes les nations, ils en étaient détestés ; et, en demandant sans cesse que Dieu exterminât tous ceux qu’ils haïssaient, ils semblaient demander la ruine de la terre entière. »

(Tome 1, page 197)

 

«  N’est-il pas clair (humainement parlant, en ne considérant que les causes secondes) que si les Juifs, qui espéraient la conquête du monde, ont été presque toujours asservis, ce fut leur faute ? Et si les Romains dominèrent, ne le méritèrent-ils pas par leur courage et par leur prudence ? Je demande très humblement pardon aux Romains de les comparer un moment avec les Juifs. »

(Tome 1, page 226)

 

« Si ces Ismaélites [les Arabes] ressemblaient aux Juifs par l’enthousiasme et la soif du pillage, ils étaient prodigieusement supérieurs par le courage, par la grandeur d’âme, par la magnanimité : leur histoire, ou vraie ou fabuleuse, avant Mahomet, est remplie d’exemples d’amitié, tels que la Grèce en inventa dans les fables de Pilade et d’Oreste, de Thésée et de Pirithous. L’histoire des Barmécides n’est qu’une suite de générosités inouïes qui élèvent l’âme. Ces traits caractérisent une nation.

On ne voit au contraire, dans toutes les annales du peuple hébreu, aucune action généreuse. Ils ne connaissent ni l’hospitalité, ni la libéralité, ni la clémence. Leur souverain bonheur est d’exercer l’usure avec les étrangers ; et cet esprit d’usure, principe de toute lâcheté, est tellement enracinée dans leurs coeurs, que c’est l’objet continuel des figures qu’ils emploient dans l’espèce d’éloquence qui leur est propre. Leur gloire est de mettre à feu et à sang les petits villages dont ils peuvent s’emparer. Ils égorgent les vieillards et les enfants ; ils ne réservent que les filles nubiles ; ils assassinent leurs maîtres quand ils sont esclaves ;ils ne savent jamais pardonner quand ils sont vainqueurs : ils sont ennemis du genre humain. Nulle politesse, nulle science, nul art perfectionné dans aucun temps, chez cette nation atroce. »

(Tome 2, page 83)

 

 » Lorsque, vers la fin du quinzième siècle, on voulut rechercher la source de la misère espagnole, on trouva que les Juifs avaient attiré à eux tout l’argent du pays par le commerce et par l’usure. On comptait en Espagne plus de cent cinquante mille hommes de cette nation étrangère si odieuse et si nécessaire. (…)

Les Juifs seuls sont en horreur à tous les peuples chez lesquels ils sont admis (…).

On feignait de s’alarmer que la vanité que tiraient les Juifs d’être établis sur les côtes méridionales de ce royaume long-temps avant les chrétiens : il est vrai qu’ils avaient passé en Andalousie de temps immémorial ; ils enveloppaient cette vérité de fables ridicules, telles qu’en a toujours débité ce peuple, chez qui les gens de bon sens ne s’appliquent qu’au négoce, et où le rabbinisme est abandonné à ceux qui ne peuvent mieux faire. Les rabbins espagnols avaient beaucoup écrit pour prouver qu’une colonie de Juifs avait fleuri sur les côtes du temps de Salomon, et que l’ancienne Bétique payait un tribut à ce troisième roi de Palestine ; il est très vraisemblable que les Phéniciens, en découvrant l’Andalousie, et en y fondant des colonies, y avaient établi des Juifs qui servirent de courtiers, comme ils en ont servi partout ; mais de tout temps les Juifs ont défiguré la vérité par des fables absurdes. Ils mirent en œuvre de fausses médailles, de fausses inscriptions ; cette espèce de fourberie, jointe aux autres plus essentielles qu’on leur reprochait, ne contribua pas peu à leur disgrâce. »

(Tome 5, page 74-76)

 

 » Ils ont même été sur le point d’obtenir le droit de bourgeoisie en Angleterre vers l’an 1750 et l’acte du parlement allait déjà passer en leur faveur. Mais enfin le cri de la nation, et l’excès du ridicule jeté sur cette entreprise la fit échouer. Il courut cent pasquinades représentant mylord Aaron et mylord Judas séants dans la chambre des pairs. On rit, et les Juifs se contentèrent d’être riches et libres ; (…)
Vous êtes frappés de cette haine et de ce mépris que toutes les nations ont toujours eus pour les Juifs. C’est la suite inévitable de leur législation : Il fallait, ou qu’ils subjugassent tout, ou qu’ils fussent écrasés. Il leur fut ordonné d’avoir les nations en horreur, et de se croire souillés s’ils avaient mangé dans un plat qui eût appartenu à un homme d’une autre loi. Ils appelaient les nations vingt à trente bourgades leurs voisines qu’ils voulaient exterminer, et ils crurent qu’il fallait n’avoir rien de commun avec elles. Quand leurs yeux furent un peu ouverts par d’autre nations victorieuses qui leur apprirent que le monde était plus grand qu’ils ne croyaient, ils se trouvèrent, par leur loi même, ennemis naturels de ces nations, et enfin du genre humain. Leur politique absurde subsista quand elle devait changer ; leur superstition augmenta avec leurs malheurs : leurs vainqueurs étaient incirconcis ; il ne parut pas plus permis à un Juif de manger dans un plat qui avait servi à un Romain que dans le plat d’un Amorrhéen ; ils gardèrent tous leurs usages, qui sont précisément le contraire des usages sociables. Ils furent donc avec raison traités comme une nation opposée en tout aux autres ; les servant par avarice, les détestant par fanatisme, se faisant de l’usure un devoir sacré. Et ce sont nos pères ! « 

(Tome5, page 82-83)

 

 


A propos des Tziganes :

 » Il y avait alors une petite nation, aussi vagabonde, aussi méprisée que les Juifs, et adonnée à une autre espèce de rapine ; c’était un ramas de gens inconnus, qu’on nommait Bohèmes en France, et ailleurs Egyptiens, Giptes ou Gipsis, ou Syriens (…). Cette race a commencé à disparaître de la face de la terre depuis que, dans nos derniers temps, les hommes ont été désinfatués des sortilèges, des talismans, des prédictions et des possessions. »

(Tome 5, page 83-84)

A propos de l’esclavage ; Voltaire homme d’affaires

 

Tous les élèves français du secondaire sont persuadés que Voltaire était antiesclavagiste, et on leur fait lire sa compassion pour l’esclave du Surinam. Notre philosophe est un bel hypocrite : il a en effet spéculé en association avec les armateurs nantais, et avec la compagnie des Indes, dans les opérations de traite des esclaves (par exemple dans l’armement du bateau négrier Le Congo). Dans la citation ci-après, il est plus sincère ; il défend ses intérêts.

 » Nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres ; on nous reproche ce commerce. Un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l’acheteur.
Ce négoce démontre notre supériorité ; celui qui se donne un maître était né pour en avoir. »

(tome 8, page 187)

 

Lettre à Michaud de Nantes, son associé dans l’armement du Congo (Cité par César Cantu, Histoire universelle, 3ème édition, Tome XIII, p 148. Accessible sur Google books)
« Je me félicite avec vous de l’heureux succès du navire le Congo, arrivé si à propos sur la côte d’Afrique pour soustraire à la mort tant de malheureux nègres… Je me réjouis d’avoir fait une bonne affaire en même temps qu’une bonne action. »

« Il y a une tragédie anglaise qui commence par ces mots : mets de l’argent dans ta poche et moque-toi du reste. Celà n’est pas tragique, mais celà est fort sensé » (lettre de Voltaire au P. de Menoux, 11 juillet 1960).

Voltaire a spéculé pendant toute sa vie, ce qui explique son immense fortune. Pour se faire une idée de son appétit pour l’argent et les manoeuvres financières, des prêts qu’il consentait à des taux exhorbitants, en dehors de toute éthique, le livre Ménage et finances de Voltaire (1854), de Louis Nicolardot est très éclairant. L’ouvrage est téléchargeable sur Google-books.

 

 

Le racisme : un thème récurrent chez Voltaire

En 1734, vingt-deux ans avant l’Essai sur les moeurs, Voltaire publie le Traité de Métaphysique. La thèse de l’origine différente et de l’inégalité des races humaines est déjà présente, dans toute sa nudité et toute sa violence.

Descendu sur ce petit amas de boue, et n’ayant pas plus de notion de l’homme que l’homme n’en a des habitants de Mars ou de Jupiter, je débarque vers les côtes de l’Océan, dans le pays de la Cafrerie, et d’abord je me mets à chercher un homme. Je vois des singes, des éléphants, des nègres, qui semblent tous avoir quelque lueur d’une raison imparfaite. Les uns et les autres ont un langage que je n’entends point, et toutes leurs actions paraissent se rapporter également à une certaine fin. Si je jugeais des choses par le premier effet qu’elles font sur moi, j’aurais du penchant à croire d’abord que de tous ces êtres c’est l’éléphant qui est l’animal raisonnable. Mais, pour ne rien décider trop légèrement, je prends des petits de ces différentes bêtes; j’examine un enfant nègre de six mois, un petit éléphant, un petit singe, un petit lion, un petit chien: je vois, à n’en pouvoir douter, que ces jeunes animaux ont incomparablement plus de force et d’adresse; qu’ils ont plus d’idées, plus de passions, plus de mémoire, que le petit nègre; qu’ils expriment bien plus sensiblement tous leurs désirs; mais, au bout de quelque temps, le petit nègre a tout autant d’idées qu’eux tous. Je m’aperçois même que ces animaux nègres ont entre eux un langage bien mieux articulé encore, et bien plus variable que celui des autres bêtes. J’ai eu le temps d’apprendre ce langage, et enfin, à force de considérer le petit degré de supériorité qu’ils ont à la longue sur les singes et sur les éléphants, j’ai hasardé de juger qu’en effet c’est là l’homme; et je me suis fait à moi-même cette définition:

L’homme est un animal noir qui a de la laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque aussi adroit qu’un singe, moins fort que les autres animaux de sa taille, ayant un peu plus d’idées qu’eux, et plus de facilité pour les exprimer; sujet d’ailleurs à toutes les mêmes nécessités; naissant, vivant, et mourant tout comme eux.

Après avoir passé quelque temps parmi cette espèce, je passe dans les régions maritimes des Indes orientales. Je suis surpris de ce que je vois: les éléphants, les lions, les singes, les perroquets, n’y sont pas tout à fait les mêmes que dans la Cafrerie, mais l’homme y paraît absolument différent; ils sont d’un beau jaune, n’ont point de laine; leur tête est couverte de grands crins noirs. Ils paraissent avoir sur toutes les choses des idées contraires à celles des nègres. Je suis donc forcé de changer ma définition et de ranger la nature humaine sous deux espèces la jaune avec des crins, et la noire avec de la laine.

Mais à Batavia, Goa, et Surate, qui sont les rendez-vous de toutes les nations, je vois un grande multitude d’Européens, qui sont blancs et qui n’ont ni crins ni laine, mais des cheveux blonds fort déliés avec de la barbe au menton., On m’y montre aussi beaucoup d’Américains qui n’ont point de barbe: voilà ma définition et mes espèces d’hommes bien augmentées.

Je rencontre à Goa une espèce encore plus singulière que toutes celles-ci: c’est un homme vêtu d’une longue soutane noire, et qui se dit fait pour instruire les autres. Tous ces différents hommes, me dit-il, que vous voyez sont tous nés d’un même père; et de là il me conte une longue histoire. Mais ce que me dit cet animal me paraît fort suspect. Je m’informe si un nègre et une négresse, à la laine noire et au nez épaté, font quelquefois des enfants blancs, portant cheveux blonds, et ayant un nez aquilin et des yeux bleus; si des nations sans barbe sont sorties des peuples barbus, et si les blancs et les blanches n’ont jamais produit des peuples jaunes. On me répond que non; que les nègres transplantés, par exemple en Allemagne, ne font que des nègres, à moins que les Allemands ne se chargent de changer l’espèce, et ainsi du reste. On m’ajoute que jamais homme un peu instruit n’a avancé que les espèces non mélangées dégénérassent, et qu’il n’y a guère que l’abbé Dubos qui ait dit cette sottise dans un livre intitulé Réflexions sur la peinture et sur la poésie, etc.

Il me semble alors que je suis assez bien fondé à croire qu’il en est des hommes comme des arbres; que les poiriers, les sapins, les chênes et les abricotiers, ne viennent point d’un même arbre, et que les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes sans barbe, ne viennent pas du même homme.(…)

Je me suppose donc arrivé en Afrique, et entouré de nègres, de Hottentots, et d’autres animaux. Je remarque d’abord que les organes de la vie sont les mêmes chez eux tous; les opérations de leurs corps partent toutes des mêmes principes de vie; ils ont tous à mes yeux mêmes désirs, mêmes passions, mêmes besoins; ils les expriment tous, chacun dans leurs langues. La langue que j’entends la première est celle des animaux, cela ne peut être autrement; les sons par lesquels ils s’expriment ne semblent point arbitraires, ce sont des caractères vivants de leurs passions; ces signes portent l’empreinte de ce qu’ils expriment: le cri d’un chien qui demande à manger, joint à toutes ses attitudes, a une relation sensible à son objet; je le distingue incontinent des cris et des mouvements par lesquels il flatte un autre animal, de ceux avec lesquels il chasse, et de ceux par lesquels il se plaint; je discerne encore si sa plainte exprime l’anxiété de la solitude, ou la douleur d’une blessure, ou les impatiences de l’amour. Ainsi, avec un peu d’attention, j’entends le langage de tous les animaux ; ils n’ont aucun sentiment qu’ils n’expriment : peut-être n’en est-il pas de même de leurs idées ; mais comme il paraît que la nature ne leur a donné que peu d’idées, il me semble aussi qu’il était naturel qu’ils eussent un langage borné, proportionné à leurs perceptions.

Que rencontré-je de différent dans les animaux nègres? Que puis-je y voir, sinon quelques idées et quelques combinaisons de plus dans leur tête, exprimées par un langage différemment articulé? Plus j’examine tous ces êtres, plus je dois soupçonner que ce sont des espèces différentes d’un même genre. Cette admirable faculté de retenir des idées leur est commune à tous ; ils ont tous des songes et des images faibles, pendant le sommeil, des idées qu’ils ont reçues en veillant ; leur faculté sentante et pensante croît avec leurs organes, et s’affaiblit avec eux, périt avec eux. Que l’on verse le sang d’un singe et d’un nègre, il y aura bientôt dans l’un et dans l’autre un degré d’épuisement qui les mettra hors d’état de me reconnaître ; bientôt après leurs sens extérieurs n’agissent plus, et enfin ils meurent. (…)

Enfin je vois des hommes qui me paraissent supérieurs à ces nègres, comme ces nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres et aux autres animaux de cette espèce.


Dix ans après le Traité de Métaphysique, et douze ans avant l’Essai sur les moeurs, Voltaire publie sa Relation touchant un Maure blanc amené d’Afrique à Paris en 1744.
Voici la partie la plus intéressante de ce texte. L’observation voltairienne que la différence entre les races humaines est « aussi profonde que la différence entre un lévrier et un barbet » se retrouvera dans l’Essai sur les moeurs. Voltaire devait trouver cette comparaison suffisamment puissante, ou piquante, pour qu’il se donne la peine de la répéter.

« J’ai vu, il n’y a pas longtemps, à Paris un petit animal blanc comme du lait, avec un muffle taillé comme celui des Lapons, ayant, comme les nègres, de la laine frisée sur la tête, mais une laine beaucoup plus fine, et qui est de la blancheur la plus éclatante; ses cils et ses sourcils sont de cette même laine, mais non frisée; ses paupières, d’une longueur qui ne leur permet pas en s’élevant de découvrir toute l’orbite de l’oeil, lequel est un rond parfait.(…).
Cet animal s’appelle un homme, parce qu’il a le don de la parole, de la mémoire, un peu de ce qu’on appelle raison, et une espèce de visage.
La race de ces hommes habite au milieu de l’Afrique: les Espagnols les appellent Albinos (…). Cette espèce est méprisée des nègres, plus que les nègres ne le sont de nous.
Voici enfin une nouvelle richesse de la nature, une espèce qui ne ressemble pas tant à la nôtre que les barbets aux lévriers. Il y a encore probablement quelque autre espèce vers les terres australes. Voilà le genre humain plus favorisé qu’on n’a cru d’abord. Il eût été bien triste qu’il y eût tant d’espèces de singes, et une seule d’hommes. C’est seulement grand dommage qu’un animal aussi parfait soit si peu diversifié, et que nous ne comptions encore que cinq ou six espèces absolument différentes, tandis qu’il y a parmi les chiens une diversité si belle.

 

Le Dictionnaire philosophique (1769)

L’obsession antisémite de Voltaire ne s’endort jamais.
Dans son Dictionnaire philosophique, il revient régulièrement sur la question des Juifs, même quand il n’existe aucun lien avec la philosophie ou avec le titre de l’article.

 

 

Article « Abraham » :
« Il est évident que tous les royaumes de l’Asie étaient très florissants avant que la horde vagabonde des Arabes appelés Juifs possédât un petit coin de terre en propre, avant qu’elle eût une ville, des lois et une religion fixe. Lors donc qu’on voit un rite, une ancienne opinion établie en Égypte ou en Asie, et chez les Juifs, il est bien naturel de penser que le petit peuple nouveau, ignorant, grossier, toujours privé des arts, a copié, comme il a pu, la nation antique, florissante et industrieuse. »

Article « Anthropophage » :
« Pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas été anthropophages ? C’eût été la seule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre. »

Article «Juifs» :
« Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. Il ne faut pourtant pas les brûler. »

Article «Job» :
« Leur profession fut le brigandage et le courtage ; ils ne furent écrivains que par hasard. »

Article «Tolérance» :
« Le peuple juif était, je l’avoue, un peuple bien barbare. Il égorgeait sans pitié tous les habitants d’un malheureux petit pays sur lequel il n’avait pas plus de droit qu’il n’en a sur Paris et sur Londres. »

 

 

 

La fierté de Voltaire d’être devenu un vrai seigneur féodal

Voltaire, dans sa lettre à M. de Brenles du 27 décembre 1758, se vante de posséder un droit de haute justice. Ce droit permet au seigneur féodal de juger et prononcer toutes les peines sur son domaine, y compris la peine de mort. Le philosophe en parle à propos d’un certain Grasset, avec qui il devait être en conflit :
« Il ne me reste plus que de le prier à diner dans un de mes castels et de le faire pendre au fruit. J’ai heureusement haute justice chez moi, et si M. Grasset veut être pendu, il faut qu’il ait la bonté de faire chez moi un petit voyage. »

Dans une lettre à Thibouville du 28 mai 1760, il revient sur son droit de haute justice, en particulier de mettre quiconque au pilori.
 » On me reproche d’être comte de Ferney. Que ces Jean f… là viennent donc dans la terre de Ferney, je les mettrai au pilori. « 

Dans sa lettre à d’Argental du 29 janvier 1764, Voltaire se préoccupe des impôts féodaux, les dîmes, qu’il prélève dans ses domaines :

« Je crois que l’affaire des Calas sera finie avant celle des dîmes de Ferney. Les tragédies, les histoires et les contes n’empêchent pas qu’on songe à ces dîmes, attendu qu’un homme de lettres ne doit pas être un sot qui abandonne ses affaires pour barbouiller des choses inutiles. »

 

Dans sa lettre à d’Argental du 1er février 1764, Voltaire se vante d’avoir droit de mainmorte, coutume liée au servage et qui avait heureusement disparu un peu partout. La mainmorte fut officiellement abolie en 1790 par un décret de Louis XVI.

« Je remercie tendrement mes anges de toutes leurs bontés ; c’est à eux que je dois celles de M. le duc de Praslin, qui me conservera mes dîmes en dépit du concile de Latran… Figurez-vous quel plaisir ce sera pour un aveugle d’avoir entre les Alpes et le mont Jura une terre grande comme la main, ne payant rien au roi ni à l’église, et ayant d’ailleurs le droit de mainmorte sur plusieurs petites possessions. »

Voltaire se prétendit ennemi du servage, comme il s’était dit ennemi de l’esclavage. Il a écrit un texte à propos des serfs de Saint-Claude et du mont Jura, en préambule au Discours aux Welches. Par une lettre du 7 novembre 1764, un habitant de Saint-Claude, Joseph Romain Joly, frère du maire, lui répondit qu’il se trompait et qu’il n’y avait pas de serfs dans son petit pays. Il démontra par citation de documents anciens que Saint Claude était « ville franche » depuis longtemps et que le droit de mainmorte n’y avait jamais existé.
Lorsque les droits féodaux furent abolis, dans la nuit du 4 août 1789, on s’aperçut que le défenseur des serfs virtuels de Saint Claude avait refusé d’émanciper les siens, qui pourtant étaient bien réels. La preuve se trouverait dans les procès-verbaux de l’Assemblée constituante. Avis aux chercheurs.

Pierre Salmon, Le racisme devant l’histoire, Labor-Nathan, 1973

 

(p.64) Voltaire, dans son ‘Traité de métaphysique » (1734) se montre partisan de la supériorité des Européens, « hommes, écrit-il, qui me paraissent supérieurs aux nègres, comme ces nègres le sont aux singes et comme les singes le sont aux huîtres … »

Cet homme, qui n’a pas hésité à prendre des parts dans une entreprise nantaise de traite des Noirs – placement très rémunérateur à l‘époque – dénonce, néanmoins, dans ‘Candide’ (1759), les abus de l’esclavage chez les colons hollandais de Surinam : (…).

(p.66) Voltaire se révèle violemment antisémite dans son ‘Dictionnaire philosophique’. L’article « Juif » est, avec ses trente pages, le plus long du Dictionnaire. « Sa première partie (rédigée vers 1745) s’achève ainsi : … vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent ; suit la fameuse recommandation qui dans un tel contexte pro­duit l’effet d’une clause de style : // ne faut pourtant pas les brûler (83). »

La correspondance de Voltaire confirme ses positions racistes. Relevons ce passage sugges­tif d’une lettre de Voltaire au chevalier de Lisle datée du 15 décembre 1773 : « … Mais que ces déprépucés d’Israël, qui vendent de vieilles culottes aux sauvages, se disent de la tribu de Nephtali ou d’Issachar, cela est fort peu impor­tant ; ils n’en sont pas moins les plus grands gueux qui aient jamais souillé la face du globe (84).

(83) Cité par L. POLIAKOV, op. cit., t. III, pp. 105-106.

Cité par L. POLIAKOV, op. cit., t. III, pp. 106-107. – Profi­tons de l’occasion pour rappeler que Voltaire estime que la hiérar­chie des classes sociales est bienfaisante et qu’il faut se garder de développer l’enseignement des classes populaires : « Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants… Ce n’est pas le ma­nœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habi­tant des villes… Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu… Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit. » (Lettre de Voltaire à Damilaville datée du 1er avril 1766).

(p.75) L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert revendique l’égalité de tous les hommes, l’abolition de l’esclavage, de la tyrannie arbitraire du pouvoir judiciaire et de toute forme de contrainte. Il faut toutefois remarquer que ces revendications s’identifient avec les intérêts de la bourgeoisie. D’où leur caractère limité et parfois contradictoire. (…)

Ainsi, certains des leurs 200 collaborateurs ne professent pas toujours l’esprit de tolérance de Diderot et conservent souvent une attitude raciste envers les Noirs.

Hannah Arendt, Sur l'antisémitisme

Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, Calmann-Lévy, 1973

 

“(…) l’histoire elle-même est détruite, et sa compréhension – fondée sur le fait qu’elle est l’oeuvre des hommes et peut être comprise par eux – est menacée, si les faits ne sont plus regardés comme des composants du monde passé et présent, mais sont utilisés à tort comme modes de preuve de telle ou telle opinion.” (p.36)

 

(p.63) “Diderot, le seul des philosophes français qui ne fut pas hostile aux Juifs (…)”

 

(p.101) Le meilleur terrain d’étude de l’antisémitisme en tant que mouvement politique, au 19e siècle, est la France, où, pendant près de dix ans, il domina la scène politique.”

 

(p.110) “L’antisémitisme français, en outre, est plus ancien que ses homologues européens, de même que l’émancipation des Juifs remonte en France à la fin du 18e siècle.  Les hommes des Lumières qui préparèrent la Révolution française méprisaient tout naturellement les Juifs: ils voyaient en eux les survivants du Moyen Age, les odieux agents financiers de l’aristocratie.”

 

(p.111) “Les cléricaux se trouvant dans le camp antisémite, les socialistes français se déclarèrent finalement contre la propagande antisémite au moment de l’affaire Dreyfus.  Jusque là, les mouvements de gauche français du 19e siècle avaient été ouvertement antisémites.  Ils ne faisaient que suivre en cela la tradition des philosophes du 18e siècle, à l’origine du libéralisme et du radicalisme français, et ils considéraient leur attitude à l’égard des Juifs comme partie intégrante de leur anticléricalisme.”

 

(p.240) L’antisémitisme avait certainement gagné du terrain pendant les trois années qui suivirent l’arrestation de Dreyfus.  “La presse antisémite avait atteint un tirage comparable à celui des grands journaux (…).”

Zola publie alors J’accuse et Clémenceau des articles dans L’Aurore.

Le tribunal de Rennes ouvre la kyrielle de procès en chaîne.

La populace entre alors en action. (p.241) “Le cri de “Mort aux Juifs” se propagea dans le pays tout entier.  A Lyon, à Rennes, à nantes, à Tours, à Bordeaux, à Clermont-Ferrand, à Marseille, partout, en fait, des émeutes antisémites éclatèrent, (…).”

 

(p.243) Max Régis, l’instigateur du pogrome d’Alger, s’était fait acclamer à Paris dans sa jeunesse par la racaille qu’il invitait à “arroser l’arbre de la liberté avec le sang des Juifs”.  Espérant arriver au pouvoir par la voie légale et parlementaire, il se fit élire maire d’Alger et se servit de ce poste pour déclencher les “pogromes au cours desquels plusieurs Juifs furent tués, des femmes attaquées et des magasins juifs pillés.”

19e siècle:

Am Rande, in : Geschichte, 1, 2004, S.30-31

 Eine weitere im gesellschaftlichen Aus stehende Gruppe sind die Juden. Die Mitglieder dieser Religionsgemeinschaft finden sich zwar in allen Gesellschaftsschichten, aber sie spüren im Zweiten Kaiserreich bereits jenen kalten Wind der Ablehnung, der sich dann nach 1933 in einen Sturm des Hasses verwandeln wird.

Einer der wildesten antisemitischen Agitatoren ist ein Vertrauter des jungen Kaisers, dessen Predigten gegen die Juden zu Tausenden in ganz Deutschland verteilt werden : der Hofprediger Adolf Stoecker. Für ihn sind die Juden « ein Volk des Mammons, in die Welt zerstreut, von Gott entfremdet… und zu einem Werkzeug des Welt- und Geldverkehrs

entartet ». Nach Stoecker arbeiten sie an der Zerstörung der Kirche, wiegeln die

Arbeitermassen auf und versuchen, die Deutschen zu beherrschen. 1883 schon erklärt der Prediger: « Das aber glaube ich, dass die Existenz von einer halben Million Juden, welche den Kapitalismus in seiner schneidendsten Gestalt auf die Spitze treiben, der ständig kreissende

Mutterschoss ist für die Unzufriedenheit, für die gärenden Mächte, welche aus den unteren Volksklassen zum Licht empordrängen. » (…)

Die tief verwurzelten Feindbilder der wilhelminischen Epoche gegenüber Juden und Sozialisten überlebten den Kollaps des Regimes am Ende des Ersten Weltkriegs. Sie bildeten den unheilvollen Nährboden für politische Wahnvorstellungen wie die  » Dolchstosslegende  » oder die « jüdische Weltverschwörung », die den Aufstieg Hitlers begünstigten.

 

19e siècle : Léon Poliakov, Le mythe aryen

Léon Poliakov, Le mythe aryen, éd. Calmann-Lévy, 1971

 

(p.285) On pourrait citer aussi, dans le cas de la science française, l’esprit original que fut Gustave Le Bon. Ses diatribes antijuives manquaient pourtant complètement d’originalité, en ce sens que tout ce qu’il disait avait déjà été dit, et avec davantage de brio, par Voltaire — au terme près d’Aryen.     

Il a été souvent observé que l’antisémitisme français servit de dérivatif à l’humiliation nationale de 1871. En 1883, un banal article du Figaro illustrait remarquablement ce mécanisme. Son auteur, René Lagrange, entreprenait d’évoquer l’entrée triomphale des troupes prussiennes à Paris. Loin d’en contester 1 « aryanisme », il paraissait rendre hommage, en les décrivant, aux mânes de Clovis et de ses compagnons :

« Ils portaient pour la plupart, l’uniforme brillant des cuirassiers. Coiffés de casques dont le cimier portait des animaux chimériques, revêtus de cuirasses ornées d’armoiries en relief ou d’écussons en métal, ces cavaliers étincelaient sous les premiers rayons d’un soleil de mars.

La physionomie de ces soudards aristocratiques était en harmonie avec leurs mâles armures. (…) »

(p.286) Ses ressentiments de vaincu, René Lagrange les manifestait un peu plus loin, dans sa description :

« Ce groupe militaire était immédiatement suivi d’un autre, mais civil, celui-là. Le second groupe était, assurément, plus curieux encore que le premier. Derrière ces Centaures tout bardés de fer et étince­lants d’acier, s’avançaient, enfourchés sur leurs chevaux comme des pincettes, des personnages bizarres vêtus de longues houppelandes brunes et ouatées. Mines allongées, lunettes d’or, cheveux longs, barbes rousses et sales, vermiculées en tire-bouchons, chapeaux à larges bords, c’étaient autant de banquiers israélites, autant d’Isaac Laquedem, suivant l’armée allemande comme les vautours. A cet accoutrement, il n’était pas difficile de reconnaître leur profession. C’étaient, évidemment, les comptables ou financiers juifs chargés de l’encaissement de nos milliards… »

 

(p.296) L’école de Paris s’en tenait plus classiquement à la physiologie; et son célèbre chef, le docteur J.-M. Charcot (1825-1893) en vint à penser que les Juifs étaient racialement prédisposés à la « névropathie » des voyages ou du nomadisme; le légendaire Juif errant ne faisait que typifier ce « besoin irrésistible de se déplacer, de voyager sans pouvoir se fixer nulle part ». En conséquence, Charcot chargeait l’un de ses assistants, le docteur Henry Meige, d’étudier systématiquement et sous sa direction le phénomène du Juif Errant.

(p.297) Dans sa thèse de doctorat, le docteur Meige qualifiait celui-ci de « prototype des Israélites névropathes pérégrinant à travers je monde ». « N’oublions pas, continuait-il, qu’ils sont Juifs, et qu’il est dans le caractère de leur race de se déplacer… » Décrivant ensuite les cas cliniques observés par lui et ses confrères, il cherchait à distinguer entre ce terrain caractériel et l’étiologie :

« Quelles ont été les causes occasionnelles de cette maladie du voyage? Des traumatismes comme dans le cas de K… Des émotions violentes comme chez S… C’est l’étiologie même de leurs attaques. N’est-ce pas à la suite d’une émotion violente, la vue de Jésus-Christ sous la torture du calvaire, que Cartophilus s’enfuit de sa demeure et se mit à pérégriner? »

 

(p.305) Dans l’ensemble Darwin partageait cet optimisme, et de même, le partage du genre humain en « races supérieures » et « races inférieures » allait de soi pour lui. Éparses dans la Descendance de l’homme, ces idées, sans figurer au premier plan, en formaient en quelque sorte un leitmotiv : c’est ainsi qu’il estimait que la différence de niveau mental entre les différentes races était plus grande que celle qui pouvait séparer entre eux les hommes d’une même race. Dans un curieux passage, consacré à l’énergie des colonisateurs anglais, il se ralliait même à l’idée d’un obscur ecclé­siastique, le révérend Zincke, d’après lequel l’histoire de l’Occident semblait se poursuivre en vue d’une certaine fin — qui était l’essor mondial de la race anglo-saxonne.

 

(p.309) Le public allemand avait réservé à la doctrine de la sélection naturelle un accueil enthousiaste, au point que divers partis politiques cher­chaient à en tirer argument. La social-démocratie s’en réclamait, et Engels voulait l’interpréter dialectiquement1; ce à quoi l’illustre darwinien Haeckel, qui ne se souciait pas de la dialectique, objec­tait que la sélection naturelle n’était ni socialiste, ni démocrate, mais aristocrate 2. A peine la Descendance de l’homme venait-elle de paraître, que le darwinisme se trouvait invoqué par la propa­gande antisémite : sous le titre de Darwin, Deutschland und die Juden (1876), un certain O. Beta demandait aux autorités de prendre en considération « les révélations de la doctrine darwi­nienne », de constater qu’une « lutte pour l’existence » se poursui­vait entre une race germano-aryenne productive, et une race sémite parasitaire, et de promulguer en conséquence une législation anti­juive, scientifiquement justifiée. Un agitateur plus connu, le pro­fesseur Eugen Dühring, estimait que le problème juif était inso­luble au sein de la société bourgeoise, et mettait ses espoirs dans le régime socialiste, le seul régime, écrivait-il en paraphrasant Karl Marx, capable « d’émanciper la société du Juif ». (…)

C’est ainsi que le fondateur du mouvement eugénique en Allemagne, le docteur Alfred Ploetz (1860-1940), qui reprochait au christianisme et à la démocratie d’avoir émoussé chez le peuple « le sens de la race », classait en haut de son échelle raciale « les Aryens occidentaux » – et les Juifs, auxquels il attribuait également une origine aryenne (1895). Il est vrai qu’il évolua par la suite, restreignant, dans la revue qu’il publiait, son intérêt aux seuls Germains, et fondant même une secrète « Société nordique ». Hitler assouvissait en 1936 l’ambition de sa vie, en le nommant professeur d’université.

L’essor de l’eugénique — qui, en Allemagne, reçut de Ploetz le nom d’ « hygiène de la race » — fut grandement stimulé par la famille Krupp, qui, « dans l’intérêt de la patrie et pour promou­voir la science », lança en 1900 un concours sur le thème : « Que nous enseignent les principes de la théorie de la descendance, en ce qui concerne l’évolution politique intérieure, et la législation de l’État? » Un prix de 50 000 marks devait récompenser le lauréat; le jury était constitué par six savants renommés, dont Ernst Haeckel; les travaux affluèrent, atteignant le nombre de soixante, dont les meilleurs furent publiés, aux frais de Krupp.

 

(p.311) Un autre ouvrage primé, celui du docteur Ludwig Woltmann (1871-1907), était rédigé dans un esprit tout différent. Cet adepte de Vacher de Lapouge poussait à l’extrême la foi dans la supré­matie des « Nordiques », ou dolichocéphales blonds, parmi lesquels il n’hésitait pas à ranger tous les grands hommes du passé et du présent, de Dante à Napoléon et de Renan à Wagner (il consacrait à cette démonstration deux autres livres 2). Les mélanges avec des races de valeur moindre, telles que l’alpine, la méditerranéenne et la sémite, sans parler de néfastes croisements avec des Mongols ou même des Noirs, altéraient la qualité de la race supérieure. L’avenir paraissait sombre à Woltmann pour une autre raison encore : leur nature combative poussait les Germains à guerroyer constamment entre eux, « car le Germain est le pire ennemi du Germain », et à s’entre-détruire. Ce massacre ne pouvait que conti­nuer, puisque la loi du progrès l’exigeait : « Supprimer cette hosti­lité serait supprimer une condition fondamentale du développe­ment culturel : et ce serait une puérile tentative d’opposer des songes creux aux lois de la nature. » (Cette antinomie entre « les lois sélectives » et « les lois du progrès » préoccupait de nombreux esprits. En définitive, quel jugement porter sur la guerre? « Sans guerre, tout le monde deviendrait rusé, dur et lâche comme les Juifs d’aujourd’hui », écrivait un autre eugéniste allemand, le docteur Steinmetz.)

 

(p.312) C’est surtout de Woltmann et de Ploetz que se réclamaient les eugénistes-généticiens de la génération suivante, celle qui fleurit sous le IIIe Reich, les Eugen Fischer, les Fritz Lenz, les Otmar von Verschuer.

 

(p.313) En 1905, l’infatigable Ploetz fondait une « Société internationale  pour l’hygiène raciale », destinée à promouvoir la qualité de la race blanche : son comité d’honneur s’orna bientôt de noms tels que E. Haeckel, A. Weismann, Fr. Galton et les membres se comptaient par centaines. En comparaison, la « Eugenics Education Society » de Grande-Bretagne (1908) ou le « Eugenics Record Office » des États-Unis (1910), les deux seules organisations de ce genre créées hors d’Allemagne, faisaient plutôt pauvre figure. En 1908, Ploetz 7 annonçait la fondation d’une société-sœur, animée par l’agitateur antisémite Theodor Fritsch, la « Communauté du renouvellement allemand » (Deutsche Erneuerungsgemeinde), qui préconisait le retour à la terre comme principal moyen de régénération, et dont l’accès était réservé, cela va de soi, aux seuls Aryens. En 1913 surgissait (p.314) une troisième société, 1 «Union allemande» (Deutschbund), qui voulait se consacrer plus spécialement à « l’extirpation des élé­ments inférieurs de la population » et à « la lutte contre les sangs ^ juif et slave ».

Ainsi, née en Grande-Bretagne, l’eugénique avait trouvé en Allemagne, et d’abord du point de vue idéologique, sa patrie d’élection.

 

(p.320) Les pères spirituels possibles du national-socialisme étant innom­brables, venons-en, pour conclure, à deux personnages dont l’influence s’exerça par l’organisation et l’action politique bien plus que par la plume.

En été 1890, Guillaume II cédait à la Grande-Bretagne, en échange de l’île de Heligoland, Zanzibar et son arrière-pays. Cette opération de repli renforça la flambée d’indignation provoquée par le récent limogeage de Bismarck, et incita un jeune collaborateur de Krupp, Alfred Hugenberg, à créer la fameuse « Association pan-allemande » (Alldeutscher Verband).

 

(p.321) Dans la république de Weimar, le Alldeutscher Verband, fort des liens de Class et de Hugenberg avec la grande industrie, devint le principal bailleur de fonds des officines de propagande antisémite et de diffusion de « Protocoles des Sages de Sion ». On trouvera la description de ces activités dans le beau livre de Norman Cohn x; mais comment ne pas évoquer, à ce propos, le rendez-vous accordé en 1920 par Class à Hitler, le respectueux baise-mains du jeune agitateur, et ses protestations embarrassées sur les inconvénients d’une propagande antisémite trop agressive et trop franche?

 

 

(p.321-322) LA MYSTIQUE ARYENNE

(…) L’exégèse théologique s’ingéniait à solliciter à cet effet la Bible, et plus spécia­lement la malédiction de Cham; du reste, à l’apogée de l’européo­centrisme racial, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XIXe siècle, le concile du Vatican lui aussi refusait de lever cet anathème, et le cardinal Lavigerie, l’apôtre de l’anti-esclavagisme, pensait que seule la conversion de la race noire lui permettrait d’y échapper. Il reste que le sectarisme protestant permettait de s’engager infiniment plus loin dans les théologies de ce genre.

 

(p.325) Paul de Lagarde (1827-1891) devenait le prophète, dûment canonisé sous le IIIe Reich, d’une nouvelle « religion allemande ».

 

(p.326) En proclamant ainsi l’inauthenticité de l’Allemagne de son temps, et en l’exhortant à retrouver sa vraie nature, Lagarde se laissait parfois aller à de singuliers aveux. Après avoir réclamé, une fois de plus, une « destruction du judaïsme » à l’échelle européenne, faute de quoi l’Europe se transformerait en un vaste cimetière, il conti­nuait : « C’est dans la mesure où nous deviendrons nous-mêmes que les Juifs cesseront d’être juifs 8. » L’appel au massacre voisine ici avec le constat d’une carence spirituelle ou morale, voisinage qu’on retrouve dans cette autre formule : « Chaque Juif est une preuve (p.327) de la faiblesse de notre vie nationale et du peu de valeur de ce que nous appelons religion chrétienne.»

Aussi bien Lagarde rêvait-il d’xiler les Juifs à Madagascar, écrivant encore qu’on ne parlemente pas avec les bacilles et les trichines, mais qu’on les extermine. (…)

Il reste à préciser qu’avant Hitler et Rosenberg, Lagarde eut bien d’autres admirateurs, de Thomas Carlyle à Thomas Mann (qui le qualifiait de praeceptor Germaniae), et de Paul Natorp à Thomas Masaryk (qui, pourtant, n’était pas d’accord avec le juge­ment que Lagarde portait sur les Tchèques). On entrevoit ainsi un certain climat mental de la fin du xixe siècle, qui mériterait d’être mieux connu.

 

(p.331) l’œuvre de Marcel Proust, (…) wagnérien, contient maint témoignage et (…) est illustrée par un discours d’Alfred Naquet, devant la Chambre des Députés : « Moi qui suis Juif et non antisémite, je crois… qu’il y avait chez les Juifs, relativement à la race aryenne, une infério­rité… Il y a eu, par rapport aux Juifs, une fécondation intellectuelle par l’Aryen… » (1895). (NB La conduite et les déconvenues du « Juif honteux » Albert Bloch, dans la ‘Recherche du temps perdu’, sont particulièrement instructives à cet égard.)

En Allemagne, Wagner se chargeait lui-même d’expliciter son message, ou sa religion, dont les grands fondements étaient l’anthropodicée de Schlegel, et la métaphysique antijuive de Schopenhauer, complétées, au fil des années, par d’autres lectures, en dernier lieu, par Gobineau. 

im 19. Jahrhundert - Gustav Stilles Rassismus

(FAZ, 02/02/2009)

Kibbuzim, Araber und Juden: 

Ludger Heid, Mit Marx in die Wüste, Die Zeit, 03/12/2009

Die berühmten israelischen Kibbuzim, bemerkte der Satiriker Ephraim Kishon einmal in den sechziger Jahren, »sind ein Unikum in der Geschichte: die einzigen landwirtschaftlichen Kollektive, die auf freiwilliger Basis errichtet wurden und die ohne Geheimpolizei, Schnellgerichte und Hinrichtungskommandos weiter bestehen. Die Sowjetunion hat gegen diese Provokation wiederholt Einspruch erhoben.« Kishons Scherz ist von der Realität lange schon überholt: Der Kibbuz hat den Sozialismus sowjetischer Prägung bereits um zwei Jahrzehnte überlebt, gleichwohl hat er sich von seinen ursprünglichen sozialistischen Ideen längst entfernt.

Kibbuzim sind, vereinfacht gesagt, genossenschaftliche Einrichtungen ohne Privateigentum und privatwirtschaftliche Tätigkeit, mit gemeinsamer Kasse, gemeinsamer Arbeit und Produktion sowie gemeinsamen Einrichtungen des Konsums und der Lebensführung. Die Kinder werden in Kinderhäusern erzogen. Die Verwaltung der Kibbuzim ist demokratisch, gewählte Ausschüsse sind fur die verschiedenen Belange verantwortlich: fur Wirtschaft und Finanzen, für die Arbeitsverteilung, der zumeist ein Rotationsprinzip zugrunde liegt, für Erziehung und Kulturelles. Regelmässige Versammlungen der Mitglieder entscheiden über alle wichtigen Fragen. Die Idee stammt aus einer Zeit, als in Europa, das gerade die Hochphase der Industrialisierung durchlief, viel über „Lebensreform“, über eine Erneuerung des Handwerks und der Landwirtschaft, über Schmiede und Scholle diskutiert wurde. So schien auch zu Beginn der zionistischen Bewegung das Leitbild vom kolonisierenden Bauern und handarbeitenden Juden auf: Auf dem 1. Zionistenkongress 1897 in Basel sprach Alterspräsident Karpel Lippe wortreich davon, »lebenskräftige, arbeitslustige junge Leute« nach Palästina »hinzubefördern«, die »durch Arbeit und Fleiss das verwüstete Land in ein Eden verwandeln« sollten. Von Genossenschaften war aber noch nicht die Rede. – In seiner programmatischen Schrift Altneuland avisierte Theodor Herzl, der Begründer des politischen Zionismus, 1902 ein Eldorado der Sozialreform, ein Projekt, von dem es hiess: »Wir sind kein Staat […], wir sind einfach eine Genossenschaft, innerhalb deren es wieder eine Anzahl kleinerer Zweckgenossenschaften gibt.« Herzl entwarf eine Gesellschaftsordnung, die keine «eisernen Regeln, keine unbeugsamen Grundgesetze, überhaupt nichts Hartes, Steifes, Doktrinäres kennen sollte, vor allem «keine etablierte Herrschaftsordnung«. Die Zionisten, die Herzl im Auge hatte, sollten ein völlig neues Gemeinwesen schaffen, eine Gesellschaftsform zwischen Kapitalismus und Kommunismus, zwischen Individualismus und Kollektivismus.

Die erste, Alija (Aufstieg) genannte Einwanderung nach Palästina brachte von 1882 bis 1904 etwa 25 000 Juden ins Land. Die Pioniere stammten vorwiegend aus Russland, Rumänien und Galizien. Sic wollten nicht nur die zaristische Tyrannei hinter sich lassen und den immer wütender werdenden Pogrom-Antisemitismus, sondern zugleich die strengen, einschränkenden Religionsgesetze des Schtetl. Ein guter Schuss Abenteuerlust war wohl mit dabei. Dass man Arbeiter und Bauer werden wollte, war indes nicht zuletzt eine Reaktion auf Jahrhunderte des Ausschlusses der Juden von jeder landwirtschaftlichen und gewerblichen Betätigung in der europäischen Diaspora.

 

(…) Viele junge Deutsche ans der Bundesrepublik zieht es in die Kibbuzim

(…)

Im Herbst 1914 wurde in Degania die erste Hochzeit gefeiert. Am 20. Mai 1915 bekam das junge Paar einen Sohn. Ein echter Kibbuznik, der den Namen Mosche erhielt. Sein Nachname: Dajan.

(…)

Der Kibbuz war fur viele Flüchtlinge der dreissiger, vierziger Jahre ein erstes Zuhause nach der Zeit der Verfolgung. Die Mehrheit der Zuwanderer von damals, auch der späteren, betrachtete Palästina zunächst als Asyl und erst in zweiter Linie als Ort, an dem der zionistische Sozialismus aufgebaut werden sollte. Mitunter stiessen die Neueinwanderer auf Vorurteile der ansässigen jüdischen Bevölkerung, kreidete man ihnen doch an, »nur wegen Hitler« gekommen zu sein.

(…)

Der Widerstand der Araber gegen ihre unwillkommenen Nachbarn wuchs. 1936 stand die jüdische Bevölkerung in den Städten vor einer Hungersnot, als die Araber die Verbindungen zwischen Stadt und Land unterbrochen hatten. Der Konflikt verschärfte sich. Die Juden bauten neue Siedlungen an strategischen Punkten, um die Strassen schützen zu können. Brachliegendes Land wurde besetzt. Bald schon, zu Beginn der vierziger Jahre, enrwickelte der Kibbuz einen besonderen Typus – die Wehrsiedlung. Mauern und Wachtturm dieser kleinen Festungen mussten in einem Tag errichtet sein, sodass man schon in der ersten Nacht imstande war, arabische Ûberfälle abzuwehren. Die Wehrsiedlungen trugen zur Militarisierung der Bewegung bei, ihre Mitglieder fôrderten die expansionistische nationale Siedlungspolitik. In den Kibbuzim lagerten die Waffen der Hagana, der Untergrundorganisation der palästinensischen Juden.                                         

Mit dem Einwanderungsstrom nach dem Krieg erreichte die Bewegung ihren Höhepunkt. Monat um Monat entstanden neue Siedlungen. In der «Opera­tion Negev« 1946 wurden an einem Tag elf Kibbuzim im wüstenreichen Süden des Landes gegründet, der kaum besiedelt war. In solchen »Operationen« legte man die Grenzen des werdenden Staates fest.

Das Alltagsleben spiegelte die unterschiedlichen Mentalitäten und kulturellen Temperamente wider: Man pflückte Oliven und stritt dabei über Tolstoj und Bakunin, über Gustav Landauers Sozialismus und las ewige Spannungsverhaltnis zwischen Gleichheit und Freiheit. Man sortierte Eier im Hühnerstall und überlegte, wie den alten Festen Israels ihr bäuerlicher Charakter wiedergegeben werden könnte. Beim Schneiden der Rebstöcke diskutierte man die moder­ne Kunst. So jedenfalls erinnert sich der Schriftsteller Amos Oz in seinem autobiografischen Roman Eine Geschichte von Liebe und Finsternis an seine Kibbuzjahre in den späten Fünfzigern, als man die Gemeinschaften auch im Ausland gern als »sozialistische Oasen in rauher kapitalistischer Welt« verklärte.

(…)

Trotz dieser Umbrüche geht es weiter. Heute gibt es über 270 Kibbuzim unterschiedlicher Grösse in Israel, mit jeweils 200 bis 2000 Mitgliedern. Insgesamt leben etwa drei Prozent der Gesamtbevölkerung in den Kollektiven.

 

1898- Le pogrom d'Alger

www.ldh-toulon.net/spip.php?article284

 

1898 : l’embrasement antijuif en Algérie

 

article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée > les « populations » de l’Algérie coloniale
date de publication : mercredi 29 octobre 2003

Extrait de Alger 1860-1939 – Le modèle ambigu du triomphe colonial, éd. Autrement, collection Mémoires n°55, mars 1999.

 

par Geneviève Dermenjian

L’antisémitisme des Européens d’Algérie fut parfois spectaculaire. Fièvre bénigne, aux manifestations essentiellement électorales, ou caractéristique plus profonde ?

Trois avril 1898, quatorze heures. Le Général-Chanzy, qui fait la navette avec Marseille, entre dans le port d’Alger et se range le long du quai où se pressent officiels et membres de délégations d’associations. Le débarcadère est noir de monde, la foule est descendue par la rampe de l’Amirauté et par les escaliers face au square Bresson. Hommes et femmes ont les bras chargés de fleurs, de couronnes de palmes, de bouquets liés par des rubans tricolores. Lorsque Édouard Drumont se présente enfin, la foule applaudit, crie sa joie, entonne La Marseillaise anti­juive et lance sporadiquement des : « À bas les Juifs ! » Drumont, qui vient d’annoncer sa participation aux élections législatives à Alger sous l’étiquette « candidat antijuif », reste un instant incrédule devant cet accueil, alors que la foule brûle des effigies d’Alfred Dreyfus sous les bravos.

Après quelques mots de bienvenue, Drumont descend la passerelle et s’installe dans une voiture. Le cortège qui se forme aussitôt remonte la rampe Chasseloup-Laubat, traverse le boulevard du Front-de-Mer, prend le boulevard de la République jusqu’à Mustapha où un arrêt est prévu devant la mairie, puis fait route vers le boulevard Bon-Accueil où se trouve la villa Jeanne-d’Arc (sic) qui doit l’accueillir. Tout au long du parcours, on acclame ce leader. « Ce fut pendant une demi-heure une acclamation ininterrompue, rapporte le journaliste de la Revue algérienne, des hommes se brisaient la voix à force de crier : « Vive Drumont ! » Des femmes jetaient des bouquets et, au risque de se faire écraser, fendaient la foule pour s’approcher de lui ; des fleurs tombaient des balcons ; la voiture était par instants soulevée et les chevaux ne la traînaient plus. Lui, debout dans la voiture, entre Réjou et Louis Régis, souriait à la foule. » [1]

Cet accueil triomphal, Alger le réservait à celui qui s’était rendu célèbre dans les années 1880 avec la publication de La France juive, pamphlet qui dépassait le millier de pages et qui s’était vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires. Convaincu par le jeune leader antijuif Max Régis de se présenter à Alger, Drumont allait y remporter un véritable triomphe qui dépassa le cadre de la ville. Les élections du 8 mai 1898 donnèrent en Algérie 4 sièges sur 6 aux « candidats antijuifs » : Drumont et Marchal sont élus à Alger, Émile Morinaud à Constantine et Firmin Faure à Oran. Seuls Thompson et Étienne conservaient leur siège. Après cette victoire, les « quatre mousquetaires gris » [2] quittent Alger le 29 mai, dans l’apothéose que l’on devine, bien décidés à en découdre à l’Assemblée nationale. Soucieux de prouver leur bonne foi, et de justifier leur bon choix, les électeurs de Drumont suivent les « exploits » de leur maître à penser et n’hésitent pas à couvrir les murs d’affiches reproduisant le discours du 23 décembre 1898 de Drumont à la Chambre des députés. Cet affichage sauvage en entraînera un autre, hostile cette fois à Drumont, représenté en pèlerin, en prêtre, en singe et affublé du surnom de « Barbapoux » [3]. Les partisans de Drumont parcouraient la ville pour décoller ou lacérer ces affiches. Mais ce fut là une des rares oppositions à cet homme politique.

L’antisémitisme en Algérie n’est pas une création spontanée de la fin du XIXème siècle, surgie pour assouvir une passion passagère ou pour imiter la métropole en proie aux convulsions de l’affaire Dreyfus. C’est au début de la présence française qu’il faut le faire remonter chez les Européens, tant civils que militaires. Ce courant avait des racines raciales, économiques, religieuses, sociales, ou proprement locales même, si l’on considère que de nombreux militaires étaient hostiles aux Juifs dans l’espoir de plaire aux Musulmans. Cependant, la France déploya une politique d’assimilation des Juifs d’Algérie et leur statut se rapprocha progressivement de celui des Français. Le décret Crémieux du 24 octobre 1870, qui les naturalisa en masse, ne fut ni une divine surprise ni un coup de tonnerre dans un ciel serein, il venait achever une politique d’assimilation mise en oeuvre depuis une trentaine d’années.

Dès lors, l’antisémitisme larvé des Français d’Algérie se radicalisa. Désormais, les Juifs devenaient assez nombreux pour décider du résultat des élections en votant ensemble pour un candidat, et c’est avec eux qu’il fallait donc partager les fruits de la conquête. Malgré quelques consignes de vote, les Juifs partagèrent leurs voix entre les différentes formations politiques, selon les villes, avec une préférence toutefois pour les républicains opportunistes. Ils obtinrent ainsi la sympathie de tous. Ces pratiques électorales étaient courantes en Algérie, mais elles devaient choquer les Français, qui attendaient davantage de républicanisme de la part de ces nouveaux venus en politique. D’année en année, la question revint au centre des discussions. On n’hésite pas à flatter les Juifs avant les élections, pour les maudire ensuite en cas de défaite et réclamer l’abrogation du « funeste décret ». Au tournant des années 1890, l’antisémitisme fit un nouveau bond. Il permet l’élection de la liste antijuive d’Émile Morinaud à la mairie de Constantine en 1896, puis à Oran l’année suivante. De graves émeutes secouent les principales villes d’Oranie cette année-là.

Alger n’est pas en reste. La première ligue antijuive s’y crée en 1892 à l’initiative de personnes très différentes mais se réclamant toutes du « parti socialiste révolutionnaire en lutte contre le pouvoir orléaniste et de l’argent ». Peu de temps après, la ligue prend le nom de Ligue socialiste antijuive. Dans ses réunions, on y côtoie,selon un rapport de police, « toutes sortes de personnes, y compris des anarchistes pour qui les grandes mondaines sont les prostituées de la haute société » ! [4] Incidents, violences et échauffourées se multiplient à partir de 1895. L’antisémitisme recrute sans mal parmi les Néos [5], Maltais, Italiens, Espagnols que l’on naturalise à partir de 1889. Des Algériens se mêleront à eux au moment des pillages. Ce petit peuple européen d’Alger trouve son porte-parole en Cagayous, le personnage créé par l’écrivain Musette et qui devint l’archétype des antijuifs algérois. Moins de deux ans plus tard, Alger découvre son héros antijuif, Max Régis, étudiant d’origine italienne expulsé pour deux ans de l’université d’Alger. Ce dernier construit sa carrière politique autour de la « question juive » et du séparatisme avec la métropole. À deux reprises, Régis est porté quasi triomphalement à la mairie d’Alger : il y reste deux mois la première fois avant d’être suspendu et il démissionne la seconde fois afin de prévenir une nouvelle suspension. Adulé par la foule algéroise pendant trois ans environ, Max Régis est le symbole de la crise antijuive algéroise, agressive et populaire. Le maire déchu multiplie les violences verbales contre les Juifs et les autorités, presse l’Algérie de se séparer de la France pour devenir un « nouveau Cuba » [6], prend des mesures discriminatoires contre les Juifs. Cette attitude le mène en prison, devant les tribunaux, puis sur le chemin provisoire de l’exil.

Max Régis porté en triomphe à Alger en 1898

L’année 1898 voit le triomphe des antisémites à Alger et dans toute l’Algérie. Partout, la même ferveur, les mêmes agressions verbales et physiques, la même atmosphère de fête mêlée de révolte. Les Juifs d’Alger, toutefois, sont plus molestés, humiliés qu’ailleurs. Au début de janvier ont lieu des émeutes d’une rare violence à Bab el-Oued et à Bab Azoun. Du 20 au 25 janvier, partout en ville, la rue appartient aux fauteurs de troubles ; la police laisse faire et les zouaves n’interviennent qu’à contre coeur. Ces « youpinades » font une centaine de blessés. Deux Juifs sont assassinés. À la suite de ces événements, le département entier s’embrase et la plupart des villes (Blida, Boufarik…) sont le siège d’émeutes antijuives.

Peu après, pendant la campagne électorale, l’excitation et les violences s’intensifient. Le journal de Max Régis, L’Antijuif, dénonce les entrepreneurs employant des Juifs, faisant perdre leur pauvre travail à des cigarières ou à de simples cochers. Les Juifs voient leurs magasins boycottés, leurs clientes « françaises » surveillées et dénoncées, voire molestées par d’autres femmes quand elles sortent des boutiques, les cafés refusent de servir des clients juifs. Tous les jours, les organes antisémites demandent aux « Français » de « ne rien acheter chez les Juifs », de n’avoir recours ni aux avocats ni aux médecins juifs. Ce régime de pression et de violences, les Juifs d’Alger le subissent pendant plus de trois ans, partagés entre la crainte de la répression et la volonté de riposte. Du côté des autorités, par tactique ou conviction, un certain silence s’établit. Les gouverneurs généraux et les préfets assurent certes l’ordre public, mais avec plus ou moins de sévérité. Personne ne défend réellement les victimes. On regrette que le décret Crémieux ait été promulgué, on s’abstient de parler des Juifs ou on regrette qu’ils aient commis des erreurs expliquant les troubles.

Hors d’Alger, le calme revient dans les rues dès 1899 et les journaux s’agacent à rapporter les excès antijuifs et les criailleries séparatistes de la capitale. À partir des élections municipales de mars 1900, la question juive redevient un peu partout un simple enjeu électoral qui permet de remporter encore quelque succès. Mais aux législatives de 1902, Drumont est battu dès le premier tour à Alger, alors que les municipales de 1900 viennent d’être annulées ; Faure, Morinaud, Marchal partagent la même déconfiture. La date des législatives de 1902 passe généralement pour marquer la fin de la crise antijuive, bien que la municipalité anti­juive perdure à Oran jusqu’à octobre 1905. L’antisémitisme cesse ensuite d’être un levier politique jusqu’à la Grande Guerre.

La fin de la crise s’explique par de nombreuses raisons. À Paris, les hommes au pouvoir comme Barthou et Waldeck-Rousseau repoussent fermement les exigences des antisémites concernant l’abrogation du décret Crémieux et les mesures discriminatoires prises à l’encontre des Juifs. À Alger, le préfet Lutaud (décembre 1898 – juillet 1901 ) , lui aussi très ferme, joue un rôle important dans le retour à l’ordre. Il endigue les manifestations, arrête les casseurs, refuse les budgets antijuifs. Paris entreprend de son côté de diviser les antisémites. En 1898, l’Algérie obtient une autonomie financière et une assemblée financière locale, les Délégations financières, siégeant à Alger. Cette mesure contente les antijuifs républicains et les éloigne du groupe de Max Régis, dont les menées séparatistes déplaisent de plus en plus. Isolé, Régis se rapproche plus encore des réactionnaires, ce qui achève de le brouiller avec ses anciens amis. À Paris, les députés antijuifs s’éloignent les uns des autres pour les mêmes raisons, Drumont et Faure d’un côté, Marchal et Morinaud de l’autre.

Ensuite, les antijuifs d’Alger en arrivent à se discréditer. Des dissensions les opposent et la personnalité de Max Régis finit par lasser jusqu’à ses admirateurs. À la fin de 1901, il quitte définitivement l’Algérie. Sans gloire. À l’Assemblée, les « mousquetaires gris » ne sont plus d’aucune efficacité pour leurs électeurs et Drumont se disqualifie par ses violences verbales. Enfin, le 26 avril 1901, à Margueritte-Aïn Turki, près de Miliana, une émeute menée par un groupe d’Algériens coûte la vie à 5 Européens. Certains y voient une conséquence des troubles algérois. Et pour beaucoup, le « péril arabe » apparaît brusquement plus important que le « péril juif ».

Alger et l’Algérie renouent avec le calme et comptent bien tirer profit des nouveaux pouvoirs que Paris a octroyés. Délégations financières et autonomie financière leur donnent plus d’assurance et de superbe. Dès lors, le séparatisme se noie dans la déconvenue des amis de Max Régis, les Arabes semblent redevenus dociles après la mise au pas des insurgés de Margueritte, et il n’est plus question de toucher au décret Crémieux.

Quant aux Juifs, l’ostracisme subtil qui les tenait à l’écart du reste de la société devait subsister, prenant les formes du simple mépris ou de la porte fermée. Après la Première Guerre mondiale, l’antisémitisme politique revient à la mode. Les slogans, les chansons et les journaux antijuifs reparaissent à Alger dans les années 1932-1934. À Oran, en 1925, le docteur Molle fit élire sa liste antijuive grâce à une campagne antisémite marquée par de nombreux incidents. En 1936, l’abbé Lambert, maire d’Oran, renoua lui aussi avec les méthodes des antijuifs après avoir prêché la paix intercommunautaire. En août 1934 eut lieu un pogrom à Constantine, et en 1938, le Parti populaire français, parti de Doriot, remporta partout en Algérie un grand succès sur le thème de l’abrogation du décret Crémieux. On pourrait multiplier les exemples.

La politique de Vichy devait réaliser les attentes des antisémites en abrogeant le décret Crémieux et en promulguant les lois d’exception appliquées en Algérie avec une grande rigueur. Quarante ans après l’embrasement antijuif, Émile Morinaud allait écrire dans ses Mémoires [7] : « Heureusement pour nous Français, un gouvernement résolu, celui du maréchal Pétain, est venu qui, par l’acte courageux et indiqué que fut de sa part, en octobre 1940, l’abrogation du fameux décret Crémieux, nous a délivrés à jamais de l’électorat juif. Par là, il a définitivement assuré la prédominance française dans notre chère Algérie. C’en est donc fini de la domi­nation juive dans notre pays. Nous n’aurons pas lutté contre elle en vain. »

Mais les temps avaient changé : à la Libération, après la restauration du décret Crémieux, l’antisémitisme n’est plus un thème politique. Dès les premiers remous de la guerre d’Algérie, le péril est ailleurs.

Notes

[1] Revue algérienne, tome XXXV, 1er semestre 1898.

[2] Les députés antisémites élus furent surnommés ainsi parce qu’ils portaient un chapeau gris semblable à celui que portait le marquis de Morès, créateur d’une des premières ligues anti­juives, qui venait de décéder.

[3] CAOM, 7G17.

[4] CAOM F80 1684.

[5] Néos, pour nouveaux français. D’origine européenne, ils viennent d’être naturalisés par la loi de naturalisation automatique de 1889.

[6] En 1898, Cuba, fort de l’appui des États-Unis d’Amérique, se soulève contre la mère patrie, l’Espagne, et conquiert son « indépendance ».

[7] Morinaud Emile, Mes mémoires, premiers combats contre le décret Crémieux, Alger, Baconnier , 1938, 392 p. (rééd. en 1941 avec une modification du titre, premiers combats devenant premières campagnes !).

 

1900 - Shylock

Antisémitisme en Allemagne et en France avant 1914

(Alfred Jungen (Autelbas-Barnich), VA, 12/03/2014)

im 1. Weltkrieg: 

Christopher Jahr, Sündenböcke der Niederlage, S.88-89, in: Die Ur-Katastrophe des 20. Jahrhunderts, in: Spiegel Special, 1, 2004

Als Deutschland 1914 in den Krieg die Juden die gleiche aus Entschlossenheit und  Unsicherheit, aus Kriegsbegeisterung und Friedenssehnsucht wie ihre nicht-jüdischen Mitbürger. So demonstrierten auch sie die für jene Tage typische Kampfbereitschaft.

« Glaubensgenossen! Wir rufen Euch auf, über das Maß der Pflicht hinaus Eure

Kräfte dem Vaterland zu widmen! », gab der « Centralverein deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens » den ausrückenden Soldaten mit auf den Weg.

Kaum eine Bevölkerungsgruppe in Deutschland hat das Versprechen Wilhelms 11., « keine Parteien mehr » zu kennen, häufiger beschworen als die Juden. Denn obwohl sie seit über vier Jahrzehnten gleichberechtigte Staatsbürger gewesen waren, blieben Vorurteile und Abneigung, von skrupellosen Agitatoren geschürt, in der Gesellschaft gegenwärtig. Nun aber schien das alles vergessen. Die antisemitische Hetzpresse schwieg, und erstmals seit Jahrzehnten wurden sogar wieder Juden zu preußischen Offizieren befördert.

Die Hoffnung, sich durch demonstrativen Patriotismus aus ihrer Außenseiterrolle befreien zu können, teilten die deutschen Juden mit den Sozialdemokraten. Und so war es der jüdische SPD-Reichstagsabgeordnete Ludwig Frank, der als Kriegsfreiwilliger bereits am 3. September

1914 fiel – als einziges Mitglied dieses an Stammtischpatrioten reichen Parlaments.

Und noch eines verband beide: ihre von der Reichsregierung geschickt ausgenutzte Abneigung gegen das zaristische Russland, die Heimat der Pogrome und der Unterdrückung, den Inbegriff der Rückständigkeit. Die zionistische « Jüdische Rundschau » etwa schrieb, « dass der Sieg des Moskowitertums jüdische und zionistische Hoffnungen … vernichtet … Denn

auf deutscher Seite ist Fortschritt, Freiheit und Kultur ».

Ungeachtet solch patriotischer Töne brachen jedoch die Antisemiten den emphatisch verkündeten « Burgfrieden » sehr schnell. Houston Stewart Chamberlain etwa, Schwiegersohn Richard Wagners und antisemitischer Theoretiker, zeigte sich im September 1914 reumütig, weil die Juden « ihre Pflicht vor dem Feinde und daheim » getan hatten. Doch bald schon hatte er zu seinem alten Hass gegen das « Teufelsgezücht » zurückgefunden. Ähnlich hielt es der Leipziger Antisemit Theodor Fritsch, dessen « Reichshammerbund » bereits seit Ende August 1914 wieder « Belastungs- material » gegen die Juden sammelte.

 

Die schlimmsten Auswüchse antisemitischer Propaganda wurden jedoch von der Militärzensur unterdrückt, so dass die Judenfeinde zum Mittel der Denunziation griffen. Ihre erste Kampagne richtete sich gegen die angeblich « wie ein Heuschreckenschwarm über das Deutsche Reich » herfallenden Juden aus dem deutsch besetzten Osteuropa.

Etwa 50 000 ostjüdische Arbeiter lebten bereits vor dem Krieg in Deutschland, nach 1914 kamen rund 30 000 hinzu, die Hälfte davon als Zwangsarbeiter. Sie waren für die Kriegswirtschaft ebenso unverzichtbar wie der Chemiker Fritz Haber, der Reeder Albert Ballin oder der Großindustrielle und spätere Reichsaußenminister Walther Rathenau. Haber war der Initiator und Organisator des Giftgaskrieges auf deutscher Seite, Ballin organisier-

te im Herbst 1914 die deutsche Getreideversorgung. Doch es war vor allem Rathenau, der die deutsche Kriegswirtschaft 1914/15 als erster Leiter der auf seinen Vorschlag hin gegründeten Kriegsrohstoffabteilung im Preußischen Kriegsministerium prägte.

Juden in einigen leitenden Positionen der von Mangel und Verteilungskämpfen geprägten Kriegswirtschaft, in der viele Menschen um ihr täglich Brot kämpfen mussten – das war ein gefundenes Fressen für die Antisemiten, die das alte Klischee vom « jüdischen Wucherer »

begierig aufwärmten. Auch im Heer wuchs bald wieder der Antisemitismus.

Desillusioniert vertraute etwa im September 1916 der Vize-Feldwebel Julius Marx seinem

Tagebuch an: « Ich möchte hier nichts sein als ein deutscher Soldat – aber man sorgt nach – gerade dafür, dass ich ders weiß. » Schlimmer als der Vorwurf der „Kriegsgewinnlerei“ war in diesem menschenverschlingenden Krieg die heimtückische Behauptung, viele Juden entzögen sich dem Frontdienst.

 

Seit Ende 1915 schwemmten die Antisemiten das Preußische Kriegsministerium mit anonymen Eingaben. Am 11. Oktober 1916 ordnete der Preußische Kriegsminister Wild von Hohenborn schließlich unter dem aktenstaubtrockenen Titel « Nachweisung der beim Heere befindlichen wehrpflichtigen Juden » eine von den Zeitgenossen schlicht « Judenzählung » genannte Statistik an. Zwar lautete deren offizielle Begründung, man wolle den Vorwurf der « Drückebergerei » lediglich nachprüfen, um ihm « gegebenenfalls entgegentreten zu können ». Doch alle gegenteiligen. Beteuerungen halfen nichts: Mit diesem Erlass übernahm das Ministerium antisemitische Stereotypen. Die Ergebnisse der « Judenzählung » wurden nie veröffentlicht, worin die Antisemiten eine Bestätigung ihrer Vorwürfe erblickten. Nach Kriegsende wurden dem radikalvölkischen Autor Alfred Roth die amtlichen Quellen zugespielt, aus denen er den angeblichen Beweis für die Wahrheit jenes Spruches erbrachte, der 1918 an der Front kursierte: « Überall grinst ihr Gesicht, nur im Schützengraben nicht! » Der Soziologe und Nationalökonom Franz Oppenheimer und andere entlarvten die Taschenspielertricks, mit denen Roth und Konsorten die an sich schon fragwürdige Statistik weiter verfälscht hatten. Seriöse Hochrechnungen zeigten, dass unter rund 550 000 deutschen Staatsbürgern jüdischer Religionszugehörigkeit knapp l00 000 Kriegsteilnehmer waren, von denen 77 Prozent an der Front standen. Allein die Zahl von 30000 Kriegsauszeichnungen und l2 000 Gefallenen beweist ihre Opferbereitschaft. Nach l933 wurden die « Frontkämpfer » daher zunächst noch von einigen antijüdischen Maßnahmen des Nazi-Regimes ausgenommen, doch spätestens l935 war es auch damit vorbei. Kein im Weltkrieg erworbenes Eisernes Kreuz schützte sie später vor der Deportation in den Tod.

Die « Judenzählung » kann nicht allein durch den Antisemitismus erklärt werden. Sie stand vielmehr im Zusammenhang mit der Ausbildung der « verdeckten Militärdiktatur » unter Generalstabschef Paul von Hindenburg und seinem Adlatus Erich Ludendorff, der totalen Mobilmachung aller menschlichen und industriellen Ressourcen sowie der aggressiven Agitation gegen den Reichskanzler Theobald von Bethmann Hollweg. Der war gewiss kein Liberaler oder gar Demokrat. Aber er war doch Realist genug, um zu erkennen, dass innenpolitische Reformen notwendig waren und der Krieg notfalls auch ohne militärischen Sieg beendet werden musste.

Das genügte, um ihn als « Flaumacher » zu diffamieren und das Schreckbild einer Regierung unter « alljüdischer » Leitung zu malen. Angesichts der Niederlage rief Heinrich Claß, Führer des antisemitischen und ultranationalistischen « Alldeutschen Verbandes », im Oktober l9l8 dazu auf, die katastr0phale Lage Deutschlands « zu Fanfaren gegen das Judentum und die

Juden als Blitzableiter » zu benutzen. Die « Dolchstoßlegende » war geboren, der zufolge Deutschland nicht militärischer Überlegenheit, sondern einer internationalen Verschwörung von Sozialisten, Pazifisten und Juden erlegen war, obwohl beispielsweise Walther Rathenau bis zuletzt zum « Durchhalten » aufrief.

Seit der Oktoberrevolution in Russland gewann auch die Behauptung der Identität von Revolution und Judentum durch den Hinweis auf führende Revolutionäre jüdischer Herkunft wie Leo Trotzki eine scheinbare Plausibilität im verunsicherten Bürgertum. l94l diente der « Kampf gegen den jüdischen Bolschewismus » als Propagandafanfare für den Überfall auf

die Sowjetunion und half, Hemmungen vor dem systematischen Judenmord abzubauen. Die Hohmann-Affäre hat gezeigt, dass die Gleichsetzung der Juden mit den Verbrechen des Bolschewismus bis heute herumgeistert.

So kamen im Krieg all jene Zutaten zusammen, aus denen die Antisemiten nach l9l8 einen neuen Giftcocktail mischten. Das uralte Motiv des « jüdischen Schmarotzers » erstand in Gestalt des « Kriegsgewinnlers » neu. Der vermeintlich « zersetzende » , liberalindividualistische Jude des l9. Jahrhunderts wandelte sich in den « bolschewistischen Revolutionär ». Und einmal mehr galten die Juden als national illoyale, « wurzellose Kosmopoliten » . Die deutsch-nationalen Kräfte verhöhnten die erste deutsche Demokratie daher als angeblich « undeutsch » und als « Judenrepublik » .

Viele Deutsche akzeptierten diesen Wahn als Realität. Der Schriftsteller Jakob Wassermann schrieb l92l verbittert über seine Mitbürger: « Es ist vergeblich, in das tobsüchtige Geschrei Worte der vernunft zu wefen…  Es ist vergeblich, für sie zu leben und für sie azu sterben.

Sie sagen: Er ist ein Jude. »

Der Patriotismus und die Opferbereitschaft der deutschen Juden wurden im Ersten Weltkrieg bitter verhöhnt. Doch staatlicher Diskriminierung hatten andere Bevölkerungsgruppen womöglich noch mehr gelitten, vor allem die nationalen Minderheiten im polnisch geprägten Osten Preußens, in Elsass-Lothringen sowie in Nordschleswig. Und Opfer eines Völkermords in diesem Krieg wurden nicht die Juden, sondern die Armenier im Osmanischen Reich. Dieser

nach wie vor von der Türkei geleugnete Genozid erscheint heute als ein Probelauf zu der noch größeren Katastrophe, die einen Weltkrieg später über die europäischen Juden hereinbrach. Die zwischen l9l4 und l9l8 erbrachten Opfer waren umsonst gewesen.

 

CHRISTOPH JAHR

 

Christoph Jahr ist wissenschaftlicher Assistent an der Humboldt- Universität zu Berlin.

Wilhelm II, Kaiser - German emperor, anti-Semitic

(The Economist, 25/10/2014)

Des tas d’intellectuels, favorables au nazisme, à ses théories raciales:

Raul Hilberg, Sur la catastrophe juive et le nazisme, propos recueillis par Michel Grodent, LS, 04/03/1994

 

Sur la participation des intellectuels au génocide.

“Le parti nazi compta une foule d’ intellectuels dont certains occupaient le sommet de la hiérarchie.  Ce sont les médecins, défenseurs de l’euthanasie, et les juristes, habiles à donner aux mesures les plus folles une apparence de l’égalité, qui ont le plus gravement cautionné le régime.”

Juristen als NAZI-Helfer: 

Juristen als NS-Helfer, Focus, 44/2001, S. 12

 Der Titel garantiert Zündstoff: « Berliner Rechtsanwälte während des Nationalsozialismus » heißt die 500-Seiten-Studie, die der Berliner Anwaltsverein in dieser Woche veröffentlicht. Sie beleuchtet erstmals die aktive Rolle der Juristen bei der Verfolgung jüdischer Kollegen, Die  » große Mehrheit der Anwaltschaft hat damals versagt », so der Vorsitzende des Berliner Anwaltsvereins, Uwe Kärgel, zu FOCUS. Statt ihre jüdischen Kollegen vor dem Terror zu schützen, hätten  » viele aus Hass und Konkurrenzneid daran mitgewirkt  » .

Verfolgt und vertrieben: 54 Prozent der 1933 in der Hauptstadt zugelassenen 3400 Anwälte waren Juden, Sie wurden aus den Gerichten geprügelt, mit Berufsverboten belegt, in die Emigration getrieben oder ermordet. Kärgel: « Ich befürchte, dass nicht wenige Berliner Kanzleien Wurzeln in Sozietäten haben, die damals nicht gerade Vorbilder waren. »

1930s - France - Le Parti Socialiste National, antisémite

Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt, éd. Gallimard, 2005

 

(p.16) Le rapport de Hannah à la judéité va constituer le fil rouge de sa vie, tant personnelle qu’intellectuelle. « C’est par le biais de réflexions antisémites proférées par des enfants dans la rue et qui ne valent pas la peine d’être rapportées que ce mot m’a pour la première fois été révélé. C’est à partir de ce moment-là que j’ai été pour ainsi dire « éclairée12« . » Juive, elle l’est dans le regard des autres. Juive, elle s’assumera, dès son enfance, sans pathos : « Je me disais, très bien, c’est comme ça13. » L’histoire mettra à mal cette évidence.

Max souhaite lui donner quelques éléments d’instruction religieuse au moment de son entrée à l’école primaire, et demande à son ami, le rabbin Vogelstein, de venir lui faire des lectures commentées de la Bible plusieurs fois par semaine. Elle lui déclare un jour : « Je ne crois plus en Dieu. — Et qui te le demande ? » lui répond Vogelstein14.

« La question juive ne joua aucun rôle pour ma mère, confirmera Hannah. Elle était évidemment juive et ne m’aurait jamais baptisée. Je suppose qu’elle m’aurait assené une paire de gifles si jamais elle avait découvert que j’avais désavoué mon judaïsme. […] voyez-vous, tous les enfants juifs ont ren­contré l’antisémitisme, et il a empoisonné les âmes de nom­breux enfants, mais la différence chez nous consistait en ce que ma mère adoptait toujours le point de vue suivant : on ne doit pas baisser la tête ! On doit se défendre15. » Plusieurs fois, Hannah quitte l’école quand elle est insultée par certains pro­fesseurs. La mère va se plaindre auprès du proviseur. Sans conséquences. Affaire banale. Affaire vite classée en ces temps d’antisémitisme.

 

(p.117) Le 21 avril, Heidegger est élu recteur de l’université de Fribourg dans le cadre du dispositif général de la « mise au pas » (Gleichs-chaltung). Il s’agit d’écarter les « non-aryens » de la fonction publique, et notamment de l’Université, pour assurer « l’ho­mogénéité raciale ». Heidegger est donc élu par un corps en­seignant qui vient de subir l’exclusion de tous ses membres juifs. Les universités du Reich ont en effet mis en application, le 7 avril, la loi « pour la reconstitution de la fonction publi­que ». Le 14 avril, Edmund Husserl, professeur émérite à l’université de Fribourg, est révoqué, moins de dix jours avant l’élection de Heidegger au rectorat. L’assistant de ce dernier, Werner Brock, est également révoqué parce que demi-juif98.

Heidegger a toujours dit — et son fils Hermann le confirme aujourd’hui, qui se souvient très bien des hésitations paternelles — qu’il s’était fait prier pour accepter. Peu im­porte. Ses états d’âme paraissent dérisoires quand on sait les décisions scélérates qui viennent d’être mises en vigueur. Hei­degger accepte donc ce poste en toute connaissance de cause, dans une université d’où treize de ses collègues sur quatre-vingt-treize viennent d’être chassés parce qu’ils sont juifs. Il est élu à l’unanimité moins une voix, et sa nomination est annoncée officiellement le 22 avril 1933.

Le lendemain, les étudiants adressent au nouveau recteur un message exprimant leur fidélité et leur dévouement. Jaspers le félicite. Son élève Karl Lôwith, lui aussi, se réjouit. Pour ce brillant intellectuel juif, à l’instant décisif de la révo­lution nationale, l’accession au poste suprême de recteur d’un professeur au zénith de sa renommée, qui ne doit son poste qu’à ses qualités intellectuelles et non à l’insigne du parti nazi, est un événement prometteur…

Dans toute l’Allemagne, la décision de Martin Heidegger de prendre la tête de l’université trouve un écho extraordi­naire, et les étudiants de Berlin exigent que toutes les facultés suivent l’exemple de la mise au pas réalisée à Fribourg ».

 

(p.165) VI PARIA Les camps de la honte

 

Ils tenaient la France pour le pays de la justice, de l’éga­lité, de la fraternité. Ils avaient vécu l’exil comme une obliga­tion de survie, une possibilité de lutte et de résistance contre le nazisme, un déchirement aussi. Brecht l’a exprimé, au nom de tous, dans un de ses poèmes :

Nous sommes expulsés, nous sommes des proscrits

Et le pays qui nous reçut ne sera pas un foyer mais l’exil1.

Le traitement infligé aux réfugiés allemands en France figure depuis peu dans les livres d’histoire. Il constitue une sorte de trou noir, une zone d’effacement de la mémoire col­lective. Une fois la guerre déclarée, le 3 septembre, ces émi­grés deviennent du jour au lendemain des ressortissants d’une puissance ennemie. Ils ont vingt jours pour se présenter au commissariat de leur résidence. Sur les colonnes Morris, de grandes affiches les invitent à le faire au plus vite. Ceux qui tardent seront arrêtés.

Deux policiers arrivent ainsi chez un réfugié antinazi. « Suivez-nous, c’est pour une vérification. […] Prenez donc un pull-over. Les nuits sont fraîches. Emportez aussi une couverture, une fourchette, une cuillère. » Cet homme a déjà entendu ce genre de conseils. Ce sont ceux dont on a gratifié son père quand les nazis sont venus le chercher à Berlin2. Il

(p.166) s’appelle Claude Vernier. Sans nouvelle de son père, face à la montée du péril nazi, il a choisi la France comme terre d’asile et havre de paix. Il sera embarqué manu militari pour le stade de Colombes, où Heinrich Blûcher se trouve déjà en compa­gnie de Walter Benjamin et de plus de vingt mille autres réfu­giés. Ils ont droit à une fourchette et un couteau. La plupart pensent qu’ils vont y rester quelques heures.

À Hannah, Heinrich écrit : « J’ai trouvé ici tous les copains y compris le malheureux Benji. » Certes les nuits sont fraîches, mais il pense à elle en regardant les étoiles. Il se montre rassurant : « Tous les militaires et les agents sont pleins de gentillesse. Il ne manque rien sauf mon couteau, mon bri­quet et toutes mes allumettes. » II ne sait rien : Y aura-t-il per­mission de visite, possibilité d’envois de paquets ? « […] foule énorme, conditions précaires, ma petite, fais de ton mieux, je vais le faire aussi3. »

La solidarité s’installe. Les plus vaillants s’occupent des plus faibles, leur donnent des couvertures, se chargent de la corvée d’eau, parlent sans s’arrêter pour leur remonter le moral. Si Heinrich est porté par la force de son amour et son désir de se marier — ils viennent de déposer aux autorités françaises leur demande —, Benjamin, fatigué, déprimé, réa­git mal psychologiquement et physiquement.

À Adrienne Monnier, son amie qui l’a toujours soutenu et l’a hébergé dans sa librairie, il écrit : « Nous tous, nous nous trouvons frappés avec la même vigueur par l’horrible catas­trophe. Espérons que les témoins et les témoignages de la civilisation européenne et de l’esprit français survivent à la fu­reur sanglante de Hitler4. »

Dans le stade de Colombes, plus de vingt mille personnes vivent dans des conditions difficiles. Certains sont entassés debout, dans les virages, d’autres campent dans les tribunes. Les chanceux, comme Heinrich et Benji, se font une place sur la pelouse. Matin, midi et soir, on leur donne du pain et du pâté. Les installations sanitaires du stade étant fermées à clef, il faut se mettre à deux pour permettre aux plus âgés de mon­ter sur des tonneaux à bord tranchant pour satisfaire leurs besoins. Interdiction de se laver. Impossible de se changer puisque les colis ne sont pas remis.

(p.167) Seuls les hommes, parmi les réfugiés, ont été arrêtés. Par des camarades d’exil, Hannah apprend où est enfermé Hein-rich. Elle apporte des lainages, des boîtes de sardines, et reste des heures entières avec ses camarades. Des milliers de conserves et de tablettes de chocolat, des centaines d’écharpes de laine seront déposées aux portes du stade et jamais distri­buées. Le soir, pour se réchauffer, Heinrich chante avec les copains La Marseillaise dans les allées cendrées. Interdiction est faite aux médecins réfugiés de soigner leurs compagnons de détention. La nuit, ils tentent de dormir, surveillés à la lampe torche par des gardes mobiles qui les frappent à coups de crosse à la moindre protestation.

Le 18 septembre, Heinrich est envoyé dans le Loir-et-Cher dans le camp de rassemblement de Villemalard, avec entre autres ses amis Peter Huber et Erich Cohn-Bendit. Il peut écrire à Hannah. « C’est pas pour le grand voyage. Pour une fois ça ira. » II a le droit de recevoir un paquet. Elle lui enverra une malle de chandails, de livres et deux pipes. Elle s’inquiète de l’état de santé de Heinrich, lequel tente, dans son mauvais français, de la rassurer : « Je ne suis pas bavard parce ce qu’il n’y a pas lieu en temps de guerre pour la bavar-derie. Surtout il ne faut pas faire tant de bruit de soi-même5. » II ne lui parle ni de son séjour à Blois et de leur installation précaire dans les roulottes du cirque Amar, ni des nuits sous la pluie dans les bottes de foin. Il ne lui raconte pas sa rage d’être enfermé dans ce camp où ils vivent dans un état de complète passivité. Il n’évoque pas les insultes de ses gar­diens, qui considèrent ces réfugiés allemands comme des en­nemis vaincus. Il lui cache le désespoir qui le saisit, lui et ses camarades, émigrés politiques, Juifs, antifascistes sans parti, combattants de la guerre d’Espagne, évadés de Dachau, de­vant l’attitude de la France. Il ne s’étend pas sur ce froid qui commence à habiter son corps, sa fatigue à aller, chaque ma­tin, dans des champs gelés, encadré par des militaires, arra­cher les betteraves. Il préfère évoquer la beauté du paysage, lui dire qu’il travaille sur Descartes, sur Kant. Malgré tous ses efforts, Hannah ne peut obtenir de droit de visite, au contraire d’Anne Weil, sa meilleure amie, qui vient d’obtenir la nationalité française. Mais elle se bat avec tant d’obstination (p.168) qu’elle finit elle aussi par obtenir l’autorisation de le voir. Le dimanche 15 octobre, elle prend le train pour Blois, puis arrive à Villemalard. Enfin. Hannah et Heinrich tombent dans les bras l’un de l’autre.

Cette visite donne des forces à Heinrich, de plus en plus malade, en proie à des crises de coliques néphrétiques. Ses lettres, empreintes de courage et de fatalité, impressionnent par leur modestie et leur profondeur. Au lieu de gémir, il se porte au secours des plus démunis, soigne son ami Alfred Cohn, se plonge dans les œuvres de Kant sur la morale, conforte ses camarades.

Arthur Koestler est interné au camp du Vernet, en Ariège, Walter Benjamin au camp de Saint-Joseph, près de Nevers, les écrivains Alfred Kantorowicz et Lion Feuchtwanger au camp des Milles, d’autres exilés allemands antifascistes à Saint-Cyprien, Angles, Gurs, Rieucrois, Villerbon, Montargis, Mont-bard, Saint-Julien… En novembre 1939, dix-huit à vingt mille hommes sont enfermés dans des camps français au seul pré­texte de leur nationalité allemande. Les ennemis les plus farouches de Hitler et du nazisme sont internés parce que la guerre a été déclarée… au dictateur. Tous veulent pourtant le combattre, mais la France ne les autorisera pas à rejoindre les rangs de son armée. Réquisitionnés dans l’urgence, les camps relèvent d’ailleurs du ministère de la Guerre. Aucun n’est des­tiné à accueillir pendant si longtemps autant de personnes arrivées dans un état de dénuement extrême.

À Villemalard, il n’y a ni électricité ni chauffage. Hein­rich, toujours aussi digne, n’évoque pas la dégradation de ses conditions de vie. Tout juste dit-il qu’il fait froid. Avec un peu de chance, écrit-il à Hannah, le beau temps reviendra avec la lune croissante. Il trouve de la force dans leur amour : « Je vois encore dans la lumière de tes yeux le reflet de ce temps et je le sais aussi dans les miens6. » L’hiver arrive. Les mala­dies se multiplient : tuberculose, fièvres, troubles cardiaques. On ne sait pas encore aujourd’hui combien de réfugiés, hommes, femmes, enfants, sont morts dans ces camps. Les recherches, initiées par Gilbert Badia et Denis Peschanski, ne font que commencer7. Elles révèlent déjà les conditions dramatiques (p.169) qui étaient celles de ces camps de la honte qui, pour les plus importants comme ceux du Vernet, de Gurs ou de Saint-Cyprien, avaient été créés pour recevoir les combattants et les réfugiés de l’Espagne républicaine vaincue. Ils dorment à deux cents dans des baraquements insalubres, sans cou­verture, sur de la paille humide infestée de vermine. Les « intellectuels » sont plus particulièrement affectés aux cor­vées de latrines. Dans leurs Mémoires, certains affirmeront que ces camps supportaient la comparaison avec Dachau et Buchenwald8.

Heinrich attend l’arrivée d’une commission de criblage, qui doit répartir les étrangers en plusieurs catégories, et es­père pouvoir sortir. À Paris, Jules Romains, Paul Valéry, Adrienne Monnier, entre autres, s’agitent pour essayer de les faire sortir. Le Pen Club aussi, qui réussit à faire libérer Alfred Cohn pour cause de maladie. Par décision ministé­rielle, et grâce à l’opiniâtreté d’Adrienne Monnier, Benji quitte le camp des « travailleurs volontaires » de Nevers fin novem­bre. Caché à Lourdes, il se réfugie dans ses rêves et aspire à être enterré dans un sarcophage de mousse9. Comme tant d’autres, il enrage de ne pas être plus utile aux adversaires de Hitler. Le Congrès juif mondial s’organise à son tour pour porter secours aux prisonniers, alors que Hannah n’a plus le droit de voir Heinrich. Début novembre, elle obtient néan­moins, par un passe-droit, qu’une de ses amies, Juliette Stern, lui rende visite. Celle-ci lui apporte un sac de couchage et une pleine malle de nourritures. Heinrich partage tout avec ses camarades. Il demande à Juliette de dire à Hannah que tout va bien, alors qu’il souffre terriblement des reins et traverse une période de grave désarroi.

Hannah s’efforce toujours de le faire libérer. Elle débar­que à son tour à Villemalard dans la seconde semaine de no­vembre, et tente d’intercéder auprès des autorités. Déception. Seuls sont autorisés à sortir les Allemands mariés à des Fran­çaises. Hannah essaie alors d’inscrire Heinrich sur la liste des malades, mais ce dernier s’y oppose. Il veut combattre. À cinq reprises, il a signé des papiers attestant sa volonté de rem­plir ses devoirs militaires envers la France. Il en a le droit (p.170) puisqu’il bénéficie du droit d’asile. « J’espère que notre sort sera décidé par le gouvernement. » II calme l’impatience et l’angoisse de Hannah. « Je t’aime, mon cœur, je t’aime, je ne sais plus dire comment10. » Hannah va de faux espoirs en déceptions. Le commandant du camp libère les mutilés, pas les malades. De plus en plus faible, Heinrich est hospitalisé à l’infirmerie alors que les rumeurs les plus folles circulent dans les baraquements. L’une d’elles rapporte que les hom­mes de plus de quarante ans pourraient être libérés et affectés à des travaux d’utilité publique pour le ministère de la Défense nationale. Heinrich croise les doigts. Il a quarante ans depuis dix mois et cela le sauvera.

Le 15 janvier 1940, une minorité de réfugiés allemands et autrichiens sont libérés pour cause d’« inaptitude médicale aux camps ». Mais la libération d’un réfugié ne signifie pas forcément sa mise en liberté. Certains, qui ne sont pas consi­dérés comme des civils par le gouvernement français en guerre, sont renvoyés dans d’autres camps en tant qu’« étran­gers dangereux et indésirables ».

Grâce à une étude portant sur les camps d’internement11 de septembre 1939 à mai 1940, on sait que, sur les deux cent cinquante-quatre Allemands internés à Villemalard en dé­cembre 1939, quatorze seulement furent libérés début 1940. Heinrich est l’un d’eux. En principe, ces « libérés » pouvaient rejoindre leur lieu de résidence antérieure. En principe seule­ment, car les militants communistes, les suspects du point de vue national et les « étrangers dangereux et indésirables » sont transférés dans un autre camp. Heinrich, pourtant passi­ble de ces trois chefs d’accusation, échappe à un nouvel emprisonnement et arrive sain et sauf à Paris où l’attendent Hannah et Martha.

La première sortie de Heinrich est pour la mairie. Ac­compagné de Hannah, il présente ses papiers attestant son divorce et demande l’autorisation de se marier. La cérémonie a lieu le 16 janvier 1940 à la mairie du XVe arrondissement. Sans chichis, et avec une certaine gravité, Hannah et Hein­rich se marient juste à temps pour bénéficier du certificat de mariage des réfugiés. Deux mois plus tard, l’administration parisienne refusera de le leur délivrer. Un drame puisque ce (p.171) document était indispensable pour obtenir ensuite le précieux emergency visa, le « visa d’urgence » américain.

Hannah et Heinrich reprennent ensemble leur vie faite d’incertitude et de précarité, et courent à chaque instant le risque d’être de nouveau arrêtés. Pour tenter de l’éviter, ils dé­cident de se mettre sous la protection du Joint Committee, qui finance en France la plupart des organisations de secours juives, et s’est fixé comme but de secourir les populations jui­ves en Europe. Ils espèrent, grâce à l’intervention d’Adrienne Monnier, qui connaît un fonctionnaire important au Quai d’Orsay, quitter le territoire français et partir pour les États-Unis.

Dès la fin janvier, en vue de leur prochain départ, Han­nah prend avec Heinrich et Benji des cours particuliers d’an­glais. Ils s’inscrivent également sur la liste de l’Emergency Rescue Committee qui s’efforce de venir en aide à des intellec­tuels antifascistes en tentant l’obtention d’un visa d’urgence. Désormais, il ne suffit plus de franchir les chicanes adminis­tratives pour l’obtenir ; il faut encore bénéficier de lettres de recommandation, d’une attestation de ressources, et de la chance d’être inscrit sur la liste des visas hors quota ou d’ap­partenir à la catégorie des « non-immigrants » ! Heinrich et Hannah lisent Lumière d’août de Faulkner et le Journal de Gide. Ils espèrent chaque jour pouvoir partir et quitter la France où ils sont de plus en plus indésirables, et où leur si­tuation ne cesse de s’aggraver.

 

La fuite

Le 5 mai 1940, cinq jours avant l’offensive allemande contre la France, ils apprennent par les journaux que le gou­verneur général de Paris ordonne à tous les réfugiés alle­mands de dix-sept à cinquante-cinq ans, hommes et femmes, originaires d’Allemagne ou de Dantzig, de se faire connaître. Les hommes sont conduits à la caserne des Invalides pour être emmenés, le 14 mai, au stade Buffalo. Les femmes le len­demain au Vélodrome d’Hiver.

(p.172) Hannah laisse sa mère, qui a dépassé l’âge limite, dans l’appartement de la rue de la Convention et prend le métro pour se rendre au Vel’ d’Hiv. Elle y restera une semaine, dor­mant sur une paillasse dans les gradins, auprès de la maî­tresse de Fritz Frànkel, Franze Neumann, et de deux autres femmes : on isole les détenues par groupes de quatre pour éviter les mouvements de foule. Parfois, un avion militaire survole la verrière du bâtiment. Des femmes deviennent hys­tériques. Avec deux cent cinquante internées, Hannah choisit Lotte Eisner comme déléguée pour parlementer avec les offi­ciers français des problèmes de nourriture et d’hygiène. Han­nah se porte au secours de toutes ces femmes qui pleurent, sans nouvelles de leurs amis, de leurs maris. Kaethe Hirsch, une de ses amies, confirmera la nervosité collective, l’absence d’informations de l’extérieur. Le 23 mai, des soldats français les transportent en autobus jusqu’à la gare de Lyon. On les insulte : « Ah ! La cinquième colonne. Hitler vous paye bien12

Au stade parisien de Buffalo, Heinrich se retrouve en-fertné avec trois mille réfugiés. Des tracts, introduits clandes­tinement, les informent que le gouvernement français veut les transférer dans des camps du sud de la France. Quelques jours plus tard, par groupes de cent, ils sont emmenés en camion hors de la capitale, sous une sévère surveillance poli­cière. Blùcher se retrouve dans un camp d’internement qui sera évacué quand les Allemands entreront dans Paris.

De son côté, Hannah est embarquée dans un train, en direction de Gurs. Il fait horriblement chaud. Les femmes ont soif. À leur arrivée, un scout veut leur donner de l’eau. Une sœur de la Croix-Rouge intervient : « Ne donnez pas d’eau à ces gens-là. Ce sont des gens de la cinquième colonne13. »

Hannah arrive à Gurs le 23 juin 1940, le lendemain de l’armistice. Le camp compte alors neuf mille deux cent qua­tre-vingt-trois détenues. Les conditions d’hébergement sont rudes et les baraques déjà dégradées. Le camp se transforme en bourbier à la première pluie. Condamnées à vivre dans cet environnement, des détenues s’organisent et créent des co­opératives d’entraide pour échanger leurs vivres, leurs vête­ments et leurs savoir-faire. Hannah participe à cet élan de (p.173) courage et de solidarité et donne toutes ses forces à ce combat collectif des prisonnières. Elle lutte, comme elle le peut, contre la saleté, la misère, l’humiliation. Les détenues sont parquées dans des îlots par groupe de soixante. Son amie Lotte Eisner se trouve dans l’îlot 3, où tous les soirs l’of­ficier responsable vient, avec un fouet, chercher la plus jolie fille. En échange de ses faveurs, il lui donne à manger.

Les responsables de cantine obtiennent bientôt une auto­risation quotidienne de sortie par îlot pour aller acheter du lait chez des paysans des environs. Hannah fait partie de cel­les qui se battent pour de meilleures conditions matérielles et luttent auprès de leurs gardiens pour obtenir un minimum d’hygiène. Elle rejoint un collectif de femmes qui organise des cours d’histoire et de langue. Dans les baraques, chacune aménage son coin du mieux qu’elle peut : elles n’ont pas le droit de se changer et la paille qui sert de litière, vite sale et humide, n’est pas renouvelée. La saleté régnant dans le camp oblige les femmes à conserver la nuit leurs vêtements de jour. De toute façon, elles sont arrivées sans rien et ne peuvent rien se procurer à l’intérieur du camp. Elles ont droit à une dou­che tous les quinze jours. Dans cet enfer de Gurs, qui l’habi­tera à tout jamais, Hannah estimera plus tard, en 1941, dans une correspondance inédite14, avoir tous les jours côtoyé la mort et sérieusement songé à se suicider. Vingt-cinq per­sonnes mouraient là quotidiennement, quatre mille enfants tentaient d’y subsister aux côtés des neuf mille femmes et des mille cinq cents hommes de plus de soixante-dix ans, eux aussi soumis à des conditions effroyables.

Confrontée à cet enfer quotidien, Hannah ne cédera pas au désespoir. Au contraire, elle s’engage de plus en plus dans l’action collective et proteste avec ses compagnes d’infortune auprès des soldats français, postés devant la double barrière de barbelés qui les dissuade de toute velléité de fuite, contre cet internement abusif. Elle continue à lutter, malgré la certi­tude qui l’habite : la France les a enfermés pour les laisser mourir. Comme l’écrira une de ses codétenues, Hanna Schramm : « Nous avions perdu notre passé, nous n’avions plus de patrie, sur notre avenir était suspendu un nuage noir : / l’ombre menaçante de la victoire de Hitler15. » La lutte collective (p.174) se transformera en un violent courage de vivre, et don­nera à Hannah un optimisme insensé qui renforcera son désir de chercher à s’enfuir du cloaque16.

La Gestapo entre début juillet 1940 dans le camp. Elle vient y chercher les rares internées nazies. Une Allemande d’origine juive prend à part un officier pour lui demander des nouvelles de sa chère Allemagne, et se plaint auprès de lui de la mauvaise nourriture française. La Gestapo n’emmena ce jour-là que celles qui demandaient à retourner en Allemagne, mais elle revint chaque jour chercher des émigrées pour les emprisonner.

Hannah convainc ses camarades de rester mobilisées. Le pire piège est de s’asseoir par terre et de ne plus rien faire, de s’apitoyer sur son sort et de ne pas garder l’espoir de fuir. L’occasion va se présenter, en effet, après le 20 juillet, comme elle le racontera en 1962 au magazine américain Midstream : « Quelques semaines après notre arrivée au camp, la France était battue et toutes les communications interrompues. Dans le chaos qui suivit, nous parvînmes à mettre la main sur des papiers de libération grâce auxquels nous fûmes en mesure de quitter le camp17. » Ce moment de battement ne dura que quelques jours. Ensuite, tout redevint comme avant, et les possibilités d’évasion quasi impossibles.

Hannah, qui avait prévu ce retour à la normale, supplia ses camarades de saisir leur chance et de s’enfuir avec elle. « C’était une chance unique, mais qui signifiait qu’il fallait partir avec pour seul bagage une brosse à dents. » En compa­gnie de deux cents femmes, Hannah Arendt choisit la liberté.

Quelques mois plus tard, sous l’administration de Pétain, les camps deviennent infiniment plus dangereux que sous Daladier. Les opposants à l’Allemagne hitlérienne sont livrés à la Gestapo puis assassinés. À partir du 27 septembre 1940, les autorités allemandes édictent la première ordonnance sur le recensement des Juifs en zone occupée quelques jours avant la loi du 3 octobre 1940 du gouvernement de Vichy portant sur le statut des Juifs et définissant « la race juive », ce que ne faisait pas l’ordonnance allemande. Pleins pouvoirs sont don­nés aux préfets pour interner les Juifs étrangers. Le 22 octobre, (p.175) six mille cinq cent quatre Juifs sont expédiés à Gurs avec le concours des autorités françaises. Le camp d’internement, devenu camp de concentration, verra la majorité de ses inter­nés envoyés en camp d’extermination où ils mourront entre 1942 et 1943.

Hannah s’enfuit donc de Gurs à pied avec sa brosse à dents et l’intention de rejoindre son amie Lotte Klenbort, qui avait réussi à s’échapper de Paris occupé et vivait dans une petite maison près de Montauban. La voilà sur les routes, dans cette atmosphère de débâcle, seule, sans nouvelles de son mari. Des centaines de femmes sont dans son cas. On les appelle, dans la région du Sud-Ouest, les « gursiennes ». Han­nah envoie des télégrammes dans tous les camps de la France non occupée pour retrouver Heinrich, elle marche des heures, dort dans des fermes où, en échange d’un lit — elle n’a pas un sou —, elle travaille le jour dans les champs. Elle est épuisée, affolée. Toute la région vit dans un état de grande confusion : un décret préfectoral enjoint tous les anciens internés de Gurs de quitter le département des Basses-Pyrénées dans les vingt-quatre heures, sous peine d’être à nouveau emprisonnés, pen­dant qu’un décret de Vichy interdit à tout étranger de voyager et de quitter son domicile. Hannah est une sans-logis, une sans-papiers, une sans-argent.

Elle parvient finalement à Montauban où elle retrouve Lotte qui la soigne et la nourrit dans sa petite maison de deux pièces, à une dizaine de kilomètres de la ville, où se cachent déjà Renée Barth et sa fille, ainsi que le petit Gaby Cohn-Bendit18. Hannah souffre pendant quelques jours d’un fort rhumatisme dans les jambes, conséquence de sa longue mar­che, qui la tient alitée. Dès que ses forces reviennent, Hannah part en vélo à Montauban pour tenter d’avoir des nouvelles de Heinrich. La ville est devenue le point de convergence de tous les évadés des camps. Son maire, socialiste, opposé au gou­vernement de Vichy, a décidé d’en faire une ville ouverte à tous les réfugiés, à qui il affecte tous les logements laissés vides après la débâcle.

 

(p.185) Hannah donne alors l’impression de vivre dans un état d’angoisse profonde et de violente révolte contre la France. Comme Heinrich, elle se considère comme une miraculée et évoque d’abord les conditions de son voyage : « Ça s’est passé relativement bien et nous n’avons presque jamais été battus32. » On notera le « presque ». Un même sentiment de culpabilité étreint la petite communauté allemande antifasciste de Lis­bonne. La capitale portugaise est devenue le goulet de l’Eu­rope, la dernière porte d’un immense camp de concentration qui s’étend sur tout le Vieux Continent.

 

(p.201) Déjà en germe, cette idée qu’elle soutiendra lors du pro­cès Eichmann : être juif, c’est être libre, et être libre, c’est mourir les armes à la main. Être juif, c’est ne pas accepter la moindre compromission, ni avec les autorités nazies ni avec les conseils juifs, encore moins avec soi-même, en effaçant sa propre identité par l’assimilation. Déjà, chez elle, la révolte contre les puissants, les riches, les influents, qu’ils soient juifs ou non, ainsi que la certitude que le combat pour la Palestine passe d’abord et avant tout par un combat pour la liberté du peuple juif : « Ce n’est que si le peuple juif est prêt à se livrer à ce combat que l’on pourra également défendre la Palestine33. » Elle veut que les Juifs européens combattent mais n’indique pas comment ils pourraient le faire dans une Europe dominée par les lois nazies. Les Juifs de Palestine tenteront de créer leur propre armée : cela leur prendra trois ans. Après la défaite de la France, la Jewish Agency et la Haganah passent des accords avec le haut commandement britannique et des unités palestiniennes de volontaires se constituent. Mais il n’y a pas de commandement unique et les volontaires sont dissé­minés. Il faudra attendre septembre 1944 et la décision de Churchill pour que soit reconnue, en une seule formation mi­litaire, le Jewish Brigade Group. Hans Jonas fera partie de cette armée juive et portera ses insignes : bleu et blanc, avec une étoile de David brodée d’or.

 

(p.224) La force n’a jamais été le viatique de la liberté. Le rêve de Hannah vole en éclats. Elle est aussi déçue par la gauche du sionisme, et reproche notamment à ceux qui avaient inventé l’idéal pionnier des kibboutzim de n’avoir eu aucune influence politique sur la nature du mouvement, inconscients qu’ils étaient du destin général de leur peuple. Elle les juge sectai­res, autosatisfaits, plus soucieux de faire entendre leur propa­gande que d’inculquer une morale à la politique, devenue la sphère des politiciens de la pire espèce, qui font régner le rap­port de forces au lieu d’appliquer les règles les plus élémentai­res de la démocratie.

Au nom du tribunal de la mémoire et de la dignité humaine, Hannah Arendt poursuit les sionistes et les rend responsables et coupables d’avoir fait des affaires avec Hitler dès 1933. L’accord entre les sionistes et les nazis demeure en­core une part maudite de notre histoire. Hannah Arendt a le courage de rappeler cette négociation qui commença quel­ques mois seulement après l’accession de Hitler au pouvoir10. S’il paraît indécent aujourd’hui de rapprocher le nazisme du sionisme, il faut néanmoins rappeler que Ben Gourion sou­haitait que le nazisme provoque une immigration massive en Palestine. Et qu’un dirigeant sioniste, du nom de Ruppin, est bien allé trouver des responsables nazis pour leur proposer une négociation. Le contrat dit de la Haavara-transfert fut conclu dès avril 1933. Il était fondé sur les intérêts complé­mentaires des deux parties : les nazis voulaient les Juifs hors d’Allemagne, les sionistes les Juifs « en Palestine. Chaque Juif (p.225) allemand qui émigrait en Palestine était autorisé à emporter mille livres sterling — le prix demandé par la Grande-Bretagne pour s’installer « en tant que capitaliste » —, en devises étran­gères, et pouvait se faire envoyer par bateau des marchandi­ses pour un montant de vingt mille marks et davantage. Des compagnies d’assurance, juives et allemandes, contrôlaient les transferts financiers. Une partie des bénéfices alla à l’acquisi­tion des terres et à l’implantation des colonies. Le système fonctionna jusqu’au milieu de la guerre. Il permit l’émigration de quelque vingt mille Juifs allemands. Mais les efforts de sauvetage furent très insuffisants, et les rescapés des camps furent reçus avec rudesse11.

Cet accord déchira les sionistes. Les révisionnistes le stig­matisèrent — la nation juive se vend à Hitler pour le salaire d’une putain, disaient-ils. Les dirigeants le justifièrent pour des raisons d’ordre pratique. Pour elle, le sionisme change alors de nature et d’essence. Il a pour unique but la réali­sation en Palestine de l’indépendance du peuple juif. « Si je savais qu’il était possible de sauver tous les enfants d’Allema­gne en les installant en Angleterre ou juste leur moitié en les installant en Eretz Israël, je choisirais cette deuxième solution, car nous devons prendre en compte non seulement la vie de ces enfants mais aussi l’histoire entière du peuple juif », avait déclaré devant le comité central du Mapai son chef Ben Gourion, le 7 décembre 193812.

La plupart des Juifs allemands qui viendront se réfugier en Palestine grâce à cet accord le feront pour sauver leur peau. Ils auront des difficultés à intégrer les valeurs fonda­mentales du sionisme des dirigeants et se réfugieront dans leurs codes occidentaux. On les appellera, jusqu’après la guerre, « les sionistes de Hitler ».

C’est en rappelant cela que Hannah remet en cause la nature même du mouvement sioniste. Pour elle, le fait que l’avant-garde révolutionnaire juive en Palestine ne se soit pas opposée à l’accord nazi-sioniste signe l’échec du sionisme en tant que mouvement de libération. Désormais, à ses yeux, le mouvement a perdu son idéal et peut même devenir dange­reux car il laisse le champ libre à tous les fanatismes.

 

(p.322) Hannah Arendt rendait les Juifs responsa­bles de se distinguer, non par une divergence en matière de foi ou de croyance, mais par une différence de « nature pro­fonde », et où elle accusait les théologiens du judaïsme de souffler sur les braises de la haine dans une « intention polé­mique et apologétique ». Pour Hannah, en effet, ils auraient construit un mythe de la supériorité de leur religion. « Cette théorie spécieuse, pour laquelle les Juifs se trompaient eux-mêmes, accompagnée de la conviction qu’ils n’avaient jamais cessé d’être l’objet passif, souffrant, des persécutions chrétien­nes, revenait en fait à prolonger et à moderniser l’ancien mythe du peuple élu30. »

 

(p.457) Pour Hannah, la seule soumission n’aurait pas suffi à aplanir les énormes difficultés d’une telle opération… ni à apaiser la conscience des exécutants. Eichmann le déclare à la barre : le facteur le plus décisif pour sa conscience fut qu’il ne rencontra personne, absolument personne, qui s’op­posât à la Solution finale. Seule exception, le docteur Rudolf Kastner, dont il fit la connaissance en Hongrie, et avec qui il négocia l’offre de Himmler de relâcher un million de Juifs en échange de dix mille camions. Lui, Kastner, lui avait demandé d’arrêter « les moulins de la mort à Auschwitz57 ». Et c’est à propos du même Kastner que Hannah écrit : « Eichmann avait répondu qu’il le ferait « avec le plus grand plaisir » mais que, hélas ! cela ne relevait ni de ses compétences, ni de celles de ses supérieurs — ce qui du reste était vrai. Il ne s’attendait évidemment pas que les Juifs partagent l’enthousiasme géné­ral pour leur destruction ; mais il attendait effectivement d’eux plus que de la soumission, il attendait — et reçut, à un degré absolument extraordinaire — leur coopération. Comme naguère à Vienne, cette coopération fut naturellement la pierre angulaire même de tout ce qu’il fit. Si les Juifs n’avaient pas aidé au travail de la police et de l’administra­tion — j’ai déjà mentionné comment la rafle ultime des Juifs à Berlin fut l’œuvre exclusive de la police juive —, il y aurait eu un chaos complet, ou il aurait fallu mobiliser une main-d’œuvre dont l’Allemagne ne pouvait se passer ailleurs58. »

Elle cite les travaux de Robert Pendorf et surtout ceux de Raul Hilberg. Elle affirme : « Pour un Juif, le rôle que jouèrent les Juifs dans la destruction de leur propre peuple est, sans aucun doute, le plus sombre chapitre de cette histoire59. » Elle ajoute : « On le savait déjà mais maintenant et pour la pre­mière fois Raul Hilberg en a exposé tous les détails, pathéti­ques et sordides, dans La Destruction des Juifs d’Europe60, ouvrage de référence dont j’ai déjà parlé61. »

 

(p.460-461) Raul Hilberg se souvient de l’émotion ressentie dès qu’il put avoir accès aux documents de Nuremberg, dans lesquels il se plongea jour et nuit. Puis il soumit ses deux cents pre­mières pages à Neumann, le cœur battant. La seule objection de Neumann porta sur une partie de la conclusion. Hilberg y avançait que, sur le plan administratif, les Allemands avaient compté sur les Juifs pour leur sens de l’ordre, et que les Juifs avaient coopéré à leur propre destruction. Neumann ne lui dit pas que c’était faux, mais lui conseilla : « C’est trop gros à avaler, coupez. » Hilberg accepta, mais en échange, plus que jamais déterminé à le démontrer, il demanda à Neumann l’autorisation de se lancer, sous sa direction, dans une thèse intitulée La Destruction des Juifs d’Europe. Neumann accepta en le prévenant : « Vous aurez des ennuis, vous l’aurez voulu. »

(p.462-463)

Ce qu’il ignore encore, c’est la nature des réactions. Comme Hannah Arendt, et avant elle, il sera poursuivi pour avoir mis en cause la communauté juive allemande en prenant en compte un fait bien réel : ce qu’il nommait, avant Arendt, « la coopération des Juifs ». « J’avais dû examiner la tradition qui poussait les Juifs à faire confiance en Dieu, aux princes,

aux lois et aux contrats. Il m’avait fallu enfin prendre la me­sure du calcul des Juifs selon lequel le persécuteur ne détrui­sait pas ce qu’il pouvait exploiter sur le plan économique. C’est précisément cette stratégie des Juifs qui dictait les compromis et bridait la résistance64. »

 

(p.464-466) La loi du mal

 

Martine Leibovici a raison de souligner que la syntaxe du livre consacré à Eichmann, ces phrases si longues, avec des échappées, nous donne l’impression d’être face à une parti­tion à deux voix. En ce qui concerne les conseils juifs, Hannah Arendt n’utilise qu’une seule de ces voix : celle de l’accusation. De manière ironique, elle insiste lourdement sur la responsa­bilité de ces conseils : « On pouvait faire confiance aux res­ponsables juifs pour dresser les listes de personnes et des biens […]», et elle les caractérise psychologiquement: «Le nouveau pouvoir leur plaisait66. » Elle qui déteste ordinaire­ment faire appel à la psychanalyse fouaille les âmes de ces hommes et affirme : « Nous savons comment se sentaient les responsables juifs lorsqu’ils devinrent des instruments de meurtre67. » Elle leur reproche d’avoir gardé le secret et, ce faisant, d’avoir menti, comme Léo Baeck, ancien grand rab­bin de Berlin, qui était parfaitement au courant qu’on gazait les Juifs et préféra le taire. Résultat : on se portait volontaire pour Auschwitz et ceux qui tentaient de dire la vérité étaient

considérés comme des fous. Elle note cependant l’exception du président du conseil de Varsovie, Adam Czerniakow, qui préféra se suicider. Elle les accuse d’avoir rédigé les listes de transport de ceux qui partaient dans les camps, notamment à Theresienstadt. Elle écrit : « L’argumentation de l’accusation aurait été affaiblie s’il avait fallu reconnaître que la désigna­tion des individus dont on courait la perte était, à quelques exceptions près, le travail de l’administration juive68. » Elle se prévaut d’un ouvrage de Hans Gùnther Adler, Theresienstadt 1941, où tous ces faits sont consignés, et s’emporte contre le tribunal de Jérusalem qui ne l’a pas cité.

Cette insistance à désigner est, je crois, centrale pour comprendre pourquoi Hannah s’acharne sur le rôle des conseils. Désigner un individu, c’est le distinguer. Le distin­guer, c’est le choisir. Or les conseils juifs ont choisi d’épargner les plus riches, ceux qui avaient du pouvoir, des Juifs émi-nents. C’est au nom de l’égalité entre les individus que Han­nah se place ; c’est au nom de la recherche de la vérité — une hypothétique vérité qui, par essence, serait encore cachée et de nature scandaleuse — qu’elle entend être, elle la philosophe, la spécialiste de l’antisémitisme, l’accusatrice du procureur. Elle en vient même à reprocher à l’avocat d’Eichmann de ne pas avoir utilisé l’arme de l’atténuation de sa responsabilité. Eichmann fut aidé, dans ses sinistres tâches, par le travail de l’administration juive : « Plus que tous les bavardages dé­plaisants et souvent carrément choquants sur les serments, la loyauté et les vertus de l’obéissance aveugle, de tels documents auraient contribué à décrire l’atmosphère dans laquelle Eich­mann travaillait69. »

Hannah va jusqu’à affirmer que, avec la responsabilité des conseils juifs, c’est la distinction entre les bourreaux et les victimes qui n’est pas si claire ! Elle affirme que le procès veut occulter la coopération entre dirigeants nazis et autorités jui­ves, ce qui est faux : trente-sept dépositions tournent autour de cette question. Partout où les Juifs vivaient, il y avait des dirigeants juifs, affirme-t-elle, ce qui est faux historiquement. Les dirigeants — presque tous sans exception — ajoute-t-elle, coopéreront pour une raison ou une autre avec les nazis — ce qui est également faux. Pourquoi raisonne-t-elle ainsi et pourquoi n’utilise-t-elle pas des éléments historiques pioches dans une documentation où elle ne choisit que ce qui sert sa thèse ? Elle croit faire preuve de courage intellectuel en tenant de tels propos, faisant mine d’oublier que, depuis les années 1950, le sujet de la collaboration juive et de la dénonciation des conseils juifs était l’objet d’une multitude de publications, journaux intimes, mémoires… « La condamnation implacable des conseils juifs fut un thème majeur du parti Herout de Menahem Begin. En fait, la loi même qui permit de juger Eich-mann avait été adoptée en Israël pour châtier les collabo­rateurs juifs70. » Elle a toujours été une intellectuelle instinc­tive plus qu’une philosophe à la tête froide qui se barde de bibliographie et réfléchit cinquante fois avant d’écrire une phrase.

On le sait, le texte fut écrit dans la fièvre et l’emportement. Comme une nageuse qui avance à contre-courant au beau mi­lieu de la houle déchaînée, elle attaque les certitudes et s’af­fronte au caché, à l’obscène, à l’indicible. Ainsi affirme-t-elle, et cette phrase sera retenue contre elle pendant de longues années : « Toute la vérité, c’est que si le peuple juif avait été vraiment non organisé et dépourvu de direction, le chaos aurait régné, il y aurait eu beaucoup de misère, mais le nombre total de victimes n’aurait pas atteint quatre et demi à six mil­lions de victimes71. »

Sur les responsabilités des conseils juifs, les recherches menées depuis ne lui donnent pas raison. Comme le résume l’historien Saul Friedlànder : « Objectivement, le Judenrat a probablement été un instrument de la destruction des Juifs d’Europe, mais, subjectivement, les acteurs n’ont pas eu cons­cience de cette fonction, et, même s’ils en avaient conscience, certains d’entre eux — voire la plupart — ont essayé de faire de leur mieux dans le cadre de leurs possibilités stratégiques fort limitées afin de retarder la destruction. »

 

(p.477) Si on la poursuit et si on la harcèle ainsi, c’est parce qu’elle a dit la vérité, la vérité nue, sans l’enjoliver de remarques érudites. Elle semble persuadée qu’une véritable campagne politique s’organise, qui concerne, non un livre qui n’a jamais été écrit, mais sa propre personne. Elle se dit piégée par ce qu’elle nomme une campagne de diffamation médiatique où ses adversaires essaient de créer une « image » qui vient recouvrir celle de son livre. Elle se sent désarmée par rapport à ces gens qui ont tout : pouvoir, argent, relations, temps… Elle avoue donc son impuissance et continue à répéter qu’elle a écrit un reportage, juste un reportage, et non un livre politique. En dépit de ses dénégations, la campagne s’emballe.

Le Conseil des Juifs d’Allemagne, organisation des émi­grés juifs allemands, se réunit et décide de s’opposer à la conception historique de Hannah Arendt en préparant une série de publications destinées à montrer « comment les Juifs allemands ont déployé le maximum de forces tant sur le plan moral que matériel pour s’entraider et pour maintenir dans les circonstances les plus difficiles l’estime et le respect qu’ils se devaient à eux-mêmes.».

 

(p.534) Le lecteur peut s’en rendre compte dans ses notes du Journal de pensée : Hannah est de nouveau plongée dans l’œu­vre de Heidegger. Elle réfléchit au retrait, au voilement, à la notion d’événement comme dévoilement de la finitude8. Elle note : « L’affaire de la pensée consiste à rendre présent ce qui est absent » ; et elle ajoute : « Heidegger : la tempête dans la­quelle il s’est trouvé n’était pas la tempête du siècle. Il n’a été pris dans cette tempête qu’une seule fois, probablement parce que le calme dominait en lui. »

 

(p.472-473) Lettres d’insultes

 

En rentrant à New York, dans l’océan de lettres d’injures qu’elle commence à recevoir, Hannah ne trouve aucun courrier de son avocat, Me Moloshok, à qui elle demande depuis plusieurs mois de poursuivre la compagnie de taxis respon­sable de l’accident dont elle fut victime pour obtenir des dom­mages et intérêts. Elle le relance donc et lui suggère de réclamer quarante-cinq mille dollars. Puis elle prend rendez-vous pour Heinrich chez le dentiste. Il souffre beaucoup, ce qui ne l’empêche pas de tempêter toute la journée contre les auteurs de lettres d’insultes, pour la plupart des survivants ou des parents de survivants, qui s’attaquent à sa femme, c’est-à-dire, pour lui, les Juifs, la presse juive, les organisa­tions juives, les associations juives, les rabbins.

De son côté, Hannah n’en revient pas non plus et reste stupéfaite devant tant de violence. Elle se sent encerclée, af­faiblie, apeurée. Elle ne s’attendait pas à déclencher de telles réactions. Elle se montre, comme son mari, indignée par cer­tains procédés, certaines accusations, qu’elle voit comme autant de procès d’intention. Pendant cette période difficile, elle n’est guère aidée par son amie Mary McCarthy qui, au lieu de lui expliquer les raisons de cette violence, et de la cal­mer, attise ses tendances paranoïaques en comparant ce qu’elle subit à l’affaire Dreyfus. Heinrich, lui non plus, ne fait pas dans la subtilité. Pour lui donner raison, il insulte mé­chamment ceux qui osent l’attaquer et surenchérit. Même Hannah s’en montre gênée et avoue à Jaspers : «[…] et ce qu’il pense du peuple juif n’est pas toujours ce qu’on souhai­terait (ceci pour rire seulement)8. » Est-ce pour rire seulement que, se plaignant amèrement auprès de lui de l’attitude de certains de ses contempteurs, qui passent des semaines à fouiller dans sa vie pour tenter de ruiner sa réputation, elle ajoute : « Si j’avais su, j’aurais sans doute pris soin de faire la même chose. Et à la longue, il sera peut-être tout de même utile de nettoyer un peu cette fange juive. »

 

Fascisme italien et antisémitisme: 

Pierre Milza, Mussolini, , Libr. Arthème Fayard 1999

(p.752) (…) la conversion du Duce au racisme et à l’antisémitisme qui a entraîné la dérive du fascisme vers les rivages troubles de la « politique de la race ».

Les contraintes de la politique étrangère et le changement radi­cal qui s’est opéré sur ce terrain en 1935-1936 ont fortement pesé, semble-t-il, sur l’attitude de Mussolini à l’égard des Juifs. Ceux-ci ont pourtant été partie prenante dans le consensus qui a connu, on l’a vu, son apogée lors de la guerre d’Ethiopie. Nombreux furent parmi eux les volontaires pour l’Afrique, au point que le ministère de la Guerre et l’Union de la communauté se mirent d’accord pour la création d’un rabbinat militaire. Très large également fut l’adhé­sion à la « Journée de la foi » et à l’offre d’or pour le financement de la guerre. La victoire et la proclamation de l’Empire furent saluées par la presse juive avec enthousiasme et furent célébrées dans les synagogues comme dans les églises. En revanche – et c’est le fait nouveau —, les relations jusqu’alors très bonnes entre le sionisme et le gouvernement fasciste commencèrent à se détério­rer, et ce pour trois raisons concomitantes : le rapprochement avec l’Allemagne, la recherche d’un gentlemen’s agreement avec la Grande-Bretagne, fondé sur la reconnaissance des intérêts des deux puissances en Méditerranée et sur l’abandon par l’Italie de sa politique de pénétration en Egypte et en Palestine, enfin le rap­prochement de l’Italie, comme d’ailleurs de l’Allemagne, avec le monde arabe. Orientation symbolisée par le geste de Mussolini, brandissant le 18 mars 1937 à Tripoli « l’épée de l’Islam ».

La carte sioniste, que Mussolini avait conservée dans son jeu à seule fin d’embarrasser les Britanniques, avait en somme cessé de présenter la moindre valeur pour lui, au moment où il s’apprêtait à jouer conjointement celle de l’alliance allemande et celle du rap­prochement avec les Arabes. À partir de là, le Duce – qui se cher­chait de bonnes raisons de justifier son alignement sur la politique hitlérienne – n’allait pas manquer de généraliser certaines prises de position antifascistes émanant, à l’occasion de la guerre d’Ethiopie et de la guerre d’Espagne, de personnalités et d’organi­sations juives étrangères, au demeurant assez isolées, et de procla­mer que « l’internationale juive », alliée aux ennemis du fascisme, était partie en guerre contre lui.

Il est clair que d’autres mobiles ont joué dans le choix par Mus­solini et par le groupe dirigeant fasciste d’une politique de « défense de la race ». Il faut noter tout d’abord que celle-ci n’a pas commencé avec les mesures antisémites adoptées en 1938 par le gouvernement fasciste. Les premières cibles en ont été les popu­lations d’Afrique orientale : Érythréens, Somaliens et surtout Éthiopiens, et cela dès le début de la campagne d’Abyssinie.

(p.754) /massacres/ lors des chasses à l’homme dans les rues de la capitale éthiopienne, des dizaines de représentants de l’intelligentsia abyssine tués, jetés dans le fleuve qui traverse la ville ou dans des puits où leurs cadavres furent brûlés au pétrole : au total entre 5 000 et 6 000 victimes selon les sources italiennes, 30 000 selon les sources éthiopiennes examinées par Fabienne Le Houérou dans le livre qu’elle a tiré de sa thèse, L’Épopée des sol­dats de Mussolini en Abyssinie, 1936-1938n. Quatre jours après l’attentat, Mussolini avait télégraphié à Graziani : « Éliminer tous les suspects sans faire d’enquêtes44. »

« Défense de la race », « hygiène de la race », « prestige de la race » : voilà donc des formules qui avaient cours au plus haut niveau de la hiérarchie fasciste, bien avant que ne soit adoptée la législation antisémite. Ce qui veut dire que le terrain avait été pré­paré pour que l’opinion ne fût pas trop surprise par le revirement effectué par le pouvoir fasciste à l’égard des Juifs d’Italie, une petite communauté de quelque 47 000 personnes, essentiellement rassemblées dans des villes comme Livourne, Ancone, Ferrare et Rome. Le discours raciste, tel qu’il avait fonctionné depuis deux ans à rencontre des populations indigènes de l’Empire, avec son argumentaire axé sur l’inégalité des peuples, sur la relation suppo­sée entre le métissage et la décadence des sociétés humaines, sur la nécessité de préserver la « pureté » de la race, ne pouvait que s’accorder avec les principes énoncés par les promoteurs de la « révolution culturelle fasciste ». Il suffisait de remplacer le Noir par le Juif pour que, dans l’esprit d’une partie de la population transalpine, s’impose l’idée d’une ségrégation dirigée contre le monde israélite.

1938 - Kristallnacht (Deutschland / Germany)

(Horst Selbiger, in: Der Spiegel, 10/11/2018)

in : Delta 8 / okt. 2007, p.22

 

* Men kan verkeeren…, Brederode wist het al

‘Iedereen die W.O.2 meegemaakt heeft, weet nog dat Groot-Brittannië en nazi-Duitsland vijanden waren. Terecht zouden wij zeggen, geen haar op ons hoofd dat er aan denkt dit ‘Rijk van de Antichrist’ (Egon Friedell) te verdedigen. Maar valt mij daar toch niet toevallig een oud nummer van The Saturday Review uit de jaren dertig van vorige eeuw in handen! En wat zie ik op de voorpagina? Een vet opgemaakte kop met, jawel u leest goed…, « Heil Hitler »! Ach, beste lezer, in die jaren kon men ook in The Times en de Daily Mail artikels lezen die overliepen van sympathie voor de Duitse dictator. Trouwens als hij dan al een afkeer had van nazi-Duitsland, dit belette de Britse beau monde niet om zijn vakantie door te brengen in de Beierse Alpen. En dit niet alleen toen de Führer aller Germanen pas aan de macht gekomen was, neen, tot en met de winter van 1938-1939, toen de oorlog voor de deur stond. Chamberlain vond Hitler trouwens best iemand waar mee te praten viel en de oppositie tegen hem leek hem méér dan verdacht toe. In Engeland waren Churchill en Lord Baldwin nagenoeg de enige politicus die er een andere mening op na hield. En in Frankrijk was het nauwelijks beter. Nog in de late jaren dertig gingen Franse oud-strijders op vriendschappelijk bezoek in Duitsland en de Franse auteur Jean Giraudoux, die een hoge functie had aan het ministerie van Buitenlandse Zaken, en die bijgevolg inzage had in uiterst vertrouwelijke rapporten, wist in 1939, nauwelijks enkele maanden voor de oorlog uitbrak, nog te vertellen dat de Joden in zijn land niets te vrezen hadden « omdat Duitsland Frankrijk toch nooit zou binnen vallen ». Tot de val dichtklapte natuurlijk.

 

*  Kirchliche Druckerlaubnis. Niet alleen in Engeland waren er die zich op het fenomeen Hitler verkeken. Voor ons ligt een klein boekje « Der Fahnenschwinger », geschreven door een zekere Marga Müller en in 1935 uitgegeven bij Verlag Ars Sacra in München, dus na de machtsovername.  De inhoud en vooral de illustraties liegen er niet om. Anti-nazi kan met dit geschrift, dat duidelijk tot een katholiek publiek gericht is (Ars Sacra !), bezwaarlijk noemen . De bisschop van München heeft er trouwens uitdrukkelijk zijn toestemming toe gegeven: Kirchliche Druckerlaubnis!             

1940-1945: Simenon, antisémite

Léon Poliakov, Bréviaire de la haine, Le IIIe Reich et les Juifs

(éd. Calmann-Lévy, 1951)

(p.8) / François Mauriac /

 

Mais ce bréviaire a été écrit pour nous aussi Fran­çais,  dont l’antisémitisme  traditionnel a survécu à ces excès d’horreur dans lesquels Vichy a eu sa timide et  ignoble  part, pour nous  surtout, catholiques français, qui devons certes à l’héroïsme et à la charité de tant d’évêques, de prêtres et de religieux à l’égard des Juifs traqués, d’avoir sauvé notre honneur, mais qui n’avons pas eu la consolation d’entendre le suc­cesseur du Galiléen, Simon-Pierre, condamner claire­ment, nettement et non par des allusions diplomati­ques, la mise en croix de ces innombrables « frères du Seigneur ». Au vénérable cardinal Suhard qui a d’ailleurs tant fait dans l’ombre pour eux, je deman­dai un jour, pendant l’occupation : « Eminence, ordon­nez-vous de prier pour les Juifs… », il leva les bras au ciel : nul doute que l’occupant n’ait eu des moyens de pression irrésistibles, et que le silence du pape et  de la hiérarchie n’ait  été un affreux devoir;   il s’agissait d’éviter de pires malheurs. Il reste qu’un crime de cette envergure retombe pour une part non médiocre sur tous les témoins qui n’ont pas crié et quelles qu aient été les raisons de leur silence.

(p.9) Surtout que ce livre ne nous désespère pas : il y a ceux qui ont tué mais il y a aussi ceux qui ont su mourir. Nous n’avions pas attendu Hitler et les nazis pour savoir que l’homme n’est pas né innocent et que le mal est en lui et que la nature est blessée. Mais un héros et un saint demeurent en germe au plus secret de nos misérables cœurs.

Il dépend de nous que les martyrs n’aient pas été torturés en vain. Il dépend de nous de ne pas écarter cette multitude qui, bien loin de crier vengeance, nous crie inlassablement ce que le premier d’entre eux, le fils de David, nous a enseigné sur la montagne : « Bienheureux les doux car ils possèdent la terre. Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront conso­lés. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de jus­tice, car ils seront rassasiés. Bienheureux les miséri­cordieux car ils obtiendront eux-mêmes miséricorde. Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice… »

 

———

(p.35) Le jour même où le gouvernement hitlérien ordon­nait le tamponnage des passeports des Juifs, le gou­vernement polonais prescrivait à ses nationaux habitant à l’étranger un tamponnage d’un autre genre. Faute de faire revêtir leurs passeports par un cachet spécial apposé par les consulats, ils allaient être déchus de la nationalité polonaise. De leur côté, les consulats polonais avaient reçu l’ins­truction de ne pas renouveler les passeports des Juifs vivant à l’étranger depuis plus de cinq années. Plus de 20 000 Juifs polonais résidant en Allemagne depuis de longues années allaient se trouver apa­trides du jour au lendemain. Cette fois-ci, la Ges­tapo le soulignait ironiquement, c’est sur la sugges­tion du ministère des Affaires étrangères que Himm-ler ordonna l’arrestation immédiate et l’expulsion de tous les Juifs polonais habitant en Allemagne. Dans la seule ville de Vienne, 3 135 Juifs furent arrêtés et envoyés en Pologne.

Mais le gouvernement de Varsovie refusa de les laisser entrer en territoire polonais. C’est ainsi que dans la région de Zbonszyn, des milliers d’hommes, femmes et enfants, premières personnes déplacées de notre époque, durent camper de longues se­maines dans un no maris land sur la frontière, par un froid rigoureux, en attendant que les gouver­nements se missent d’accord sur leur sort.

 

(p.38) Le jour suivant, à une conférence convoquée par Gœring dont il sera question plus loin, Heydrich parle déjà de 7 500 magasins détruits. Les archives du camp de Buchenwald indiquent que ce seul camp recevait entre le 10 et le 13 novembre livraison de 10 454 Juifs, où ils étaient reçus et traités avec les sadiques raffinements d’usage, couchés en plein air hivernal, battus et torturés à longueur de journée, tandis qu’un haut-parleur proclamait : « Tout Juif qui veut se pendre est prié d’avoir l’amabilité de mettre un morceau de papier portant son nom dans sa bouche, afin que nous sachions de qui il s’agit. » Cette orgie dévastatrice n’émut pas outre mesure le peuple allemand, qui en était le témoin global. Elle se poursuivait devant une indifférence quasi générale. « La réaction du peuple allemand aux pogromes de l’automne 1938 montre jusqu’où Hitler l’a mené en cinq ans et jusqu’à quel point il l’a avili », écrivait Rauschning en 1939(18). Et Karl Jaspers observe : « Lorsqu’en novembre 1938 les synagogues brûlaient et que les Juifs étaient dépor­tés pour la première fois… les généraux étaient présents; dans chaque ville, le commandant avait la possibilité d’intervenir… ils n’ont rien fait (19). »

 

(p.75)

/ Varsovie/  le jour du Vendredi Saint 1940 (…): c’est le jour où on disait dans les églises catholiques la messe dans laquelle il était question de la « perfidia judaïca » et où les fidèles tapaient du bâton, maudissant les ennemis du Seigneur. On voit comment les enseignements de l’Eglise catho­lique pouvaient contribuer, eux aussi, à l’acharne­ment des fidèles du Führer.

 

(p.82) L’impulsion  est donnée par l’expulsion des  Juifs d’Alsace-Lorraine,  pratiquement  terminée  au  début d’octobre 1940.

 

(p.84) Aux Pays-Bas et au Luxembourg, la situation est quelque peu différente, puisqu’il s’agit de « peuples de souche germanique », aux­quels tôt ou tard on espère inculquer l’évangile raciste, après quoi ils seront incorporés dans les rangs de la Race des Maîtres — tandis qu’on a affaire en France (et en Belgique wallonne) à des sous-hommes quelque peu exotiques, de toute évi­dence dégénérés, mais à l’égard desquels on res­sent confusément un complexe d’infériorité inavouable mais tenace. Politiquement, on aspire à les mainte­nir dans un état de division et de faiblesse, sien désintéressant pour le reste et les laissant cuire dans leur mauvais jus de sous-natalité biologique. Mais humainement on craint parfois de trop les choquer.

 

(p.85) L’antisémitisme de Vichy était le produit d’un croisement de la xénophobie si caractéristique d’une certaine bour­geoisie française avec une vieille doctrine antisé­mite traditionnellement réactionnaire et cléricale, qui prétendait puiser ses inspirations chez les doc­teurs de l’Eglise moyenâgeux, et se réclamait de la Somme de saint Thomas d’Aquin. Les Allemands n’imposent rien de force à Vichy : ils conseillent, « ils font des suggestions », allant même jusqu’à « laisser entrevoir aux Français l’abrogation des mesures allemandes, afin de stimuler leur initiative dans le domaine de la question juive (47) ». Vichy s’y prête de bonne grâce, et même — dans la mesure où la politique allemande était conforme à sa doctrine — avec un zèle convaincu. De cette politique, Pétain et Xavier Vallat (le premier commissaire général aux Questions juives) sont les protagonistes attitrés : Pétain prend même la précaution de se renseigner auprès du Saint-Siège sur l’opportunité des mesures vichyssoises, et la réponse très précise de son ambassadeur : « Jamais il ne m’avait rien été dit au Vatican qui supposât, de la part du Saint-Siège, une critique ou une désapprobation des actes législatifs et réglementaires dont il s’agitl » apaise sans doute définitivement sa conscience.

 

  1. Rapport du 7 septembre 1941 de Léon Bérard, ambassadeur de France près du Saint-Siège, au maréchal Pétain, sur les « questions et difficultés que pouvaient soulever les mesures prises à l’égard des Juifs ». A propos de l’attitude du Vatican, voir pp. 433 et suiv.

 

(p.175) Jodl : « Rompre tous les ponts … afin d’exciter le peuple à une combativité plus forte encore… »

 

(p.206) Lors du procès des principaux membres des groupes, qui eut lieu à Nuremberg plusieurs années plus tard, leur attitude mit à jour l’étonnante confusion men­tale régnant dans les cervelles nazies. Parmi les vingt-deux accusés, se trouvaient un professeur d’uni­versité, huit avocats, un chirurgien dentiste, un archi­tecte, un expert d’art, et même un théologien, ancien pasteur1. Tous plaidèrent non coupables; aucun n’exprima le moindre regret; tout au plus se réfé­raient-ils aux ordres reçus et aux dures nécessités de la guerre. Et cependant, lors de leur défense, ils se référaient aux mêmes valeurs de la civilisation occidentale qu’ils avaient, des années durant, fou­lées aux pieds : leurs témoins, leurs avocats, célé­braient à l’envi leur honnêteté, leurs vertus fami­liales, leurs sentiments chrétiens, et même la dou­ceur de leur caractère…

 

  1. Biberstein-Szymanovski. Citons cette incroyable réplique de ce dernier, auquel le président du tribunal demandait si, en sa qualité d’ancien ecclésiastique, il n’estimait pas utile d’adresser des paroles de consolation, voire de confesser les Juifs immolés.

« Monsieur le Président, on ne jette pas des perles devant les pourceaux. » (Audience du 21 novembre 1947.)

 

 

(p.278-279) Plusieurs psychiatres allemands de renom, tels que les professeurs Heyde,

  1. L’association des médecins chargés d’administrer l’eutha­nasie portait le nom de « Reichsarbeitsgemeinschaft Heil-und Pflegeanstalten (Association du Reich, établissements thérapeuthiques et hospitaliers).

 

 

Nietzsche, Pfannmùller, apportèrent au T-4un concours actif et enthousiaste. Une autre autorité scientifique, le professeur Kranz, évaluait à un million le nombre d’Allemands dont « l’extirpation » lui paraissait souhai­table (280).

 

(p.315) Peut-être le lecteur trouvera-t-il tout de même quel­que intérêt à jeter un regard dans la conscience de ces techniciens ? Voici un extrait du journal intime de l’un d’eux, un intellectuel celui-là, le médecin docteur Kremer :

« 1.IX.1942. J’ai écrit à Berlin pour comman­der une ceinture en cuir et des bretelles. J’ai assisté l’après-midi à la désinfection d’un bloc avec du Cyclone B, afin de détruire les poux.

« 2.IX.1942. Ce matin à trois heures, j’ai assisté pour la première fois à une action spéciale. En comparaison, l’enfer de Dante me paraît une comé­die. Ce n’est pas pour rien qu’Auschwitz est appelé un camp d’extermination.

« 5.IX.1942. J’ai assisté cet après-midi à une action spéciale appliquée à des détenues de camp féminin (Musulmanes *), les pires que j’aie jamais vues. Le docteur Thilo avait raison ce matin en me disant que nous nous trouvons dans l’anus du monde 2.

 

  1. Ainsi qu’on le verra plus loin, on désignait à Auschwitz sous le terme de « Musulmans   » les détenus arrivés au degré limite d’usure physique.
  2. A cet endroit,   le  texte  porte  en  latin   :  anus mundi.

 

(p.315) Ce soir vers huit heures j’ai assisté à une action spé­ciale de Hollandais. Tous les hommes tiennent à prendre part à ces actions, à cause des rations spé­ciales qu’ils touchent à cette occasion, consistant en 1/5 de litre de schnaps, 5 cigarettes, 100 grammes de saucisson et pain.

« 6-7.IX.1942. Aujourd’hui, mardi, déjeuner excel­lent : soupe de tomates, un demi-poulet avec des pommes et du chou rouge, petits fours, une merveil­leuse glace à la vanille. J’ai été présenté après déjeu­ner à 1… Parti à huit heures du soir pour une action spéciale, pour la quatrième fois…

« 23.IX.1942. Assisté la nuit dernière aux sixième et septième actions spéciales. Le matin, l’Obergruppen-fiihrer Pohl est arrivé avec son état-major à la maison des Waffen-SS. La sentinelle près de la porte a été la première à me saluer. Le soir, à vingt heures, dîner dans la maison des chefs avec le général Pohl, un véri­table banquet. Nous eûmes de la tarte aux pommes, servie à volonté, du bon café, une excellente bière et des gâteaux.

« 7.X.1942. Assisté à la neuvième action spéciale. Etrangers et femmes.

« 11.X.1942. Aujourd’hui dimanche, lièvre, une belle cuisse, pour déjeuner, avec du chou rouge et du pudding, le tout pour 1.25 RM.

«12.X.1942. Inoculation contre le typhus. A la suite de quoi, état fébrile dans la soirée; ai assisté néan­moins à une action spéciale dans la nuit (1 600 per­sonnes de Hollande). Scènes terribles près du der­nier bunker. C’était la dixième action spéciale (348). »

 

  1. Mot illisible.

 

(p.370) /Himmler/

Le culte du passé germanique était l’un de ses objets de préocuppation les plus graves.

(p.371) (…) dans le Jutland une vieille Danoise, seule au monde, lui avait-on assuré, à connaître encore les métho­des de tricot en usage chez les anciens Vikings (395). En de pareilles questions, il ne lésinait ni avec le temps ni avec l’argent : dans tous les recoins de l’Europe occupée, dans la Russie à feu et à sang, et jusque dans le lointain Tibet, de coûteuses expéditions avaient mission de retrouver les traces des passages des tribus germaniques (396). Parmi d’autres indices, la couleur des cheveux et des yeux lui paraissait particulièrement convaincante dans cet ordre d’idées : et un récit nous montre Himmler, complimentant le Grand Mufti de Jérusalem pour ses yeux bleus, cette preuve formelle d’une ascendance nordique. (C’était leur première ren­contre : au cours du thé qu’il offrit à quelques chefs SS à cette occasion, les convives furent una­nimes à déplorer que l’aveugle Histoire, en per­mettant au XVIIe siècle au Saint-Empire de triom­pher sur les Turcs, retarda d’autant l’écrasement définitif du christianisme enjuivé . )

 

(p.380-381) /L’Europa-Plan visant à déporter les Juifs à Madagascar/

Il est caractéristique que Himmler hésita lon­guement avant de donner à Wisliceny des instruc­tions précises. Sa première réaction paraît avoir été favorable : il semble bien qu’une émigration massive d’enfants figurait parmi les premières mesures envisagées. Mais Eichmann, solidement installé dans sa position-clef, s’efforçait de son mieux à torpiller un accord de cette nature; il trouva un allié inattendu et influent en la personne du Grand Mufti de Jérusalem (réfugié en Allemagne depuis l’été 1941), qui veillait jalousement à ce qu’aucun Juif ne pût quitter vivant le continent européen. D’autres SS importants, en premier lieu Walter Schellenberg, le chef du service de ren­seignements de la SS, s’efforçaient d’influencer Himmler en sens contraire : pendant de longs mois, sa réponse définitive se fit attendre.

 

(p.386) D’autres négociations de cette espèce eurent lieu cependant, et furent menées à bien. Ainsi, celles rela­tives aux grands blessés de guerre, qui au cours des hostilités furent échangés à plusieurs reprises entre la Grande-Bretagne et le IIP Reich. Il en fut de même en ce qui concernait les internés civils. C’est que, et quelle qu’ait été la sauvagerie du conflit, certains grands accords internationaux, tels que la Conven­tion de Genève sur les prisonniers de guerre, restè­rent en vigueur tout au long des hostilités, sans jamais être dénoncés. Les Juifs des pays conquis n’étaient pas protégés par ces textes : ainsi que nous l’avons déjà noté, seuls ceux qui appartenaient à une nation belligérante ou neutre échappaient au sort commun. De cette manière, et « fondés en droit », les Allemands avaient beau jeu de refuser aux délégués de la Croix-Rouge internationale ou aux missions neutres l’accès des camps de concentration. Signa­lons à ce propos que lorsqu’en 1939, dès la déclaration de la guerre, le Comité de la Croix-Rouge proposa aux belligérants d’étendre aux populations civiles, « sans distinction de race, de confession ou d’opinions politiques », le bénéfice de la Convention de Genève, ce fut — par une très cruelle ironie — la Grande-Bretagne qui manifesta le plus de réticence à l’égard d’un projet que le IIIe Reich, à l’époque, « se décla­rait prêt à discuter 1 » (Certes, eût-il même été accepté,

 

  1. Par sa lettre circulaire du 4 septembre 1939, le Comité international de la Croix-Rouge proposait aux belligérants, entre autres, « …l’adoption anticipée et au moins provisoire, pour le seul conflit actuel et pour sa seule durée, des dispositions du projet de Convention sus-mentionné… » (II s’agissait du projet dit « de Tokio » étendant aux civils les bénéfices de la Conven­tion de Genève.)

Par lettre du 30 novembre 1939, le ministère des Affaires étrangères du Reich confirmait que, « du côté allemand, on estimait que le « projet de Tokio » pourrait servir de base à la conclu­sion d’un accord international sur le traitement et la protection des civils se trouvant en territoire ennemi ou occupé »…

Le 23 novembre 1939, le gouvernement de la IIIe République écrivait : « Le gouvernement français reconnaît pleinement 1 in­térêt… du projet dit de Tokio. Il estime, cependant, que le texte dont il s’agit nécessiterait encore une étude attentive… qui ris­querait de demander un assez long délai et de retarder d autant la solution des problèmes… »

Quant au gouvernement britannique, ce n’est que le 30 avril 1940 qu’il donnait une réponse à la lettre-circulaire, indiquant qu’il préférait avoir recours à un accord bilatéral avec le gouver­nement du IIF Reich. (Cf. Comité international de la Croix-Rouge; documents sur l’activité du Comité en faveur des civils détenus dans les camps de concentration d’Allemagne, Genève, 1946.)

 

 

(p.387) un pareil texte n’aurait pas empêché les Nazis d’y passer outre : mais la question se serait trouvée pla­cée sur un nouveau terrain, mettant à la disposition de la Croix-Rouge, des neutres et des Alliés de meil­leurs moyens d’action. Le privilège dont bénéfi­cièrent jusqu’à la fin les prisonniers de guerre juifs est à cet égard bien significatif.) Dès lors n’eût-il pas fallu, dans le camp allié, faire un puissant effort d’imagination, afin de tenter de mettre un terme à l’agonie des premières victimes désignées de l’enne­mi ? Rien de pareil ne fut fait, ou trop peu et trop tard : un organisme spécialement créé dans ce but par le président Roosevelt, le « War Refugees Board », ne surgit qu’en 1944, et son activité fut ligotée jusqu’à la fin par de mesquines entraves administratives. Le gouvernement britannique pour­suivait sa politique palestinienne (celle du « Livre Blanc » de 1939) avec une obstination implacable, et rejetait systématiquement dans la mer les quelques rares bateaux transportant des réfugiés échappés à l’enfer hitlérien. Des accusations sévères, venant par­fois de bouches très autorisées, furent élevées à ce propos contre les chancelleries alliées, et un témoin tel que Henry Morgenthau, secrétaire au Trésor du cabinet américain, a pu parler de « combinaison

 

(p.388) satanique d’ambiguïté et de glaciale froideur britan­niques, équivalant à une sentence de mort (418) ». Le même Morgenthau accusait, dans un document of­ficiel, les hauts fonctionnaires du State Department :

« 1° D’avoir entièrement échoué à empêcher l’ex­termination des Juifs dans l’Europe contrôlée par les Allemands.

« 2° D’avoir camouflé leur mauvaise volonté par la constitution d’organisations factices, telles que les organisations intergouvernementales pour contrô­ler le problème des réfugiés.

« f D’avoir supprimé pendant deux mois les rap­ports adressés au State Department sur les atrocités allemandes, après que la publication de rapports analogues eut intensifié la pression de l’opinion publique (419). »

Quant à des moyens d’action plus puissants, telles de vastes mesures de représailles, que la suprématie aérienne des Alliés rendait possibles, ils ne furent jamais envisagés. Et le bombardement des usines de la mort — opération militairement facile, qui aurait déréglé le processus exterminatoire et qui aurait été grosse d’effets psychologiques — bien que maintes fois réclamé par les organisations juives, leur fut toujours refusé.

Divers auteurs, des historiens juifs en particulier, en commentant la somme de toutes ces carences, ont ouvertement parlé d’antisémitisme systématique : une phrase terrible a été citée, venant de la bouche d’un homme d’Etat allié à l’époque où, au prin­temps 1944, des diplomates allemands avaient lancé le bruit d’un prochain refoulement massif des Juifs sur un territoire allié ou neutre l : « Mais où allons-

 

  1. Il semble qu’il s’est agi d’une idée de Ribbentrop, née dans son esprit à l’époque où, à la veille du débarquement allié en Normandie, la propagande allemande se livrait à diverses ma­nœuvres psychologiques.

 

(p.389) nous les mettre 1 ? » Sans doute un tel facteur peut-il expliquer maintes réticences; mais peut-être n’est-il pas nécessaire de chercher dans une hostilité consciente la raison essentielle de l’inactivité presque totale du monde en face du martyrologe juif. Plutôt s’agissait-il d’un état de choses établi; et l’absence de textes ou de conventions protégeant les Juifs ne faisait que consacrer leur faiblesse séculaire. Si leurs souffrances ne trouvaient pas d’écho, c’est que le monde prenait facilement son parti de leurs plaintes. Et ils n’avaient rien d’autre à jeter dans la balance. La situation d’un peuple sans patrie, dont l’impuis­sance même, à travers les âges, a toujours été comme une provocation au massacre, fut à la vérité la rai­son majeure d’une impunité de fait dont les Nazis se sentaient bien le bénéfice assuré. (…)

 

Cf. le rapport de Veesenmayer, ambassadeur allemand à Bu­dapest, à son gouvernement, en date du 3 avril 1944 : « La réac­tion de la population de Budapest aux deux attaques aériennes amenait dans de nombreux milieux une recrudescence de l’anti­sémitisme. Hier, des tracts furent distribués, qui réclamaient la vie de cent Juifs pour chaque Hongrois tué… Je n’aurais aucun scrupule à faire fusiller dix Juifs judicieusement choisis pour chaque Hongrois tué… J’avais du reste l’impression que le gou­vernement (hongrois) serait prêt à mettre à exécution pareille mesure, et de son propre chef. D’autre part, une telle action, si elle est engagée, doit être exécutée sans faiblesse. Pour tenir compte des propositions faites au Fiihrer par M. le ministre des Affaires étrangères, concernant la possibilité d’offrir tous les Juifs en cadeau à Churchill et à Roosevelt, je vous prie de bien vou­loir me faire savoir si cette idée est toujours retenue, ou si je puis commencer avec lesdites représailles après la prochaine attaque. »

 

  1. L’authenticité de cette phrase, dont les termes nous ont été confirmés par une source très autorisée, ne laisse la place au moindre doute. Son auteur était Lord Moyne, à l’époque mi­nistre d’Etat britannique au Proche-Orient.

 

 

(p.391) LES GRANDS DESSEINS NAZIS

 

Nous allons sortir maintenant de l’atmosphère de haine pure, de la destruction comme fin en soi, et, quittant la démente ambiance des industries de la mort, entrer dans un domaine où les intentions et les actes des dirigeants nazis, aussi implacables, aussi féroces qu’ils aient été, revêtent à première vue un aspect moins déconcertant. Ils ne sont plus sans pré­cédent : ils paraissent faire écho aux entreprises des grands conquérants à travers les âges, poussées en l’espèce, il est vrai, à leurs conséquences les plus extrêmes. Il s’agit du sort réservé par le IIIe Réich aux peuples asservis, aux races dites « inférieures » : projets qui, bien qu’ils ne dussent connaître leur plein accomplissement qu’après la victoire, étaient déjà mis à exécution avec une hâte fébrile, à mesure que l’emprise allemande s’étendait sur l’Europe.

Si, dans l’eschatologie nazie, le Juif occupait la place de Satan, le non-germain en général, le « sous-homme », démuni de tout attribut sacré, était délibé­rément rangé parmi les catégories du monde animal, et considéré tout au mieux (suivant une définition courante) comme « une forme de transition entre l’animal et l’homme nordique ». A l’égard du Polonais, du Tchèque ou du Français, le souffle de (p.392) haine paraît donc absent, qui aurait poussé à décré­ter l’extermination de cette bête de somme par ail­leurs si utile, appelée à jouer son rôle dans l’édifi­cation du IIIe Reich millénaire. Les mesures de per­sécution, en ce qui le concerne, sont motivées tout autrement. Il s’agit dans ce cas de considérations éco­nomiques et démographiques qui, s’insérant dans le cadre d’un plan impérialiste, visent à assurer la primauté permanente et certaine de la race germa­nique; il est question de courbes de natalité et d’in­dices de reproduction, de la prolifération menaçante des Slaves, de la saignée occasionnée par la guerre parmi les Allemands… Et cependant, partant d’un point de vue apparemment plus rationnel, et faisant appel à des techniques plus subtiles, les Nazis ten­daient, ainsi qu’on le verra, au même but, celui de la suppression physique des autres peuples : le même terme de génocide s’y applique, même s’il s’est par­fois agi en l’espèce d’un génocide « à retardement », plus insidieux et plus lent. Derrière les nuances de terminologie et de méthodes, on retrouve en fin de compte l’identité des faits; derrière les superstruc­tures et les rationalisations, on retrouve le même déferlement homicide, et les mêmes fleuves de sang. Du coup, en embrassant l’ensemble, on aperçoit mieux la vraie signification de l’extermination totale des Juifs, signe avant-coureur d’holocaustes plus vastes et plus généralisés. En fait, une fois déclen­chée la « solution finale », les barrières mentales sont rompues, et le précédent psychologique créé : éprou­vés aussi de leur côté, les procédés techniques. Aussi bien, on aurait pu conclure, par un simple raisonne­ment inductif, qu’une entreprise aussi démente ne pouvait s’arrêter à mi-chemin, et que, si seulement la fortune des armes en eût laissé le temps aux Nazis, elle aurait, par la seule force de sa logique interne, happé d’autres peuples et d’autres races dans son engrenage implacable. Car « le racisme est comme la maladie de la rage : nul ne peut savoir d’avance sur qui l’adorateur (p.393) de son propre sang déchargera la fureur qui le tourmente 1 ».

Rien n’est aussi oiseux que la tentative de pré­figurer des événements qui n’eurent jamais lieu, et l’hé­gémonie allemande sur l’Europe fut de trop courte durée pour que ces destins menaçants aient eu le temps de s’accomplir. Mais en cinq années de guerre, la courbe d’un génocide plus généralisé se dessinait avec assez de netteté déjà pour qu’on puisse, sans quitter le terrain de l’Histoire pure, évoquer égale­ment le sort des sous-hommes qui n’étaient pas nés Juifs. A leur égard, deux procédés sont appliqués si­multanément, avec une ampleur variant suivant les régions géographiques : une extermination directe partielle, caractéristique surtout pour l’URSS, et un ensemble de mesures plus circonspectes, plus caute­leuses, en vue d’une extinction.

 

 

(p.426)  Mais jusqu’aux organisations de résistance, ces conclusions furent loin d’être unanimement tirées dans les pays de l’Est. Nous avons déjà eu l’occasion de parler de l’attitude réticente des organisations clan­destines polonaises à l’égard de ceux-là mêmes d’entre les Juifs qui s’efforçaient de combattre les armes à la main. Quant aux masses populaires (et contraire­ment aux prévisions exprimées en 1940 par le général Blaskowitz : « Très rapidement… les Polonais et les Juifs, appuyés par l’Eglise catholique, se coali­seront sur toute la ligne dans leur haine contre leurs bourreaux… » : cf. p. 25), leur attitude paraissait surtout faite d’indifférence — tandis que des mino­rités agissantes s’attachaient à recueillir les innom­brables fruits que le pillage et les dénonciations pouvaient leur assurer. Il y eut certes aussi en sens contraire un certain nombre d’actes de dévouement et d’héroïsme individuels : mais la tendance domi­nante s’exprimait en complète apathie, résultante de réactions de peur et aussi de satisfaction inavouable. Cette apathie, qui ne faisait que répondre à l’antisé­mitisme traditionnel des Polonais, trouve son expres­sion négative dans l’absence absolue de protestations ou manifestations collectives, telles que par exemple l’épiscopat de la très catholique Pologne les adressa à des reprises réitérées au gouverneur général Frank à d’autres sujets. (Lorsque, dans un de ces documents, son auteur mentionne le sort des Juifs, ce n’est que pour s’indigner de la dépravation morale suscitée chez les exécutants des massacres : «…Je ne vais pas m’étendre longuement sur un fait aussi affreux que l’utilisation de la jeunesse alcoolisée du service du

 

travail pour l’extermination des Juifs. » Cette phrase d’une ambiguïté terrible est extraite d’une protes­tation adressée à Frank par Adam Sapieha, prince-archevêque de Cracovie) (468). Quelles qu’en aient été les profondes raisons historiques, quels qu’aient été aussi le nombre et la qualité des exceptions indivi­duelles, les innombrables témoignages sont tellement concordants 1, que l’amère constatation ne peut être évitée : l’attitude populaire polonaise, en face de l’agonie des Juifs, ne se distinguait guère de l’atti­tude allemande. Et plus loin à l’Est, en Ukraine en particulier, pour laquelle nous ne disposons guère de témoignages directs, les dispositions populaires semblent avoir été du même ordre, du moins si l’on en croit les avis placides ou les sarcasmes fielleux dont abondent les archives nazies : « La population indigène, qui n’ignore rien du processus de la liqui­dation, le considère avec calme, en partie avec satis­faction, et la milice ukrainienne y prend part (469). » « La population de Crimée a une attitude antijuive, et dans des cas isolés remet elle-même des Juifs aux kommandos aux fins de liquidation. Les Starostas (maires) demandent à être autorisés à liquider eux-mêmes les Juifs (470). »

Peut-être un jugement quelque peu plus nuancé pourrait-il être porté sur les autres pays de l’Est et du Sud-Est. Ce n’est pas que la population hongroise, par exemple, ait donné des preuves d’une vive émo­tion, lors de la déportation-éclair des Juifs de Hongrie 2,

 

  1. Des dizaines  d’ouvrages,   des  centaines  de  dépositions  et récits  de  survivants,  fournissaient   un  tableau  d’une  unanimité à peu près complète. Si nous n’apportons ni citations ni détails, c’est pour ne pas  nous répéter, et aussi par manque de place.
  2. On trouve   dans   un   rapport   soumis   à   Washington   par l’« Office of Stratégie Services », et daté du 19 octobre 1944, une intéressante analyse des réactions  hongroises  aux déportations de Juifs. « La réaction générale de la population hongroise aux mesures   antisémites   du   gouvernement   est   difficile   à   caracté­riser. D’une part il y a des preuves que de larges couches de l’in­telligentsia hongroise et de la classe moyenne inférieure en par­ticulier ont  adhéré  à la propagande  antijuive. 

 

(p.430-431) Insensiblement, on tend à se désolidariser du réprouvé, marqué du signe évident du châtiment et du malheur. (Ainsi voit-on les foules se porter au secours de l’homme poursuivi par la police; et s’écar­ter sur le passage du condamné qui sort de geôle; on ne se soucie guère de connaître son crime, les portes se ferment devant lui, il est relégué au ban de la société.) De sourdes hostilités ancestrales se rani­maient de la sorte, sur le fond d’une campagne de diffamation poursuivie sans relâche, insinuante et omniprésente, soulevant une attention interrogative jusqu’au sein de milieux traditionnellement indifférents ou réfractaires 1.

 

  1. Voici, parmi tant d’autres, un document particulièrement caractéristique à cet égard. Il s’agit d’une supplique collective adressée, en 1941, au maréchal Pétain par la population de Tpurnon-d’Agenais, village perdu de Lot-et-Garonne, dont les ha­bitants n’avaient sans doute de leur vie jamais aperçu de Juifs ! La pétition est revêtue de cent quatre-vingt-quinze signatures :

« Nous soussignés, habitants de l’agglomération du chef-lieu de canton de Tournon-d’Agenais (Lot-et-Garonne) avons l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

« La population totale de notre petite cité est de 275 per­sonnes et on nous annonce l’arrivée prochaine de 150 Juifs indé­sirables, qui devront habiter parmi nous en résidence assignée. Tout nous porte à croire que ce renseignement est exact, car on a déjà déposé de la literie et une certaine quantité de paille dans nos établissements publics.

« Nous sommes tous, Monsieur le Maréchal, très fortement émus de cette perspective. L’invasion de 150 Juifs indésirables chez 275 Français au caractère paisible par excellence équivaut à une véritable colonisation et nous appréhendons de voir des étrangers grâce à leur nombre nous supplanter outrageusement.

« Ce sont, nous a-t-on précisé, des indésirables que nous allons recevoir. Ils le sont au même titre pour tous les Fran­çais sans nul doute et ne sauraient l’être moins pour nous que pour les régions qui s’en débarrassent.

« Cent cinquante indésirables peuvent à la rigueur passer presque inaperçus au milieu de plusieurs milliers d’habitants. Leur présence devient intolérable et dégénère en brimade, pour une population qui est moins du double qu’eux et se trouve astreinte de ce fait à une promiscuité pour ne pas dire à une cohabitation révoltante.

« Fidèles à notre réputation d’hospitalité, nous avons accueilli de notre mieux des Sarrois, des Espagnols, puis des Français

(p.432)  « En outre, nous n’avons à Tournon ni eau, ni cabinets d’aisance. Nous n’avons pas non plus de marché pour notre approvisionnement et les trois petits restaurants qui s’y trouvent alimentent actuellement à grand-peine les quelques clients de passage qui s’y présentent occasionnellement.

« Les questions d’hygiène et d’alimentation doivent certaine­ment tenir une très grande place dans les préoccupations de votre administration; elles s’allient ici, d’une façon étroite et la plus intime, avec la question morale, ethnique et vraiment fran­çaise.

« Connaissant votre paternelle sollicitude à l’égard de tous nos intérêts, nous sommes sûrs. Monsieur le Maréchal, qu’il vous suffira de connaître la pénible et injuste perspective qui nous menace, pour que vous provoquiez des ordres susceptibles de nous en épargner la douloureuse réalisation.

« Cependant nous nous rendons bien compte que des Juifs sont des humains comme nous, qui, un jour, sont obligés de trou­ver leur gîte quelque part. — Si, dans votre sagesse, vous estimez que le bien supérieur de l’Etat exige de nous le sacrifice de les supporter, nous nous résignerons, mais non sans une incommen­surable amertume; en vous demandant s’il ne vous serait pas possible de nous atténuer ce pénible contact, en les logeant dans un camp séparé près d’une source, ou d’un petit ruisseau (il en existe dans notre commune) où toutes les questions de surveillance, d’hygiène et de ravitaillement pourraient être avantageusement résolues, pour les hôtes qui nous sont imposés par le malheur, aussi bien que pour nous-mêmes.

« Dans cet espoir nous vous prions, Monsieur le Maréchal, de daigner agréer l’expression de notre sincère reconnaissance, avec l’assurance de notre respectueux dévouement. »

 

(p.433) Ainsi, et quelles qu’aient été les innombrables marques de bienveillance et de solidarité prodiguées au cours des années de vicissitudes, son sort d’éternel proscrit était durement rappelé au peuple d’Israël.

De l’Italie à la Norvège, les réactions populaires dans les pays de l’Ouest furent-elles partout les mêmes ? Evaluer des comportements collectifs est une déli­cate entreprise; et ces événements sont trop récents encore, trop rapprochés de nous, pour faciliter les jugements définitifs. Mais si on se livre à une compa­raison rapide, on croit apercevoir nettement que les petits peuples pacifiques, aux vieilles traditions démocratiques, furent ceux à réagir avec le plus de fermeté et d’unanimité. Ainsi les Pays-Bas, où les premières déportations, en février 1941, suscitèrent un émoi tel que, chose inconcevable sous la botte nazie, une grève générale de plusieurs jours se déclencha spontanément à Amsterdam; ou le Danemark, où les déportations furent déjouées avec la collaboration active de la population tout entière, où, nous l’avons vu, les Allemands n’osèrent pas imposer l’étoile jaune aux Juifs, à la suite de l’attitude du roi Christian X. (Rappelons aussi que dans la lointaine et petite Bulgarie, de vastes manifestations populaires eurent lieu lors des déportations, aux cris de : « Nous vou­lons que les Juifs reviennent ! ») Ainsi, ces faibles pays, que leur histoire même avait harmonieuse­ment mis à l’abri des excès et tentations impérialistes, auront donné au monde une fois de plus la preuve de leur maturité et de leur équilibre.

 

(p.434) A cet égard, un champ d’action particulièrement vaste s’ouvrait au monolithe de l’Eglise catholique, à laquelle étaient rattachées (l’URSS exceptée) plus des trois quarts des populations de l’ensemble des pays subjugués. En des temps révolus, au cours du Moyen Age, l’attitude du catholicisme envers les Juifs comportait deux aspects, et la doctrine officielle, telle qu’elle a été articulée par saint Thomas d’Aquin, tout en prescrivant d’une part de protéger la vie des Juifs, approuvait de l’autre toutes les mesures d’exac­tions et d’abaissement à leur égard. S’il est vrai que les papes et les princes de l’Eglise s’opposèrent maintes fois, au nom de la charité chrétienne, aux massacres des Juifs, il est également vrai que ses théologiens et ses penseurs acceptaient comme natu­relle et salutaire leur condition particulière 1.

 

  1. Voici comment saint Thomas d’Aquin résumait la doctrine générale, dans une réponse à la duchesse de Brabant, qui lui demandait « dans quelle mesure elle pouvait exercer des exac­tions contre les Juifs » :

« …bien que, selon les lois, les Juifs sont « promus par leur propre faute à la servitude perpétuelle, et que les seigneurs peu­vent considérer comme leurs tous leurs biens terrestres, compte tenu de cette réserve que l’indispensable à la vie ne leur soit pas retiré — (…) il semble que l’on doit s’en tenir à ne contrain­dre les Juifs à aucune servitude dont ils n’auraient pas fait l’ob­jet les années passées, car c’est ce qui sort des usages qui trouble le plus les esprits. En vous conformant à de tels principes de modération, vous pouvez suivre les usages de vos prédé­cesseurs en ce qui concerne les exactions à exercer à l’égard des Juifs, à condition cependant que rien ne s’y oppose par ailleurs » (470 bis).

 

 

(p.436) Précurseur de l’étoile jaune, le port de la « rouelle » ne fut-il pas introduit en 1215 par le concile de Latran ? C’est que, face à l’Eglise Triomphante, un rôle par­ticulier revenait à la Synagogue Voilée 1; les Juifs abaissés et humiliés étaient les témoins tangibles de la vérité de la Foi, de la grandeur et de la réalité des dogmes. Ainsi donc, une volonté soutenue d’abaisse­ment d’une part, le principe de l’intangibilité des vies juives de l’autre, caractérisaient de tous temps l’action de l’Eglise catholique. Impossible compatibilité, sans cesse mise en question au cours de siècles de massacres, et dont il appartenait à notre âge de faire éclater les contradictions profondes !

Empressons-nous de dire tout de suite que, face à la terreur hitlérienne, les Eglises déployèrent sur le plan de l’action humanitaire immédiate une activité inlassable et inoubliable, avec l’approbation ou sous l’impulsion du Vatican. Nous manquons d’éléments pour parler des instructions précises communi­quées par le Saint-Siège aux Eglises des différents pays : mais la concordance des efforts entrepris à l’heure des déportations établit que de telles démarches eurent lieu. Nous avons eu l’occasion de mentionner l’intervention du clergé slovaque 2, qui, ainsi que le précise le rapport allemand qui traite de cette ques­tion, agissait sous l’influencedu Saint-Siège. En Pologne, on trouve un écho d’une telle prise de position du Vatican dans les considérations développées en privé par Mgr Szepticki, métropolite de l’Eglise catholique

 

  1. Opposition Eglise   Triomphante-Synagogue   Voilée;   c’est   le thème qu’on  retrouve sur le fronton de mainte cathédrale, où l’Eglise est  représentée sous les traits d’une jeune femme res­plendissante, tandis qu’une autre figure, portant un bandeau sur les yeux, personnifie la Synagogue.
  1. Cf. p. 245.

 

(p.436) uniate de Galicie ‘, suivant lesquelles « l’extermina­tion des Juifs était inadmissible ». (Un des témoins de cet entretien confidentiel s’était empressé d’en faire part aux Allemands, en ajoutant : « II (le métro­polite) formule les mêmes pensées que les évêques français, belges et hollandais, comme s’ils avaient tous reçu du Vatican des instructions identi­ques (471). ») Encore que dans les pays de l’Est, conformément en ceci à la mentalité ambiante, l’atti­tude du clergé fût infiniment moins combative qu’à l’Ouest, où nombre de prélats, en France, aux Pays-Bas et ailleurs, ne se contentant pas de démarches prudentes et diplomatiques, firent dire publique­ment des prières pour les Juifs. — Dans ce même ordre d’idées, la série des cahiers de Témoignage chrétien, perpétuant dans la clandestinité la tradition d’un Charles Péguy, et barrant le chemin à la conta­gion raciste, sous l’exergue « France, prends garde de perdre ton âme », appartient certainement aux pages les plus belles de la Résistance française. — Ajoutons que, dans sa cité, le Saint Père en personne accordait aide et protection à des dizaines de Juifs romains : de même lorsque en octobre 1943 les Nazis imposèrent une contribution exorbitante à la communauté juive de Rome, il offrit quinze kilos d’or afin de parfaire la somme.

Cette activité humanitaire du Vatican se poursui­vait nécessairement d’une manière prudente et dis­crète. L’immensité des intérêts dont le Saint Père avait la charge, les puissants moyens de chantage dont disposaient les Nazis à l’échelle de l’Eglise uni­verselle, contribuaient sans doute à l’empêcher de prononcer en personne cette protestation solennelle et publique qui, cependant, était ardemment atten­due par les persécutés. Il est pénible de constater

 

  1. L’Eglise catholique uniate (ruthénienne) est soumise à l’au­torité suprême du Saint-Siège aussi inconditionnellement que les autres églises catholiques, dont elle ne se distingue que par quelques particularités de rite (liturgie en ancien slavon, etc.).

 

(p.437) que tout le long de la guerre, tandis que les usines de la mort tournaient tous fours allumés, la papauté gardait le silence : il faut toutefois reconnaître qu’ainsi que l’expérience l’a montré à l’échelle locale, des protestations publiques pouvaient être immé­diatement suivies de sanctions impitoyables. (C’est ainsi qu’aux Pays-Bas, les Juifs convertis au catho­licisme furent déportés en même temps que les autres, à la suite d’un mandement épiscopal rendu public dans les Eglises catholiques, tandis qu’un sursis fut accordé aux Juifs protestants, l’Eglise pro­testante s’étant abstenue de protester publiquement. Sursis, il est vrai, de peu de durée; quelques mois plus tard, ils partageaient le sort commun.) Qu’aurait été l’effet d’une condamnation solennelle prononcée par l’autorité suprême du catholicisme ? La portée de principe d’une attitude intransigeante en la matière aurait été immense : quant à ses conséquences pra­tiques immédiates et précises, tant pour les œuvres et institutions de l’Eglise catholique que pour les Juifs eux-mêmes, c’est une question sur laquelle il est plus hasardeux de se prononcer.

 

 

(p.439) (…) la promulgation, en juin 1941, du « Statut des Juifs » ne provoqua de la part de l’épiscopat français (malgré l’exemple qui lui avait été donné par l’Eglise réformée de France, sur ce point) aucune protestation spécifique. En outre, il existe un témoignage d’après lequel ce Statut n’aurait soulevé aucune réprobation au sein des milieux du gouvernement suprême de l’Eglise catholique. Léon Bérard, ambassadeur de l’,Etat français au Saint-Siège, fut en effet expressément chargé par le maréchal Pétain de s’assurer des dispo­tions romaines en la matière, et son rapport, qu’il mit plusieurs semaines à élaborer, précisait que le « sta­tut » ne soulevait, du point de vue catholique romain, nulle critique ou réprobation. Après avoir mis en valeur le soin et la minutie avec lesquels il avait recueilli ses informations, et s’être couvert de l’auto­rité de saint Thomas d’Aquin, l’ambassadeur Bérard concluait :

« Comme quelqu’un d’autorisé me l’a dit au Vati­can, il ne nous sera intenté nulle querelle pour le sta­tut des Juifs. Un double vœu cependant m’a été exprimé par les représentants du Saint-Siège, avec le désir visible qu’ils fussent soumis au Chef de l’Etat français :

« 1° Qu’il ne soit ajouté à la loi sur les Juifs aucune disposition touchant au mariage. Là, nous irions au devant de difficultés d’ordre religieux…

« 2″ Qu’il soit tenu compte, dans l’application de la loi, des préceptes de la justice et de la charité. Mes interlocuteurs m’ont paru viser surtout la liquidation des affaires où les Juifs possèdent des intérêts.

« Veuillez m’excuser, Monsieur le Maréchal, de vous avoir si longuement écrit… »

 

Or, s’il est loisible de supposer que le diplomate de Vichy alla chercher ses informations auprès des prélats qu’il se savait favorables et qu’il les interpréta (p.440)

de manière à incommoder le moins possible le maître qu’il servait, il n’en reste pas moins qu’un tel rap­port aurait été impossible si son auteur avait eu à faire face à une désapprobation formelle et franche du pape… Il n’appartient pas à un auteur Israélite de se prononcer au sujet des dogmes séculaires d’une autre religion; mais devant l’immensité des consé­quences, on ne peut s’empêcher d’être profondément troublé.

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de notre émoi. Nous n’admettons pas qu’il y eût, fût-ce une trace d’antisémitisme dans la pensée du pape. Si, contrairement à tant d’évêques français, il n’avait pas élevé la voix, c’est que sans doute sa juridiction s’étendait à l’ensemble de l’Europe, et qu’il avait à tenir compte non seulement des graves menaces suspendues au-dessus de l’Eglise, mais aussi de l’état d’esprit de ses fidèles dans tous les pays. Le penseur catholique Jacques Madaule a fait observer que « l’Eglise est une démocratie », « qu’il est à peu près impossible que le pape se prononce s’il n’y est poussé par une espèce de grand mouvement d’opinion qui vient de la masse et qui doit remonter des fidèles aux prêtres (472) ». On peut admettre que si le pape est resté inactif, c’est qu’il ne se sentait pas assuré de ce « grand mouvement d’opinion qui vient de la masse ». Mais il en découlerait alors — et c’est là que réside la gravité du problème — que le silence du Vatican ne faisait que refléter les dispositions profondes des masses catholiques d’Europe. On croit voir s’illuminer ainsi une essentielle toile de fond, et déceler à l’arrière-plan des séquences causales qui ont abouti au génocide, son ultime condition néces-. saire… Un catéchisme inculqué des siècles durant à tous les enfants chrétiens ne leur apprenait-il pas que les Juifs, meurtriers de Jésus sont damnables ? Une prière dite le Vendredi saint ne parlait-elle pas des « Juifs perfides » et de la « perfidie juive » ? Les prédicateurs, de l’Aigle de Meaux au curé du village, (p.441) ne les ont-ils pas qualifiés, de génération en généra­tion, de « peuple monstrueux, sans feu ni lieu » ? Hâtons-nous de dire que de nos jours, l’Eglise catho­lique a commencé en ce domaine une révision radi­cale de son enseignement. Le clergé français, en par­ticulier, semble avoir déclaré à l’antisémitisme un combat résolu; à Rome aussi, à l’heure où nous revi­sons la nouvelle édition de ce Bréviaire, des réformes semblent prochaines. Mais il a fallu Auschwitz pour que tout cela soit entrepris : et qui pourra jamais dire le rôle que de pareilles impressions de prime enfance, profondément gravées dans les esprits, ont pu jouer dans le déroulement des événements qui ont conduit à Auschwitz ? 1

Certes, le problème ne concerne pas les catholiques seuls, et s’étend à la chrétienté tout entière. Sans remonter au Moyen Age, il est utile de rappeler qu’il y a quelques décades à peine, des prédicateurs chré­tiens d’Allemagne, d’Autriche et d’ailleurs, qu’ils s’appelassent Lùger, Stocker ou Mgr Jouin, étaient les principaux hérauts de l’antisémitisme européen. La graine ainsi semée a proliféré, et les fruits fina­lement recueillis auraient sans doute vivement sur­pris ces imprudents pasteurs. Ils étaient inconscients de ce que l’antisémitisme comporte de fondamenta­lement antichrétien; l’agressivité destructrice, ou, pour mieux dire, « destructivité », telle que l’exprime le génocide, restait encore bridée chez eux.

 

  1. (Note de 1974). Ces lignes datent de l’année 1958. Depuis, au-delà des décisions historiques du concile Vatican II, il y a eu dans les pays occidentaux, et notamment en France, une révision si radicale de l’attitude catholique à l’égard des Juifs, que la mise à jour de ce livre m’aurait imposé une assez longue digres­sion. J’ai donc préféré me satisfaire de ce bref rappel.

 

(p.443) Les pages qui précèdent ne sont qu une tentative pour démêler, parmi toute la multiplicité de facteurs qui ont abouti au génocide, ses causes majeures, proches pu lointaines. Rien ne serait plus éloigné de notre but que de faire méconnaître la généreuse acti­vité déployée sur le plan local par le clergé des pays de l’Ouest, et en France en particulier. Ce n’est qu’en haut de l’échelle que le mutisme obstiné du Vatican trouve sa contrepartie dans la prudente réserve d’un cardinal Suhard, archevêque de Paris, et d’autres hauts dignitaires (tandis que les archevêques de Lyon et de Toulouse ainsi que nombre d’évêques font entendre leurs protestations). Le bas clergé, par contre, et les ordres monastiques, rivalisaient de hardiesse et d’ardeur, et furent les principaux anima­teurs des efforts entrepris pour le sauvetage des Juifs. Des dizaines de prêtres et d’humbles moines payèrent de leur vie leur dévouement. Dans cette œuvre d’amour humaine, on croit retrouver l’empreinte de la pureté intransigeante et de l’élan des premiers martyrs chrétiens…

 

Réactions juives.

 

Plus de trois années après la fin de la guerre, les misérables survivants juifs de l’enfer concentration­naire végétaient encore en Allemagne, derrière les enceintes des camps pour « personnes déplacées ». Aucun pays ne voulait les accueillir; la Palestine juive, dont les habitants leur tendaient les bras, était gar­dée par les croiseurs anglais. Allaient-ils se morfondre indéfiniment dans le pays même de leur agonie ? Il fallut la naissance de l’Etat d’Israël pour mettre un terme au drame.

 

1941 - Pologne - pogrom par des ... Polonais à Jedwadne

(in: Le Soir, 23/03/2001)

Alice Lagnado, Polish historians tell how locals massacred Jews, The Times 04/11/2002

 

Thousands of jews were killed by Poles in about 30 organised massacres during the Nazi offensive of 1941.

The evidence will shock the country, where the Communist authorities had covered up the Polish role in the massacres.

 

POLOGNE / Irena Wisniewska, Un village déchire la conscience polonaise, LS 23/03/2001

 

« Sasiedzi », « Les voisins », le livre de Jan Tomsz Gross, Juif polonais émigré aux Etats-Unis après la vague antisémite de 1968. Il raconte l’histoire d’un pogrom à Jewadne, une localité du nord-est du pays. Nous sommes en juin 1941. Le village, incorporé deux ans plus tôt à l’URSS, est reconquis par les Allemands. Après deux semaines, ayant reçu carte blanche de l’occupant, les villageois entreprennent d’exterminer les Juifs. D’abord, c’est la chasse à l’homme : les victimes périssent lapidées, noyées ou frappées à mort avec des bâtons. Le 10 juillet, 1.500 personnes sont traînées de force dans une grande et brûlées vives.

La presse nationaliste de droite a déjà prononcé son verdict : « fantasmagories » et « mensonges ».

 

Jan Braet, Kroniek van de eigen ondergang, Knack 17/10/2007, p.124-128

 

(p.125) Saul FRIEDLÄNDER: in een antisemitisch artikel uit 1942 nam de Franstalige Belg en literaire criticus Paul de Man hem op in zijn lijst van grote Europeeërs — uitsluitend niet-Joden, omdat de Joden de cultuur zogenaamd naar de bliksem hadden geholpen. Wist de neef van Hendrik de Man niet dat Kaf­ka Jood was? Noemde hij hem met opzet, als om te zeggen: neemt u mij vooral niet. ernstig? Overigens ontdekte men pas na de dood van Paul de Man dat hij tijdens de oorlog talloze antisemitische artikelen had geschreven, voor Le Soir en voor Vlaamse publicaties.

 

(p.125) FRIEDLÄNDER: De bastaarden van negers en Duitse vrouwen. De negers behoorden tot het Franse Leger dat enkele jaren in het Rijnland verbleef in het kader van het Verdrag van Versailles. Zeshonderd zogenaamde ‘Rijnbastaarden’ kwamen eruit voort. De Gestapo spoorde ze allemaal op en liet hen steriliseren. Dat was niet zo gemakkelijk, gewone Duitse artsen bedankten voor de eer. SS-artsen werden aangezocht om de sterilisatie uit te voeren. Wat er verder met die mensen gebeurd is, weet ik niet, zeer goed mogelijk dat ze dood waren. Ja, en dat was uiteraard de tijd waarin vooral in het zuiden van de VS nog een vrij sterke segregatie plaatsvond, hoewel allen in théorie dezelfde rechten hadden.

 

Behandelde men de Joden in de VS toen als de negers, of ging het om zuiver anti­semitisme?

FRIEDLÄNDER: Antisemitisme. Dat was sterk in Amerika, maar nooit zo sterk als in Europa, laat staan in Duitsland. Er zaten Joden in het Hooggerechtshof, president Roosevelt had Joodse adviseurs, Henry Morgenthau was minister van Financiën. Maar er was wel degelijk een antisemitische golf. De katholieke invloed…

 

Geloofsredenen?

 

friedlÄnder: Geloofsredenen en so­ciale redenen. Beide.

In de 16e eeuw sprak Luther zich al uit ‘tegen de Joden en hun leugens’.

FRIEDLÄNDER: Dat is fundamenteel voor de protestantse Kerk. Maar het christelijke antisémitisme gaat nog dieper terug tot de kerkvaders, Chrisostomos, Augustinus ook. We weten haast allés over het christe­lijke antisémitisme, hoe het door de eeuwen heen telkens aanzwelt en weer afneemt. Aïs tienjarig kind belandde ik in een katholiek internaat, van 1942 tot het einde van de oorlog…

 

»  … In Frankrijk, waar u vanuit Praag met uw ouders heen gevlucht was?

FRIEDLÄNDER: Precies. En ik herinner me de gebeden op Goede Vrijdag: ‘Prions pour les juifs perfides’ (Laten wij bidden voor de trouweloze Joden). In mijn kleine internaat heerste een vrij sterk antisémi­tisme, niet alleen in de gebeden maar ook in de gewone gesprekken. Zowat overal in Europa werden tijdens de oorlog de Joden opgespoord, tot in Rome.

FRIEDLÄNDER: Tot onder het eigen venster van de paus.

 

Pius XII bleef hardnekkig zwijgen. Waarom?

FRIEDLÄNDER: Antibolsjewisme, naar mijn mening. Eugenio Pacelli was zijn hele leven een diplomaat. Lange tijd was hij nuntius in Duitsland — eerst in Beieren en dan in Berlijn. En hij wilde geen confrontatie met Hitler. Niet omdat hij het naziregime genegen was, in geen geval. Alleen wou hij verhinderen dat de katholieke Kerk in Duits­land door Hitler helemaal kapotgemaakt werd. Toen de oorlog begon, had hij een politiek wereldbeeld waarin de christelijke staten van het Westen, Engeland — Frank­rijk stond al onder Duitse bezetting — en Amerika vrede sluiten met een niet-nazi-Duitsland. Tegen de Sovjet-Unie en het bolsjewisme. En toen na de slag om Stalingrad het bolsjewisme in zijn ogen almaar gevaarlijker oprukte naar Europa, was hij bang om iets te doen wat Duitsland kon verzwakken.

Als de paus een zuiver politieke figuur zou zijn, zou je kunnen zeggen dat de Joden-vraag voor hem van ondergeschikt belang is. Maar als de paus zichzelf ziet als een spirituele figuur, als de plaatsvervanger van Christus op deze wereld, dan is zijn besluit om te zwijgen in moreel opzicht hoogst problematisch. Men moet voor zichzelf uitmaken hoe men hem bekijkt.

 

De druk binnen de Kerk om hem te doen spreken, ging slechts van individuen uit. Welke internationale organisatie nam het lot van de Joden wel ter harte? Het Rode Kruis?

FRIEDLÄNDER: Het Rode’Kruis is een verschrikkelijk voorbeeld. Hun delegatie kwam pas kijken naar een concentratiekamp (Theresienstadt, door de nazi’s als modelkamp gecamoufleerd, nvdr) toen de oorlog bijna afgelopen was, toen de meesten al dood waren, en Duitsland bijna kapot was. Het comité international de la croix rouge in Genève was zelfstandig maar werd gecontroleerd door de Zwitserse regering. Nu grendelden de Zwitsers zelf hun grenzen af om de Duitsers niet te provoceren.

 

Voor de nazi’s rond 1942 tot de uitroeiing besloten, hadden ze alles gezet op de emigratie van de Joden. Waarom wilden zo weinig westerse landen hen ontvangen?

FRIEDLÄNDER: De Zwitsers argumenteerden dat ze bang waren voor Uberfremdung (overheersing door vreemde invloed). Zelfs Joden die slechts een paar weken in Zwitserland wilden verblijven om van daar verder te reizen, konden dat niet. Maar de Zwitsers waren niet de enigen. Geen enkel land dat deelnam aan de conferentie van Evian, in 1938 samengeroepen door Roosevelt, wilde Joden aannemen. Kleine groepjes konden naar hier en naar daar, naar Zuid-Amerika bij voorbeeld.

 

Het christelijke antisemitisme gaat terug tot de kerkvaders, tot Chrisostomos en Augustinus.

 

(p.128) FRIEDLÄNDER:

De 15-jarige Moshe Flinker en zijn ouders zijn vermoord – aangegeven door een Joodse verklikker van de Gestapo.

 

 Ärzte unterm Hakenkreuz, in : ZDF – 13/04/2004

 

Während des Hitler-Regimes dienten viele Ärzte nicht mehr dem Menschen, sondern nationalsozialistischen ‘Idealen’.

Was trieb sie an ?

« Rassenwahn »

Mit grausamen Menschenversuchen, Euthanasie, Zwangssterilisation.

Le monde musulman, lié au nazisme par l'antisémitisme

(in: Israël, 70 ans d’histoire, L’Express Thema, 18, 2018, p.54-56; 181)

Raul Hilberg : Vernietiging van de Europese Joden:

Rik Van Cauwelaert, Geschiedenis van de Holocaust / Massamoord is een kwestie van management, in: Knack 21/05/2008, p.77

 

Raul Hilbergs De vernietiging van de Europese Joden, het driedelige basiswerk voor de geschiedenis van de Shoah, verschijnt eindelijk in het Nederlands.

 

Nadat Columbia University Press had geweigerd Hilbergs manuscript in zijn geheel te publiceren — wegens te anti-Duits volgens de ene beoordeling, volgens andere, vreemd genoeg, te anti-Joods — werden de drie delen finaal gepubliceerd door Quadrangle Books in Chicago. Maar aan die publicatie kwam dan wel de financiële steun onder de Europese Joden

van een mecenas te pas.

 

(…) De zakelijkheid en onbevangenheid waarmee Hilberg zijn onderzoek uitdiepte, stuitte heel wat Joodse critici tegen de borst. Zij vonden dat hij te weinig aandacht toonde voor de slachtoffers. Dat was een van de redenen waarom zijn boek nooit in Israël werd uitgegeven.

Niettemin bleven de wetenschappelijke status en integriteit van Raul Hilberg onaan-tastbaar. In die mate zelfs dat hij het zich, aïs vrijwel enige Joodse academicus, kon veroorloven Norman Finkelstein te steunen die wegens zijn boek The Holocaust industry werd uitgestoten door de Amerikaanse en Joodse universitaire wereld.

Hilberg keerde zich ook tegen de wetten die het ontkennen van de Holocaust straf-baar maken. ‘De beschikbare documenten zijn de sterkste argumenten tegen negatio-nisten en revisionisten’, betoogde hij.

 

RAUL HILBERG.  DE VERNIETIGING VAN DE EUROPESE JODEN, VERBUM.  3 DLN. 

Italian fascism and anti-Semitism

(The Economist, 27/10/2018)

(The Economist, 21/11/2009)

de Holocaust

France - L'antisémitisme d'Etat

Le rapport Mattéoli, près de 50.000.000.000 pris aux Juifs par la France (in: LB, 18/04/2000)

(VA, 17/11/2009)

Pologne / Polen - 1946 - Le pogrom de Kielce

Von Hölle zu Hölle,  ZDF, 29/06/2005  (D/BY 1996 – Regie Dmitri Astrachan)

 

Der Film beruht auf einer wahren Begebenheit: Am 4. Juli 1946 fiel, ein aufgebrachter Mob – polnische Bewohner der Kleinstadt Kielce – über jüdische Mitbürger her und folterte sie zu Tode. 42 Tote waren zu beklagen. Nach weiteren antisemitischen Pogromen in anderen Städten Polens verliessen weit über 100 000 Juden ihre Heimat.

 

in : Pol Mathil, La mémoire d’un massacre plutôt que le massacre d’une mémoire, LS 23/03/2001

 

L’antisémitisme n’a pas disparu de Pologne, même après l’Holocauste, au cours duquel sont morts 3 millions de Juifs polonais (c’est-à-dire 90 % d’entre eux). Des rescapés d’Auschwitz et du goulag ont été victimes de pogroms après la guerre, notamment à Kielce et à Cracovie en 1946 ; le reste des Juifs, souvent les plus assimilés, ont vu leur existence brisée en 1968 ; les derniers survivants sont, aujourd’hui encore, attaqués par l’extrême-droite nationaliste et une partie du clergé, une frange certes marginale de la société, mais disposant de moyens de diffusion et d’endoctrinement très puissants.

Plus on parle de la vérité de l’Histoire, plus on a de chances quelle ne se répète pas.

 

(Das Pogrom im polnischen Kielce, in: Frankfurter Allgemeine Zeitung, 10/06/2010)

La Judéophobie des Modernes, Des Lumières au Jihad mondial de Pierre-André Taguieff

 

Historien des idées, philosophe et politologue, Pierre-André Taguieff est l’auteur de nombreux ouvrages portant sur des sujets tels que le racisme, le populisme ou la théorie du complot. Dans un ouvrage pionnier, paru en pleine « Intifada des banlieues », La nouvelle Judéophobie, Taguieff avait analysé la nouvelle vague d’antisémitisme planétaire apparue à l’automne 2000 (et qui se poursuit jusqu’à nos jours), en montrant comment cette nouvelle haine des Juifs n’était plus un racisme antijuif, mais consistait à retourner contre les Juifs l’accusation de racisme. Son dernier livre, La Judéophobie des Modernes, sous-titré « Des Lumières au Jihad mondial », poursuit, développe et approfondit cette analyse.

 Quoi de commun entre l’antisémitisme d’un Voltaire et celui d’un Ben Laden ? Entre le discours antijuif des Lumières et celui de l’islamisme radical ? Le livre montre comment les mêmes thèmes d’accusation contre les Juifs réapparaissent régulièrement, sous des formes et dans des contextes différents. L’auteur les dénombre et les regroupe en six mythes antijuifs principaux : la « haine du genre humain » ; le déicide ; le meurtre et le cannibalisme rituels ; l’usure et la domination financière ; le complot mondial et le racisme. Cette perspective originale permet à l’auteur de saisir le phénomène judéophobe dans sa globalité et de comprendre, notamment, la situation actuelle de l’Europe, face à la vague antijuive nourrie par la propagande islamiste. Fondé sur des années de réflexion et de recherches sur le sujet, l’ouvrage de Taguieff constitue une véritable somme et sans doute un jalon dans l’historiographie de l’antisémitisme. Erudit sans être pédant, Taguieff montre une fois de plus le visage d’un intellectuel engagé, digne héritier de Léon Poliakov, qui ne craint pas d’aborder l’actualité la plus controversée, comme par exemple l’affaire Al-Dura dont il fait une analyse magistrale, en la rattachant au mythe du Juif tueur d’enfant, que l’on trouve tant chez Drumont que chez les nazis, les islamistes, et jusqu’au fameux reportage de France 2 et Enderlin.

 

Editions Odile Jacob, 2008, 683 pages, 35 euros.

 

 

 

Pierre-André Taguieff, La judéophobie des Modernes, Des Lumières au Jihad Mondial, éd. Odile Jacob, 2008

 

(p.10) Ce qui était au cœur de l’antisémitisme au sens strict du terme, c’était le refus de la présence des Juifs au sein de la nation ; ce qui fonde l’antisionisme radical, c’est le refus de reconnaître aux Juifs le droit de se vouloir une nation, de se constituer en nation. Le Juif est donc passé du statut répulsif de l’Asiatique inquiétant à celui de l’Occidental arrogant, en même temps que, de menace universelle pour toute nation, le peuple juif devenait la nation menaçant la paix universelle. La haine des Juifs va désormais de pair avec la haine de l’Occident – qu’on peut désigner par le néologisme « hespérophobie ». C’est ainsi que la judéophobie et l’hespérophobie se sont entrecroisées.

(p.10)

Pour saisir la nouveauté de la configuration antijuive en cours d’émergence, il faut aussi considérer de près un phénomène géostratégique et culturel qui était imprévisible encore dans les années 1970, avant la révolution khomeyniste en Iran et le lancement du jihad contre l’occupa­tion soviétique en Afghanistan : la guerre déclarée aux « judéo-croisés » par l’islamisme radical, sur la base fantasmatique d’un « complot américano-sioniste » contre l’islam et les musulmans. Cette désignation du «judéo-croisé » en tant qu’ennemi absolu a valeur d’indice : elle met en évidence une transformation décisive de l’image des Juifs dans la mythologie anti­juive contemporaine, dont le champ de diffusion, loin de se réduire à celui de l’islamisme jihadiste, ne cesse de s’élargir par les effets conjugués de la contestation « altermondialiste » et d’une nouvelle vague de tiers-mondisme centré sur un antiaméricanisme diabolisateur. L’islamisation de la cause palestinienne et de la lutte « antisioniste », dont témoigne la créa­tion du Hamas à la fin des années 1980, s’est intégrée dans la vision jiha­diste du combat mondial contre les Juifs et les « Croisés ». C’est dans le cadre de cette nouvelle configuration que l’amalgame polémique « judéo-croisés » prend tout son sens. L’occidentalisation des Juifs a atteint son intensité polémique maximale dans leur américanisation, laquelle constitue aujourd’hui le plus puissant mode de délégitimation idéologico-politique. Cette transformation de la cible ou de la figure de l’ennemi absolu a pro­duit une transformation de l’antisionisme radical, pour marquer l’appari­tion d’un nouveau régime de judéophobie, qu’on peut qualifier de « post­antisémite ». Ces représentations se sont banalisées en s’intégrant dans le nouveau système des injures politiques : pour disqualifier l’homme poli­tique nommé X, on va le traiter de « X l’Américain », « X l’Israélien » ou « X le sioniste ». Ce livre a d’abord pour objet d’explorer cette nouvelle configuration antijuive centrée sur la hantise de « l’alliance américano-sioniste », d’en identifier les principaux éléments, d’en analyser les condi­tions d’émergence et d’en évaluer la capacité de diffusion, pour l’inscrire à sa place dans la longue histoire non linéaire des formes de judéophobie.

(p.11)

Une transformation des stéréotypes négatifs accompagne la sécularisation de la haine antijuive : on passe du Juif usurier (Shylock) au Juif financier (Rothschild). Les antijuifs modernes peuvent alors dénoncer la menace qui, incarnée par la « nation juive », est censée peser sur tous les peuples : une double menace d’exploitation et de domination. Pour être accepta­bles, les Juifs doivent cesser d’être juifs.

En deuxième lieu, le processus de « biologisation » et plus précisé­ment de « racialisation » du discours antijuif, impliquant la substitution d’une légitimation scientifique à la traditionnelle légitimation religieuse portée par le christianisme. C’est ainsi que s’est constitué dans nombre de nations européennes, des années 1850 aux années 1870, l’antisémitisme stricto sensu, sur la base de la « doctrine des races » qui, après une période marquée par la référence à l’anthropologie physique, s’est reconfigurée en s’intégrant dans l’idéologie évolutionniste ou, plus exactement, dans l’idéologie scientifique devenue dominante au cours du dernier tiers du XIXe siècle, l’évolutionnisme social, couramment – et incorrectement -appelé « darwinisme social ». À la thèse de l’inégalité des races, qui formait le noyau de la vision racialiste du monde, s’ajoute la thèse, propre à l’évo­lutionnisme social/racial, selon laquelle la lutte des races est le moteur de l’Histoire. La lutte des races va en fait se réduire, dans l’espace culturel européen, à la guerre entre « Sémites » et « Aryens ». Raciologiquement traitée, la « question juive » a désormais pour contenu l’ensemble des pro­blèmes suscités par l’existence, dans les pays européens, d’une « race » posée à la fois comme inférieure et nuisible, ou parasitaire, en lutte pour sa survie par tous les moyens. La racialisation du Juif implique autant son infériorisation, exprimée par divers amalgames polémiques (le Juif « négroïde » ou « asiate »), que sa pathologisation (le Juif-bacille) ou sa cri-minalisation (le Juif « criminel héréditaire »). Mais surtout, la vision raciste du Juif consiste à le définir comme irrémédiablement étranger aux « races de l’Europe ». Le Juif est érigé en étranger absolu et par nature. Dès lors, ni l’abandon du judaïsme, ni la conversion au christianisme, ni l’accès à la citoyenneté nationale ne sauraient transformer sa nature. Si les théoriciens de l’antisémitisme se réclament d’une façon militante du matérialisme « scientifique » ou du positivisme, leurs écrits alimentent, dès les années 1879-1881 en Allemagne, de puissants mouvements nationalistes s’appuyant sur un dispositif de propagande bien défini, qui sloganise à la fois la peur de l’invasion et la hantise de la souillure. En mélangeant pré­tentions scientifiques et intellectualisation des passions xénophobes cen­trées sur la présence en Europe de la prétendue « race juive » comme un « corps étranger » menaçant de ruiner les nations d’accueil, l’antisémitisme devient un programme politique au cours des vingt dernières années du XIXe siècle. Dans la perspective du nationalisme fondé sur le racisme, les solutions de la « question juive » se réduisent à deux : l’expulsion totale et l’extermination physique.

En troisième lieu, la lente constitution, à partir de la période post­révolutionnaire, d’une vision conspirationniste de la marche de l’Histoire, (p.12) dont le moteur supposé serait le « complot judéo-maçonnique », premier modèle d’une série de complots permettant de construire le Juif comme figure de l’ennemi absolu, d’autant plus dangereux qu’il est censé être invisible. Dans le conspirationnisme antijuif, c’est la diabolisation qui pré­vaut. On trouve, dans l’expression polémique « le péril juif», devenue slogan à la fin du XIXe siècle, une synthèse de toutes ces « raisons » de se sentir menacé par les Juifs.

On trouvera enfin, dans le présent ouvrage, une tentative de réduire l’ensemble bariolé des représentations négatives et des thèmes d’accusation visant les Juifs, accumulés depuis le monde antique (Egypte, Grèce, Rome), à un petit nombre de récits, qu’on peut concevoir comme des mythes. Il s’agit de mythes répulsifs concernant le peuple juif essentialisé et, partant, déshistoricisé (« le Juif»), de récits d’accusation permettant de déshumaniser les Juifs de diverses façons : animalisation, démonisation, pathologisation et criminalisation. Étudiés dans leur mode de formation et dans leurs multiples fonctionnements, ces mythes antijuifs sont au nombre de six, que nous analyserons successivement : « haine du genre humain » (ou xénophobie généralisée1) ; déicide ; meurtre et cannibalisme rituels ; usure et domination financière ; complot mondial ; racisme.

Ce livre se propose donc d’offrir à la fois les résultats d’une recherche conduite depuis plusieurs années sur les formes modernes et contempo­raines de la judéophobie, sur leurs origines et leurs évolutions, une discus­sion critique des travaux sur les mythes et les croyances judéophobes, pri­vilégiant autant les phénomènes de récurrence des récits d’accusation que leurs métamorphoses, un diagnostic de la dynamique actuelle de la judéo-phobie dans le monde, liée à la diffusion de l’antisionisme radical, et une analyse aussi distanciée que possible de la situation de l’Europe face à la vague antijuive nourrie par la propagande islamiste, où le cas français constitue un exemple privilégié.

 

 

Le sens d’un amalgame : « américano-sionisme »

 

(p.15) Les trois grands processus de la  » modernisation occidentale, la sécularisation, la rationalisation et l’indivi­dualisation, se heurtent partout dans le monde soit à de fortes résistances, soit à une totale indifférence. Ce sont les États-Unis qui constituent la cible principale de ce discours anti-occidental, à l’intérieur et à l’extérieur du monde occidental : l’antiaméricanisme est le principal vecteur de la haine de l’Occident2. Encore faut-il préciser que l’objet de la haine est ici l’Occident moderne, c’est-à-dire, aux yeux d’un penseur radicalement antimoderne comme René Guenon, la seule civilisation qui soit dépourvue d’une « base traditionnelle3 », la seule qui ait rompu avec ses propres traditions pour « ne rien envisager en dehors du domaine scienti­fique et rationnel4 » et réduire les fins dernières à l’objectif de la maîtrise croissante de la nature par la science et la technique, condition d’une « supériorité matérielle » incontestable5, à vrai dire étroitement liée au capitalisme. C’est de l’Occident moderne que l’Amérique est le visage à la fois détesté et jalousé par ses ennemis. Mais l’antiaméricanisme ne fonc­tionne pas seul. Depuis environ un demi-siècle, il fait couple avec ce qu’il est convenu d’appeler confusément l’« antisionisme », au sein d’une seule et même vision polémique du monde, dont l’idéologie soviétique aura constitué le modèle, aujourd’hui oublié, recouvert par ses multiples imita­tions et réminiscences6. L’expression « antisionisme » est en effet équi­voque, dans la mesure où la question n’est pas de contester le « sionisme », ni de critiquer la politique de tel ou tel gouvernement israélien : elle est de définir les moyens permettant d’éradiquer l’État d’Israël, objectif final de l’« antisionisme » au sens fort du terme. C’est pourquoi, afin d’éviter de nourrir l’ambiguïté, j’emploierai l’expression « antisionisme radical » ou « absolu » pour désigner ce programme d’éradication

 

 

CHAPITRE 1  L’islamisme et ses ennemis Juifs et « Croisés »

 

(p.17) La représentation du « sionisme » la plus répandue dans le monde arabo-musulman apparaît dans un manuel scolaire saoudien sous la formu­lation suivante : « Le sionisme (…) constitue l’appareil exécutif officiel du judaïsme mondial1. » Si le « sionisme » est le bras armé du «judaïsme mon­dial », alors ce dernier peut être imaginé comme une organisation d’exten­sion planétaire dont l’idéologie est celle qui oriente les pratiques « sio­nistes ». Or le « sionisme », précise un autre manuel scolaire saoudien, est « un phénomène de nationalisme raciste et agressif qui prend le caractère du colonialisme européen, lequel est [un type] d’impérialisme occidental2 ». Ainsi défini, le « sionisme » n’est guère qu’une manifestation historique de la nature transhistorique des Juifs : « Les Juifs sont la méchanceté dans son essence même3. »

Dans la vulgate anti-occidentale devenue planétaire, l’antiamérica-nisme est inséparable de l’antisionisme radical, composante principale de la nouvelle vision judéophobe qui s’est constituée durant le dernier demi-siècle. Cette vulgate est l’héritière de l’utopie révolutionnaire, dont elle constitue la plus récente figure historique, succédant au communisme sta­linien. Elle lui doit son vocabulaire mimmaliste, ses clichés et ses slogans. En Europe, ces deux visions polémiques jumelles, l’antiaméricanisme et l’antisionisme radical, sont dotées d’une haute respectabilité idéologico-politique tout en faisant l’objet de théorisations qui occupent une bonne partie du temps de travail des journalistes, des essayistes et des spécialistes de sciences sociales. L’intellectualisation de ces passions politiques domi­nantes semble aller de pair avec leur forte acceptabilité culturelle4. Mais on peut en outre leur reconnaître une dimension fonctionnelle, dans le cadre du processus de construction imaginaire de l’identité européenne. Le poli­tologue américain Andrei Markovits formule cette hypothèse : « Personne ne sait ce que veut dire être européen. On ne voit pas très bien ce qu’un Grec et un Suédois ont de commun. Mais ce qui est important, c’est qu’ils ont en commun de ne pas être américains. Aucune identité ne s’est jamais construite sans une contre-identité forte. L’antiaméricanisme permet aux Européens de se fabriquer une identité jusque-là inexistante mais indispen­sable si l’on veut que le projet européen aboutisse5. » L’antisionisme et l’antiaméricanisme, positions qu’on trouve distribuées dans tout le spectre idéologico-politique (du centre aux extrêmes), permettent donc aux Européens de se fabriquer polémiquement une identité collective. C’est pourquoi il est vain de s’y opposer par des discours moralisants. Face à un tel mixte d’intérêts et de passions, la seule arme efficace est un autre mixte d’intérêts et de passions, qui ne peut se fonder que sur la défense de l’unité

(p.18) et de l’identité de l’Occident, face à ceux qui le désignent en tant qu’ennemi. Comme le rappelait naguère Levinas après bien d’autres pen­seurs, « Occident signifie liberté de l’esprit6 ». Mais la liberté de l’esprit n’est pas un fait social, un phénomène sociologiquement observable. Elle n’a rien d’une donnée élémentaire de l’existence occidentale. Elle cons­titue un appel et représente une tâche. L’identité occidentale peut se réduire à cet idéal. Lui seul vaut qu’on le défende à tout prix.

 

(p.18) Cette synthèse qu’est l’islamisme articule l’utopisme messianique des mouvements révolutionnaires, (p.19) qu’incarnent des leaders charismatiques, avec le culte de la tradition préa-lablement idéologisée11 et l’exaltation d’un passé héroïque tout imaginaire, pour faire surgir un nouveau totalitarisme. Dans les années 1960, le poli­tologue américain Manfred Halpern décrivait déjà ce qu’il appelait les « mouvements totalitaires néo-islamiques12 ». Après la Révolution isla­mique en Iran, un certain nombre de spécialistes ont analysé dans une perspective comparative le totalitarisme nazi et le nouveau totalitarisme qu’est l’islamisme, en tant que mouvement, idéologie et régime13. Outre les analogies fonctionnelles qui peuvent être relevées, on peut s’attacher à l’analyse historique des filiations idéologiques entre l’antisémitisme national-socialiste et la judéophobie des théoriciens islamistes comme des différents courants du national-islamisme, qui ont fabriqué à la fois l’idéo­logie jihadiste et l’antisionisme radical contemporains14. Dans une autre perspective, l’islamisme a été suggestivement caractérisé comme un « tra­ditionalisme révolutionnaire15 », oxymore s’il en est, puisque combinant l’autorité traditionnelle et le pouvoir charismatique, l’idéal de stabilité fondé sur le double principe de l’hérédité et de l’héritage et la propension au changement perpétuel ou à l’accomplissement des fins dernières. Encore faut-il ne pas négliger une dimension fondamentale des totalitarismes du XXe siècle, qu’on retrouve dans l’islamisme radical : la définition et la mise en œuvre d’un programme de « purification » du genre humain. Les terri­bles purificateurs, bolcheviks, nazis ou islamistes, conçoivent leur combat comme un travail infini d’épuration et de nettoyage, visant à éliminer les éléments jugés « nuisibles », « criminels », « impurs » ou « impies »16.

(…)

Comme l’a montré Gilles Kepel, dans la doctrine des Frères musulmans, telle qu’elle a été présentée notamment dans le mensuel égyptien Al-Da’wa (1976-1981) (p.20) qui s’adressait à un large public2« , les nombreux ennemis de l’islam peuvent être ramenés à quatre types principaux, chacun incarnant un principe du mal : la « juiverie », la « Croisade » (recouvrant approximativement l’Occident chrétien « impérialiste »), le « commu­nisme » et la « laïcité ». Mais l’ennemi principal est la « juiverie » ou le Juif (yahud), figure diabolique qu’il faut combattre sans merci, comme le montre un article intitulé « Les Juifs », paru dans le supplément pour enfants du magazine islamiste en octobre 1980 : « Frère lionceau musulman ! T’es-tu déjà un jour demandé pourquoi Dieu a maudit les Juifs dans Son Livre (…) ? (…) Qu’un homme mente et soit dans l’erreur, passe, mais qu’un peuple édifie sa société sur le mensonge, voilà en quoi se sont spécialisés les seuls fils d’Israël ! (…) Tels sont les Juifs, mon Frère lionceau musulman, tes ennemis et les ennemis de Dieu (…). Telle est leur disposition naturelle, la doctrine corrompue dont ils sont familiers (…). Ils n’ont jamais cessé de comploter contre leur principal ennemi, les Musulmans. Dans l’un de leurs livres [les Protocoles des Sages de Sion], ils disent : « Nous les Juifs, nous sommes les maîtres du monde, ses corrup­teurs, ceux qui fomentent les séditions, ses bourreaux ! » Ils ne t’aiment pas, toi, lionceau musulman, toi qui révères Dieu, l’islam, et le prophète Mahomet (…). Lionceau musulman, anéantis leur existence, à ceux qui veulent assujettir l’humanité entière pour la faire servir leurs desseins sataniques21. »

(…)

Encore faut-il ne pas oublier les régimes despotiques qui se réclament d’une manière ou d’une autre de l’islam, en instrumentalisant systémati­quement les passions religieuses ainsi que les réflexes xénophobes. Reve­nant sur les travaux préparatoires dans lesquels il s’était engagé en vue de rédiger son roman, Le Village de l’Allemand, paru en janvier 200824, le grand romancier algérien Boualem Sansal, lui-même victime du « régime national-islamiste » algérien et témoin scrupuleux de la montée en puis­sance de l’islamisme, esquisse avec rigueur une comparaison entre le régime nazi et les dictatures islarno-nationalistes contemporaines, où l’on (p.21) retrouve bien des traits classiques du totalitarisme hitlérien : « En avançant dans mes recherches sur l’Allemagne nazie et la Shoah, j’avais de plus en plus le sentiment d’une similitude entre le nazisme et l’ordre qui prévaut en Algérie et dans beaucoup de pays musulmans et arabes. On retrouve les mêmes ingrédients et on sait combien ils sont puissants. (…) Les ingré­dients sont les mêmes ici et là : parti unique, militarisation du pays, lavage de cerveau, falsification de l’histoire, exaltation de la race, vision mani­chéenne du monde, tendance à la victimisation, affirmation constante de l’existence d’un complot contre la nation (Israël, l’Amérique et la France sont tour à tour sollicités par le pouvoir algérien quand il est aux abois, et parfois, le voisin marocain), xénophobie, racisme et antisémitisme érigés en dogmes, culte du héros et du martyr, glorification du Guide suprême, omniprésence de la police et de ses indics, discours enflammés, organisa­tions de masses disciplinées, grands rassemblements, matraquage religieux, propagande incessante, généralisation d’une langue de bois mortelle pour la pensée, projets pharaoniques qui exaltent le sentiment de puissance (exemple : la troisième plus grande mosquée du monde que Bouteflika va construire à Alger alors que le pays compte déjà plus de minarets que d’écoles), agression verbale contre les autres pays à propos de tout et de rien, vieux mythes remis à la mode du jour… Fortes de cela, les dictatures des pays arabes et musulmans se tiennent bien et ne font que forcir25. »

libre, le démocrate, l’homosexuel, etc.

 

(p.25) Illustrons notre propos par les activités de propagande d’un person­nage désormais bien connu, Roger Garaudy (né en 1913), intellectuel engagé qui n’a cessé de mettre son statut de « philosophe » au service de causes totalitaires, du communisme à l’islam politique « révolutionnaire », et marie désormais la judéophobie à l’hespérophobie47. Garaudy donc, retrouvant les accents tiers-mondistes de sa période stalinienne, dans un long pamphlet intitulé Le Terrorisme occidental, se félicite de ce que les (p.26) États-Unis rencontrent « de plus en plus de résistance (…) dans leur entre­prise de « mondialisation », c’est-à-dire de colonisation étendue à l’échelle mondiale et au profit d’un seul colonialiste48. » Marginalisé en France depuis la parution de son pamphlet négationniste, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, à la fin de 199549, l’ex-stalinien converti à l’islam est désormais fêté comme un maître à penser dans le monde musulman, qu’il a largement initié aux formules élémentaires du négationnisme5« . Il y incarne l’intellectuel occidental parfait pour les ennemis de l’Occident se réclamant de l’islam : outre sa conversion montrant qu’il a choisi « la reli­gion naturelle de l’homme51 », il fait profession de dénoncer les États-Unis et Israël, et offre à ceux qui veulent détruire Israël un semblant d’arme absolue, la réduction du génocide nazi des Juifs d’Europe à un « mensonge de propagande »  qui  aurait notamment légitimé la  création de l’État d’Israël.   Lorsque   le   dangereux   illuminé   qu’est   le   président   iranien Mahmoud Ahmadinejad dénonce le « mythe du massacre des Juifs52 » et en conclut que l’État d’Israël, n’ayant pas « droit à l’existence53 », doit être « rayé  de la  surface  de la  terre »  – selon l’expression  de l’ayatollah Ruhollah Khomeyni54 -, il se montre bon disciple de Garaudy.

Les plus radicaux des ennemis de l’occidentalisation ou, si l’on pré­fère, de l’« occidentalisme », idéologues islamistes ou, en France tout particulièrement5-^, théoriciens du néo-tiers-mondisme – qu’ils soient pro­ches des milieux « altermondialistes » ou des néo-communistes, ou qu’ils appartiennent à la mouvance « Nouvelle droite56 » -, imaginent l’occiden­talisation comme une américanisation. Il faut ici souligner le fait que la France, alors qu’elle n’a jamais été en guerre avec les Etats-Unis, est peut-être le pays occidental où « l’antiaméricanisme a été, et demeure, le plus vif», comme l’a noté Michel Winock57. Une étude portant sur les manuels scolaires français des années 2000 montre qu’ils diffusent massive­ment les éléments d’une vision du monde antiaméricaine, par laquelle tous les malheurs du monde sont attribués aux agissements criminels, « impéria­listes » ou simplement irresponsables de la « puissance américaine58 ». Opi­nion dominante d’hier et d’aujourd’hui, l’antiaméricanisme risque ainsi d’être « la « bien-pensance » de demain59 ». Il faut s’interroger sur un autre paradoxe tragique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la puissance hégémonique est incarnée par une société qui défend la liberté, c’est-à-dire qui se soucie du respect et de la protection des droits indivi­duels. Or c’est précisément cette société, la nation américaine, qui fait l’objet d’une haine universelle, et donne une figure à l’objet de la haine.

 

(p.29) En novembre 2004, Chavez a rencontré en Iran • Ahmadinejad, lorsque ce dernier était maire de Téhéran. Après l’arrivée au pouvoir, en juin 2005, du démagogue islamiste, Chavez a été l’un des premiers chefs d’État à le soutenir. Le fait que Ahmadinejad ait appelé à la destruction de l’État d’Israël (« rayer Israël de la carte78 ») tout en dénonçant « le mythe de l’Holocauste » n’a nullement gêné le chef national-populiste vénézuélien79. En 2006 et 2007, les deux présidents ont pris des positions communes sur un certain nombre d’enjeux géopolitiques. Nombreux sont les intellectuels occidentaux d’extrême gauche qui se montrent fascinés par le président Hugo Chavez, militaire putschiste et démagogue autoritaire, ami de Saddam Hussein et de Fidel Castro, ses modèles historiques, et ses maîtres en matière de rhétorique antiaméricaine. Ces intellectuels saisis par la haine de soi répètent à l’envi le slogan du « déclin de l’Amérique », mécaniquement lancé toutes les fois que les États-Unis traversent une crise, alors même qu’une analyse froide des faits montre le dynamisme incomparable des États-Unis dans la plupart des domaines, de l’économie à la recherche scientifique, et que les experts les plus autorisés, tel Bruno Tertrais, pensent « qu’aucun pays ne sera en mesure de contester la pré­éminence américaine avant plusieurs décennies80 ». Au discours « anti­impérialiste » de la « résistance » à « l’oppression » s’ajoute, dans la rhéto­rique tiers-mondiste du président-démagogue, l’utopie communiste des « lendemains qui chantent », après la « libération ». En visite à Damas, chez son « ami » le dictateur Bachar al-Assad, Chavez a déclaré le 30 août 2006 que le Venezuela et la Syrie allaient « construire un nouveau monde libéré de la domination américaine ». Vision enthousiasmante de l’avenir aux yeux des intellectuels, d’extrême gauche et d’extrême droite, fermement décidés à « résister » à « l’empire américain », en faisant tout pour préci­piter sa « chute », jugée fatale par un certain nombre d’intellectuels-prophètes. Le citoyen français Dieudonné M’Bala M’Bala, connu pour sa dénonciation litanique de « l’axe américano-sioniste81 », a également ren­contré le président Chavez à Damas, le 30 août 2006, occasion d’« échanger leur émotion face aux destructions opérées par Tsahal au Liban ». Au cours de l’été 2007, la coopération nucléaire secrète entre la Syrie et la Corée du Nord a été rendue publique82. Elle s’ajoute à l’aide militaire fournie par l’Iran, dont bénéficie également le Hezbollah libanais.

 

(p.30) Le multiculturalisme, ou le cheval de Troie de l’islamisme

II faut s’interroger sur un paradoxe dont les conséquences géopoliti­ques peuvent être considérables : un pourcentage significatif des popula­tions de culture musulmane installées dans les pays occidentaux se montre hostile à la civilisation occidentale et manifeste une certaine empathie à l’égard des milieux jihadistes. C’est dans les pays qui ont institutionnalisé le multiculturalisme, donc inscrit dans la loi le principe du respect inconditionnel (p.31) des « identités culturelles », que l’opinion musulmane s’aligne le plus sur les positions islamistes. Les promoteurs de l’idée d’une « citoyen­neté post-nationale » ont par ailleurs fortement contribué à légitimer le multiculturalisme comme forme de « politique de la reconnaissance ». La version la plus radicale du multiculturalisme est illustrée par la politique néerlandaise de « pilarisation », présentée comme un moyen de garantir la tolérance à l’égard des religions, en accordant un système éducatif séparé, des services sociaux distincts, des médias et des syndicats différents aux catholiques, aux protestants et aux communautés sécularisées. Jusqu’au début des années 2000, les gouvernements néerlandais successifs ont fait leur la doctrine selon laquelle le meilleur moyen de favoriser l’intégration des populations issues de l’immigration était d’encourager les immigrés à « maintenir leur propre culture85 ». Ils ont facilité ce « maintien » des iden­tités culturelles d’origine par tout un arsenal de politiques de redistribution visant les « minorités culturelles » reconnues86. Même si la question de savoir si les musulmans constituent un « pilier » séparé est restée contro­versée, c’est un fait que les Pays-Bas se sont montrés plus volontaristes que d’autres pays pour accorder aux musulmans des écoles distinctes87. Le choc provoqué par l’assassinat du leader politique Pim Fortuyn (6 mai 2002)88, suivi par celui du cinéaste Théo Van Gogh (1er novembre 2004)89, l’un et l’autre engagés dans un combat contre ce qu’ils pensaient être « l’islamisa­tion » de leur pays, a fait prendre conscience aux Néerlandais des limites et surtout des effets pervers du multiculturalisme, terrain privilégié pour la propagande islamiste.

La Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Canada sont parmi les pays occidentaux les plus touchés par une islamisation fondamentaliste intense. Le multiculturalisme modéré existant en Grande-Bretagne a été défini en 1966, non sans un certain angélisme, par Roy Jenkins, alors secrétaire du Home Office, comme « la diversité culturelle, couplée à l’égalité des chances, dans une atmosphère de tolérance mutuelle90 ». Après les attentats islamistes de Londres (juillet 2005), les Britanniques ont à leur tour pris conscience des dangers présentés par le multiculturalisme à l’époque du terrorisme jihadiste global. L’angélisme différentialiste ne devrait plus être à l’ordre du jour. Dans une étude d’une exceptionnelle lucidité, « Atmo­sphère suffocante dans le Londonistan », publiée en juin 2006, le polito­logue Ernst Hillebrand montre non seulement que le multiculturalisme britannique a totalement échoué, mais encore qu’il a favorisé l’emprise islamiste sur les musulmans vivant en Grande-Bretagne. Le constat est sai­sissant : « 40 % des musulmans vivant en Grande-Bretagne souhaitent -l’application de la Chari’a dans certaines parties du pays. 32 % pensent que les musulmans devraient s’engager pour mettre fin à la civilisation occi­dentale, « décadente et amorale ». 20 % disent comprendre les motivations des responsables des attentats du métro de Londres le 7 juillet 2005. Dans le même temps, seuls 17 % des non-musulmans pensent que musulmans et non-musulmans peuvent vivre ensemble pacifiquement de façon durable. Et un quart de l’électorat peut s’imaginer votant un jour pour un parti d’extrême droite ; bienvenue en Grande-Bretagne, dans une société qua­lifiée par le British Council de « riche d’une grande diversité, ouverte,

(p.32) multiculturelle ». Alors que les autorités persistent à diffuser des messages glorieux, les attentats de Londres ont crûment révélé une réalité qui n’avait pu échapper, auparavant déjà, à tout observateur attentif: le vaste échec du multiculturalisme britannique, du moins en ce qui concerne l’intégration des musulmans91. »

Les défenseurs d’un multiculturalisme institutionnel, lorsqu’ils profes­sent un relativisme culturel radical, sont le plus souvent des ennemis déclarés de l’Occident, dénoncé comme incarnation d’un judéo-christianisme qui, par son intolérance et son « impérialisme », serait une machine à détruire les « cultures ». Comme l’a justement remarqué Élie Barnavi, « le multi­culturalisme est un leurre », qui continue cependant de séduire nombre d’intellectuels et d’homme politiques en Europe. Le multiculturalisme se fonde implicitement sur un essentialisme culturel qui mine les fondements de tout ordre politique : « On ne bâtit pas une société digne de ce nom, ce qui implique une langue dans laquelle on puisse se comprendre, un minimum de culture commune, une mesure de mémoire partagée, en enfermant les gens dans leur propre langue, leur propre culture et leur propre mémoire92. » Le multiculturalisme institutionnel, c’est-à-dire le multicommunautarisme, revient à transformer le droit à la différence en un devoir d’appartenance ordonné à une identité d’origine supposée et imposée93. La conséquence de ce culte de la diversité culturelle est la fragmentation conflictuelle de l’espace public, l’individualisation négative, la généralisation normative des ségrégations, l’accroissement de la défiance entre les groupes séparés et, pour finir, la destruction de la vie civique, mettant en danger le régime démocratique.

Cette pathologie sociale peut être analysée sur la base du modèle d’intelligibilité construit par Robert Putnam dans les années 1990 et mis à l’épreuve au cours des années 2000, selon lequel le « capital social », soit « les réseaux qui relient entre eux les membres d’une société et les normes de réciprocité et de confiance qui en découlent94 », tend à décliner lorsque s’accroît la diversité ethnique et culturelle. Putnam a étudié ce qu’il appelle la « diversité ethnique » aux États-Unis en référence aux quatre groupes retenus par le recensement nord-américain : les Hispaniques, les Blancs non hispaniques, les Noirs non hispaniques et les Asiatiques. Ces catégories dites « ethniques » ou « raciales » sont, en fait, tout autant cultu­relles. Dans un article retentissant publié en juin 200795, le sociologue et politiste en arrive à formuler un certain nombre de conclusions inatten­dues de la part d’un « progressiste », et qu’on peut réduire à quatre thèses : 1° plus la diversité ethnique grandit, plus la confiance entre les individus s’affaiblit ; 2° dans les communautés les plus diversifiées, les individus ont moins confiance en leurs voisins ; 3° dans ces mêmes communautés, non seulement la confiance interethnique est plus faible qu’ailleurs, mais la confiance intra-ethnique l’est aussi ; 4° la diversité ethnique conduit à l’anomie et à l’isolement social. Il va de soi que de telles conclusions, éta­blies à partir d’une enquête conduite d’une manière exemplairement scientifique sur un échantillon d’environ 30 000 individus, ne peuvent qu’affoler les adeptes du « politiquement correct » en matière d’immigra­tion (célébrée comme une « richesse ») et les partisans du multiculturalisme (p.33) (présenté comme la voie unique vers le nouvel avenir radieux). Il reste à étudier d’une façon comparative d’autres sociétés démocratiques travaillées par les effets négatifs d’un excès de diversité interne, qu’il s’agisse des Pays-Bas, de la Belgique, des pays Scandinaves, de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne, sans oublier certains pays d’Europe méditerranéenne. L’horizon ainsi dessiné est plutôt sombre : si les thèses de Putnam sont fondées, universalisables et ainsi dotées d’une valeur prévisionnelle, alors le surgissement de sociétés multiraciales et multiculturelles que favorise l’ouverture démocratique aura pour conséquences majeures le déclin de l’engagement civique et le délitement du lien social, remplacés par la défiance ou l’indifférence. Trop de diversité, en provoquant l’érosion de la confiance, tuerait la tolérance et ruinerait la solidarité sociale comme l’esprit civique. Dès lors, l’offre islamiste, centrée sur l’identité et la solida­rité de groupe, deviendrait particulièrement attractive aux yeux des « communautés » diverses de culture musulmane. C’est dans ce contexte convulsif qui s’annonce que les réseaux islamistes risquent de prendre leur essor en tout territoire situé hors de la « demeure de l’islam » (dar aï-islam}.

 

Les Juifs, ennemis sataniques, et leurs alliés

 

L’offensive islamiste contre l’Occident, qu’elle se limite à la pénétra­tion culturelle accompagnée de pression politique ou qu’elle consiste à pratiquer le Jihad sur le mode des attentats terroristes, se caractérise par la place centrale qu’elle accorde, et ce de façon explicite, à la lutte contre les juifs, imaginés comme les « maîtres du monde », et des maîtres foncière­ment illégitimes, stigmatisés comme « sataniques ». C’est pourquoi, lorsqu’on se propose d’analyser la réalité de l’anti-occidentalisme contem­porain, on est d’emblée frappé par l’importance des thématiques antijuives inscrites dans le discours qui le porte. La haine de l’Occident semble même n’être qu’une extension de la haine des Juifs. Comme si les ennemis de l’Occident postulaient que l’Occident judéo-chrétien qu’ils haïssent était avant tout un Occident juif ou « enjuivé » (pour user d’un qualificatif mis en circulation par le vieil antisémitisme). On est ainsi conduit à étudier l’occidentalophobie militante d’aujourd’hui comme une forme de judéo-phobie mythiquement élargie, comme une judéophobie généralisée à toutes les figures de l’ennemi, à commencer par les « infidèles », catégorie incluant, pour les théoriciens de l’islamisme radical, les « peuples du Livre », Juifs et chrétiens. Ce qui caractérise la mouvance jihadiste inter­nationale incarnée par Al-Qaida, dont Oussama Ben Laden est devenu la figure tutélaire, c’est le primat qu’elle accorde au Jihad et les interpréta­tions ou les justifications que ses leaders en donnent96. L’épître d’Al-Qaida intitulée « Qui est l’ennemi et par qui commencer ? » est fort explicite sur la question. La première catégorie d’ennemis distinguée, regroupant les ennemis « les plus dangereux », donc à combattre prioritairement, est ainsi (p.34) décrite : « – Les Juifs (et il ne faut pas faire une distinction entre les Juifs et les Sionistes ni entre les Juifs de Palestine et les Juifs de l’étranger).

– Les Chrétiens d’Occident qui dirigent la nouvelle croisade, c’est-à-dire l’Amérique et l’Europe occidentale (les protestants et les catholiques).

– Les Chrétiens d’Orient qu’ils soient arabes ou russes (orthodoxes), ainsi que les Indiens, les polythéistes et les chiites97. »

Parallèlement, la judéophobie de tradition occidentale a subi elle-même des transformations significatives, dansée nouveau contexte géopo­litique instauré par la création, en 1948, de l’État d’Israël et le refus arabo-musulman de son existence, marqué par une série de guerres toutes gagnées par Israël, condition impérative de sa survie98, mais nourrissant en même temps un ressentiment de masse stimulé par la propagande de diri­geants politiques aussi incompétents que démagogues. Ces victoires suc­cessives d’Israël ont été exploitées par tous les ennemis d’Israël comme la marque d’une « arrogance » innée et d’une tendance naturelle à l’« impé­rialisme ». L’antisionisme d’obédience nationaliste a joué sur le sentiment d’« humiliation » ou celui de la fierté blessée, largement partagé dans la culture arabo-musulmane, nourrissant ainsi un fort ressentiment contre « les sionistes ». Corrélativement, les vaincus du monde arabo-musulman ont été (et sont) globalement présentés comme des « victimes », représen­tation polémique que leur discours de propagande a renforcée en mettant en scène la figure du Palestinien opprimé et spolié, censée incarner l’Arabe-victime face à l’ennemi satanique, « le Sioniste » ou « le Juif ». Les idéologues des pays arabes ont su instrumentaliser ce statut victimaire pour justifier les carences de leurs dirigeants et donner une explication mythique des malheurs de leurs peuples. Instrument privilégié de manipu­lation de l’opinion, l’antisionisme est ainsi devenu, pour les dirigeants des pays arabo-musulmans, un indispensable moyen de gouverner. Encore faut-il tenir compte de la montée, au cours des années 1990 et 2000, d’un anti-occidentalisme alimenté par la présentation systématique de la poli­tique étrangère américaine comme brutalement « impérialiste » et grossiè­rement irresponsable. Or le couplage qui s’est opéré entre l’antisionisme et l’anti-occidentalisme a provoqué une transformation de l’image négative de l’entité mythique qu’on pourrait baptiser le « Juif-Sioniste ».

Au cours des cinquante dernières années du XXe siècle, le mythe répulsif visantle peuple juif s’est en effet métamorphosé sur la base d’une inversion de son image : de « race maudite » et corruptrice venue d’Orient, « le Juif » s’est transformé en « entité sioniste » incarnant l’Occi­dent impérialiste. La rhétorique de combat de l’islamisme radical est ici un bon témoin, notamment dans sa variante chiite à l’iranienne : la dénoncia­tion diabolisante du « Grand Satan » (les États-Unis, ou l’Amérique) va de pair avec celle du « Petit Satan » (Israël). Du côté sunnite, les idéologues islamistes ne sont pas en reste en matière de satanisation. L’Égyptien Abdul Halim Mahmoud, directeur de l’Académie de recherche islamique, affir­mait dans un ouvrage sur le Jihad paru en 1974 : « Allah ordonne aux musulmans de combattre les amis de Satan où qu’ils se trouvent. Parmi les amis de Satan – en fait, parmi les principaux amis de Satan à notre époque — se trouvent les Juifs99. » Si « le Juif» incarne toujours la figure de Satan (p.35) – emprunt à l’antijudaïsme chrétien -, ce n’est plus en tant que « Sémite », mais en tant que suppôt de l’Occident perçu comme ennemi de l’islam et des musulmans. Le peuple juif, dans l’imaginaire antijuif hégémonique, s’est ainsi occidentalisé, au point de se confondre soit avec l’un des rameaux de la « race blanche » dominatrice et arrogante, soit avec la pointe avancée de l’Occident chrétien, et perçu en conséquence comme judéo-chrétien. En s’occidentalisant, le peuple juif s’est « désémitisé » aux yeux des plus puissants de ses nouveaux ennemis. Et il s’est en même temps « sionisé », selon le postulat : « Tous les Juifs soutiennent Israël100. » Bref, le type négatif du «Juif» a été reconstruit de manière à ce qu’il représente un modèle réduit de tout ce qui est rejeté et détesté dans l’Occident. C’est pourquoi les chrétiens d’Orient, après les Juifs orientaux, sont chassés des terres d’islam » ». On évalue à environ 900 000 le nombre des Juifs expulsés de diverses manières (massacres compris) des pays arabo-musulmans dans lesquels ils étaient pourtant installés depuis longtemps, y abandonnant tous leurs biens. Sous la pression islamiste, le commande­ment coranique s’est réalisé par un nettoyage ethno-religieux qui s’est accéléré après la création de l’État d’Israël : « Combattez (…) ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion. » En publiant au début des années 1950 son livre intitulé Notre combat contre les Juifs – ouvrage de référence pour la plupart des mouvements islamistes -, l’idéologue fondamentaliste égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) désignait clairement l’ennemi, sans l’habiller du vocabulaire antisioniste ou anti­impérialiste102. Dans son pamphlet, supposant qu’il y a une « conspiration judéo-chrétienne contre l’Islam », Qutb affirme que, face à « ceux qui ont usurpé la souveraineté d’Allah sur la terre », l’islam doit procéder « à leur destruction afin de libérer les hommes de leur pouvoir », et ajoute que « le combat libérateur du Jihad ne prendra pas fin tant que la religion d’Allah ne sera pas la seule103 ». Qutb est l’idéologue islamiste qui a placé le Jihad au cœur de l’islam en même temps qu’il désignait l’Amérique et les Juifs comme les ennemis à combattre prioritairement104. Dans la vision islamiste radicale, Juifs et chrétiens font l’objet d’une seule et même haine, visant les Occidentaux dénoncés comme pervertis et pervertisseurs. Mais le pire des Occidentaux, c’est désormais «le Juif» ou «le sioniste». Dans le monde judéo-chrétien satanisé par les islamistes et leurs alliés comme camp des « judéo-croisés » ou des « américano-sionistes », les Juifs repré­sentent à la fois une avant-garde visible (Israël) et une puissance manipu­latrice occulte, les « maîtres du monde », qui, dit-on, « dirigent l’Amé­rique », voire la « politique mondiale ». L’antisionisme radical va de pair avec l’antiaméricanisme, et celui-ci n’est qu’une synecdoque d’un anti-occidentalisme rabique. Telle est la grande transformation qui s’est pro­duite au cours du dernier demi-siècle dans la représentation du Juif : le peuple juif a été désorientalisé ou désémitisé, pour être radicalement occidentalisé.

 

(p.36) Les nouveaux judéophobes ne sont pas antijuifs comme Drumont ou Maurras, Fritsch ou Dùhring, Goebbels ou Hitler ont pu l’être. Ils le sont autrement. Ils expriment leur haine des Juifs avec d’autres mots (mais pas toujours), reformulent les vieux thèmes d’accusation, font jouer des repré­sentations nouvelles (notamment autour d’Israël et du sionisme), donnent de nouveaux récits de légitimation de leurs passions négatives, prônent des « solutions » inédites, et en général refusent avec vigueur de se dire « anti­sémites », voire prétendent lutter contre « le racisme et l’antisémitisme ». Ce qui n’est pas dépourvu d’une certaine logique, au moins d’ordre sémantique, dès lors que les Juifs ne sont plus perçus comme des « Sémites », et que des idéologues néo-communistes ou tiers-mondistes prétendent que le « nouvel antisémitisme » vise principalement les Arabes, en tant qu’immigrés ou en tant que musulmans – et, au Proche-Orient, en tant que Palestiniens. Certains théoriciens d’extrême gauche offrent un modèle sensiblement différent, en appelant confusément « nouvel antisé­mitisme » un système d’exclusion dont les deux « composantes » faisant couple seraient l’arabophobie (et/ou l’islamophobie109) et la judéophobie (ou l’« antijudaïsme »)1!0. Si le « politiquement correct » d’extrême gauche est ainsi scrupuleusement respecté, c’est sur la base d’une falsification des (p.37) faits, d’autant plus pernicieuse qu’elle n’est pas toujours volontaire ni même consciente. Quoi qu’il en soit, grâce à cette opération, la tâche des antiracistes institutionnels se simplifie et le slogan de la « solidarité dans les luttes » s’applique aisément : soit sous la figure « Juifs et Arabes un seul combat », soit sous cette autre : « Juifs et musulmans un seul et même ennemi. » La déréalisation des conflits (judéo-arabe et judéo-musulman) atteint ici des sommets, mais l’important est ailleurs, dans le gain symbo­lique obtenu : l’internationalisme prolétarien se survit dans la fiction de la solidarité des « victimes du racisme » ou du prétendu « nouvel antisémi­tisme » à double cible. La symbolique révolutionnaire est sauve. C’est dans cet espace du politiquement correct d’extrême gauche, centré sur la défense inconditionnelle de certaines catégories victimaires (Palestiniens, immigrés d’origine extra-européenne, « sans-papiers », musulmans, etc.), que prend son vrai sens l’usage polémique du mot « islamophobie » qui, au contraire du mot « arabophobie », permet de construire une ceinture de sécurité autour de tout ce qui concerne l’islam. « Islamophobie » fonc­tionne comme une catégorie d’amalgame, d’une part en effaçant les limites entre les comportements exclusionnaires visant respectivement les musul­mans en général, les Arabo-musulmans et les immigrés d’origine maghré­bine (ou turque, pakistanaise, etc.) de confession musulmane, d’autre part en mélangeant ce qui est de l’ordre du légitime examen critique d’une culture religieuse et ce qui relève de la volonté de stigmatiser, de discri­miner, d’exclure. En accusant mécaniquement d’islamophobie toute per­sonne procédant à un examen critique de l’islam, de ses dogmes comme de ses dérives politiques, un pseudo-antiracisme confond volontairement la critique avec le blasphème, et, tout en lançant des campagnes médiati­ques contre « l’islamophobie », propose de légiférer afin d’interdire cette dernière sous peine de sanctions pénales. La dénonciation de « l’islamo­phobie » est une machine de guerre culturelle.

Dans la construction de leur code culturel refondu, c’est-à-dire dans l’élaboration de leur nouveau langage antijuif, les judéophobes contempo­rains ont bâti sur la base de la démonisation du « sionisme » et d’Israël. Diaboliser la « race juive » ou « sémitique » comme étrangère et dange­reuse n’est plus de saison. Il faut désormais construire les « sionistes » en tant que criminels contre l’humanité ou « racistes ». L’antijuif de notre temps ne s’affirme plus « raciste », il dénonce au contraire « le racisme » comme il condamne « l’islamophobie » et, en stigmatisant les « sionistes » en tant que « racistes », il s’affirme « antiraciste » et « pro-palestinien ». Les antijuifs ont retrouvé le chemin de la bonne conscience. Une page psycho-historique est tournée, celle de l’après-guerre, qui aura duré presque un demi-siècle. Chez les Européens non juifs, le « devoir de mémoire » n’est plus porté par la mauvaise conscience née du sens d’une terrible responsabilité historique. Seuls demeurent les rituels des commé­morations officielles. Dans les nouvelles générations, malgré les efforts de nombreux enseignants, il ne reste plus rien du sentiment de culpabilité ni de la mauvaise conscience provoqués par le génocide nazi des Juifs d’Europe. Le processus de dissociation de la mémoire et de l’histoire était assurément inévitable. Mais ses conséquences sont imprévisibles. Cet évanouissement de la culpabilité ne conclut pas nécessairement à la judéophobie à visage serein, mais il lui ouvre la voie, la rend de nouveau possible.

 

(p.41) La haine de soi se développe sui­vant deux orientations : d’une part, l’identification avec le groupe majori­taire, ce qui définit le conformisme social, et, d’autre part, l’identification avec l’agresseur ou l’ennemi, faisant surgir le type du « traître » ou du «collaborateur». Le cas du «Juif non juif» (voire anti-juif) américain Noam Chomsky ou celui du Français anti-occidental Roger Garaudy sont exemplaires d’un telle dérive. Le premier, qui a professionnalisé depuis les années 1960 la dénonciation des méfaits de « l’impérialisme américain » (devenu récemment « l’empire américain »), s’est lancé dans le combat idéologique radical contre Israël et s’est montré complaisant à l’égard du pape du négationnisme, Robert Faurisson132. Le second, après s’être cons­truit une image d’humaniste sans frontières, s’est converti d’abord à l’islam, lancé ensuite dans la propagande « antisioniste », pour finir par faire cause commune avec les milieux négationnistes, accueilli comme un pro­phète en Iran comme dans le monde arabo-islamique.

 

(p.43) Le 12 septembre 2007, Al-Qaida a mis à prix la tête du caricaturiste suédois coupable d’avoir dessiné le prophète Mahomet avec un corps de chien quelques semaines auparavant. Abou Omar al-Bagdadi, le chef d’Al-Qaida en Irak, a offert 100 000 dollars pour l’assassinat de Lars Vilks, ainsi que 50 000 dollars supplémentaires « s’il est égorgé comme un agneau ». Ce que les islamistes, leurs alliés et leurs sympathisants appellent l’« islamo-phobie », ou la « diffamation religieuse », semble être devenu le péché suprême, la faute impardonnable. Des militants et des intellectuels engagés leur emboîtent le pas, et affirment que l’« islamophobie » représente la principale ou la plus dangereuse forme de « racisme ». C’est là une stra­tégie d’intimidation dont la mise en œuvre a commencé avec la fatwa proclamée le 14 février 1989 par l’ayatollah Khomeyni contre l’écrivain Salman Rushdie, coupable à la fois d’être l’auteur des Versets sataniques (1988), livre jugé « blasphématoire » envers l’islam, et d’être un apostat141. L’écrivain et les éditeurs du livre censé être « opposé à l’islam, au Prophète et au Coran » furent ainsi condamnés à mort par le dictateur intégriste : « J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils se trouvent, afin que personne n’insulte les saintetés islamiques. » Pour les islamistes, le péché d’« islamophobie » mérite la mort. Les agitateurs islamistes (p.44) en prennent prétexte pour provoquer des incidents ou des émeutes, lesquelles font des morts et des blessés. Ce sont là autant d’avertissements lancés aux Occidentaux, et plus particulièrement aux Européens, plus per­méables à l’islamisation que les Américains. De l’affaire Rushdie à l’affaire des caricatures danoises (février 2006), sans oublier la campagne contre Benoît XVI (septembre 2006)’42, un même message est lancé aux Occi­dentaux : « Vous n’êtes plus libres de dire ce que vous pensez de l’islam, du Prophète et du Coran. » Voilà qui doit nous conduire à une interroga­tion portant à la fois sur la lutte contre « le racisme » et sur la défense des droits de l’homme, ou plus exactement sur leurs défenseurs et les positions prises par ces derniers.

 

Voyage au centre du kadhafîsme : analyse d’un cas

 

Il est parfois bon de faire un détour par des contrées peu accueillantes, telle la Libye islamo-nationaliste, et, plutôt que d’admirer le décor, d’en explorer l’envers. Ce pourra être ici l’occasion de dresser un bilan de la défense des droits d’homme à la libyenne et d’explorer briève­ment la nébuleuse « antisioniste » dans laquelle révolutionnaires commu­nistes, gauchistes, nationalistes arabes, nazis et islamistes se donnent la main. Au pouvoir en Libye depuis 1969 à la suite d’un coup d’État, le colonel Mouammar Kadhafi, « le Guide éclairé », au terme supposé d’une longue carrière de soutien polymorphe au terrorisme international, semble être devenu respectable, après un abandon opportuniste, en décembre 2003, de son programme d’armes de destruction massive, devenu contre-productif. Les familles des victimes des divers attentats organisés par les services de la dictature kadhafienne ont été indemnisées, et, en mai 2006, la Libye a été retirée de la liste américaine des États soutenant le terrorisme143. Si l’ancien paria de la communauté internationale a fini par y être intégré, c’est grâce à l’argent du pétrole et aux contrats qu’il est censé assurer’44, mais aussi grâce à un savoir monnayable sur le terrorisme international. L’abandon affiché d’un programme nucléaire devenu encombrant et dangereux pour la survie de son régime est emblématique du tournant tactico-stratégique opéré par le « Guide de la Révolution » dans le nouveau contexte international créé par le 11 septembre 2001, l’intervention militaire américaine en Irak (2003) et la hausse du prix du brut145. Le régime kadhafien n’en reste pas moins une dictature militaro-policière où, en matière de droits de l’homme, l’emprisonnement des opposants rivalise avec l’usage de la torture. Il convient de rappeler que, dans l’affaire des infirmières bulgares et du médecin palestinien, accusés sans preuves et incarcérés dans des conditions terrifiantes durant huit ans avant d’être libérés à la suite d’un odieux marchandage, les autorités (p.45) libyennes n’ont pas hésité à recourir à la torture146. On oublie un peu vite la campagne lancée par Kadhafi dans le monde arabo-musulman au début des années 2000, qui consistait à présenter lesdites infirmières « étran­gères » comme des agents du Mossad et de la CIA ayant accompli leur mission criminelle d’injecter le virus du sida à des enfants libyens de la ville de Benghazi sous prétexte de les immuniser. Dans cette accusation délirante d’empoisonnement d’enfants musulmans par un commando « américano-sioniste », le stratège cynique ne faisait qu’un avec le tenant de la pensée magique, s’inspirant des vieilles accusations médiévales d’empoisonnement des puits, sans parler d’une célèbre tentative d’empoi­sonnement du Prophète par l’une de ses épouses, juive bien entendu147. En outre, parmi les prisonniers politiques, on compte de nombreux « dis­parus », ainsi que le soulignent diverses organisations de défense des droits de l’homme depuis des années148. Bref, ce n’est un secret pour personne que le régime libyen bafoue les libertés fondamentales.

Or, ne se contentant ni de la puissance financière, ni du pouvoir absolu dans son pays, ni même d’être l’auteur de la Troisième Théorie Universelle  (exposée  dans Le Livre vert)149,  le leader suprême  de la « Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste », trahissant sa mégalomanie sans bornes,  a créé en 1988-1989,  avec son ami Jean Ziegler, sociologue suisse d’extrême gauche, le prix Kadhafi des droits de l’homme. L’expression résonne aussi étrangement qu’un prix Staline de la liberté ou qu’un prix Hitler de l’égalité et de la fraternité. Parmi les lau­réats récents du prix Kadhafi, on remarque avec grand intérêt, mais sans surprise, les personnalités prestigieuses suivantes : Louis Farrakhan (1996), Fidel Castro (1998), Roger Garaudy (2002, avec d’autres), Hugo Châvez (2004) et Mahathir Mohamad (2005). En tant qu’intellectuel engagé, mais aussi en tant que « rapporteur spécial » ou « expert » dans certaines ins­tances des Nations unies chargées des droits de l’homme150, le néo­marxiste et « humaniste » Jean Ziegler, ami genevois de Tariq Ramadan et de Roger Garaudy – autres « humanistes » -, est souvent intervenu dans l’espace public, toujours dans un sens anti-occidental, tiers-mondiste et « antisioniste ». Au milieu des années 1970, Ziegler a ainsi formulé sa thèse fondamentale sur ce qui menace le genre humain : « Le système impéria­liste  mondial est   (…)  le  mal absolu  concret.   Il domine  et  ravage aujourd’hui les trois quarts de l’humanité151. » Nulle trace d’antitotalita­risme ne risque d’être découverte chez cet universitaire engagé dans l’anti-impérialisme gnostique, pour qui le communisme reste une utopie aussi nécessaire qu’attractive, ce qui ne l’empêche nullement de se laisser fas­ciner par des dictateurs islamo-nationalistes, et de collaborer avec eux. On le rencontre par exemple au « conseil scientifique » de la revue Nord-Sud XXI, dirigée par un grand ami d’Hugo Châvez, Ahmed Ben Bella, qui, depuis les années 1950 durant lesquelles il était sous l’influence des milieux nassériens et de certains nationalistes arabes pro-nazis152, milite pour la des­truction de l’État d’Israël153. Pour retracer fidèlement l’itinéraire « rouge- brun-vert » de Ben Bella, il faudrait faire plus qu’évoquer les relations entre ce dernier et le banquier suisse nazi François Genoud, ami du « Grand Mufti » de Jérusalem depuis 1936 et ennemi inconditionnel du « sionisme mondial ».

 

/ Genoud / Admirateur lui-même de Nasser, qu’il appréciait particulièrement pour sa lutte contre ‘le sionisme’ largement organisée par d’anciens nazis réfugiés en Egypte, (…)

 

(p.50) Pour mieux situer le régime kadhafiste, il faut rappeler d’abord que son Guide suprême a toujours refusé, à l’instar de l’Iran et de la Syrie, de reconnaître l’existence de l’État d’Israël, contre lequel la Libye est toujours officiellement en guerre. Son soutien polymorphe à la cause palestinienne n’était que l’expression la plus visible d’un antisionisme radical faisant feu de tout bois. Comme le roi Fayçal d’Arabie Saoudite, le colonel Kadhafi était connu pour offrir des exemplaires des Protocoles des Sages de Sion à ses hôtes de marque, et ce, dans la langue qu’ils étaient à même de comprendre183. Kadhafi a résumé sa position sur les Juifs et Israël dans un discours prononcé en décembre 1980 : « Le retour des Juifs en Palestine, la formation d’une nouvelle société impérialiste et raciste ne représente qu’un prétexte qui a entraîné le problème actuel du Moyen-Orient, qui mènera, sans doute, à une troisième guerre mondiale184. » II faut rappeler ensuite que le dictateur libyen continue de nier le génocide au Darfour, en suggérant qu’il s’agit pour l’essentiel d’une invention occidentale, ou d’une exagération confinant au mensonge de propagande. Quant au com­portement de « l’homme » Kadhafi, célébré comme le « libérateur des femmes185 », le témoignage de la journaliste Memona Hintermann, victime en 1984 d’une tentative de viol de la part du « Frère Guide » menaçant de la « flinguer », montre qu’il s’apparente à celui du voyou ordinaire186. Dans un discours prononcé le 12 décembre 2007 à Paris, sur le thème « la situa­tion des femmes dans le monde », le « Frère Guide » a dénoncé sans ver­gogne la « condition tragique » dans laquelle se trouvait selon lui « la femme européenne, obligée de faire parfois un travail dont elle ne veut pas ». Et de proposer ses services : «Je voudrais sauver la femme euro­péenne qui se débat187. » On reconnaît là une variation sur le thème unique du discours kadhafien face à l’Europe : si seule la conversion à la « vraie religion », l’islam, peut sauver les Européens, seul le « Guide de la Révolution » peut sauver les Européennes. Parmi les thuriféraires présents, Mme Beyala s’est particulièrement distinguée par son commentaire : « II admire les femmes, il les a libérées et promues188. » C’est la jeune secrétaire d’État chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’Homme, Rama Yade, qui a sauvé l’honneur de la France en déclarant dans une interview parue le jour de l’arrivée du dictateur, coïncidant avec la Journée interna­tionale des Droits de l’Homme : « Le colonel Kadhafi doit comprendre que notre pays n’est pas un paillasson sur lequel un dirigeant, terroriste ou non, peut venir s’essuyer les pieds du sang de ses forfaits189. » Mais, plus généralement, il convient de se demander si la méthode des échanges commerciaux, accompagnés de leçons en matière de droits de l’homme, avec les dictatures a des chances d’inciter ces dernières au respect des libertés fondamentales, ou si elle ne risque pas bien plutôt de leur fournir une légitimation démocratique, coupant l’herbe sous le pied à toute opposition (p.51) interne. Le romancier algérien Boualem Sansal, qui connaît de l’intérieur le fonctionnement des dictatures arabo-musulmanes, souligne les raisons de se montrer sceptique à l’égard des stratégies de coopération avec des régimes despotiques, en particulier avec celui de Kadhafi, ce « richissime bandit » : « Avec des régimes comme ceux de Bouteflika et Kadhafi, les démocraties occidentales ne peuvent pas grand-chose. Tout ce qu’elles diront et feront sera retourné contre elles et contre nous. Nos leaders sont de redoutables tennismen. Ils connaissent tous les coups pour détruire les balles en vol. Comme d’habitude, ils se dresseront sur leurs ergots et crieront : ingérence, colonialisme, néocolonialisme, impérialisme, atteinte à nos valeurs islamiques, lobby juif, etc. La menace terroriste ne les gêne pas plus que ça. En tout cas, ils veulent la gérer selon leurs vues et leurs besoins tactiques, loin du regard étranger. « Le terrorisme reste à définir », disait Kadhafi en Espagne. Bouteflika avait dit une chose simi­laire. La menace terroriste est pour eux pain bénit, elle leur permet de maintenir la société sous étroite surveillance et [de] ridiculiser ses préten­tions démocratiques, toujours présentées comme susurrées par l’Occident dans le but d’affaiblir nos valeurs nationales190. »

Un certain angélisme régnant dans les diplomaties occidentales empêche de prendre la mesure de l’anti-occidentalisme, toujours mêlé d’« antisionisme », que les régimes despotiques instrumentalisent cynique­ment pour se protéger de toutes les critiques internes et externes. Pour se faire une idée de la conception très particulière des « droits de l’homme » que partagent les autocrates comme Kadhafi et les idéologues néo-tiers-mondistes comme Ziegler, il suffit de rappeler le déchaînement de haine contre Israël et l’Occident qui a marqué la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, organisée à Durban du 31 août au 8 septembre 200l191. Les rapports préparatoires en vue d’une nouvelle conférence mondiale contre le racisme, prévue pour 2009, font craindre que Durban 2 soit pire que Durban l192, dont on sait qu’elle s’était transformée en meeting antijuif international, centré sur la dénonciation du « sionisme » comme « racisme ». D’autant que la Libye, devenue en janvier 2008 l’un des dix membres provisoires du Conseil de sécurité de l’ONU, est chargée de préparer la conférence de Durban 2. La Libye a été élue en effet à la présidence de cette conférence, Cuba en occupant la vice-présidence ainsi que la charge de rapporteur. Deux dic­tatures sont ainsi chargées de diriger les travaux d’une conférence mon­diale contre le racisme : tel est le paradoxe tragi-comique de ce dernier avatar de l’antiracisme onusien. Le parti pris clairement anti-israélien de Durban 2 a été dévoilé par le fait que d’importantes réunions préparatoires ont été convoquées pendant les grandes fêtes juives, Pessah et Yom Kip-pour, ce qui doit empêcher les représentants israéliens d’y participer.

 

(p.64) Israël est ici clairement désigné comme « la tête de pont » du « Monde Oppresseur », c’est-à-dire de l’Occident judéo-chrétien, dans sa lutte à mort contre l’islam. Pour comprendre la tonalité guerrière d’un tel discours, il faut remonter à la source, l’enseignement de l’ayatollah Ruhollah Khomeyni qui, dans un texte datant de 1942, affirmait claire­ment que l’islam n’était pas une religion de pacifistes, et précisait ainsi son propos: «L’Islam veut conquérir le monde entier. (…) Ceux qui ne connaissent rien à l’Islam prétendent que l’Islam désapprouve la guerre. Ceux qui disent cela sont sans cervelle. L’Islam dit : tuez les incroyants (…). L’Islam dit : le bien n’existe que grâce à l’épée et dans l’ombre de l’épée62 ! » Après la Révolution islamique en Iran, Khomeyni prononce un discours à l’école théologique de Feyzigeh, le 24 août 1979, où il réaf­firme sa thèse : « L’Islam a grandi dans le sang. (…) Le grand prophète de l’Islam tenait dans une main le Coran et dans l’autre l’épée63. »

 

(p.65)  Le président-démagogue vénézuélien Hugo Châvez, le 20 sep­tembre 2006, avait déjà donné l’exemple en brandissant, lors de son discours enflammé à l’Assemblée générale de l’ONU, l’un des pamphlets antiaméri­cains de Chomsky, Hegemony or Survival : America’s Quest for Global Dominant, en ajoutant : « Les Américains devraient lire ce livre plutôt que de regarder Supermanm ». Superman, ou ce détestable « héros juif ».

 

(p.69) L’islamisation ou la guerre

 

Le simplisme manichéen est ce qui rassemble les frères ennemis de l’islamisme radical : les wahhabites-salafistes et les chiites khomeynistes. Mais on aurait tort de négliger la part prise par les dirigeants politiques dans cette propagande islamo-centrique. Même le « laïque » Saddam Hus­sein avait intégré l’invocation d’Allah dans ses discours guerriers, au début des années 1990. Les pires dictateurs, de la Syrie à la Libye, recourent à la démagogie religieuse et se présentent comme des combattants de l’islam. C’est ainsi que le colonel-dictateur Kadhafi, dans un discours diffusé sur Al-Jazira le 10 avril 2006, annonce la victoire prochaine de l’islam en Europe, première étape de la marche inéluctable de l’Histoire vers l’isla­misation du monde :

« II y a cinquante millions de musulmans en Europe. Des signes indiquent qu’Allah va faire triompher l’islam en Europe – sans sabres, sans fusils, sans conquête militaire. Les cinquante millions de musulmans d’Europe en feront un continent musulman en l’espace de quelques décennies. (…) Allah mobilise la nation musulmane de Turquie et l’ajoute à l’Union européenne. (…) Ce qui fait cinquante millions de musulmans en plus. Ça fera cent millions de musulmans en Europe. L’Albanie, qui est un pays musulman, fait déjà partie de l’Union européenne. (…) La Bosnie, qui est un pays musulman, fait déjà partie de l’Union européenne. Cinquante pour cent de ses citoyens sont musulmans. (…) L’Europe est dans de beaux draps, ainsi (p.70) que l’Amérique. Car ils vont devoir accepter de devenir islamiques et suivre le cours de l’histoire, ou bien déclarer la guerre aux musulmans74. »

 

(p.70) Et le président iranien de s’indigner devant le non-respect de la liberté d’expression dans certains pays occidentaux : « II y a actuellement quelques professeurs européens qui se trouvent en prison parce qu’ils ont écrit sur l’Holocauste et qu’ils mettent en avant un autre point de vue75. » Dans son discours du 25 septembre 2007 devant la 62e Assemblée générale des Nations unies, Ahmadinejad, en défenseur des libertés d’opinion et d’expression, reviendra sur la question : « Si des savants et des historiens donnent leur avis ou s’ils défendent des thèses différentes, ils sont jugés et emprisonnés. » Le recours à ce registre négationniste est inséparable, chez Ahmadinejad comme chez la plupart des leaders islamistes, d’un antisio nisme (p.71) radical, niant le droit à l’existence d’Israël, et d’un antiaméricanisme de facture anti-impérialiste.

(…) Les interventions du président iranien en Occident sont des forma­tions de compromis, qui demandent à être interprétées, voire décryptées. Pour ce faire, il convient de les conforter avec les discours visant directe­ment l’opinion iranienne intérieure, tels que le discours du 26 octobre 2005 prononcé à Téhéran devant 4 000 étudiants islamistes ou celui du 14 décembre 2005, prononcé lors d’un rassemblement dans la province du Sistan-Baloutchistan (sud-ouest de l’Iran) et retransmis en direct par la télévision d’État. Dans ce dernier discours, le président iranien dénonce une nouvelle fois le « mythe du massacre des Juifs » et propose de créer un État juif en Europe, aux États-Unis, au Canada ou encore en Alaska :

« Ils [les Occidentaux] ont inventé le mythe du massacre des Juifs et le placent au-dessus de Dieu, des religions et des prophètes. Si quelqu’un dans leurs pays met en cause Dieu, on ne lui dit rien, mais si quelqu’un nie le mythe du massacre des Juifs, les haut-parleurs sionistes et les gouvernements à la solde du sionisme commencent à vociférer. (…) Si vous dites vrai quand vous dites que vous avez massacré et brûlé six millions de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale (…), si vous avez commis ce massacre [ajoute-t-il à l’adresse des Occidentaux], pourquoi ce sont les Palestiniens qui doivent en payer le prix ? Pourquoi, sous prétexte de ce massacre, êtes-vous venus [vous, les Juifs] au cœur de la Palestine et du monde islamique? (…) Pourquoi avoir créé un régime sioniste factice ? (…) Notre proposition [aux Occidentaux] est celle-là : donnez un morceau de votre terre en Europe, aux États-Unis, au Canada ou en Alaska pour qu’ils [les Juifs] créent leur État. »

Ces déclarations négationnistes et « antisionistes » réitérées ont été précédées par des défilés militaires au cours desquels l’on pouvait voir sur les missiles des banderoles portant un message dénué d’ambiguïté : « Mort à Israël76. » On peut lire dans ces déclarations provocatrices l’expression (p.72) d’une double volonté de rupture et d’affrontement que la République islamique est la seule aujourd’hui, parmi les pays musulmans, à pouvoir assumer. L’Iran, l’un des premiers pays producteurs de pétrole, est en effet une puissance financière doublée d’une puissance militaire. Aux dires de certains spécialistes de géopolitique, l’Iran, à la fin de 2007, a considéra­blement avancé vers la maîtrise totale de l’enrichissement de l’uranium, technique indispensable pour la fabrication de l’arme atomique, prévue quant à elle au plus tard pour 201077. Les déclarations du président Ahma-dinejad montrent que l’Iran – ou plus exactement une partie de l’establish­ment iranien – ambitionne de prendre la tête dujihad contre l’Amérique et Israël. C’est pourquoi la dramatisation des enjeux, qui implique de ne pas condamner à l’avance une action militaire contre la dictature islamiste à l’iranienne, constitue la moins mauvaise des conduites tactico-stratégiques. La crédibilité des puissances opposées à la nucléarisation mili­taire de l’Iran est à ce prix. Les véritables amis de la paix ne sauraient être des rêveurs pacifistes, qui refusent de considérer la réalité des rapports de forces et de la confrontation des puissances. Le refus de voir l’ennemi est la pire des attitudes. Le vrai courage est de reconnaître la menace, et de désigner l’ennemi. Les vrais pacifiques, aujourd’hui comme hier, se mon­trent responsables en préparant la guerre, pour avoir une chance de pou­voir l’éviter. Le 24 septembre 2007, le président français Nicolas Sarkozy, à la tribune des Nations unies, a ramené au vrai débat, en rappelant que « tous les experts de toutes les parties du monde sont d’accord pour dire que [les Iraniens] travaillent sur l’arme nucléaire militaire ». Si l’on peut poser en principe que l’Iran, comme toute nation, a « droit à l’énergie nucléaire à des fins civiles », il va de soi que la dictature islamiste qui s’y est installée par la force et s’y maintient par la répression ne fait pas partie de la communauté des États de droit. Dès lors, la suspicion à son endroit est légitime, en particulier sur le dossier nucléaire. C’est pourquoi le pré­sident français peut légitimement affirmer qu’« en laissant l’Iran se doter de l’arme nucléaire, nous ferions courir un risque inacceptable à la stabilité de la région et du monde », et rappeler l’évidence qu’« il n’y aura pas de paix dans le monde si la communauté internationale n’a pas une volonté farouche de lutter contre le terrorisme » ou si elle « fait preuve de faiblesse face à la prolifération des armements nucléaires78 ».

 

(p.74) (…)  l’islam, disons YOumma, ne recouvre plus, et ce, depuis plusieurs siècles, une civilisation. Ainsi que le rappelle Hamid Zanaz, « cette civilisation s’est arrêtée au XIIe siècle » : « Les musulmans n’ont pas attendu le colonialisme pour som­brer dans le chaos. Ils y étaient confortablement installés depuis le quin­zième siècle87. » Or « la plupart des penseurs et des hommes politiques musulmans influents au XXe siècle ont justifié l’arriération culturelle, écono­mique et politique en avançant la théorie du colonialisme et du complot judéo-chrétien88 », alors même qu’il est historiquement établi que la déca­dence a précédé le colonialisme tout en lui ouvrant la voie8y. L’islam a perdu depuis longtemps son identité civilisationnelle. Aujourd’hui, le monde musulman, devenu « une des banlieues du monde moderne », n’a plus d’autre identité qu’une opposition religieusement cimentée à l’Occi­dent, objet d’un profond ressentiment, et certainement d’une « inquiétude mêlée d’envie911 ». S’il y a affrontement mondial, c’est entre la civilisation occidentale mondialisée – qu’il faut se garder d’idéaliser pour autant – et l’ensemble bariolé de ses ennemis, islamistes ou non, qui ne sauraient incarner une « civilisation ». Il n’empêche que ce sont les islamistes radicaux qui incitent à la guerre totale contre la civilisation occidentale.

 

(p.78) L’angélisme consiste ici à oublier le fait qu’alors même que nous refusons de désigner l’ennemi, c’est l’ennemi qui nous désigne. Nous pouvons alors nous résigner ou faire face. Mais pour affronter l’ennemi, il faut d’abord avoir le courage de le reconnaître, ensuite avoir suffisamment de confiance en soi pour prendre des décisions risquées. Dans son bel essai sur « les reli­gions meurtrières », l’historien israélien Élie Barnavi n’hésite pas à lancer avec lucidité : « Une civilisation qui perd confiance en elle-même jusqu’à perdre le goût de se défendre entame sa décadence104. »

 

(p.79) La mythologisation négative des Juifs est loin d’être le fait des seuls islamistes révolutionnaires ou jihadistes, ce qui pose le redou­table problème de la force de diffusion ou de « contamination » de leurs thèmes105. Il convient sur ce point de lire le témoignage saisissant de Ayaan Hirsi Ali, jeune femme d’origine somalienne élevée dans la religion musulmane, réfugiée aux Pays-Bas où elle est devenue député. Après avoir collaboré à un film sur l’islam, Submission, réalisé par Théo Van Gogh, assassiné   par   un   jeune   musulman   fanatique   qui   jugeait   ce   film « blasphématoire106 », cette musulmane insoumise, lucide et courageuse a été elle-même condamnée à mort par les islamistes, puis a dû subir une campagne politico-médiatique de dénigrement, ce qui l’a conduite à choisir l’exil pour une deuxième fois, et à partir aux États-Unis. Elle décrit sans fard l’endoctrinement pratiqué dans les milieux musulmans qu’elle a traversés ou observés : « La haine irrationnelle des Juifs et le dégoût des infidèles sont enseignés dans certaines écoles coraniques, répétés quoti­diennement dans les mosquées. Et cela ne s’arrête pas là. Dans les livres, les articles et les cassettes, dans les médias, les Juifs sont représentés comme les artisans du Mal. J’ai moi-même expérimenté à quoi cet endoctrine­ment pouvait aboutir. Lorsque j’ai vu un Juif pour la première fois, je fus étonnée de ne voir qu’un homme normal, fait de chair et de sang107. »

Quant aux belles âmes affairées à minimiser la menace islamiste en en faisant une forme pathologique et ultra-minoritaire dans le monde musulman, et en s’indignant bruyamment des thèses de Samuel Hun-tington sur le « choc des civilisations », elles devraient méditer ces fortes et claires paroles de Wafa Sultan, psychologue arabo-américaine née en Syrie, au cours d’une interview diffusée par Al-Jazira le 21 février 2006 : « Ce sont les Musulmans qui ont déclenché le choc des civilisations [clash of dvilizations]. Le Prophète de l’Islam a déclaré: « J’ai reçu l’ordre de combattre ceux qui ne croient pas en Allah et en son Messager108. » En divisant la population entre Musulmans et non-Musulmans et en appelant à combattre les autres jusqu’à ce qu’ils adoptent leurs propres croyances, les Musulmans ont ouvert le conflit et déclenché la guerre. Les ouvrages et programmes islamiques regorgent d’appels au takjîr [« excommunica­tion »] et au combat contre les Infidèles. (…) Seuls les musulmans défen­dent leurs croyances en brûlant des églises, en tuant, en détruisant des ambassades. Cette façon de faire ne donnera aucun fruit. Les musulmans doivent se demander ce qu’ils peuvent faire pour l’humanité avant d’exiger que l’humanité les respecte109. »

De son côté, l’écrivain Hamid Zanaz dresse un état des lieux sans com­plaisance du monde musulman : « À l’aube de ce troisième millénaire, la modernité n’a pas encore conquis les territoires de l’islam. La femme demeure toujours ennemie d’Allah et l’enfer, c’est toujours la laïcité. La ter­reur théologique règne davantage sur les esprits et les corps110. »

 

(p.86) Il s’ensuit qu’on ne saurait considérer que « l’antisémitisme » est fixé à droite plutôt qu’à gauche, qu’il est lié à la pensée réactionnaire plutôt qu’à la pensée progressiste, qu’il s’articule mieux avec la foi chrétienne qu’avec l’agnosticisme ou l’athéisme. Du point de vue de l’universalisme individualiste de type libéral, le peuple juif, survivance d’un passé tribal jugé dépassé, doit disparaître comme tel, et ce, au nom de la modernité ou du progrès, voire de la lutte contre la superstition et le fanatisme. Pour les traditionalistes, oscillant entre pensée réactionnaire et pensée conservatrice, les Juifs sont le symbole même de la modernité destructrice des ordres naturels, et, partant, leur « influence » est à combattre à tout prix. Les Juifs, dans le monde moderne, sont ainsi attaqués par les pôles idéologiques opposés. D’où l’ambiguïté de la figure du Juif aux yeux de ses ennemis : trop archaïque pour être supportable, trop moderne pour être tolérable.

 

(p.87)

C’est un fait historique que, dans le sillage de Voltaire et du baron d’Holbach, une judéophobie « progressiste » s’est constituée en se réclamant des idéaux des Lumières, puis de ceux de la Révolution française. Voilà qui nous interdit de nous montrer naïfs : l’universalisme des Lumières ne constitue pas l’arme absolue contre les passions antijuives.

 

 

CH 3 Le mouvement voltairien ou la judéophobie des Lumières

 

(p.89) Partons de l’hypothèse formulée par Norman Cohn, reprise et refor­mulée par Robert I. Moore : « L’identification des Juifs comme ennemis particuliers du Christ, et par conséquent des chrétiens, a été la trame cen­trale, la trame la plus cruelle de l’antisémitisme européen1. » Cette hypo­thèse peut être réinterprétée dans une perspective généalogique, aboutis­sant à souligner l’importance de l’héritage moderne des stéréotypes antijuifs d’origine christiano-médiévale, voire à poser une continuité entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme moderne, en faisant éventuelle­ment appel au concept de sécularisation. On conçoit dès lors les formes modernes de la judéophobie comme les produits d’une sécularisation de l’antijudaïsme christiano-médiéval2. Ce paradigme explicatif, qui a montré sa fécondité, se heurte cependant à un certain nombre de faits historiques, qui concernent pour l’essentiel la judéophobie des Modernes, qui apparaît non seulement déchristianisée, mais encore constitutivement anti­chrétienne. Face à l’antijudaïsme de l’Église, à la fois originel et dominant, ce qu’il est convenu d’appeler l’antisémitisme des Lumières fait en effet figure d’exception ou de fait polémique. L’antijudaïsme s’y mêle à un virulent antichristianisme, lui-même lié à une critique radicale des croyances religieuses au nom de la Raison. Et il est difficile de distinguer, dans les écrits de la plupart des « philosophes » des Lumières, la visée proprement antijuive de la polémique anticléricale non moins que de la critique anti­religieuse. Au siècle des Lumières, notamment chez Voltaire et le baron d’Holbach, la critique radicale des « superstitions » religieuses et du « fana­tisme » qu’elles sont censées nourrir s’applique au judaïsme comme au christianisme3, et s’étend à l’islam4. C’est ainsi que se forme l’anti-judéo-christianisme moderne, qu’on peut aussi caractériser comme un « anti­sémitisme antichrétien5 », configuration judéophobe que les partisans du matérialisme scientiste, à la fois anticléricaux et athées militants, dévelop­peront dans la seconde moitié du siècle suivant, notamment dans une perspective socialiste, non sans intégrer des représentations racialistes6. Fadieï Lovsky voit dans « l’antisémitisme antichrétien de l’époque de Voltaire » la première figure historique de ce qu’il appelle « l’antisémitisme rationaliste », qu’il fait suivre de deux autres, qui ne cesseront d’interférer : tout d’abord, « l’antisémitisme social de l’école de Toussenel », lequel se réclame autant de Voltaire que de Fourier, et va se développer dans divers courants socialistes jusqu’à la fin du XIXe siècle7 ; ensuite, « l’antisémitisme pseudo-scientifique » lié à « l’apparition du mythe racial », centré sur l’opposition entre « Sémites » et « Aryens », « Indo-Européens » ou « Indo-Germains8 ». En se développant, la mythologie aryano-sémitique finira par se retourner contre les positions du rationalisme critique qui l’avaient rendue possible.

 

(p.90) Au commencement étaient Voltaire et d’Holbach

 

(…) Dans l’introduction de son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756), Voltaire esquisse une histoire du peuple juif où il ne cache pas ses appréciations ironiques et méprisantes sur cette « nation » :

« Il n’est pas bien étonnant que les peuples voisins se réunissent contre les Juifs, qui, dans l’esprit des peuples aveuglés, ne pouvaient passer que pour des brigands exécrables, et non pour les instruments sacrés de la vengeance divine et du futur salut du genre humain. (…) Ainsi les Juifs furent presque toujours subjugués ou esclaves. (…) Il y eut, du temps de Trajan, un tremblement de terre qui engloutit les plus belles villes de la Syrie. Les Juifs crurent que c’était le signal de la colère de Dieu contre les Romains. Ils se rassemblèrent, ils s’armèrent en Afrique et Chypre : une telle fureur les anima, qu’ils dévorèrent les membres des Romains égorgés par eux ; mais bientôt tous les coupables moururent dans les supplices. Ce qui restait fut animé de la même rage sous Adrien, quand Barchochébas, se disant leur messie, se mit à leur tête. Ce fanatisme fut étouffé dans des torrents de sang. Il est étonnant qu’il reste encore des Juifs. (…) Jamais les Juifs n’eurent aucun pays en propre, depuis Vespasien, excepté quelques bourgades dans les déserts de l’Arabie Heureuse, vers la mer Rouge. Mahomet fut d’abord obligé de les ménager ; mais à la fin il détruisit la petite domination qu’ils avaient établie au nord de La Mecque. C’est depuis Mahomet qu’ils ont cessé réellement de composer un corps de peuple. En suivant simplement le fil historique de la petite (p.91) nation juive, on voit qu’elle ne pouvait avoir une autre fin. Elle se vante elle-même d’être sortie d’Egypte comme une horde de voleurs, emportant tout ce qu’elle avait emprunté des Égyptiens : elle fait gloire de n’avoir jamais épargné ni la vieillesse, ni le sexe, ni l’enfance, dans les villages et dans les bourgs dont elle a pu s’emparer. Elle ose étaler une haine irréconciliable contre toutes les autres nations ; elle se révolte contre tous ses maîtres. Toujours superstitieuse, toujours avide du bien d’autrui, toujours barbare, rampante dans le malheur, et insolente dans la prospérité. Voilà ce que furent les Juifs aux yeux des Grecs et des Romains qui purent lire leurs livres ; mais, aux yeux des chrétiens éclairés par la foi, ils ont été nos précurseurs, ils nous ont préparé la voie, ils ont été les hérauts de la Providence. (…) Si Dieu avait exaucé toutes les prières de son peuple, il ne serait resté que des Juifs sur la terre, car ils détestaient toutes les nations, ils en étaient détestés ; et, en demandant sans cesse que Dieu exterminât tous ceux qu’ils haïssaient, ils semblaient demander la ruine de la terre entière15. »

Certains historiens des idées ont cru pouvoir expliquer la judéo-phobie virulente de Voltaire comme une conséquence de son antichristia­nisme radical : en s’attaquant à la Bible et aux anciens Hébreux16, qu’il lui est arrivé de présenter comme issus d’un groupe de lépreux expulsés d’Egypte (thème largement diffusé dans l’Antiquité17), Voltaire aurait visé en réalité le christianisme, dérivé du judaïsme18. Les Juifs auraient été pour lui coupables d’avoir fait à l’humanité ce cadeau empoisonné : le Christ. Comme l’a suggéré Jacques Maritain, dans cet antijudaïsme moderne qui s’affirme « au nom de la raison », puis « au nom de la race », il y a une profonde christophobie19. La judéophobie de Voltaire et de ses contem­porains « philosophes » n’aurait été qu’une forme d’antichristianisme, un « chemin détourné20 » pour combattre l’Église. Thèse hautement discutable21, car les Juifs sont aussi visés en tant que tels par Voltaire, qui les caractérise comme « le plus abominable peuple de la terre22 ». Les Juifs, selon Voltaire (faisant parler un rabbin fictif), ne sont qu’un « peuple barbare, superstitieux, ignorant, absurde23 ». Dans son Dictionnaire philo­sophique, Voltaire n’hésite pas à reprendre à son compte l’accusation de « molochisme » visant les Juifs, qui auraient selon lui régulièrement pratiqué des sacrifices d’enfants : « Cette vallée [du fils d’Hinnom, le haut lieu de Topheth] est un lieu affreux où il n’y a que des cailloux. C’est dans cette solitude horrible que les Juifs immolèrent leurs enfants à leur Dieu qu’ils appelaient alors Moloch. (…) Des doctes prétendent que c’était le seigneur du feu et que pour cette raison ils brûlaient leurs enfants dans le creux de l’idole même. C’était une grande statue de cuivre, aussi hideuse que les Juifs la pouvaient faire. Ils faisaient rougir cette statue à un grand feu, et ils jetaient leurs petits enfants dans le ventre de ce Dieu, comme nos cuisinières jettent des écrevisses vivantes dans l’eau bouillante de leurs chaudières24. »

 

(p.95) La judéophobie des Lumières a vraisemblablement été alimentée par les vues négatives de Spinoza sur le judaïsme, comme l’a suggéré Léon Poliakov. Le fait qu’un grand penseur rationaliste d’origine juive ait pu lancer des attaques aussi violentes contre la religion juive constituait, pour les « philosophes » du xvIIIe siècle, un argument puissant en faveur de la thèse que le judaïsme n’était « qu’une superstition grossière, et que le vieux Jéhovah n’était qu’un Dieu de haine49 ». Dans le Traité théologico-politique, en particulier, Spinoza attribue au peuple juif une haine aussi intense que spécifique visant les autres peuples, et croit pouvoir en expli­quer l’apparition et la routinisation : « L’amour des Hébreux pour la patrie n’était donc pas un simple amour, c’était une piété, et cette piété comme cette haine des autres nations, le culte quotidien les échauffait et alimentait de telle sorte qu’elles durent devenir la nature même des Hébreux. Leur culte quotidien en effet n’était pas seulement entièrement différent des autres, ce qui les séparait du reste des hommes, il leur était absolument contraire. A l’égard de l’étranger, tous les jours couvert d’opprobre, dut naître dans leurs ârnes une haine l’emportant en fixité sur tout autre sen­timent, une haine née de la dévotion, de la piété, crue elle-même pieuse ; ce qu’il y a de plus fort, de plus irréductible50. »

En outre, Spinoza explique la persistance du peuple juif, en tant que peuple diasporique et sans État, par une réaction circulaire entre son exclusivisme (son auto-ségrégation) et la « haine universelle » que ce der­nier provoquerait contre lui. Bref, la haine antijuive est définie comme la principale condition de la permanence de l’identité juive : « Quant à leur longue durée à l’état de nation dispersée et ne formant plus un État, elle n’a rien du tout de surprenant, les Juifs ayant vécu à part de toutes les nations de façon à s’attirer la haine universelle et cela non seulement par l’observation de rites extérieurs opposés à ceux des autres nations, mais par le signe de la circoncision auquel ils restent religieusement attachés. Que la haine des nations soit très propre à assurer la conservation des Juifs, c’est d’ailleurs ce qu’a montré l’expérience51. »

On peut tirer des diatribes spinozistes la conclusion que « le peuple juif» est « grossièrement ignorant et fondamentalement pervers non seule­ment depuis la Crucifixion mais de tout temps52 ». C’est là essentialiser le peuple juif, le considérer comme une entité collective transhistorique, un « type humain » fixe et immuable, bref, comme une « race » déterminée par des caractères héréditairesVÀ la conception universaliste de l’unité du genre humain, défendue par l’Eglise, peut commencer de se substituer une conception pluraliste ou différentialiste des « races humaines », parfois pen­sées comme de quasi-espèces séparées. La vision polygéniste, chassant ou affaiblissant les croyances

monogénistes, viendra renforcer l’évidence racia-liste. Dans la foulée, la « question juive » sera posée comme une question raciale, impliquant un enchaînement du type : « race juive » – « cerveau juif» – « esprit juif » — « idées juives ». Mais on est là bien loin de Spinoza.

Il faut distinguer deux thèses qui vont circuler entre des penseurs très différents : d’une part, la thèse selon laquelle le judaïsme est « depuis long­temps une religion morte », comme l’affirme Schleiermacher en 179953, et, d’autre part, la thèse selon laquelle le judaïsme n’est pas une religion,

(p.96) soutenue notamment par Kant. C’est ainsi que l’historien des idées peut, en analysant les distorsions et les réinterprétations, « reconstituer la filière qui, de Spinoza, mène à Herder, Fichte et Hegel, et aussi à Schleiermacher et à Harnack54 ». Mais il ne faut pas oublier Voltaire, ni Kant, ni Renan (et Lassen). Tous ces grands auteurs, par les positions qu’ils ont prises contre les Juifs, le judaïsme ou le « sémitisme », ont rendu possibles les formes modernes de la judéophobie, quelles qu’aient été les déformations et les distorsions, volontaires ou non, dont leur pensée fit l’objet55. Si l’on suit une telle orientation, la responsabilité des philosophes dans la forma­tion de l’antisémitisme en tant que forme moderne de judéophobie, culminant dans le racisme antijuif, apparaît immense.

 

(p.98) L’antisémitisme révolutionnaire et antichrétien issu des Lumières a essaimé tout au long du XIXe siècle, formant des synthèses avec d’autres configurations idéologiques, dont les multiples variétés de l’anticapitalisme ou du socialisme ne sont pas les moindres71. C’est pourquoi l’on ne saurait postuler un ordre simple de succession entre la judéophobie « libérale » et « rationaliste » des Lumières et la judéophobie socialiste ou anarchiste du XIXe siècle. Ce qui est observable, du moins par l’historien des idéologies politiques, c’est une grande diversité de chevauchements et de syncré-tismes. Il reste que, à considérer l’ordre chronologique d’apparition des idéologèmes et des argumentations typiques, une nouvelle forme de judéophobie, centrée sur la dénonciation du capitalisme ou du système commercial/financier, prend corps dans les années 1830-1850 : cette nou­velle idéologisation de la haine antijuive, fondée sur la crainte que le pou­voir de l’argent n’assure aux Juifs une domination sans limites, Bernard Lazare la baptisera « antisémitisme économique72 ».

En langue française, c’est le célèbre réformateur et penseur utopiste Charles Fourier (1772-1837) qui est le grand précurseur en la matière73. Sa haine intellectualisée des Juifs constitue l’envers du « génie » que nombre d’auteurs, de Proudhon à André Breton74, en passant par Engels et Jaurès, ont cru pouvoir lui reconnaître75. Il est l’incarnation même du « socialisme utopique », auquel Engels reconnaissait des « germes de pensée géniale76 ». En 1901, Jaurès ne cachait pas l’admiration qu’il lui portait : « Fourier était un homme d’un admirable génie. Lui seul avait eu la force de concevoir la possibilité d’un ordre nouveau77. » Dans ses Entretiens [1952], Breton affirmait qu’on trouve chez Fourier « la plus grande œuvre constructive qui ait jamais été élaborée à partir du désir sans contrainte78 ». D’où l’image ultérieure d’un Fourier prophète de la « libération sexuelle », largement diffusée dans la foulée de mai 196879. Or celui que Proudhon célébrait comme un « génie exclusif, indiscipliné, solitaire, mais doué d’un sens moral profond80 », ce « rêveur phénoménal » a dans ses écrits, dès lors qu’il traitait du rôle des Juifs, exprimé « l’esprit petit-bourgeois le plus routinier81 ». Divagations d’un « caissier en délire », selon le mot de Flaubert.

 

(p.101) Si Proudhon se montre souvent virulent dans les diatribes antijuives parsemées dans ses textes publiés de son vivant, il se déchaîne dans ses Carnets, qui font partie de ses œuvres posthumes107. On y rencontre cet écho de l’accusation voltairienne : « Les Juifs, race insociable, obstinée, infernale. Premiers auteurs de cette superstition malfaisante, appelée catho­licisme, dans laquelle l’élément juif furieux, intolérant, l’emporte toujours sur les autres éléments grecs, latins, barbares, etc., et fit longtemps les sup­plices du genre humain108. » On peut donc affirmer, d’une façon générale, (p.102) que la judéophobie a pris une forme « économique » au cours du XIXe siècle dans les milieux socialistes et anarchistes (mais aussi dans le tra­ditionalisme catholique), formant une synthèse idéologique persistante avec l’anticapitalisme. Le sordide usurier médiéval se transforme en ban­quier juif triomphant, donnant à l’époque qui commence son esprit propre : surgissement de l’anti-ploutocratisme.

C’est dans ce contexte que naît le « mythe Rothschild », mythe de la domination financière absolue qui se traduit par la dénonciation des Juifs en tant que « rois de l’époque109 », selon l’expression lancée en 1845 par le fouriériste Toussenel, que reprendra en 1886 le socialiste national-populiste Otto Bockel, dénonciateur professionnel du « capital exploiteur et parasi­taire », pour titrer l’un de ses pamphlets antisémites : Die Juden-Kônige Unserer Zeit]W. L’époque étant supposée dominée par la puissance de l’argent, l’évidence idéologique est que l’argent accumulé par les Juifs, comme par un « instinct » spécifique, leur garantit l’exercice du pouvoir réel111. Le 5 septembre 1846, dans The Northern Star, Friedrich Engels signe un article où il donne cette significative interprétation (et apprécia­tion) du succès du pamphlet de Georges Dairnvaell (Histoire édifiante et curieuse de Rothschild I », roi des Juifs) : « The success of this pamphlet (it has now gone through some twenty éditions) shows how much this was an attack in thé right direction112. » [Le succès de ce pamphlet (il en est aujourd’hui à une vingtaine d’édition) montre combien l’attaque portée frappait dans la bonne direction.] Pour l’éminent compagnon d’armes de Karl Marx, en 1846, pour le militant et le théoricien communiste, dénoncer Rothschild comme « le roi des Juifs » et « le chef des agioteurs », ou reprocher avec virulence aux Juifs « leur âpreté, leur insolence d’esclaves d’hier », « leur inextinguible besoin de fortune et de puissance113 », c’est viser et frapper « dans la bonne direction » ! Cette évaluation positive de la judéophobie anticapitaliste traversera tout le XIXe siècle et se trans­mettra au XXe dans les milieux révolutionnaires.

 

(p.108) En France, du côté de la gauche non socialiste, par exemple chez le démocrate Michelet, on rencontre à la même époque un usage semblable de l’argumentation universaliste contre le peuple juif, accusé d’avoir péché contre le genre humain en s’enfermant jalousement dans sa particularité. Le peuple juif « est toujours resté lui, fort et borné, indestructible et humilié, ennemi du genre humain et son esclave éternel », affirme Michelet, avant de prononcer ce qui ressemble bien à une malédiction : « Malheur à l’individualité obstinée, qui veut être à soi seule, et refuse d’entrer dans la communauté du monde156. » Pour Michelet, les Juifs ne sont pas seule­ment les « rois de l’époque », il les voit désormais « au trône du monde », grâce une ténacité sans pareille et à la richesse accumulée : « Patients, indestructibles, ils ont vaincu par la durée. Ils ont résolu le problème de volatiliser la richesse ; affranchis par la lettre de change, ils sont maintenant libres, ils sont maîtres ; de soufflets en soufflets, les voilà au trône du monde157. » Le démocrate Michelet rejoint ici le socialiste Fourier mais aussi le contre-révolutionnaire Bonald et tous les conservateurs affolés par les effets de l’émancipation des Juifs : dans le monde moderne où l’argent est roi, le Juif est le maître, ou risque fort de le devenir.

Il paraît encore aujourd’hui difficile de lire l’essai du jeune Marx sur la « question juive » sans verres teintés de rosé euphémisant, même lorsque le théoricien anticapitaliste brosse un portrait répulsif du « Juif réel », dis­tingué du «Juif du Sabbat », qu’on s’attendrait à trouver dans un pamphlet antijuif de l’époque158. Rappelons quelques passages de l’essai du jeune Marx qu’il semble impossible, même en les contextualisant comme il se doit, de ne pas interpréter comme judéophobes, visant à la fois le judaïsme comme religion, la judéité (l’identité juive) et la judaïcité (le peuple juif). On y trouve notamment l’esquisse d’une théorie de la « judaïsation » du monde moderne en tant que capitaliste, comme si « le dieu jaloux d’Israël », l’argent, s’était historiquement réalisé dans la « société bourgeoise » :

« Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. (…) Une organisation de la société qui supprimerait les conditions préalables du trafic, et donc la possibilité du trafic, aurait rendu le Juif impos­sible. (…) Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élément antisocial actuel et général, qui a été porté jusqu’à son niveau présent par l’évolution historique, à laquelle les Juifs ont collaboré avec zèle sous ce rapport détes­table (…). Par lui et sans lui [le Juif], l’argent est devenu une puissance mondiale et l’esprit pratique juif l’esprit pratique des peuples chrétiens. Les Juifs se sont émancipés, dans la mesure où les chrétiens sont devenus des Juifs. (…) L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant lequel aucun autre dieu n’a le droit de subsister. Le judaïsme atteint son apogée avec l’achèvement de la société bourgeoise. (…) L’essence véritable du Juif s’est réalisée et sécula­risée universellement dans la société bourgeoise (…)159. »

Le capitalisme est ainsi interprété par Marx comme le judaïsme his­toriquement réalisé. C’est cette thèse qui a conduit un certain nombre d’historiens, à l’instar d’Edmund Silberner, à soutenir que l’essai du jeune (p.109) Marx constituait « la source de la tradition antisémite dans le socialisme moderne160 ». Ce texte peut par ailleurs être considéré comme la face visible de l’iceberg. La correspondance privée de Marx est en effet par- -semée de propos antijuifs ironiques, sarcastiques ou méprisants, incluant divers clichés et stéréotypes antisémites (« le petit Juif… », « le Youpin /Jüdel/ X… », « les Youpins », etc.)161. On peut y voir une confirmation de l’hypothèse selon laquelle, au-delà de ses textes de jeunesse, la haine de soi, chez Marx, s’est transformée en un mélange de haine et de mépris pour les Juifs162. Donnons-en quelques illustrations : « Le Juif Steinthal, au sourire mielleux…» (1857); «Le maudit Juif de Vienne [Max Friedlânder]… » (1859) ; «L’auteur, ce cochon de journaliste berlinois, est un Juif du nom de Meier… » (1860) ; Marx qualifie de «Juif» son médecin parce qu’il est pressé de se faire payer (1854) ; le banquier Bamberger fait selon lui partie « de la synagogue boursière de Paris », Fould est un «Juif de bourse », Oppenheim est « le Juif Sùss d’Egypte ». Le traitement réservé à Ferdinand Lassalle (1825-1864), grand leader du socialisme allemand, « ami » et compagnon de luttes de Marx – qui le déteste -, montre que ce dernier, loin de s’en tenir à une judéophobie politico-économique, pense selon des catégories racialistes, comme le montre ce passage d’une lettre à Engels datée du 30 juillet 1862 : « II est maintenant parfaitement évident à mes yeux que la forme de sa tête et [la texture de] ses cheveux montrent qu’il descend des Nègres qui se sont joints à la troupe de Moïse, lors de l’exode d’Egypte – à moins que sa mère ou sa grand-mère du côté paternel n’aient eu des relations avec un Nègre163. » Ailleurs, Marx dit du « petit Juif» Lassalle, de « ce négro-juif de Lassalle164 », qu’il surnomme parfois « le Youpin Braun » ou « notre Youpin Braun » (lettre à Engels du 25 février 1859), qu’il est « le plus barbare ^e tous les youpins de Pologne ». Supposant que l’exode des Juifs hors d’Egypte « n’est rien d’autre que l’histoire (…) de l’expulsion hors d’Egypte du peuple des lépreux dont un prêtre égyptien du nom de Moïse prit la tête » (lettre à Engels du 10 mai 1861), Marx en infère que « Lazare, le lépreux, est (…) le prototype du Juif, et donc aussi Lazare-Lassalle165 ». Après une visite que Lassalle lui a rendue à Londres, Marx écrit dans une -lettre datée du 30 juillet 1862 : « Eh bien, cette combinaison de judaïsme et de germanisme avec la substance négroïde donne nécessairement naissance à un produit étrange. L’indiscrétion de cet individu est elle aussi négroïde166. » Ces attaques clairement racistes sont d’autant plus abjectes que Lassalle, sur la demande de Marx, était intervenu en 1861 auprès du gouvernement prussien pour que ce dernier recouvre sa nationalité prussienne. Paradoxe qu’on peut dire tragique ou comique, Lassalle, issu d’une famille juive orthodoxe, ne cachait pas lui-même sa vive hostilité envers les Juifs : «Je n’aime pas du tout les Juifs, même je les déteste généralement167. » Autre déclaration de Lassalle, non dénuée d’humour : «Je hais les Juifs et je hais les journalistes ; malheureusement je suis l’un et l’autre168. » Marx et Lassalle haïssaient l’un et l’autre les Juifs, mais pas d’une seule voix.

Les propos judéophobes de Marx peuvent cependant être relativisés au regard des tirades négrophobes, gallophobes, polonophobes et russophobes (p.110) qui émaillent sa correspondance privée, où l’on trouve également nombre de poncifs nationalistes sur la supériorité culturelle des Allemands par rapport à l’« arriération » russe et à la « superficialité » française169. On ne saurait pour autant, chez ce représentant éminent de la pensée alle­mande, mettre simplement au compte d’une forte propension à la xéno­phobie sa critique radicale du judaïsme et de tout ce qui est juif. Ce qui empêche de placer sur le même plan, chez Marx, judéophobie et russo-phobie, par exemple, c’est sa théorisation, dans une perspective critique, des rapports entre judaïsme et capitalisme. Car si la critique du judaïsme apparaît, chez Marx, inséparable de la critique du capitalisme, qui est au centre de sa pensée, il s’ensuit que son antijudaïsme est également central. Ce qui permet de relativiser la judéophobie de Marx, c’est plus simple­ment le fait qu’il la partage avec la grande majorité de ses contemporains, à commencer par ceux qui se proposent de « transformer le monde ». Il y a là une constante idéologique de la posture révolutionnaire : en finir avec « le vieux monde », c’est commencer par en finir avec le judaïsme, ou plus précisément, avec « l’esprit juif » supposé être celui du capitalisme.

On pourrait multiplier les citations de déclarations judéophobes dues à des auteurs ou à des leaders socialistes ou révolutionnaires, d’origine juive ou non, à l’époque de Fourier, de Toussenel, de Bauer, de Marx et de Proudhon. Tous partent de la « question juive » (Judenfmgé) dont ils dramatisent les enjeux170. La haine des Juifs serait-elle une implication logique de l’engagement socialiste/révolutionnaire au xixe siècle ? L’une de ses présuppositions psychologiques ? L’un de ses thèmes les plus mobi­lisateurs ? Ces questions gênantes s’imposent aujourd’hui.

 

(p.116) En conclusion de son Discours d’ouverture des cours de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France, prononcé le 21 février 1862, Ernest Renan affirme avec l’autorité du savant qu’il est : « Dans tous les ordres, le progrès pour les peuples indo-européens consis­tera à s’éloigner de plus en plus de l’esprit sémitique209. » Vingt ans plus tard, en 1882, alors qu’une puissante vague antijuive balaie l’Europe, le programme de Gellion-Ganglar reste le même que celui de Renan : la « désémitisation » de l’Europe. Telle est la conclusion de son essai : « Le sémitisme doctrinal constitue le vrai, le seul péril social pour l’Europe, pour l’humanité. C’est le loup dans la bergerie : il faut l’en faire sortir210. » Le libre-penseur antisémite reste raisonnablement optimiste, à considérer l’« état actuel de la race sémitique », tout en exprimant sa hantise d’un métissage physique et culturel entre Sémites et Aryens : « Tout démontre la dégénération et la décadence croissantes de la race sémitique. Cette race a fait au monde le peu de bien qu’il était en elle de lui faire, et l’on n’a plus rien à espérer d’elle. Mais on a encore tout à craindre de l’infiltration de son sang et de ses doctrines dans les populations et les civilisations d’essence aryane. Il faut donc veiller et combattre, et reprendre le cri de Caton l’Ancien : « Et insuper censeo delendam esse Carthaginem. » Ce que l’on peut traduire par cet autre cri de Voltaire : « Écrasons l’infâme211 ! » »

C’est au nom de l’esprit des Lumières et du Progrès, sous l’égide de Voltaire, qu’est lancé cet appel à la vigilance contre le « sang » et l’« esprit » sémitiques. Mêlant le combat anticlérical et antireligieux à la lutte antijuive, Gellion-Danglar est loin d’être le seul « intellectuel » de gauche à raisonner ainsi.

 

(p.118) Autour de l’affaire Dreyfus : la gauche équivoque

 

En France, l’extrême gauche révolutionnaire a explicitement été antijuive tout au long du XIXe siècle – de Fourier et Toussenel à Blanqui224, Tridon225, Chirac, Regnard, Malon et Hamon, en passant par Proudhon226 -, sauf durant les quelques années où, sous la houlette de Jean (p.119) Jaurès, Lucien Herr, Bernard Lazare, Zola et Péguy, elle a choisi le camp dreyfusard227. Michel Winock rappelle que Jaurès lui-même, dans deux articles publiés les 1er et 8 mai 1895 dans La Dépèche de Toulouse, expli­quait que « sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme se propage en Algérie un véritable esprit révolutionnaire228 », et que le grand leader socialiste n’hésitait pas, à la veille de l’affaire Dreyfus, à « reprendre à son compte les arguments du lobby antisémite contre « la puissance juive22y » ». Pour les socialistes, le Juif, c’est toujours alors « l’usurier », métamorphosé en banquier ou en capitaliste. C’est seulement avec l’article publié par Emile Zola le 16 mai 1896 dans Le Figaro, « Pour les Juifs », que commen­cent à se dénouer les liens de connivence, voire de complicité, entre les milieux socialistes et les antisémites230. Mais il faut attendre la publication du «J’accuse» de Zola dans L’Aurore, le 13janvier 1898, pour que la plupart des socialistes (Jaurès compris) en finissent, ou plus exactement commencent à en finir avec leurs hésitations231. Car, quelques jours plus tard, le 20 janvier 1898, est rendu public un manifeste signé par 32 députés socialistes, dont l’argumentation exprime clairement l’anti­sémitisme « social » diffus de l’époque : « Les capitalistes juifs, après tous les scandales qui les ont discrédités, ont besoin, pour garder leur part de butin, de se réhabiliter un peu. S’ils pouvaient démontrer, à propos d’un des leurs, qu’il y a eu erreur judiciaire, ils chercheraient (…), d’accord avec leurs alliés opportunistes, la réhabilitation indirecte de tout le groupe judaïsant et panamiste [c’est-à-dire compromis dans le scandale financier du canal de Panama]. Ils voudraient laver à cette fontaine toutes les souillures d’Israël232. »

Plus significativement encore, Jaurès n’hésite pas à publier dans La Petite République, le 13 décembre 1898, un article où, sur le mode d’une critique compréhensive de Drumont se voulant habile, il reprend à son compte certains des thèmes de l’antisémitisme socialiste et varie pesam­ment sur les méfaits de la finance juive : « Si M. Drumont avait eu la clair­voyance qu’il s’attribue tous les matins, il se serait borné à dénoncer dans l’action juive un cas particulièrement aigu de l’action capitaliste. Comme Marx, qu’il citait l’autre jour à contresens, il aurait montré que la concep­tion sociale des Juifs, fondée sur l’idée du trafic, était en parfaite harmonie avec les mécanismes du capital. Et il aurait pu ajouter sans excès, que les Juifs, habitués par des spéculations séculaires à la pratique de la solidarité et façonnés dès longtemps au maniement de la richesse mobilière, exerçaient dans notre société une action démesurée et redoutable. Ce socialisme nuancé d’antisémitisme n’aurait guère soulevé d’objections chez les esprits libres233. »

Alors même que les socialistes sont censés avoir totalement désavoué l’antisémitisme des milieux antidreyfusards, le socialiste emblématique qu’est Jaurès fait des concessions telles à l’adversaire présumé (Drumont) qu’il paraît s’aligner sur les positions antijuives. Cet article ne peut en effet que légitimer l’association du Juif et du « trafic », et renforcer le stéréotype du Juif financier malfaisant. Bref, on peut considérer comme établi que, «jusqu’en 1898, l’antisémitisme n’est perçu par l’ensemble de la gauche – et particulièrement par les socialistes – ni comme un opprobre ni (p.120) comme une menace sérieuse234 ». C’est seulement après le ralliement des milieux socialistes à la cause dreyfusarde que les passions judéophobes paraîtront se fixer exclusivement à droite, du côté des vaincus de « l’Affaire ». Mais ce déplacement idéologique a souffert de nombreuses exceptions, la plus notable étant celle que représenta le penseur révolu­tionnaire qu’a été le grand théoricien de la grève générale, Georges Sorel235. Dans un article intitulé très académiquement « Les aspects juridi­ques du socialisme », paru dans la Revue socialiste en octobre 1900, Sorel confie à son public militant ses réflexions singulières sur l’antisémitisme, alors que l’affaire Dreyfus est encore dans toutes les têtes : « L’antisémi­tisme fournit aux âmes ingénues et dénuées de toute connaissance écono­mique un moyen facile pour se rendre compte du mécanisme du capita­lisme moderne (…) ; tout le mal provient des vices d’une race, agissant en vertu de tendances ataviques ; rien n’est plus simple que cela : et cette simplicité est la raison même de la force de la doctrine. Mais il manque à l’antisémitisme une véritable dogmatique (…)236. »

Si, pour Sorel écrivant en 1900, les antisémites doivent s’efforcer de progresser en matière doctrinale, à partir des premiers mois de 1906, Sorel bascule lui-même dans la haine affichée pour les Juifs, amalgamant, dans sa polémique contre Jaurès, «Juifs » et « jauressistes » (« Les Juifs de L’Huma­nité »), dénonçant « les grands Youpins » qui soutiennent le journal L’Humanité, imaginant une campagne du « parti juif » contre lui, ironisant sur les « youpins » et les « circoncis », s’indignant de ce que « Péguy a une clientèle de 300 Juifs qu’il ne veut pas trop froisser », félicitant les roya­listes de l’Action française qui « ne veulent pas se laisser faire par les Juifs237 ». Vers la fin de l’année 1911, la judéophobie de Sorel se radicalise, comme le montre son article de janvier 1912 sur Urbain Gohier, ex­dreyfusard lui-même devenu un antijuif virulent et déclaré en 1906, lorsqu’il publie son pamphlet La Terreur juive. Manifestement d’accord avec la vision judéophobe de Gohier, mais recourant prudemment à une question rhétorique, Sorel s’interroge avec une naïveté feinte : « Urbain Gohier a-t-il donc tort de soutenir que les Français doivent défendre leur État, leurs mœurs et les idées contre les envahisseurs juifs qui veulent tout dominer, comme les Américains défendent leur marché du travail contre les envahisseurs asiatiques238 ? »

C’est dans sa polémique contre les intellectuels juifs dreyfusards, tel Joseph Reinach, que Sorel se laisse emporter par la haine, allant jusqu’à justifier l’antisémitisme comme une réaction « nécessaire » au comporte­ment des « Intellectuels juifs » qui « se prennent pour des petits Messies » et prétendent que les Juifs ont toujours joué un rôle révolutionnaire (thèse commune à Joseph Reinach et à Bernard Lazare), provoquant ainsi des « colères légitimes » : « Les Juifs agiraient en personnes sages s’ils repous­saient franchement la fantastique philosophie de l’histoire dont Joseph Reinach s’est fait le garant ; car en adoptant une doctrine aussi absurde pour éclairer leur conduite, ils rendent un certain antisémitisme nécessaire. Nul ne songerait chez nous à regarder les Juifs comme des ennemis du pays, si ceux-ci consentaient à vivre en simples citoyens exerçant un (p.121) métier honorable  quelconque,  s’occupant de  leurs  œuvres religieuses, coopérant à la culture générale dans la mesure du possible239. »

La relative fixation des passions antijuives à droite pendant « l’Affaire » -sera en réalité une simple parenthèse historique, comme le montre la flambée de haine antijuive qui, au cours des années 1930 et jusque sous l’Occupation (combien de socialistes pacifistes sont-ils devenus des colla-borationnistes enthousiastes !), touchera les gauches – organisations syndi­cales comprises – autant que les droites. Par ailleurs, la gauche et l’extrême gauche ont fourni un grand nombre de transfuges à l’extrême droite, transfuges dont l’antisémitisme n’a rien à envier à celui qu’ils pouvaient trouver dans le champ d’influence de d’Action française. Il convient de n’oublier ni l’ex-communiste Doriot ni l’ex-socialiste Déat. Ni l’ex-communiste George Montandon, devenu à la fin des années 1930 l’un des plus virulents dénonciateurs de « l’ethnie juive », qu’il appelle en 1939 « l’ethnie putain240 ». Ni l’ex-radical Henri Labroue, qui finit par obtenir la chaire d’histoire du judaïsme en Sorbonne, créée par le gouvernement de Pierre Laval le 6 novembre 1942241. Ni bien sûr le « pacifiste » Céline, qu’on situe au début des années 1930 dans la filiation de Zola et d’un certain populisme de gauche242. C’est ainsi qu’il sera d’ailleurs encore perçu sous l’Occupation. L’essayiste pro-nazi Louis Thomas, dans un livre de combat publié en 1942, Les Raisons de l’antijudaïsme, où il se propose d’expliquer pourquoi il faut se réjouir de ce que, « dans la Nouvelle Europe en train de se construire par le fer et par le feu, il n’y aura pas de place pour les Juifs243 », dédie son pamphlet à Céline en termes mi-populistes mi-misérabilistes : « À Louis-Ferdinand Céline qui a vigoureusement dénoncé les Juifs parce que, médecin des pauvres, il les a vus très malheu­reux sous la domination des Yids qui s’étaient emparés de la France244. » Céline, ennemi des Juifs, est donc du côté du peuple, du côté des pauvres.

Il suffit de considérer comment certains socialistes belges se compor­tent face à la « question juive » pour relativiser l’accalmie française. Le juriste et homme politique Edmond Picard (1830-1921), l’un des leaders du Parti ouvrier belge, qu’il ne quittera qu’en 1906, et l’un des principaux doctrinaires de l’antisémitisme à base raciale dans les années 1890, se pré­sente volontiers comme un disciple de l’antidreyfusard et anti-socialiste Gustave Le Bon, en même temps que de Toussenel, Proudhon, Tridon, Broca et Gobineau (!). Ce dirigeant socialiste commence sa carrière d’idéologue antisémite en publiant en 1892 un livre-manifeste : Synthèse de l’antisémitisme. La Bible et le Coran. Les Hymnes védiques. L’art arabe. Les Juifs au Maroc245. Il ne cache pas qu’il voit dans l’émancipation des Juifs l’origine du «péril juif» qu’il dénonce, un péril qu’il décrit comme le grand effet pervers de la Révoluton française : « Cette invasion sémite for­midable date à peine de 1789 et des réformes réalisées par la Révolution dans le sens de l’égalité et de la fraternité. Les Juifs étaient, jusqu’alors, des serfs. Imbus de préjugés humanitaires, convaincus surtout de l’équivalence des races, renouvelant ainsi, sous une autre forme, la fable religieuse du couple adamique, les hommes de cette grande époque ont détaché les fers de ces prisonniers et leur ont ouvert les portes. Ceux-ci sont en passe de devenir nos maîtres246. »

 

(p.124) Suite soviétique

 

L’antisémitisme de gauche a été « déracialisé » dans l’idéologie marxiste-léniniste. Mais la transmission des stéréotypes antijuifs de l’anti-capitalisme révolutionnaire n’en a guère souffert. Face à la judéophobie expressément raciste du IIIe Reich, les idéologues soviétiques pouvaient, à la condition de tenir un discours « antiraciste » intransigeant, réactiver l’imaginaire antijuif de la tradition révolutionnaire et dénoncer, en tant que « réactionnaires », les « cosmopolites » et les « sionistes ». Dans un régime totalitaire dont les éditions d’État s’intitulaient « Éditions du Progrès », la haine des Juifs et ses instrumentalisations politiques prenaient nécessairement une couleur « progressiste ». Il suffisait de dénoncer l’ennemi comme « réactionnaire263 ». Relayé par les communistes (en France comme ailleurs) – surtout depuis les années 1960 -, l’« antisionisme » soviétique était indissociable, dans la langue de bois, d’un anticapitalisme révolutionnaire et d’un anti-impérialisme radical. La tactique rhétorique utilisée par les Soviétiques consistait à dénoncer à la fois « l’antisémitisme » et « le sionisme », au nom d’une position « progressiste ». Ce mode indi­rect de stigmatisation des Juifs est devenu un lieu commun du discours de gauche, qu’il soit communiste ou non. Il est souvent couplé avec un autre argument fallacieux, également mis en circulation par la propagande sovié­tique : la thèse que « l’antisémitisme » serait provoqué par le comporte­ment intolérable des « sionistes », accompagnée de la suggestion que ces derniers tireraient profit, à divers^ égards, de « l’antisémitisme » qu’ils ins-trumentaliseraient cyniquement. À la fin d’un libelle antiaméricain publié en 1985 à Moscou, on pouvait lire : « L’antisémitisme, sous toutes ses formes et manifestations, est alimenté pour une grande part par la poli­tique provocatrice des sionistes eux-mêmes264. »

(…)

Les attaques contre le « sionisme » se multiplient à partir du début des années 1960 en URSS, mais c’est surtout après la guerre des Six-Jours (5-10 juin 1967) que la propagande antisioniste se déchaîne, en URSS comme en Pologne ou en Tchécoslovaquie. En Pologne, les Protocoles des Sages de Sion font leur réapparition en 1968, dans un contexte où le

(p.125) «complot sioniste» est consensuellement dénoncé266. Le 5juillet 1967, devant les élèves des écoles militaires assemblés au Kremlin, Leonid Brejnev déclare, pratiquant la reductio ad Hitlerum vis-à-vis d’Israël : « Les agresseurs israéliens se conduisent comme les pires des bandits. Il semble qu’ils veuillent, par les atrocités qu’ils commettent contre la population arabe, imiter les crimes des envahisseurs hitlériens267. » louri Ivanov publie à Moscou, au début de 1969, un pamphlet qui devient aussitôt un best-seller dans le genre : Attention : Sionisme !, où il dénonce « l’alliance sio­niste internationale » qui « fait la liaison, joue le rôle d’intermédiaire secret entre les/forces les plus réactionnaires des États impérialistes, en premier lieu les États-Unis (…), et les militaristes israéliens268». En janvier 1969, un article intitulé « Qui servent les « Prophètes » du sionisme ? » explicite l’assimilation d’Israël à l’Allemagne nazie : « Le peuple juif n’a jamais été comme les autres peuples (…). Si on remplace le mot « peuple » par ceux de « race aryenne », on pourrait aisément, à la place du titre de « président de l’Organisation sioniste mondiale », celui de Nahum Goldmann, écrire « le Fùhrer Adolf Hitler ». Et il n’y a rien de surprenant à cela. Le sionisme et le fascisme sont tous les deux fondés sur un nationalisme éhonté, un chauvinisme bourgeois qui affirme, dans son propre intérêt, les « droits » spéciaux d’une seule nation en violant les droits des autres nations : leur exploitation économique, leur persécution politique et parfois même leur extermination physique (génocide)269. »

Une fois fermée la longue parenthèse de l’« antisionisme » soviétique, ses héritiers se proposent, au début du xxf siècle, d’en finir avec la « mondialisation libérale » et d’en découdre avec « l’axe américano-sioniste », censé représenter les « nouveaux maîtres du monde ». La vieille histoire n’a pas fini d’être racontée.

 

CH 4 Le moment racialiste / nationaliste

 

(p.127) Vers le milieu du XIXe siècle, les passions judéophobes commencent à subir une nouvelle forme d’intellectualisation sur la base d’un discours supposé scientifique : le discours sur les races humaines. Dès les années 1850 et 1860, une nouvelle image négative du Juif commence à être construite avec les matériaux fournis par l’anthropologie physique, la mythologie comparée et – surtout – la philologie historique qui, dans une perspective comparative, a mis en évidence la distinction fondamentale entre la famille des langues indo-européennes et celle des langues sémiti­ques. Une fois l’amalgame fait entre la langue, la mentalité (« l’esprit »), la culture et la « race », les « Sémites » deviennent une variété de l’espèce humaine, distinguée des « Indo-Européens », voire opposée à ces derniers. Les Juifs, en tant que « Sémites », prennent la figure d’une « race » étran­gère, étrange et menaçante pour les peuples européens, les descendants supposés de la « race indo-européenne » ou « aryenne ». Pour l’essentiel, les Juifs-Sémites sont accusés d’être, par leur nature même, un « ferment actif de décomposition nationale », selon l’expression forgée par Theodor Mommsen, sortie de son contexte (l’histoire du monde romain antique) et intégrée dans leurs stocks de formules figées par la plupart des idéologues antisémites allemands1. L’accusation de « haine du genre humain » est réin­terprétée dans le cadre d’une conceptualité naturaliste, et l’accent mis sur la dimension pathologique de « l’élément sémitique ». Pour les idéologues antisémites des années 1870 et 1880, la nature des Juifs est telle qu’ils ne peuvent qu’être des « corps étrangers » au sein de toutes les nations, des éléments parasitaires, désorganisateurs et destructeurs2.

 

(p.128) (…) dans les années 1870-1900, la nouvelle judéophobie racialisée est descendue dans l’arène politique pour se lier au nationalisme ethnique et xénophobe, au point de repasser de gauche à droite – plus exactement, des milieux socialistes aux milieux nationalistes antidémocratiques4.

La « racialisation » de la « question juive » accompagne la « racialisa-tion » de la question nationale. Dans ce dernier cas, le terrain a été préparé par la prépondérance de la vision identitaire de la nation qui, dans l’Alle­magne des années 1870 et 1880, a fini par prévaloir contre sa dimension volontariste – le « plébiscite de tous les jours » évoqué par Renan dans sa fameuse conférence du 11 mars 1882: «Qu’est-ce qu’une nation?» Même chez les idéologues nationalistes qui, tel l’historien Heinrich von Treitschke (1834-1896), sont demeurés imperméables aux conceptions racistes, la vision identitaire, du national est exclusive, jusqu’à être opposée explicitement à une vision volontariste, celle-ci serait-elle modérée. En 1870, définissant le point de vue « allemand » sur la question nationale, Treitschke affirme ainsi à propos des « Alsaciens-Lorrains » : « Nous vou­lons leur restituer leur véritable identité [ihr eigenes Selbst] contre leur volonté5. » C’est pourquoi Treitschke soutiendra neuf ans plus tard, en novembre 1879, la thèse selon laquelle « il n’y a pas de place sur le sol allemand pour une double nationalité6 », et ira jusqu’à demander aux Juifs devenus citoyens allemands de « devenir, intérieurement aussi, des Allemands7 ». Cette exigence d’homogénéité psycho-culturelle, fonde­ment doctrinal de la vision identitaire de la nation, va être interprétée dans un sens ethno-racial par d’autres idéologues nationalistes reprenant à leur compte certains éléments de la « théorie des races » élaborée par des auteurs comme Theodor Fritsch, Wilhelm Marr ou Eugen Dùhring, et ce, dans une perspective « volkisch » conférant à l’antisémitisme la place cen­trale. Dès lors, la défense de la « pureté de la race », fondée sur la hantise de la « souillure du sang »^par le métissage entre Juifs et Allemands, devient l’impératif catégorique. À cet égard, on rappellera que, parmi les « Dix commandements de l’autodéfense légale » énoncés par Fritsch en 1887 dans son Catéchisme des antisémites, on en trouve deux qui visent expressé­ment à préserver la pureté raciale : « Tu garderas ton sang pur. Considère comme un crime de souiller la noble lignée aryenne de ton peuple en la mêlant à celle des Juifs. Car tu dois savoir que le sang juif est éternel, impose son empreinte sur le corps et sur l’âme depuis les générations les plus reculées. Tu n’auras pas de relations sociales avec le Juif. (…) »

 

(p.130) (…) chez Marr, l’on rencontre une variante de la thèse très répandue chez les premiers théori­ciens de l’antisémitisme politique racialiste en Allemagne (H. Naudh [pseudonyme de Johannes Nordmann], Eugen Dùhring, Adolf Wahrmund, Friedrich Lange, Theodor Fritsch), thèse selon laquelle l’antisémitisme n’implique pas seulement le rejet des Juifs et du judaïsme, mais aussi un combat contre le christianisme (plus particulièrement le catholicisme) et le monothéisme en général, voire la volonté d’en finir avec la religion17. Les origines intellectuelles de set antisémitisme antichrétien sont à chercher dans la critique antireligieuse de Voltaire, de Ludwig Feuerbach et de Bruno Bauer, comme l’a parfaitement aperçu en 1862 l’auteur d’un essai polémique contre Marr, Der Christenspiegel von Anti-Marr, l’historien et théologien Moritz Freystadt18.

Dans les vingt dernières années du XIXe siècle se constitue donc, prin­cipalement en France et en Allemagne, une conception antijuive du monde explicite fondée sur deux thèmes principaux : d’une part, l’idée raciste par excellence, selon laquelle les Juifs sont à jamais inassimilables, en raison de leurs caractéristiques biologiques (ou « raciales ») et psycho­culturelles supposées permanentes – des caractéristiques négatives – ; d’autre part, le thème d’accusation conspirationniste, les Juifs étant accusés de vouloir dominer le monde, à travers manipulations de l’opinion, complots criminels et bouleversements révolutionnaires, sur fond de domination financière plus ou moins occulte. Un irréductible étranger et un incorrigible conquérant, un envahisseur et un comploteur dangereux : tel est le Juif construit comme type absolument négatif et comme mythe répulsif à la fin du xixe siècle, dont le discours du nouveau nationalisme paradoxal, conservateur-traditionaliste et révolutionnaire-populiste, le tout légitimé par le vocabulaire pseudo-scientifique de la « théorie des races », va s’emparer en France au cours de l’affaire Dreyfus19. L’emploi du mot « antisémitisme », désignant strictement le « racisme dirigé contre les Juifs » (assimilés abusivement à la prétendue « race sémitique »), n’est pertinent que pour caractériser le discours judéophobe à base racialiste qui domine (p.131) en Europe de l’Ouest des vingt ou trente dernières années du XIXe siècle au milieu du XXe siècle (plus précisément jusqu’en 1945).

 

Le cas Dühring

 

Le socialiste non orthodoxe Karl Eugen Dühring (1833-1921), dans son pamphlet publié en 1880, Die Judenfmge aïs Racen-, Sitten- und Cultur-frage (« La Question juive en tant que question de races, de mœurs et de culture20 »), qui s’imagine poser enfin d’une façon rationnelle, en positi­viste et en « matérialiste », la vieille « question juive » sur la base de la « théorie des races », ne découvre dans ce qu’il appelle la « race juive » que les traits négatifs retenus par les judéophobes pré-racistes : l’orgueil, la volonté de domination et la haine du genre humain. Duhring affirme ainsi dans son livre le plus célèbre : « L’égoïsme d’élection, le sentiment de supériorité sur les autres peuples et le tort qui leur fut fait – en un mot, l’inhumanité, oui, l’hostilité contre tout le reste du genre humain -, voilà tout ce qui a ici [dans l’Ancien Testament] son point de départ et qui se perpétue depuis des millénaires21. »

 

(p.135) Le vieux thème d’accusation visant les Juifs comme « ennemis du genre humain », thème déjà présent dans la judéophobie préchrétienne, a donc été réinventé sur des bases racialistes dans la modernité, avec un sup­plément de paradoxisme diabolique, théorisé par Dùhring : le Juif comme type racial ou ethno-racial absolument distinct de tous les autres, étranger absolu qui serait par nature l’ennemi de toutes les races humaines, est imaginé comme un ennemi voué, en dépit de son extranéité raciale, à « pénétrer » ou à « infiltrer » les autres « races » ou les autres peuples, afin de les réduire à des moyens de satisfaire ses seuls intérêts ou de réaliser à leurs dépens ses propres fins. Le Juif, tel que le voit l’antisémite ? Le plus extérieur et le plus intérieur des ennemis. C’est cette figure répulsive qui va être placée au centre du discours nationaliste instruit par les doctrines raciales. En Allemagne, lorsque la première Union des étudiants allemands voit le jour, l’un de ses dirigeants, Erich von Schramm déclare lors de l’assemblée constitutive de ladite Union, réunie à Berlin le 9 décembre 1880 : sa mission essentielle est « de réunir durablement (…) tous les étudiants réellement allemands », de « se battre pour se libérer des esprits étrangers qui, par leur activité maligne, ont déformé le caractère allemand de la communauté universitaire », de « se défendre contre la race étrangère qui transforme notre patrie allemande en une vaste bourse51 ». La « judaï-sation » est vue par les nationalistes, rencontrant sur ce point les socialistes, comme une « rothschildisation » de la société. C’est ce qui explique le succès immédiat de la formule lancée à l’automne 1879 par l’historien et journaliste Heinrich von Treitschke : « Les Juifs sont notre malheur52. »

 

(p.139)

C’est dans ce contexte de forte mobilisation antisémite que se crée notamment l’Union pour l’extirpation des Juifs (Verein zur Ausrottung der Juderi), et qu’environ 265 000 Allemands – adultes de sexe masculin — signent la pétition nationale lancée durant l’été 1880, avec le soutien de Marr, par le wagnérien antisémite Bernhard Forster (1843-1889) – le beau-frère de Nietzsche, qui le méprise -, réclamant la mise en quaran­taine des Juifs89. Cette pétition, demandant notamment l’arrêt de l’immi­gration juive et l’exclusion des Juifs des fonctions gouvernementales et de certaines fonctions publiques, notamment de la magistrature et de l’ensei­gnement, comporte un texte introductif qui en détermine la raison d’être90. Ce texte, qui offre une courte synthèse des thèmes antijuifs de l’époque et prend la valeur d’un manifeste du mouvement antisémite des années 1879-1880, commence par identifier les Juifs comme une menace pour la nation allemande, tout en postulant un strict déterminisme racial des aptitudes particulières des Juifs :

« Les patriotes appartenant à toutes les classes et à tous les partis sont depuis longtemps alarmés par l’emprise croissante de la partie juive de la population. Les espoirs autrefois entretenus de voir les éléments sémites se fondre avec les éléments germaniques se sont montrés illusoires, malgré l’émancipation complète accordée aux Juifs. Cette fois il ne s’agit plus d’assimiler les droits des Juifs aux nôtres, mais d’empêcher la diminution de nos prérogatives nationales, par suite de la prépondérance grandissante du judaïsme. Cette

(p.140) prépondérance grandissante a sa source dans les qualités raciales des juifs, qualités que la nation allemande ne peut ni ne veut acquérir, car elles auraient pour elle des effets pernicieux. Le danger est manifeste et a déjà été aperçu par beaucoup. L’idéal germanique de chevalerie, d’honnêteté, de vraie religiosité, est en train de pâlir, de céder la place à l’idéal juif qui n’est qu’un trompe-l’œil. »

(…)

Le 13 avril 1881, les initiateurs de la pétition, dont l’objectif est de mettre en question d’une façon radicale l’émancipation des Juifs, déposent à la chancellerie les quelque vingt volumes de signatures recueillies. Bismarck leur fait délivrer un accusé de réception, et enterre le document, en politique avisé91.

 

(p.142)

En Autriche, à la même époque, le Parti chrétien-social du déma­gogue catholique Karl Lueger (1844-1910) exploite de la même manière l’antisémitisme à des fins politiques, et ce, d’une façon particulièrement efficace, puisque Lueger finit par être élu triomphalement maire de Vienne en 1897, sur la base d’un programme explicitement antijuif102. Chez ce virtuose de la démagogie doublé d’un tacticien habile, l’anti­sémitisme est surtout instrumental : il lui permet de canaliser contre un ennemi identifiable les inquiétudes, voire les angoisses des masses. Il n’hésite pas à exploiter les rumeurs populaires concernant notamment les méfaits sexuels des Juifs, à l’instar d’une publication antisémite proche de lui, le Deutsches Volksblatt, qui sera lu assidûment par le jeune Hitler lors de son séjour à Vienne103. On y trouve des récits de crimes commis par des Juifs et dont les victimes sont inévitablement chrétiennes : « Le Juif qui torturait la gouvernante chrétienne employée par sa famille parce qu’elle avait giflé son fils lorsque celui-ci la traitait de « sale truie » ; la maquerelle [juive] qui attirait jeunes filles et femmes mariées vers le vice, après avoir été mêlée à une affaire de chantage dans laquelle elle avait utilisé sa propre fille comme appât ; le vieux QuifJ vicieux attaqué à juste titre par une employée chrétienne à laquelle il avait fait des avances malhonnêtes104. » C’est à Lueger qu’on attribue la fameuse boutade que reprendra plus tard Hermann Goering : « Qui est juif, c’est moi qui le décide. » Son nationa­lisme populiste peut être illustré par la formule qu’il emploie le plus fré­quemment : « II faut aider les petits105 ! » II est vrai que, dans les rangs de son parti, l’antisémitisme est souvent compris comme un combat racial, ainsi qu’en témoigne cette déclaration faite lors d’un débat à la Chambre (p.143) par Emst Schneider, le plus fidèle lieutenant de Lueger : « La question juive est une question raciale, une question de sang. » Et Schneider d’ajouter sur le mode de la boutade, dévoilant ses rêves d’extermination : «Je ne vais pas me lancer dans un débat sur le baptême des Juifs, mais m’en tiendrai à ceci : s’il me fallait baptiser des Juifs, j’aurais recours à la méthode de saint Jean, en la perfectionnant toutefois légèrement. Il leur maintenait la tête sous l’eau du baptême : je ferais, quant à moi, durer l’immersion cinq bonnes minutes106. » Dans Mein Kampf, Hitler exprimera son admiration pour Lueger, « le dernier grand Allemand sorti des rangs du peuple », ce « réformateur de génie1« 7 », qui lui a appris en effet comment utiliser l’antisémitisme en tant qu’instrument politique. Lueger, qui a compris « l’importance des masses108 », aura parfaitement incarné l’antisémitisme populiste et anticapitaliste de son époque. C’est lui qui, vraisemblablement, a créé le premier parti populaire transclassiste. Toute­fois, selon Hitler, Lueger a péché par naïveté en ouvrant aux Juifs la voie de la conversion pour leur permettre d’échapper à leur sort109, et a en outre toujours refusé d’adhérer explicitement aux dogmes du racisme anti­juif. C’est pourquoi, au regard d’Hitler, l’antisémitisme de Lueger n’est qu’un « pseudo-antisémitisme110 ».

C’est chez le grand rival de Lueger, le pangermaniste Georg Heinrich Ritter von Schoenerer (1842-1921)111, qu’Hitler trouve les prin­cipaux éléments de sa cojiception biologisante et raciste du monde, comme l’a montré l’historien Robert Wistrich112. En 1882, Schoenerer et ses partisans formulent le « Programme de Linz », où le pangermanisme se combine avec un programme réformiste d’inspiration à la fois socialiste et néo-romantique, exploitant des thèmes antimodernes (dénonciation de la société industrielle, etc.). Sous l’influence de Duhring, et prenant acte du fait que l’antisémitisme est populaire en Autriche, Schoenerer recentre son programme sur une nouvelle clause : « La liquidation de l’influence juive de tous les secteurs de la vie publique est indispensable si l’on veut mener à bien les réformes envisagées. » II présente des motions antisémites au Reichsrat et, en 1887, s’engage en faveur d’une loi visant à restreindre l’immigration des Juifs d’Europe orientale en Autriche113. À la fois déma­gogue et fanatique antijuif, Schoenerer récuse la voie de l’assimilation des Juifs par la conversion au christianisme avec des slogans racistes du type : « La religion importe peu, c’est dans le sang que se trouve la cochonnerie114. » Au contraire de l’antisémitisme de Lueger, moyen de propagande plutôt que vision du monde, l’antisémitisme de Schoenerer est idéologiquement élaboré, et ce, explicitement, sur des bases raciales115. On peut caractériser sa doctrine comme la combinaison d’un ethno-nationalisme allemand appelant à protéger le « sang allemand », d’un anti­sémitisme s’inspirant des théories raciales de son époque et d’un anti-slavisme radical116. Avant Hitler, Schoenerer, qui reconnaît Duhring comme son maître, est certainement « l’antisémite le plus virulent et le plus systématique » jamais produit par l’Autriche117. L’historien lan Kershaw suppose que « c’est dans le climat nationaliste de Linz que Hitler a assimilé le credo de Schoenerer118 ». À Vienne, ensuite, où il s’est installé en février 1908, le jeune Hitler se présente comme un disciple et un (p.144) admirateur de Schoenerer, dont il a fait suspendre au-dessus de son lit deux formules encadrées : « La cathédrale de la Germanie sera construite sans l’aide de Juda et de Rome. Heil ! », dit l’une, tandis que l’autre pré­tend exprimer le désir des Allemands d’Autriche d’être rattachés à la mère-patrie »9. Dans Mein Kampfm, Hitler procédera à une analyse comparée des mérites respectifs de Lueger et de Schoenerer, lequel est selon lui « un penseur meilleur et plus profond dans les problèmes de principe121 », car, ajoute-t-il, le pangermanisme repose sur « une juste compréhension du problème des races et non sur des conceptions religieuses122 ».

L’influence de Treitschke, mêlant dans son argumentation nationa­liste des thèmes antijuifs, anglophobes et darwinistes sociaux, mais étran­gère au racisme biologisant, a été considérable dans le développement du nationalisme allemand et la naissance du pangermanisme123. Dans les années 1880 et 1890, son éloge de la guerre et sa théorisation de la poli­tique de puissance, conformes à « l’esprit prussien », deviennent des lieux communs du discours pangermaniste124. De la formule de Treitschke, « Les Juifs sont notre malheur », le célèbre idéologue du pangermanisme Heinrich Class (1868-1953) dira plus tard : « Elle s’implanta dans mon corps et dans mon âme quand j’eus vingt ans » et « exerça une influence décisive sur mon action politique ultérieure125 ». Lorsque l’avocat Heinrich Class, en 1908, accède à la présidence de la Ligue pangermaniste (All-deutscher Verband), celle-ci devient ouvertement antisémite et interdit aux Juifs d’en devenir membres126. Lorsqu’il se donnera pour tâche de combattre pour le « salut de l’âme du peuple allemand », Class se montrera encore un bon disciple de Treitschke.

À bien des égards, n’étant pas un extrémiste mais un « libéral », Treitschke est l’universitaire qui a contribué avec le plus d’efficacité à conférer un « prestige intellectuel » à l’antisémitisme127. Dans une lettre à Treitschke datée du 27 novembre 1895, Houston Stewart Chamberlain exprime le jugement flatteur que portent sur lui tous les adorateurs du Deutschtum, en particulier les milieux pangermanistes, à savoir : « L’homme dont j’ai tant appris sur l’individualité et le caractère germaniques et qui m’apparaît comme un modèle aussi parfait qu’authentique du « Ger­main »128. » Après avoir rendu hommage à Treitschke, Heinrich Class, incarnation du nationalisme impérialiste et militariste allemand, reconnaît dans son célèbre pamphlet publié en 1912 sous le pseudonyme de Daniel Frymann, Wenn ich der Kaiser wär (« Si j’étais l’Empereur »), l’influence sur son évolution intellectuelle et politique de Lagarde, de Gobineau et de Chamberlain, dont les œuvres l’ont nourri : « À la fin de ce siècle, je m’y plongeai, et je ne sais de ces trois grands hommes lequel m’a apporté le plus de profit129. » Le projet de Class étant de créer la Grande Allemagne, il faut, pour le réaliser, remplir deux conditions préalables. D’abord, rallier les travailleurs à l’idée pangermaniste, et, pour ce faire, créer un « véritable parti ouvrier allemand », étranger à la thèse «juive » de la lutte des classes, mais résolument anticapitaliste, centré sur le combat contre le « capital financier international ». Ensuite, désigner clairement l’ennemi : le Juif. D’où la détermination de la tâche à accomplir, une « déjudaïsation » géné­ralisée : « Le retour à la santé de notre vie nationale et le maintien de cette (p.145) santé recouvrée ne sont possibles qu’à la condition que l’influence juive dans toutes ses dimensions – culturelle, morale, politique et économique -soit complètement éliminée ou bien réduite à un niveau supportable, où elle serait inoffensive. » Les mesures préconisées par Class en 1912, allant de la censure de la presse à une législation antijuive, constitueront une source d’inspiration pour les rédacteurs du programme de la NSDAP : « Tous les postes administratifs, sur le plan national, étatique, ou muni­cipal, rétribués ou honoraires sont fermés aux Juifs. Les Juifs ne sont pas admis à servir dans l’armée ou la marine. Les Juifs n’ont pas le droit de vote. Les professions d’homme de loi et d’enseignant leur sont interdites, comme aussi la direction des théâtres. Les journaux où travaillent des Juifs doivent le faire savoir ; les journaux qui se disent « allemands » ne peuvent être la propriété des Juifs ni avoir des directeurs ou des collaborateurs juifs. Les banques qui ne sont pas des affaires purement personnelles n’ont pas le droit d’avoir des directeurs juifs. À l’avenir, la propriété rurale ne pourra appartenir à des Juifs ni être hypothéquée par eux. En échange de la pro­tection dont bénéficient les Juifs en tant qu’étrangers, ils devront payer deux fois plus d’impôts que les Allemands’3« . » (…)

 

L’antisémitisme à la française :

Edouard Drumont contre « la France juive

 

En France, Edouard Drumont est le premier en date des antisémites de profession qui structure sa doctrine antijuive sur la base de l’opposition manichéenne entre Juifs et Aryens. On sait qu’il s’impose avec la publica­tion, en 1886, du best-seller de l’antisémitisme nationaliste, plébéien et traditionaliste catholique, La France juive (114 éditions en un an!), qui commence par un long développement sur « le Juif», qu’on peut consi­dérer comme une exposition systématique du point de vue raciste sur la « question juive », ou plus exactement le « péril juif33 ». Drumont affirme clairement sa thèse racialiste : « La question religieuse même ne joue qu’un rôle secondaire à côté de la question de race qui prime toutes les autres134. » C’est La France juive qui lance et véhicule aussitôt la vulgate antijuive qui s’est constituée en France depuis le début des années 1880, (p.146) sous le label « antisémitisme135 ». En lui conférant une dimension popu­liste, et en l’autonomisant par rapport à la propagande de l’Église ou aux mobilisations socialistes, Drumont fait de l’antisémitisme un phénomène à la fois politique et culturel où le nationalisme ethno-racial trouve ses premiers outils symboliques et son impulsion initiale. L’historien Paul Airiau remarque justement que « sans Drumont, l’antisémitisme catholique serait vraisemblablement demeuré marginal136 ». Mais Drumont offre éga­lement la première synthèse de tous les courants de la judéophobie de son temps. Notons au passage que La France juive, qu’on peut considérer comme le manifeste, en langue française, de l’antisémitisme politique moderne au sens strict, précède d’une année le Catéchisme des antisémites de l’idéologue vôlkisch Theodor Fritsch, son homologue allemand, lui aussi soucieux d’intégrer dans une doctrine unitaire les diverses thématiques antijuives137.

 

(p.147) Le royaliste et antisémite Roger Lambelin, publiciste proche de l’Action française connu pour avoir réalisé en 1921 l’une des premières éditions françaises des Protocoles des Sages de Sion148, pose à la fin de son pamphlet paru en 1928 sous le titre Le Péril juif ‘— Les Victoires d’Israël, dans le chapitre conclusif intitulé « Israël dominera-t-il le monde ? », la ques­tion de la réaction d’autodéfense des nations se sentant menacées par le «péril juif», saisi dans toutes ses dimensions : économique, sociale, poli­tique et culturelle. Le «péril juif» est fantasmé par Lambelin comme invasion, infiltration et contamination. Il faut donc, pour ce défenseur du monde chrétien en péril, se défendre contre les Juifs à plusieurs titres, selon que ces derniers sont perçus comme des étrangers indésirables ou des intrus, des ennemis redoutables ou des corrupteurs du corps social et de l’esprit public. L’antisémite militant esquisse un programme antisémite global ordonné à deux principes fondamentaux : la ségrégation stricte et la discrimination systématique. Extrayons quelques propositions de ce pro­gramme, comportant un volet national et un volet international :

« II serait prudent d’empêcher les Juifs d’être officiers, fonctionnaires, députés ou sénateurs, membres des corps enseignants, etc. (…) En dehors des devoirs nationaux (…), n’y aurait-il pas des ententes à établir entre les peuples désireux de conserver leur indépendance politique, économique ? Il faut assurément que ces peuples possèdent des gouvernements forts et conçoivent à peu près de la même façon les nécessités qui s’imposent d’écarter les indésirables, de se défendre contre de redoutables invasions spirituelles et matérielles. (…) Il ne s’agirait nullement de tractations d’ordre politique, mais simplement de s’efforcer d’organiser une défense en commun contre des périls également redoutables pour tous les pays. N’organise-t-on pas entre nations des défenses contre certaines maladies contagieuses? (…) Que l’on commence, chacun dans sa sphère, par relever le mur moral qui, pendant tant d’années, sépara du Juif les chrétiens et les mahométans. Avant d’interdire aux Flébreux d’être officiers ou fonctionnaires publics (…), commençons par nous conformer aux instructions si sages des Papes d’autrefois. Évitons d’entretenir avec eux des relations quelconques, de les introduire dans nos familles. Ne donnons pas notre clientèle à des grands magasins, à des comptoirs d’alimentation dont les dirigeants ou les capitaux sont juifs. (…) Qu’en aucune circonstance ils [les chrétiens] ne les associent à leurs affaires149 ! »

(p.148) Lambelin termine l’exposé de son programme d’action par l’énoncé de quelques mesures à prendre contre la « judaïsation » culturelle de la France, qui revienne à un boycottage systématique de tout ce qui est d’origine ou d’inspiration juive :

« Et comme les plus petites choses ont leur importance, évitez d’aller au théâtre entendre des œuvres juives ; évitez et conseillez à vos amis d’éviter la lecture de romans juifs et d’inspiration juive, même si ces romans ont bénéficié de prix ou de récompenses académiques ; n’allez pas admirer les films hébraïques présentés dans les plus luxueux cinémas. Soyez logiques avec vous-mêmes si vous avez conscience du péril juif5« . »

Après cette série de conseils illustrant de façon frappante l’antisémi­tisme culturel des milieux traditio-nationalistes catholiques151, Lambelin légitime son propos en se référant à l’autorité incontestée qu’est, depuis la fin du XIXe siècle, le marquis de La Tour du Pin La Charce, idéologue catholique, nationaliste et contre-révolutionnaire qui fut un compagnon d’armes d’Albert de Mun :

« Ayez toujours devant les yeux le mot qu’aimait à répéter le colonel de La Tour du Pin, l’un des plus grands sociologues de notre temps : « Les Juifs sont des étrangers et des étrangers dangereux. » S’il plaît à Dieu, ces modestes efforts individuels, suivis d’efforts nationaux et internationaux auront un effet utile et permettront de mettre définitivement un terme à ces victoires d’Israël, si menaçantes, si formidables et encore si mal connues152. »

Dans un texte célèbre daté du 16 octobre 1898, « La question juive et la révolution sociale », le légitimiste René de La Tour du Pin résumait en effet son programme d’« émancipation » par l’énoncé de trois points : « I. Ne traiter les Juifs que comme des étrangers, et des étrangers dange­reux ; IL Reconnaître et abjurer toutes les erreurs philosophiques, politi­ques et économiques dont ils nous ont empoisonnés ; III. Reconstituer dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique les organes de la vie propre, qui nous rendaient indépendants d’eux et maîtres chez nous153. »

 

(p.152) Du début du XIXe siècle au début du XXe, la judéophobie conspirationniste, par exemple, s’est large­ment nourrie de faux antijuifs ou anti-judéo-maçonniques, le premier en date étant vraisemblablement la prétendue lettre du capitaine Jean-Baptiste Simonini que l’abbé Barruel, célèbre idéologue de la Contre-Révolution et de l’anti-maçonnisme, disait avoir reçue de Florence en août 18066. Après avoir circulé tout au long du XIXe siècle, la prétendue lettre de Simonini (personnage fictif) sera publiée en juillet 1878 par la revue catholique traditionaliste Le Contemporain, puis régulièrement utilisée par les propagandistes antijuifs. Le contenu de cette lettre peut se résumer par l’affirmation, sur le mode de la révélation d’un secret inavouable, que les Juifs sont à l’origine de toutes les « sociétés secrètes » ou e« sectes » anti­chrétiennes et à la tête de toutes les conspirations contre l’Église et contre la monarchie. Donc que les Juifs, à travers leur instrument privilégié qu’est la franc-maçonnerie, sont responsables des révolutions. Son importance tient à ce que l’on y rencontre pour la première fois, d’une façon expli­cite, le thème de la direction juive de la franc-maçonnerie, qui constituera le noyau dur de la propagande anti-judéo-maçonnique soutenue, voire orchestrée par l’Église au cours du dernier tiers du XIXe siècle.

La « lettre de Simonini » est un faux et constitue l’un des premiers textes précurseurs des Protocoles des Sages de Sion, le plus célèbre des faux antijuifs modernes7 qui, publié pour la première fois en Russie en 1903, commencera son tour du monde à partir de 1920, une fois traduit en alle­mand, en anglais, en polonais, en hongrois et en français. Les Protocoles véhiculent le thème typiquement conspirationniste du « Programme de la conquête du monde par les Juifs », pour reprendre le titre de la première publication en Russie dans le journal d’extrême droite Znamia (« Le Dra­peau »), fin août/début septembre 1903, du faux, présenté par son traduc­teur comme étant les « Protocoles des séances de l’union mondiale des francs-maçons et des Sages de Sion8 ». Mais cette attribution des Protocoles aux «judéo-maçons » est aussitôt concurrencée par l’attribution du docu­ment aux « sionistes ». Dès les premières publications du faux en Russie, entre 1903 et 1906, le « sionisme » est fictionné comme un projet secret de domination du monde, révélé notamment par les Protocoles. Il est ainsi transformé en un puissant mythe répulsif dont l’expression aujourd’hui courante de « sionisme mondial » représente le dernier avatar. Éditeur, en 1905, de la version complète la plus diffusée des Protocoles, le mystique et écrivain religieux orthodoxe Serge Alexandrovitch Nilus (1862-1929) finit par se rallier à la thèse de l’origine sioniste du document « révélateur ». Dans la dernière édition, publiée en janvier 1917, de son livre contenant les Protocoles, sous le nouveau titre // est tout près, à la porte… L’Antéchrist approche et le règne du Diable sur terre est proche, Nilus attribue clairement le « document » aux dirigeants du sionisme : « Ces Protocoles ne sont rien d’autre qu’un plan stratégique pour conquérir le monde et le placer sous (p.153) le joug d’Israël, (…) un plan élaboré par les dirigeants du peuple juif (…), finalement présenté au Conseil des Sages par le « Prince de l’Exil », Théodore Herzl, lors du premier Congrès sioniste (.. .)9. »

(…)

II faut également mentionner, parmi les plus diffusés de ces faux qui serviront de modèles aux Protocoles, le fameux « Discours du Rabbin » (diffusé en Russie dès 1872), ainsi que la pseudo-Lettre des Juifs d’Arles et la pseudo-Réponse des Juifs de Constantinople, faux fabriqués à la fin du XVIe siècle, mais dont l’exploitation antijuive systématique ne sera lancée qu’en 1882, dans le cadre d’une vision antimoderne à tendance apocalyptique12, par le chanoine Emmanuel Chabauty, dans son pamphlet titré Les Juifs, nos maîtres ! Documents et développements nouveaux sur la ques­tion juive^. Commençons par le « Discours du Rabbin14 ». En 1872 est tra­duit en russe, et publié à Saint-Pétersbourg sous la forme d’un document révélateur, un chapitre extrait du roman de Hermann Goedsche (sous le pseudonyme de Sir John Retcliffe), Biarritz (Berlin, 1868), chapitre inti­tulé : « Dans le cimetière juif de Prague ». Publié séparément comme s’il s’agissait de la narration d’une réunion tenue effectivement, ce texte, « Le cimetière juif de Prague et l’assemblée des douze tribus d’Israël », décrit une assemblée nocturne ressemblant fort à une cérémonie occulte, durant laquelle les représentants des douze tribus d’Israël exposent les divers aspects d’un plan de conquête du monde, ainsi que le confirme le Grand Rabbin. À bien des égards, cette scène s’inspire de la réunion maçonnique imaginée par Alexandre Dumas dans son roman Joseph Balsamo (1849), où est relatée la rencontre, le 6 mai 1770, entre Cagliostro, chef des Supé­rieurs Inconnus, et d’autres Illuminés15. Le complot des Illuminés vise à (p.154) placer la France des Lumières et de la Révolution future à la tête de l’humanité, grâce aux efforts conjugués de trois cents frères représentant chacun dix mille associés, soit trois millions d’affiliés ayant juré « obéis­sance et service16 ». Par une série de transformations, le complot de Cagliostro et des Illuminés deviendra le complot juif mondial. On trouve dans l’extrait du roman de Goedsche la plupart des thèmes des Protocoles des Sages de Sion, qui paraissent n’en constituer qu’une version développée :

« Nos pères ont légué aux élus d’Israël le devoir de se réunir, au moins une fois chaque siècle, autour de la tombe du grand maître Caleb, saint rabbin Syméon-ben-Ihuda, dont la science livre, aux élus de chaque génération, le pouvoir sur toute la terre et l’autorité sur tous les descendants d’Israël. Voilà déjà dix-huit siècles que dure la guerre du peuple d’Israël avec cette puissance qui avait été promise à Abraham, mais qui lui avait été ravie par la Croix. Foulé aux pieds, humilié par ses ennemis, sans cesse sous la menace de la mort, de la persécution, de rapts et de viols de toute espèce, le peuple d’Israël pourtant n’a point succombé ; et, s’il s’est dispersé sur toute la surface de la terre, c’est que toute la terre doit lui appartenir. (…) Lors donc que nous nous serons rendus les uniques possesseurs de tout l’or de la terre, la vraie puissance passera entre nos mains, et alors s’accompliront les promesses qui ont été faites à Abraham. (…) Si l’Or est la première puissance de ce monde, la seconde est sans contredit la Presse. (…) Il faut, autant que possible, entre­tenir le prolétariat, le soumettre à ceux qui ont le maniement de l’argent. Par ce moyen, nous soulèverons les masses, quand nous le voudrons ; nous les pousserons aux bouleversements, aux révolutions, et chacune de ces catas­trophes avance d’un grand pas nos intérêts intimes et nous rapproche rapidement de notre unique but : celui de régner sur la terre, comme cela a été promis à notre père Abraham17. »

 

(p.155) L’autre faux significatif d’avant l’ère des Protocoles, la pseudo­correspondance des Juifs d’Arles et de Constantinople26, est exploité en 1882 par le chanoine Emmanuel Chabauty, dans Les Juifs, nos maîtres !, ouvrage d’inspiration apocalyptique où il s’efforce d’établir que Satan, à travers le complot judéo-maçonnique qui explique la multiplication des révolutions, prépare le triomphe de l’Antéchrist juif et la domination mondiale des Juifs27. Chabauty commence par reproduire un document qu’il donne pour une preuve de sa thèse : il s’agit de deux lettres datées de 1489 – trois ans donc avant l’expulsion des Juifs d’Espagne, en 1492 -, l’une envoyée par les Juifs d’Arles (ou d’Espagne, selon une première version) aux Juifs de Constantinople, l’autre envoyée par ces derniers en réponse aux questions posées par leurs coreligionnaires d’Arles (ou (p.156) d’Espagne)28. Dans une première version (mentionnant les Juifs d’Espagne), ces lettres ont été publiées en 1583 à Paris, par un certain Julian Medrano, en espagnol, dans un recueil d’anecdotes plaisantes29. Elles ont été ensuite publiées dans une seconde version (mentionnant les Juifs d’Arles), en français, dans l’ouvrage d’un certain Jean-Baptiste Bouis, prêtre d’Arles, La Royalle Couronne des Roys d’Arles, paru en 16403« . Prenons la version française, utilisée par Chabauty. Les Juifs d’Arles s’inquiétant de la conduite à tenir face à l’injonction du roi de France leur demandant de se convertir ou de partir, de choisir donc entre le baptême et l’expulsion, le prince des Juifs de Constantinople (qui signe « Ussuff», c’est-à-dire Joseph31) leur conseille de ne pas quitter le pays d’accueil et de s’y convertir afin de pouvoir, par diverses ruses, en devenir un jour les maîtres, étape sur la route menant à la domination du monde. C’est donc dans la prétendue « Réponse des Juifs de Constantinople » qu’un anti-judéo-maçon convaincu comme Chabauty pouvait voir une preuve irré­cusable de l’existence d’un projet juif de domination du monde. Ce pré­tendu projet comporte une énumération de conseils tactico-stratégiques : par des ruses ou des minicomplots, il s’agit de ruiner les chrétiens, de les tuer, de détruire leur religion, afin d’éliminer tout ce qui pourrait faire obstacle à la conquête juive du monde.

(…)

Cent vingt ans plus tard, l’interprétation démonisante de la révolu­tion bolchevique, au moment où les Protocoles s’imposent comme la grille permettant de décrypter la marche du monde, s’est modelée sur cette lecture conspirationniste de la Révolution française, qui a fait tradition au XIXe siècle, non sans fusionner avec la vision du complot juif international33. En février 1920, alors que les Protocoles viennent tout juste d’être traduits en anglais, Winston Churchill, alors ministre de la Guerre, reprend à son compte la vision conspirationniste de la Révolution bolche­vique diffusée par les émigrés russes antisémites, anti-maçons et anti­bolcheviks : « Ce mouvement parmi les Juifs n’est pas nouveau. Depuis l’époque de Spartacus Weishaupt34, en passant par celle de Karl Marx, (p.157) pour en arriver maintenant à celle de Trotski (Russie), Bêla Kuhn (Hon­grie), Rosa Luxemburg (Allemagne) et Emma Goldman (États-Unis), cette conspiration mondiale pour anéantir la civilisation et pour recons­truire la société sur la base de l’arrêt du développement, d’une méchanceté envieuse et d’une impossible égalité n’a fait que s’étendre régulière­ment. Comme l’a si bien montré un auteur moderne, Mrs. Webster, elle a joué un rôle clairement perceptible dans la tragédie de la Révolution française. Elle a été le ressort de tous les mouvements subversifs au cours du XIXe siècle (.. .)35. »

 

(p.157) Henry Ford, entrepreneur d’antisémitisme

 

En 1920, aux États-Unis, l’industriel et milliardaire Henry Ford (1863-1947), conseillé par son bras droit Ernest G. Liebold, décide de financer la diffusion des principaux thèmes d’accusation antijuifs s’inspirant des Protocoles, et utilise pour ce faire les services d’antisémites russes ou allemands : l’avocat Boris Brasol (ancien membre dirigeant des Centuries noires)38, August Mùller ou Nathalie de Bogory, auxquels vont s’ajouter le comte A. I. Cherep-Spiridovitch, ami de Brasol39, et Pacquita de Chichmarev, dite Leslie Fry, chargée par Ford de chercher partout dans le (p.158) monde des preuves de l’authenticité des Protocoles4« . De novembre 1920 à mai 1922, Ford publie sous le titre générique : The International Jew (sans nom d’auteur sur la couverture), en quatre tomes, une sélection d’articles parus à partir du 22 mai 1920 (et jusqu’en janvier 1922), sous sa direction et celle de son rédacteur en chef William J. Cameron, dans son hebdoma­daire à forte diffusion (300 000 exemplaires), The Dearborn Independen^, distribué à l’échelle nationale par les concessionnaires automobiles Ford42. Le tirage du premier volume du Juif international, paru en novembre 1920, est considérable : un demi-million d’exemplaires43. Il est significativement sous-titré : The World’s Foremost Problem (« Le principal problème mon­dial »). Mais l’objectif que Ford et ses collaborateurs se sont donné en publiant en volume séparé cette collection d’articles, c’est d’américaniser le système d’accusations véhiculé par les Protocoles, c’est-à-dire, pour l’essentiel, d’acclimater le mythe du complot juif, en illustrant les « thèses » des Protocoles par des exemples tirés de la vie politique, économique et culturelle américaine.

 

(p.159) Sous l’influence de son secrétaire personnel et éminence grise, Ernest G. Liebold, antisémite fanatique59, Ford s’est vite convaincu de F authenti­cité des Protocoles, depuis que le « document », introduit aux États-Unis par Boris Brasol, puis traduit en américain par Nathalie de Bogory pour les services secrets américains, lui a été transmis en 191960. En 1922, dans son autobiographie intitulée Ma vie et mon œuvre, Ford s’efforce de justifier la publication dans son hebdomadaire de cette longue série d’articles contre les Juifs : « Certains courants d’influence ont été observés, dans ce pays, qui ont causé une détérioration marquée de notre littérature, de nos divertissements, de notre conduite sociale ; le travail s’est départi du sens profond qu’il avait autrefois ; on constate partout une chute des principes moraux. Le fait que ces influences prennent toutes leur origine au sein d’une même entité raciale est à prendre en sérieuse considération (…). Notre livre ne prétend pas avoir dit le dernier mot sur les Juifs en Amé­rique. Il ne fait que relater leur impact présent dans ce pays. Il suffit que les gens apprennent à identifier l’origine et la nature des influences qui (p.160) évoluent autour d’eux. Que le peuple américain comprenne une bonne fois qu’il n’y a pas de dégénérescence naturelle, mais une subversion pré­méditée qui nous meurtrit : dès lors, il sera sauf. »

Faire connaître les Protocoles et révéler leur contenu, c’est pour Ford lutter contre les Juifs, selon un principe simple : on ne peut lutter effica­cement contre des ennemis cachés, redoutables manipulateurs occultes, qu’en dévoilant leurs secrets. Dans Le Juif international, cette vision du combat « culturel » contre les Juifs est sans cesse affirmée : « Le Pro­gramme juif échoue dès lors qu’il a été perçu et identifié62. » Attribués à Ford, propriétaire internationalement célèbre de l’hebdomadaire The Dear-born Independent, les articles publiés sous le titre The International Jew sont en réalité dus à Cameron, Brasol et Millier. L’ouvrage, dans une version abrégée en deux volumes, est rapidement traduit en allemand et publié en 1921-1922 par les soins de Theodor Fritsch (1852-1933), le « Vieux Maître de l’antisémitisme » allemand63, fondateur et directeur d’une maison d’édition spécialisée en littérature « volkisch » et antisémite (Hammer-Verlag)64. Ce recueil d’articles sera lu et apprécié par Hitler lui-même, qui parle de Ford en termes élogieux à ses partisans et a accroché un portrait de lui sur un mur de son bureau, au quartier général du parti nazi à Munich. Hitler se vantera également du soutien financier que Ford lui aurait accordé65. Le 8 mars 1923, apprenant que Ford pourrait se présenter à l’élection présidentielle américaine, il fait cette déclaration au correspondant du Chicago Tribune en Allemagne : « J’aimerais pouvoir lui envoyer quelques-unes de mes troupes de choc à Chicago et dans d’autres grandes villes américaines pour aider à son élection. Pour nous, Heinrich [sic] Ford est le chef du jeune mouvement fasciste aux États-Unis (…). Nous venons de traduire et de publier ses articles antijuifs. Des millions d’exemplaires de ce livre vont circuler dans toute l’Allemagne66. » Ce même correspondant du Chicago Tribune précise que l’organisation nazie à Munich envoie les livres de M. Ford « par camions entiers67 ». Les nazis ne peuvent que se montrer enthousiastes à la lecture des certains passages du Juif international qui les concernent directement, par exemple : « La princi­pale source de la maladie du corps national allemand (…), c’est l’influence des Juifs », ou encore : « II n’y a pas dans le monde de contraste plus fort que celui entre la pure race germanique et la pure race sémite68. » Entre 1921 et 1924, la plupart des dirigeants nazis lisent la traduction alle­mande du Juif International, Alfred Rosenberg et Joseph Goebbels en tête. Le témoignage de Baldur von Schirach (1907-1974), le leader de la Hitler-jugend, est particulièrement éclairant sur la réception allemande du pam­phlet antijuif. Lors du procès de Nuremberg, Baldur von Schirach décla­rera en effet être devenu un antisémite convaincu dès l’âge de dix-sept ans, après avoir lu Le Juif international : « Le livre antisémite décisif que j’ai lu à cette époque, et le livre qui a influencé mes camarades, est celui de Henry Ford, The International Jew. Je l’ai lu et je suis devenu antisémite69. » Plus que les écrits de Houston Stewart Chamberlain ou d’Adolf Bartels, qui l’ont aussi passionné, c’est le recueil d’articles signé Ford qui le convertit à la vision antisémite du monde : « Vous ne pouvez pas imaginer l’influence qu’a eue ce livre sur la pensée de la jeunesse allemande. La (p.161) jeune génération était éperdue d’admiration devant ce symbole du succès et de la prospérité que représentait Henry Ford, et s’il disait que les Juifs étaient coupables, eh bien, naturellement, on le croyait70. » On ne peut mieux caractériser l’effet de légitimation lié au nom même de Ford, qui pourtant n’a guère été que le commanditaire de cet instrument textuel de propagande antijuive.

Soumis à diverses pressions, mais surtout soucieux d’assurer, avec sa bonne réputation, la vente de ses automobiles71, Ford reniera publique­ment ses convictions antisémites le 30 juin 1927, en s’engageant notam­ment à retirer The International Jew de la vente72. Hitler restera cependant un admirateur déclaré de Ford. En 1931, à un journaliste du Détroit News qui lui demandait ce que signifiait pour lui le portrait du magnat américain de l’automobile accroché au mur, Hitler déclare : « Je considère Henry Ford comme mon inspirateur73. » En dépit des engagements pris en juin 1927, Ford ne refusera pas de recevoir, le 30 juillet 1938, pour son soixante-quinzième anniversaire, la grande croix de l’Ordre suprême de l’Aigle allemand, la plus haute décoration décernée par le Troisième Reich à un étranger, dévoilant ainsi les ambiguïtés de ses attitudes vis-à-vis des Juifs ainsi que ses bonnes relations avec les nazis, avec lesquels il fait d’excellentes affaires74. C’est sous une forme abrégée, en un volume (cons­titué d’un choix d’articles pris dans les quatre volumes de l’édition origi­nale), que l’ouvrage attribué à Ford va être traduit dans nombre de langues européennes et massivement diffusé. Sa traduction en arabe est venue renforcer la propagande « antisioniste » déjà nourrie par les Protocoles et les pamphlets antitalmudiques. Il est resté, au début du XXIe siècle, l’un des principaux véhicules textuels du mythe du complot juif mondial.

Le mythe du complot juif mondial s’inscrit assurément dans une série historique de « mégacomplots » ou complots mondiaux, qui commence avec l’invention, au début du XVIIe siècle, du complot jésuite, et se pour­suit, au cours du XVIIIe siècle, par celle du complot maçonnique, qui se métamorphosera en un complot judéo-maçonnique au XIXe siècle. Cepen­dant, en dépit de nombre d’analogies et d’homologies fonctionnelles, les grandes visions conspirationnistes présentent chacune des spécificités, de forme et de contenu. Le mythe du complot jésuite, par exemple, tel qu’il est véhiculé par le faux intitulé Monita sécréta Societatisjesu75, ne fonctionne pas depuis le XVIIe siècle comme celui du complot maçonnique devenu fonctionnel à la fin du XVIIIe (après la Révolution française), et ce dernier, bien que des synthèses anti-judéo-maçonniques se soient multipliées depuis le début du XIXe siècle, ne fonctionne pas en tout point comme celui du complot juif, métamorphosé en « complot sioniste » dans les années 1960 et 1970. Les mêmes remarques valent en ce qui concerne le complot bolchevique et le complot ploutocratique (celui qui est attribué aux « capitalistes apatrides » ou aux « banquiers internationaux »), même si les deux mégacomplots ont pu être intégrés, notamment dans la propagande nationale-socialiste, dans un seul et même supermégacomplot – par jumelage des complots respectivement judéo-bolchevique et judéo-ploutocratique (ou capitaliste).

 

(p.162) Le complot juif intranational

ou la légende des « deux cents familles »

 

La langue complotiste est la langue commune des extrêmes, ou la vulgate partagée par les extrémismes politiques de tous bords. Elle est éga­lement celle des démagogues, qui tiennent leur puissance de séduction d’une dénonciation indéfiniment répétée des responsables occultes des maux subis par tel ou tel groupe humain, ces responsables étant présentés comme tout-puissants et foncièrement méchants. Il convient cependant de distinguer la thématique du complot mondial ou international de celle du complot intranational, dont les matériaux symboliques varient avec les cultures nationales. Illustrons notre propos : la première thématique, celle des mégacomplots, est illustrée par les Protocoles des Sages de Sion, best-seller et long-seller de la littérature conspirationniste mondiale, alors que la seconde thématique, celle du complot intranational, trouve ses traductions idéologiques, en France, dans la théorie maurrassienne des « Quatre États confédérés » ou dans la dénonciation des « deux cents familles76 ». L’appel au « pays réel » contre le « pays légal », ou à la France française, nationale-catholique, contre les « Maîtres de la France » ou les « Maîtres du Système77 », a fait l’objet, au début du XXe siècle (en 1904 exactement), d’une théorisation due à Charles Maurras. Le maître à penser de l’Action française a baptisé l’oligarchie ou la conjonction d’oligarchies censée conspirer pour dominer et exploiter la « vraie France » les « Quatre États confédérés » : le Juif, le protestant, le franc-maçon, le métèque78 – dont l’équivalent approximatif serait aujourd’hui l’immigré jugé indésirable. C’est en référence à cette construction idéologique, parfois réactualisée par l’adjonction de « l’appareil communiste79 », que s’opère depuis plus d’un siècle, dans les milieux nationalistes français, la dénonciation de « l’Anti-France80 ».

Mais la vision du complot intranational n’a nullement été monopo­lisée par l’extrême droite. Au XXe siècle, les démagogues conspiration-nistes, de droite comme de gauche, révolutionnaires ou conservateurs, ont ainsi ressassé un thème d’accusation devenu célèbre : celui des « deux cents familles ». En France, dans les années 1930, par exemple, ce thème forme un lieu commun de la rhétorique complotiste, dont on trouve une version communiste et une version fascisante ou nazifiante. Commençons par rappeler comment, dans la langue de bois communiste, au milieu même des années 1960, le thème des « deux cents familles » supposées responsables des malheurs de la France est toujours intégré dans le refrain national-progressiste psalmodié par les leaders communistes, Maurice Thorez en tête. Ce fidèle stalinien, dans son discours de clôture du XVIIe Congrès du PCF tenu à Paris, du 14 au 17 mai 1964, déclare ainsi : « Au long de toutes ces années, le peuple de France a de plus en plus reconnu dans notre Parti le porteur de ses espoirs. Dès notre (p.163) VHP Congrès, en 1936, pour assurer l’avenir du pays, nous appelions à l’union de la nation française contre les deux cents familles qui l’exploitaient. Les communistes dénonçaient et combattaient ceux qui compromettaient le patrimoine national et poussaient le pays à la décadence. Ils rendaient au peuple la Marseillaise et le drapeau tricolore81. »

Revenons brièvement aux années 1930. Lors de la campagne électo­rale de 1936, Maurice Thorez fustige au micro de Radio-Paris, le 17 avril, « ces deux cents familles qui dominent l’économie et la politique de la France » et qui sont « responsables de la crise et des souffrances qu’elle provoque », mais il n’oublie pas de dénoncer en même temps « les maîtres du pouvoir financier » qui « sont demeurés immuables, incarnant la domi­nation constante du capital82 ». Cet appel dit de la « main tendue » illustre le tournant « nationaliste »/jacobin du PCF, dont le discours de propa­gande varie sur l’« union du peuple de France » : « Et maintenant, nous travaillons à l’union du peuple de France contre les deux cents familles et leurs mercenaires. Nous travaillons à la véritable réconciliation du peuple de France83. » Tel est le discours anticapitaliste de gauche, lorsqu’il mêle vision complotiste et lyrisme national-patriotique, pour dénoncer la nouvelle « féodalité » mise en place par le capitalisme financier.

Du côté de l’extrême droite fascisante, on dénonce tout autant les « deux cents familles », en les « judaïsant » explicitement. Le 1er avril 1936, La Libre Parole, désormais dirigée par l’antisémite et anti-maçon Henry Coston (1910-2001), titre « Les 200 tribus nous poussent à la guerre84 » -manière de traduire le slogan de l’époque : « Les Juifs veulent la guerre. » La même année, dans une maison d’édition liée au PCF, Augustin Hamon commence la publication d’une somme en trois volumes : Les Maîtres de la France, dont le premier tome a pour sous-tire : La Féodalité financière dans les banquet. L’ouvrage est aussitôt lu et apprécié autant à gauche que dans les milieux anti-judéo-maçonniques. Quelques mois plus tard, Henry Coston, dans sa brochure intitulée Les 200 familles, celles dont on ne parle pas ou les deux cents tribus qui détiennent le pouvoir économique et politique de la France^, commence par citer l’ouvrage d’Augustin Hamon dans un déve­loppement introductif sur la « banque juive ». Augustin Hamon, qui se voulait à la fois anarchiste et socialiste, faisait partie, dans les années 1930, de l’opposition de gauche au sein de la SFIO, après une longue carrière d’idéologue conspirationniste, commencée en 1889 avec la publication de son pamphlet, L’Agonie d’une société*1. Dans son livre anti-ploutocratique de 1936, il dénonce ce qu’il appelle, après Toussenel, « la féodalité finan­cière », dont l’emprise s’exercerait dans tous les secteurs de la société française. Et il réserve un traitement particulier, dans son chapitre consacré à « la Haute Banque », aux Rothschild, incarnation d’une puissance finan­cière dénoncée comme un « État dans l’État » : « Toute l’économie française, agriculture, industrie, commerce banque, services concédés est contrôlée par eux soit seuls, soit le plus souvent en coparticipation avec les autres grands banquiers (…). Ceux-ci sont les maîtres économiques du pays aussi bien que les maîtres de sa politique intérieure et extérieure. C’est conjointement que tous ces puissants financiers exercent leur (p.164) pouvoir. Mais de tous, les Rothschild nous apparaissent comme les plus puissants88. »

Dénonciateur des « familles » qui ont fait et font toujours le malheur de la France, Hamon se permet cependant d’en réviser le nombre : « C’est par une vue superficielle des choses que la voix publique a fixé à deux cents familles le nombre de celles qui ont remplacé le roi d’antan. Ce nombre est moindre ou plus élevé, selon que l’on considère les maîtres seuls ou l’ensemble de leurs agents d’exécution. (…) Le nombre des maî­tres seuls (…) est de l’ordre d’une centaine de personnes au plus89. » L’influence de Toussenel était déjà très marquée dans son pamphlet de 1889, où il dénonçait « la main puissante, celle de la Haute Finance », qui « tire à sa guise la ficelle de tous ces pantins », les hommes politiques90, et où il fulminait contre « les youddis », ces « maîtres du monde » qui « occu­pent les hautes fonctions, celles qui donnent des honneurs, de l’argent et de la prépondérance », et laissent « les places où il faut travailler » aux « immondes chrétiens91 ». Nous avons plus haut souligné le fait qu’alors que son maître Fourier s’était contenté de parsemer ses ouvrages de pointes antijuives, Toussenel avait publié en 1845 l’une des premières synthèses antijuives d’orientation anticapitaliste et révolutionnaire : Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière2. Redécouvert une première fois après sa mort (1885) à l’époque de La France juive, dont le succès de librairie favorisera la réédition de son livre (1886), Toussenel continuera d’être une référence commune à tous les courants antijuifs, dans les années 1930 comme sous le régime de Vichy. Les milieux d’extrême droite, y compris les admirateurs de l’Allemagne nazie, ren­dront gloire à sa mémoire. Le collaborationniste Louis Thomas (1885-1962) lui consacre en 1941 un ouvrage hagiographique, le premier d’une série intitulée « Les précurseurs » : Alphonse Toussenel, socialiste national anti­sémite (1803-Î885). Sa thèse est aussi opportuniste que simpliste : « Un Toussenel (…) est à la fois socialiste et antisémite. Et il n’est antijuif, en somme, que parce qu’il voit dans les Juifs les pires oppresseurs du peuple. Ce qui est, on l’avouera, exactement l’attitude d’Adolf Hitler dans Mein Kampf4. » Le même Louis Thomas publiera quelques mois plus tard un autre ouvrage sur un autre « maître » ou « précurseur » du « racisme français » (catégorie incluant l’antisémitisme) : Arthur de Gobineau, inventeur du racisme (1816-1882)95. Toussenel est cité par la plupart des ouvrages antisémites publiés sous l’occupation allemande96. Proudhon n’est pas pour autant oublié. En mai 1941, dans la série « Les précurseurs », le romancier et critique littéraire Henri Bachelin publie un essai apologétique intitulé P.-J. Proudhon, socialiste national (1809-1865)97, manière de rappeler que le socialisme français est étranger au marxisme, au faux socialisme «juif». Pierre démenti, le chef du Parti français national-communiste fondé en 1934 (devenu en août 1940 le Parti français national-collectiviste), définis­sant dans un article publié en janvier 1944 sa « position devant le Juif», conclut ainsi : « De plus en plus, en France, l’impudence et l’avidité du Juif suscitent la révolte. De cette révolte, le Parti français national-collectiviste s’est fait l’expression depuis 193498. Il est le seul parti en France qui ait eu le courage de prendre nettement position à ce sujet. Il (p.165) suit en cela les grands socialistes que furent Fourier, Toussenel, Clovis Hugues, de Mores et tant d’autres ». »

 

(p.166) Depuis le milieu des années 1990, les « nouveaux maîtres du monde » ont remplacé à la fois les « deux cent familles » et la « dynastie des Rothschild » : les pseudo-explications du malheur des hommes par le complot des puissants ont été repeintes aux couleurs de la mondialisation dite libérale. Désormais, le modèle du complot international prévaut : la cible est le prétendu « gouvernement mondial » diabolisé en tant que « gouvernement secret ». On peut voir une illustration de gauche ou d’extrême gauche de ce modèle conspirationniste dans l’essai polémique de Jean Ziegler Les Nouveaux Maîtres du monde et ceux qui leur résistent, paru en 2002109. Selon l’intellectuel tiers-mondiste proche des milieux « alter-mondialistes », les « nouveaux maîtres du monde » sont « les seigneurs du capital financier mondialisé ». Désignés sans fard, les détestables « maîtres » visés sont les Américains inévitablement « impérialistes » et leurs alliés « sionistes ». Nombre de déclarations incendiaires du président vénézuélien Hugo Chavez et de son ami le président iranien Mahmoud Ahmadinejad vont dans le même sens, accusant les « États-Uniens » et les « sionistes » d’être responsables de tous les malheurs du monde. Il n’y a là rien de nouveau. On trouvait une version d’extrême droite de la même vision complotiste et anti-ploutocratique dans un ouvrage d’Henry Coston, La Fortune anonyme et vagabonde, publié en 1984110. La formule dont Coston a fait le titre de son livre est extraite d’un célèbre discours du duc d’Orléans à San Remo, le 16 février 1899. Elle constitue, chez ce publiciste qui a été un professionnel de la judéophobie de 1929-1930 à sa mort (2001), une métaphore du pouvoir juif international. Persistance du mythe répulsif du « Juif Rothschild », dont la judéophobie anticapitaliste ne cessera de se nourrir. La dénonciation des « oligarchies financières internationales » ne date donc pas de la fin du XXe siècle.

 

(p.169) Au début de son important essai paru en 1955, Anti­sémitisme et mystère d’Israël, Fadieï Lovsky reconnaît le caractère mal formé du mot : « Antisémitisme : le mot porte en lui, d’abord, une valeur raciste doublement regrettable ; il ne reflète qu’un seul des aspects historiques d’une réalité vingt-cinq fois séculaire ; il semble envelopper dans la même réprobation les Arabes aussi bien que les Juifs : le Grand Mufti de Jéru­salem aurait demandé à Rosenberg de renoncer à un terme injurieux pour certains Sémites, tout en accentuant la persécution contre les Juifs114. » Comme bien d’autres auteurs, Lovsky se résout, en invoquant l’usage, à continuer d’employer ce mot qu’il juge pourtant « mauvais » : « Mais, malgré les excellentes raisons, historiques et bibliques, de ne pas confondre l’élection d’Israël avec la vocation de Sem, il faut bien s’incliner devant les mots du langage courant115. » Cette prescription, pour être sage le plus souvent, ne l’est pas toujours. En 1882, trois ans après l’apparition du mot « Antisemitismus » en langue allemande, forgé par un antisémite militant et aussitôt utilisé comme auto-désignation par les milieux antijuifs, un terme mieux formé (ou plutôt moins mal formé) que le mot « antisémitisme » surgit : le néologisme « judéophobie ». Il est dû à l’inventivité lexicale de Léo Pinsker (1821-1891), qui l’introduit dans son essai intitulé Auto­émancipation, où le médecin soucieux de l’avenir du peuple juif s’applique à réfléchir sur le sens des pogroms de 1881 en Russie et définit le projet sioniste116. Dans mes travaux sur les configurations antijuives, j’ai emprunté ce néologisme bien formé à Léo Pinsker, sans pour autant suivre ce dernier dans la définition d’inspiration naïvement psychopathologique qu’il en donne.

 

 

3e PARTIE

Racialisation du Juif et biologisation de la « question juive »

 

 

(p.175) (…) comment rendre compte du fait que la judéophobie, sous toutes ses formes, puisse se définir dans l’Histoire comme « la haine la plus longue », selon la formule de Robert Wistrich2 ?

 

(…) En d’autres termes, un récit mythique dure tant qu’il répond à une demande sociale. On est ainsi conduit à formuler l’hypothèse que la force symbolique des récits judéo­phobes vient de ce qu’ils contribuent à fournir des repères et des horizons de sens aux groupes dans lesquels ils font l’objet de croyances. Les récits antijuifs, aussi mensongers ou chimériques soient-ils, sont dotés d’une fonction ou d’une utilité sociale. Ils s’inscrivent dans telle ou telle vision du monde, ils permettent de structurer des oppositions aussi fondamentales que « ami/ennemi », « proche/étranger », « bien/mal », « bon/mauvais ». D’où une autre démarche susceptible d’être suivie par l’historien ou l’anthropologue des croyances : reconstituer et distinguer les grands récits dans lesquels les Juifs sont construits comme des êtres à part et intrinsèque­ment dangereux.

 

(p.177) Bref, quelle est la cause diabolique dont dérivent toutes les figures du Mal dans l’Histoire ? La réponse judéophobe est en un sens fort simple : le Juif incarne la causalité diabolique111.                                                                                

Mais pourquoi donc le Juif ? A cette question il existe une multitude de réponses, à vrai dire toutes insatisfaisantes. Ces réponses oscillent entre trois types d’explications : 1° par la nature spécifique des Juifs (une expli­cation essentialiste avancée surtout par les antijuifs, mais aussi par des auteurs juifs, tel le premier Bernard Lazare, en 1894″) ; 2° par les caracté­ristiques des sociétés d’accueil hostiles aux Juifs ; 3° par l’interaction entre les comportements du peuple juif et ceux des sociétés où ils ont fait ou font l’objet de sentiments hostiles et de discriminations12. Dans cette der­nière perspective, la judéophobie apparaît soit comme une forme particu­lière de xénophobie, soit comme inséparable d’une configuration xéno­phobe. On connaît la thèse soutenue par Hannah Arendt : « Le seul antisémitisme durable en France, celui qui survécut à l’antisémitisme social et aux attitudes de mépris des intellectuels anticléricaux, fut lié à une xénophobie générale. Après la Première Guerre mondiale en particulier, les Juifs étrangers devinrent le stéréotype de tous les étrangers13. » Plus précisément, en France, c’est au cours de la grande vague xénophobe des années 1930, centrée sur le rejet de l’immigration, que les Juifs ont joué le rôle des étrangers menaçants par excellence, stigmatisés à travers les métaphores de l’invasion, de la conquête et de la colonisation du pays14. ^ Mais les Juifs ont tout autant été fantasmes comme les plus étrangers des étrangers indésirables lors de la vague xénophobe qui, aux États-Unis, a abouti à l’adoption des lois « restrictionnistes » entre 1921 et 1924b. Dans son fameux manifeste raciste intitulé Le Déclin de la grande race, où il J déplore la disparition progressive des représentants de la « race nordique16 », ‘ remplacés par des types raciaux jugés inférieurs17, Madison Grant caracté­rise les Juifs comme les plus redoutables des envahisseurs : « L’homme de vieille souche est remplacé dans beaucoup de districts ruraux par des étrangers, tout comme il est aujourd’hui littéralement chassé des rues de New York par les essaims de Juifs polonais. Ces immigrants adoptent le langage de l’Américain d’origine, portent son costume, lui volent son nom et commencent à prendre ses femmes. (…) New York est en train de devenir une cloaca gentium, qui produira de nombreux hybrides de type étonnant et des horreurs ethniques que les futurs anthropologues ne pourront pas débrouiller18. »                                                                    

 

(p.179) Aryens et Sémites : inégalité et lutte des races

 

Au début de son Histoire générale des langues sémitiques, rédigée en 1847 mais publiée seulement en 1855, Ernest Renan, qu’on ne saurait considérer comme un théoricien antijuif, apporte néanmoins, sans le vouloir, sa pierre argumentative à la configuration « antisémite » nais­sante, en postulant au nom de la science l’infériorité générale et l’imper-fectibilité de la « race sémitique » (incarnée selon lui par les anciens Hébreux et les Arabes) par rapport à la « race indo-européenne », quant à elle perfectible :

« (…) Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine. (…) La race sémitique se reconnaît presque uniquement à des caractères négatifs : elle n’a ni mythologie, ni épopée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni arts plastiques, ni vie civile (…). En toute chose, on le voit, la race sémitique nous apparaît comme une race incomplète par sa simplicité même. Elle est, si j’ose le dire, à la famille indo­européenne ce que la grisaille est à la peinture, ce que le plain-chant est à la musique moderne ; elle manque de cette variété, de cette largeur, de cette surabondance de vie qui est la condition de la perfectibilité’. »

(p.180) Mais Renan, qui ne cache pas ses préférences ethno-raciales, ne dissimule pas non plus ses espérances résumables par ce qu’on pourrait appeler la « désémitisation » de l’esprit européen, notamment dans son discours d’ouverture prononcé au Collège de France le 21 février 1862, « De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation » :

« Quant à l’avenir, Messieurs, j’y vois de plus en plus le triomphe du génie indo-européen. (…) À l’heure qu’il est, la condition essentielle pour que la civilisation européenne se répande, c’est la destruction de la chose sémitique. (…) L’Europe conquerra le monde et y répandra sa religion, qui est le droit, la liberté, le respect des hommes, cette croyance qu’il y a quelque chose de divin au sein de l’humanité. Dans tous les ordres, le progrès pour les peuples indo-européens consistera à s’éloigner de plus en plus de l’esprit sémitique. Notre religion deviendra de moins en moins juive (…). En morale, nous poursuivrons des délicatesses inconnues aux âpres natures de la Vieille Alliance (…). En politique, nous concilierons deux choses que les peuples sémitiques ont toujours ignorées : la liberté et la forte organisation de l’Etat. (…) En tout, nous poursuivrons la nuance, la finesse au lieu du dogmatisme, le relatif au lieu de l’absolu. Voilà, suivant moi, l’avenir, si l’avenir est au progrès2. »

(…)

Bien entendu, pour Renan, la « destruction de la chose sémitique » n’implique en aucune manière la destruction physique des Juifs, ni même du judaïsme, celui-ci étant pour ainsi dire jeté dans les « poubelles de l’Histoire ». Il reste que les antisémites radicaux qui définiront un pro­gramme de « déjudaïsation » (Entjudung) des sociétés modernes pourront se réclamer de Renan, de ce Renan du moins, tant ce dernier a varié dans ses opinions sur la question8.

(p.181)

L’avalanche de négations par laquelle Renan définit la « race sémitique » fera école au point de se transformer en un leitmotiv du dis­cours antisémite des années 1880 et 1890. Les écrits du jeune Renan sont ainsi une source d’inspiration, et vraisemblablement de légitimation, pour les socialistes révolutionnaires blanquistes, comme le montre l’ouvrage J posthume du communard Gustave Tridon, Du molochisme juif9, ou encore l’essai polémique du docteur Albert Regnard, Aryens et Sémites. Le bilan du judaïsme et du christianisme. Mais c’est l’écrivain et journaliste catholique Edouard Drumont qui, dans son best-seller La France juive (1886), donne le ton, en citant précisément des extraits de l’Histoire générale de Renan11, avant de se référer élogieusement à Gustave Tridon12.

 

(p.182) Les analyses du jeune Renan concernant les « peuples de race sémitique » ont aussi inspiré le grand vulgarisateur du racisme évolutionniste Gustave Le Bon dans sa caractérisation des Juifs comme incarnation de « l’âme simpliste des Sémites » : « Les Juifs n’ont possédé ni arts, ni sciences, ni industrie, ni rien de ce qui constitue une civilisation. Ils n’ont jamais apporté la plus faible contribution à l’édification des connaissances humaines22. » À l’époque de l’affaire Dreyfus, Maurice Barrés s’est montré également, sur ce point, un disciple de Renan et de Soury23, dont il cite volontiers les remarques d’inspiration renanienne, telle celle-ci : « Le sémitisme a dit dans le monde : Je crois, tandis que l’Aryen dit : Je sais, et fonde la science, le sémitisme a toujours mis un obstacle à la science24. »

À la fin de son étude parue en 1855, Renan propose une classification hiérarchique des races qui se seraient succédé sur l’ancien continent : 1° « races inférieures » ; 2° « races civilisées dans le sens matériel » ; 3° « races civilisées dans le sens intellectuel, moral et religieux, Ariens et Sémites ». Cette classification lui permet de nuancer son propos sur l’iné­galité entre race indo-européenne et race sémitique : « Si la race indo­européenne n’était pas apparue dans le monde, il est clair que le plus haut degré du développement humain eût été quelque chose d’analogue à la société arabe ou juive : la philosophie, le grand art, la haute réflexion, la vie politique eussent été à peine représentés. Si, outre la race indo­européenne, la race sémitique n’était pas apparue, l’Egypte et la Chine fussent restées à la tête de l’humanité : le sentiment moral, les idées reli­gieuses épurées, la poésie, l’instinct de l’infini eussent presque entièrement fait défaut25. »

 

(p.184) Dans ses réflexions critiques sur les thèses de Bauer, publiées en février 1844 sous le titre « À propos de la question juive41 », le jeune Marx reprend à son compte certaines des accusations lancées par Bauer, mais en les réinterprétant dans le cadre de sa théorie « révolutionnaire » et anti­capitaliste désignant « l’argent » comme « le dieu jaloux d’Israël » et suppo­sant que « le dieu des Juifs s’est sécularisé et est devenu le dieu mondial42 ». Il y réaffirme notamment avec virulence la thèse de l’infécondité culturelle des Juifs dans tous les domaines : « Ce qui est contenu sous une forme abs­traite dans la religion juive, le mépris de la théorie, de l’art, de l’histoire, de l’homme considéré comme son propre but, c’est le point de vue réel et conscient, la vertu de l’homme d’argent. (…) La nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent. La loi sans fondement ni raison n’est que la caricature religieuse de la moralité et du droit sans fondement ni raison, des rites purement formels, dont s’entoure le monde de l’égoïsme43. »

 

(p.187) Dans la Chanson de Roland, l’armée de Charlemagne affronte des soldats éthiopiens issus de cette « race maudite qui est plus noire que l’encre ».

 

(p.189) Voltaire, traitant des peuples qui vivent encore comme des animaux et « dont la physionomie est aussi sauvage que les mœurs », assure que « les Nègres sont des êtres presque aussi sauvages, aussi laids que les singes. », ajoutant ailleurs que « c’est par là que les Nègres sont les esclaves des autres hommes ».

 

(p.190) L’ethnocentrisme, attitude universelle, ne saurait être confondu avec le racisme, construction historique.

 

(p.191) Il convient de souligner que le théoricien racialiste Gobineau était étranger aux courants antijuifs de son temps, et que son œuvre imprimée ne contient pas de passages exprimant une haine particulière visant les Juifs. Ce qu’on trouve dans l’Essai, c’est au contraire un éloge des Juifs qui se termine ainsi : « Et dans ce misérable coin du monde, que furent les (p.192) Juifs ? Je le répète, un peuple habile en tout ce qu’il entreprit, un peuple libre, un peuple fort, un peuple intelligent, et qui, avant de perdre bravement, les armes à la main, le titre de nation indépendante, avait fourni au monde presque autant de docteurs que de marchands »11. » Un passage d’un texte inédit de Gobineau, Ethnographie de la France, rédigé vers le milieu des années 1870102, montre cependant que Gobineau finit par se laisser imprégner par les clichés antisémites de son temps. Il y soutient notam­ment la thèse d’une incompatibilité entre la « race occidentale » (germa­nique) et la « race orientale » (les Juifs) en Alsace-Lorraine et affirme comme une vérité de fait qu’« en dépit des institutions et des lois le Juif demeure un objet agressif et un être déplaisant, partout où son originalité propre est en contact avec une autre originalité1« 3 ».

 

(p.194) C’est néanmoins sur le principe racialiste affirmé par Disraeli que l’esprit dogmatique qu’est Knox fonde sa caractérisation des Juifs comme des parasites stériles, dénués de toute faculté créatrice et inaptes au travail, voués à ne vivre que par la ruse. Knox enchaîne ainsi les stéréotypes néga­tifs : « Mais où sont les paysans juifs, et les ouvriers juifs ? Le Juif ne peut-il pas cultiver la terre ? Pourquoi n’aime-il pas travailler de ses mains ? Le véritable Juif n’a pas d’oreille pour la musique, ni d’amour pour la science ou la littérature ; il n’invente rien ; il ne se livre à aucune recherche ; la théorie de Coningsby, appliquée au Juif avéré et cruel, n’est pas simplement une fable, elle est absolument démentie par toute l’Histoire123. » Poliakov a justement souligné la nouveauté de cette argumentation antijuive, tenant à ce que Knox « attribuait uniquement à leur race le parasitisme et la stérilité culturelle des Hébreux, défauts qu’il faisait remonter à la plus haute antiquité124 ». Dans ce discours racialiste où les Juifs sont globale­ment infériorisés, on peut distinguer deux registres métaphoriques, sur lesquels est confectionnée une multiplicité d’amalgames polémiques : celui du Juif-Noir et celui du Juif-Asiatique.

 

(p.200) À la fin des années 1930, le docteur Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline, a largement contribué à rendre populaires ces caractéristiques à visée infériorisante du Juif, que le raciologue George Montandon, de son côté, s’efforce de présenter comme scientifiquement établies173. C’est à partir du milieu des années 1930 que le docteur George Montandon (1879-1944), professeur à l’École d’anthropologie de Paris depuis 1931, glisse vers un antisémitisme de plus en plus ordurier, qui le conduira à se rapprocher, en 1938, du propagandiste pro-nazi Henri-Robert Petit et de Céline, qui cite avec admiration « ce très irréprochable savant » et conseille vivement de le lire pour s’instruire sur la « question juive174 ». Selon Céline, Montandon fait partie de ces « judéologues » qui, «possè­dent leur science à fond, sur le bout des doigts, les rudiments, l’Histoire des Juifs, du complot juif depuis l’Ethnologie, la Biologie du Juif», et dont les « travaux sont célèbres, incontestés, fondamentaux175 ». En mars 1941, Montandon lance, avec son disciple Gérard Mauger, une « revue mensuelle de doctrine ethno-raciale et de vulgarisation scientifique » : L’Ethnie française, où les textes antijuifs sont surreprésentés. A la fin de son Histoire de l’antisémitisme, publiée en 1942, l’ancien compagnon d’armes de Drumont, Jean Drault, désormais instruit sur les caractères « négroïdes » ou « mongolo-négroïdes » du Juif, écrit à propos de ce dernier : « Sa mentalité de négroïde, si bien observée par Céline, le rendra toujours docile aux ordres de son rabbin talmudique, comme le primitif de la forêt équatoriale qui tremble devant son sorcier nègre176. » L’ouvrage de Jean Drault lui vaudra une lettre de Céline, publiée dans Le Réveil du peuple du 1er mai 1942 : « Votre ouvrage devrait être au programme des écoles, obligatoire. Les droits et les devoirs de l’Aryen, tout y est. Peut-être vous trouverais-je encore bien indulgent pour la chrétienté, que je mets sur le même plan que la juiverie, tel est mon extrémisme (…). Votre livre est une somme177. »

Dans son premier pamphlet paru en décembre 1937, Bagatelles pour un massacre, Céline, traitant de la « musique moderne », c’est-à-dire de la musique « judéo-négroïde » qu’est pour lui le jazz, affirme que « le sémite, nègre en réalité, n’est qu’une perpétuelle brute en tam-tam178 », puis dénonce: «La musique moderne n’est qu’un tam-tam en transition… C’est le nègre juif qui nous tâte pour savoir à quel point nous sommes dégénérés et pourris, notre sensibilité aryenne négrifiée179… » Mais il n’est point de dénonciation sans prophétie de malheur : « Le nègre juif est en train de faire dégringoler l’Aryen dans le communisme et l’art robot, à la mentalité de parfaits esclaves pour Juifs. (Le Juif est un nègre, la race (p.201)

sémite n’existe pas, c’est une invention de franc-maçon, le Juif n’est que le produit d’un croisement de nègres et de barbares asiates.)180 » Dans L’Ecole des cadavres, en 1938, Céline donne cette définition polémique des Juifs comme métis dangereux : « Les Juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés qui doivent disparaître’81. » L’africanisation du « Juif négroïde » est l’un des thèmes récurrents du pamphlet : « Le Juif négroïde bousilleur, parasite tintamarrant, crétino-virulent parodiste, s’est toujours démontré foutrement incapable de civiliser le plus minime canton de ses propres pouilleries syriaques182. » Et de dénoncer la guerre conduite par les «judéo-négroïdes» contre la race aryenne : r « Juifs négroïdes contre Blancs. Rien de plus, rien de moins. Depuis l’Egypte, même ritournelle183. » Le Juif est perçu par Céline comme une puissance de métissage, dont le projet racialement destructeur est de réaliser le « méli-mélo racial à toute force » : « En somme, la réalisation d’un gigan­tesque cancer mondial, composé de toutes nos viandes pour la jouissance, la vengeance, la prédominance du juif. Lui, le bâtard, l’hybride le plus répugnant du monde prendrait à force de nous saloper, en comparaison, une petite allure intégrale, authentique, précieuse, raffinée184. » Quelle est pour Céline la « grande entreprise juive » ? La réponse tient en une phrase : « L’Asservissement total des goyes par pollutions systématiques, salopages forcenés, hybridations à toute berzingue, enculeries négroïdes massives185.

Dans une autre perspective, l’essentiaiisation biologisante du Juif apparaît comme une nouvelle élaboration de la xénophobie ciblée, à forte charge symbolique, visant les Juifs. À l’âge du nationalisme dont l’idéal moteur est la réalisation de l’homogénéité de la population nationale, le principal effet pratique de la racialisation revient à réduire l’éventail des « solutions » possibles de la « question juive » : elle permet notamment de récuser, au nom de la science, les voies de la ségrégation (le Juif étant par nature conquérant, il ne saurait respecter sa stricte condition ghettoïque) et de l’assimilation (le Juif étant par nature inassimilable), voire celle de la conversion (le Juif, par nature inconvertible, est toujours un faux converti). Il ne reste plus que les voies de l’expulsion et de l’extermination. Lors du premier meeting du Comité antijuif de France, organisé à la salle Wagram le 11 mai 1937, son président, l’agitateur antisémite Louis Darquier (dit « Darquier de Pellepoix »), indique aux militants antijuifs conviés la voie à suivre avant que la guerre n’éclate : « II faut, de toute urgence, résoudre la question juive : que les Juifs soient expulsés ou qu’ils soient massacrés186 ! » C’est au croisement de ces deux « solutions » qu’on rencontre Céline qui, en 1938, présente avec sa virulence propre son programme biopolitique de « nettoyage » : « Racisme d’abord ! Racisme avant tout ! (…) Désinfec­tion ! Nettoyage ! Une seule race en France : l’Aryenne ! (…) Les Juifs, hybrides afro-asiatiques, quart, demi nègres et proches orientaux, fornica-teurs déchaînés, n’ont rien à faire dans ce pays. Ils doivent foutre le camp. (…) Les Juifs sont ici pour notre malheur. (…) Ce sont les Juifs qui ont coulé l’Espagne par métissage. Ils nous font subir le même traitement. (…) Nous nous débarrasserons des Juifs, ou bien nous crèverons des Juifs, par guerres, hybridations burlesques, négrifications mortelles. (…)

 

(p.212) Dans un article paru en octobre 1881 dans Le Gaulois, Maupassant, décrivant à coups de stéréotypes répulsifs ce qu’il aurait vu des Juifs dans les régions du Sud algérien, ne cache pas qu’il « comprend » qu’on puisse les massacrer, d’abord en raison de leur laideur repoussante et de leur rapa­cité : « Dès qu’on avance dans le sud, la race juive se révèle sous un aspect hideux qui fait comprendre la haine féroce de certains peuples contre ces gens, et même les massacres récents. (…) Nous nous indignons violem­ment quand nous apprenons que les habitants de quelque petite ville inconnue et lointaine ont égorgé et noyé quejques centaines d’enfants d’Israël. Je ne m’étonne plus aujourd’hui (…). À Bou-Saada, on les voit, accroupis en des tanières immondes, bouffis de graisse, sordides et guettant l’Arabe comme une araignée guette la mouche. (…) Les chefs, Caïds, Aghas ou Bach’agas, tombent également dans les griffes de ces rapaces qui sont le fléau, la plaie saignante de notre colonie, le grand obstacle à la civi­lisation et au bien-être de l’Arabe247. » Maupassant insiste particulièrement sur le pouvoir conféré par l’usure : « Le Juif est maître de tout le sud de l’Algérie. Il n’est guère d’Arabes, en effet, qui n’aient une dette, car l’Arabe n’aime pas rendre. Il préfère renouveler son billet à cent ou deux cents pour cent. (…) Le Juif, d’ailleurs, dans tout le Sud, ne pratique guère que l’usure par tous les moyens aussi déloyaux que possible248. » L’écrivain supposé éclairé, défenseur du progrès ainsi que de « l’action civilisatrice » des peuples censés être les plus avancés sur l’échelle de la civilisation, en arrive à « comprendre » les réactions antijuives, voire à justifier implicitement les pogroms, reprenant à son compte, sans examen critique, les métaphores animalières les plus attendues de l’antisémitisme militant, de l’« araignée » au « rapace249 ».

 

(p.215) Prenons un autre exemple, dans la littérature fasciste à la française, d’une caractérisation négative du Juif où la dimension esthétique est domi­nante. En avril 1937, dans Le Franciste, organe du fasciste français Marcel Bucard, on peut lire cette description du «Juif errant » : « Qui n’a vu dans les rues de Paris cette silhouette caractéristique ? Il marche à pas menus, il trottine (…). Sa démarche est celle d’un rat. (…) Le grand jour l’effraye, le rend timide, mais dès que l’ombre descend, il se sent devenir arrogant. (…) Combien en trouvons-nous, (…) le poil noir, frisottant, mal semé, l’œil recouvert par un sourcil broussailleux, protégé par un verre de myope, afin d’éviter de vous regarder en face, la peau grasse et jaune, court, épais et trapu, la main molle, froide, grasse et humide, vivant de l’offre des clients18. » Les innombrables et répétitives descriptions d’inspira­tion physiognomonique qui, dans les portraits antijuifs des Juifs, recourent à l’animalisation de ces derniers, visent tout autant à provoquer chez le lecteur un « réflexe de répulsion », ainsi que le note l’historien Ralph Schor19. Dans son pamphlet contre Léon Bum, illustration supposée du « type juif », le pamphlétaire Laurent Viguier bestialise sa cible en oscillant entre l’image du chameau et celle du singe : « Le front et le menton fuient en laissant le nez en avant-garde. (…) On dirait que tous les organes ont été attachés à des ficelles et tirés d’un coup derrière la tête. Il en résulte les types lièvre, gazelle, chameau. (…) Les oreilles sont, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, extrêmement mal faites, énormes, épaisses, en feuilles de chou, avec tendance à être décollées de la tête et perpendiculaires au plan des joues comme des oreilles de singe20. »

 

(p.216)

En outre, en raison des nombreuses maladies qu’ils transportent avec eux, les Juifs encombrent les hôpitaux français. C’est là un thème ressassé dans la littérature pamphlétaire des années 1930. En 1939, dans Pleins Pouvoirs, Jean Giraudoux dénonce cette «horde (…) que sa constitution physique, précaire et anormale, amène par milliers dans nos hôpitaux qu’elle encombre26 ». Aux yeux de Céline, qui semble à cet égard s’être mis à l’école de l’antisémitisme allemand qui, de Dühring à Streicher, varie inlassablement sur le thème, le Juif ne peut vivre qu’en parasite (p.217) destructeur, sur le mode du « virus » ou du « bacille », termes employés en concurrence avec la métaphore polémique du « pou27 ». Assimilé à un germe pathogène ou à un insecte parasitaire, il incarne une formidable puissance d’« infection », terme médical qui vient tout naturellement sous la plume du médecin hygiéniste. Mais Darquier de Pellepoix l’a précédé en la matière, qui écrit en juin 1937 dans son bulletin L’Antijuif : « On ne combat la maladie qu’en s’attaquant au microbe. L’élément de désintégra­tion, l’élément de division, le microbe, c’est le JUIF28. » Céline affec­tionne tout autant la métaphore polémique du « microbe » ou du germe infectieux, et joue à comparer «juif» et « microbe » : « On veut se débar­rasser du juif, ou on ne veut pas s’en débarrasser. (…) Le chirurgien fait-il une distinction entre les bons et les mauvais microbes ? (…). Tout est mystérieux dans le microbe comme tout est mystérieux dans le juif. Un tel microbe si gentil, un tel juif si louable hier, sera demain la rage, la damnation, l’infernal fléau. (…) Saprophytes inoffensifs, juifs inoffensifs, germes semi-virulents, virulents seront demain virulissimes, foudroyants. Ce sont les mêmes juifs, les mêmes microbes, à divers moments de leur histoire, c’est tout29. » Définissant en quelques lignes cette opposition axiologique fondamentale (santé/morbidité), Céline écrit à Milton Hindus le 23 août 1947 : «Je suis païen par mon adoration absolue pour la beauté physique, pour la santé -Je hais la maladie, la pénitence, le morbide – grec à cet égard totalement -J’adule l’enfance saine -je m’en Pâme -je tom­berai facilement éperdument amoureux -je dis amoureux – d’une petite fille de 4 ans en pleine grâce et beauté blonde et santé30. » II ajoute qu’il ressent « l’appel irrésistible de la jeunesse (même l’extrême jeunesse – saine et joyeuse)31 ». La beauté se définit comme l’éclat de la santé alliée à la jeu­nesse. A sa manière, Céline articule l’antisémitisme et le philhellénisme.

 

(p.221) À la fin des années 1870, Wagner se déclare par­tisan d’« interdire les fêtes juives (…) et les prétentieuses synagogues66». Peu après que le démagogue antisémite Adolf Stocker a lancé à Berlin, le 19 septembre 1879, ses attaques contre les Juifs et leur « arrogance », Cosima Wagner note dans son Journal, le 17 octobre : «Je suis en train de lire un très bon discours du pasteur Stocker sur le judaïsme. Richard est partisan d’une expulsion complète. Nous constatons en riant que son article sur les Juifs semble bien avoir été à l’origine de ce combat67. » Dans une lettre adressée le 16 janvier 1881 au nouvel ami français du couple, Gobineau, dont Cosima et Richard lisent les écrits avec passion depuis l’automne 1880, Cosima confie à son correspondant: «Je vois l’Alle­magne comme le monde romain « pourrie d’éléments sémitiques » et tout moniale que je sois, cela me contrarie et je voudrais me démener68. » Ce sentiment d’une invasion ou d’une infiltration juive – ou « sémitique », dans le langage pseudo-savant de l’époque – est partagé par les époux Wagner. Partisan de l’expulsion des Juifs, Wagner se heurte cependant à un obstacle : si en effet, comme il le pense, la «judaïsation » de la vie moderne est accomplie, s’il est vrai que « le Juif est en nous » – ainsi que l’afErmera le wagnérien Chamberlain -, alors il est trop tard pour réagir avec efficacité.

 

(p.222) Wagner peut être considéré comme l’un des grands représentants de l’« antisémitisme révolutionnaire » en Allemagne72.

(…)Wagner a laissé en héritage aux Allemands une vision antijuive parfaitement définie dans une lettre qu’il adressa le 22 novembre 1881 à Louis II de Bavière : «Je tiens la race juive pour l’ennemie-née de la pure humanité et de tout ce qu’il y a de noble en elle. Il est certain, en particulier, que cette race sera notre perte à nous autres Allemands, et je suis peut-être le dernier Allemand qui, comme artiste, aura su tenir tête au judaïsme déjà omnipotent75. »

 

(p.223) Avant même son séjour à Vienne (où il s’installe en février 1908), le jeune Hitler est un adepte du culte wagnérien79. Et, comme on sait, l’apothéose du wagné-risme comme vision esthétique et antisémite du monde aura lieu sous le Troisième Reich80.

Chez les idéologues antisémites allemands de la fin du XIXe siècle, le ‘ programme de déjudaïsation comporte un volet politique minimal : priver les Juifs de leurs droits civiques. Les plus radicaux proposent l’expulsion de tous les Juifs, non sans laisser entendre, comme l’antisémite antichrétien Dùhring, qu’ils pourraient être éliminés physiquement31. Dùhring affirme en effet que « le massacre et l’extermination » (Ertötung und Ausrottung) sont le seul moyen de détruire le judaïsme (Judentum)82. En 1901, dans la cinquième édition refondue de son livre sur la « question juive », ce socia­liste anti-marxiste exige « l’anéantissement [ Vernichtung] de la nation juive83 ». Il suppose que seules « la terreur et la force brute » peuvent venir à bout des Juifs, ces « étrangers parasites84 ». Dans l’édition posthume du même ouvrage (corrigé en 1920), il affirme en guise de conclusion qu’il « n’y a pas de place sur la Terre pour les Juifs85 ».                                     

Fin mars 1944, avec l’aval du Führer, Alfred Rosenberg rencontre Hans Frank à Cracovie, en vue d’organiser un congrès antijuif inter­national. Parmi les invités, outre les dignitaires et les universitaires nazis (Joachim von Ribbentrop, Joseph Goebbels, Hans F. K. Günther, Walter Gross, etc.), sont pressentis le Grand Mufti de Jérusalem86, Vidkun Quisling, Giovanni Preziosi87, René Martial88, Alexis Carrel, Léon Degrelle, Louis-Ferdinand Céline et John Amery (lequel, identifié comme étant « un quart juif», sera rayé de la liste). À la mi-juin, Hitler décide d’annuler ce congrès, jugé inopportun compte tenu de la situation sur le front89. Mais le raciologue Günther a déjà rédigé sa communication, qu’il a significativement intitulée « L’invasion des Juifs dans la vie culturelle des nations ». À la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une atmosphère apocalyptique, l’antisémitisme culturel dont Richard Wagner a été le pro­phète dès le milieu du XIXe siècle est toujours à l’ordre du jour chez ses héritiers nationaux-socialistes: la hantise de la « judaïsation » (Verjudung) de la culture est restée profondément enracinée dans les mentalités.

 

(p.225) / Le cas Hitler/

 

Dans ses diatribes sur le « parasitisme » culturel des Juifs, Hitler se montre un disciple attentif de Wagner. Il est difficile de ne pas percevoir un écho de ces diatribes hitlériennes dans tel ou tel passage du premier des pamphlets de Céline, Bagatelles pour un mas­sacre : « Le Juif ne s’assimile jamais, il singe, salope et déteste. Il ne peut se livrer qu’à un mimétisme grossier (. .). Le Juif nègre, métissé, dégénéré, en s’efforçant à l’art européen, mutile, massacre et n’ajoute rien104. »

 

(p.250) Haine du genre humain et déicide

Aux origines de la déshumanisation des Juifs

 

Commençons par le premier grand thème judéophobe, présent dans l’Antiquité préchrétienne (en Egypte, en Grèce, à Rome), qui surgit en tant que forme spécifique de xénophobie visant les Juifs : l’accusation de haine pour les autres peuples, donc de xénophobie indistincte ou généralisée, que le christianisme transformera pour l’essentiel en accusation de déicide, impliquant une haine de Dieu qui ne peut être inspirée que par le Diable4. Ennemis des hommes, ennemis de Dieu : c’est sur la base de ces deux représentations qui s’entrecroisent que va s’opérer la déshumanisation polémique du peuple juif. La transformation de l’accusation de peuple xénophobe en celle de « peuple déicide » illustre le passage de l’ordre du préjugé à celui de la construction mythique, centrée sur la diabolisation des Juifs en tant que Juifs, ouvrant sur un monde imaginaire où les Juifs sont réinventés comme des êtres malfaisants à tous égards.

Norman Cohn, à l’instar de Gavin Langmuir, voit dans la diabolisa­tion et la substitution d’un monde chimérique au monde réel le propre de la judéophobie occidentale, et en désigne le christianisme comme le pre­mier moteur et la fabrique originelle5. Ecrire l’histoire de la judéophobie en Occident, c’est dès lors commencer par reconstituer la genèse de la démonologie créée par l’Église dans son combat contre la Synagogue : « À travers tout l’Occident, l’image traditionnelle du Juif a été celle d’un être mystérieux, doté de pouvoirs troublants et sinistres. Cette vue remonte aux premiers siècles de notre ère, à l’époque où l’Église et la Synagogue se disputaient les prosélytes dans le monde hellénistique, et tentaient même de recruter des adeptes l’une chez l’autre. C’est pour pousser les chrétiens judaïsants d’Antioche à une rupture définitive avec la religion mère que saint Jean Chrysostome qualifiait la Synagogue de « temple de démons, (…) caverne des diables, (…) abîme et lieu de perdition », et trai­tait les Juifs d’assassins et destructeurs, possédés par l’esprit malin. (…) De plus, les Juifs furent apparentés avec le personnage redoutable qu’était l’Antéchrist, « le fils de la perdition », dont le règne tyrannique, d’après (p.251) saint Paul et l’Apocalypse, doit précéder le deuxième avènement du Christ6. »

 

(p.251) « Haine du genre humain » : l’accusation de « misoxénie » dans le monde antique

On reste dans l’ordre du préjugé xénophobe lorsque les Juifs sont accusés, comme dans l’Egypte ancienne, de montrer une forte cohésion interne ou une influence abusive, voire un étrange « séparatisme » (amixia) qui, impliqué en réalité par le « mode de vie et de pensée prescrit par la Thorah8 », représente un comportement religieux incompréhensible, à propos duquel on fabule et médit volontiers. C’est le cas lorsque ce mode de stigmatisation apparaît par exemple à Rome en octobre 59 avant J.-C. chez Cicéron (106-43 av. J.-C.) plaidant pro Flacco, en faveur du propréteur d’Asie, Lucius Valerius Flaccus, accusé notamment d’avoir confisqué « l’or juif» envoyé tous les ans au Temple de Jérusalem par les Juifs de sa province. Or les Juifs font partie du nombre des accusateurs, ce qui leur vaut d’être pris à partie sans ménagement par l’avocat Cicéron, qui suppose que tout le monde sait « combien leur troupe est nombreuse, combien ils se tiennent entre eux, combien ils sont puissants dans les assemblées ». C’est là suggérer qu’il est difficile de résister à l’influence des (p.252) Juifs, qui agissent dans les assemblées publiques en tant que « foule » (turbd) formant un groupe de pression. Mais Cicéron présente en outre l’expor­tation de l’or en Asie comme une « superstition barbare » (barbara super-stitio), s’opposant aux valeurs de Rome, donc à la vraie « religion » (religiof. Et le grand orateur de souligner que Flaccus devrait être loué d’avoir su «résister à une superstition barbare (barbame superstitioni resistere) (…), mépriser, dans l’intérêt de la République, cette multitude de Juifs si sou­vent turbulente dans nos assemblées10 ». C’est aussi comme agités et turbu­lents, et à ce titre redoutés, que les Juifs apparaissent à Suétone, au temps de Claude11. D’une façon générale, ainsi que le note Jules Isaac, les Romains reprochent surtout aux Juifs d’être un « peuple séditieux, agité, fanatique », mais en même temps, dans l’Empire romain, après la religion romaine, la seule religion licita, autorisée officiellement, est la religion juive12.

Le thème de la solidarité interne du peuple juif relève de la xéno­phobie antique, sans prendre une dimension mythique, et, à ce titre, il est comparable aux ethnotypes négatifs visant d’autres peuples13. Mais il est parfois jumelé avec l’accusation de haine, qui se prête tout particulière­ment à une mythologisation : la « misanthropie » juive est alors construite comme une haine de groupe, la haine d’un groupe humain particulier contre tous les autres groupes humains14. Et une haine qui singularise ce groupe qui seul la porte en lui et la manifeste. Il importe de remarquer que si le « séparatisme » judaïque relève en partie de constats empiriques, la « haine du genre humain » est le produit d’une inférence à visée mal­veillante. Elle relève de l’intellectualisation des passions dominantes, et représente le premier des grands thèmes d’accusation identifiables dans ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Louis H. Feldman, mais en évitant le terme ici impropre d’« antisémitisme », la judéophobie « intellectuelle », distincte de la judéophobie « gouvernementale » et de la judéophobie « populaire15 ». Comme le montre un examen de la littérature hellénis­tique sur la question, le comportement religieux des Juifs, qui est de l’ordre de l’observable, devient, en raison de « l’ignorance absolue des réa­lités du judaïsme16 », un phénomène incompréhensible, sauf à l’attribuer à une hostilité envers tous les peuples qui tiendrait à la nature même des Juifs. C’est ainsi que les médisances et les accusations calomnieuses contre les Juifs vont se multiplier, oscillant entre deux groupes de griefs : d’une part, le « séparatisme » et la misanthropie (plus ou moins confondue avec une xénophobie généralisée) et, d’autre part, l’athéisme, l’impiété et la superstition. En Grèce, au début du Ier siècle avant notre ère, avec le phi­losophe Posidonios d’Apamée (l’un des maîtres de Cicéron) ou le rhéteur Apollonios Molon17, et deux siècles plus tard à Rome, chez Tacite ou Juvénal18, le judaïsme est dénoncé comme une superstitio qu’il est facile d’opposer à la vraie religio 19. Le mépris prévaut chez Juvénal, qui dépeint les Juifs comme des miséreux conduits pour vivre à mendier ou à dire la bonne aventure : « Pour quelque menue monnaie, les Juifs vendent toutes les chimères qu’on voudra2« . » La réaction ethnocentrique observable chez les Grecs face aux Juifs résistant à l’hellénisation, on la retrouve également à Rome, comme le note Carlos Lévy : « Le comportement religieux des (p.253) Juifs, leur respect pour la Loi est également confondu avec la crainte excessive et ridicule qui caractérise la superstition. Expression même d’un mépris philosophique, cette assimilation témoigne de la facilité avec laquelle les intellectuels grecs et latins réduisaient aux catégories de leur psycho­logie une conduite qu’ils ne comprenaient pas21. »

À en croire la rumeur qui court dans l’Antiquité préchrétienne, les Juifs seraient mus par la « haine du genre humain » (odium humani generis, formule attestée notamment chez Tacite22), et, en tant que tels, ils seraient identifiables comme des – comme les — ennemis du genre humain. Ce thème se traduit par divers stéréotypes négatifs : les Juifs insociables par nature, étrangers, orgueilleux et méprisants, attachés à leurs « supersti­tions », vivant à part, solidaires entre eux et hostiles à tous les peuples. Soulignons le paradoxe : la judéophobie antique, comme forme spécifique de xénophobie, consiste à accuser les Juifs de xénophobie. Mais cette xénophobie attribuée aux Juifs n’est pas ordinaire : elle est censée faire partie de l’essence du peuple juif3. L essentialisation ouvre la voie à la mythologisation qui sera le propre de l’antijudaïsme chrétien. Ce qu’il faut souligner, c’est que la question religieuse, dans le monde préchrétien, est déjà déterminante. Le grammairien et historien Apion, Grec ou Gréco-Égyptien d’Alexandrie, contemporain de Jésus, de Philon et de l’empereur Tibère qui l’a surnommé « Cymbalum mundi » (quelque chose comme « tam-tam de l’Univers »), est un auteur dont la judéophobie est particu­lièrement virulente, recourant à plusieurs thèmes d’accusation ainsi énu-mérés par Jules Isaac : « L’infamie des origines juives – les Juifs seraient des lépreux chassés d’Egypte ; la perversité d’hommes qui professent — soi-disant d’après les enseignements de Moïse – la haine du genre humain ; la monstruosité d’une religion qui méprise les dieux et s’adonne aux plus honteuses pratiques : adoration d’une tête d’âne en or, meurtre rituel d’un Grec secrètement capturé et engraissé à cet effet24. »

Accusés d’être motivés par une étrange « haine implacable » (hostile odium) à l’endroit de tous les autres peuples, et d’être les seuls dans ce cas, les Juifs peuvent être caractérisés négativement par leur misanthropie (misanthropia), leur exceptionnelle xénophobie ou, pour parler comme Théodore Reinach, leur misoxénie singulière. Pour être précis, il faudrait dissocier l’accusation de xénophobie ou de misoxénie, c’est-à-dire de « haine des étrangers », liée au caractère « national » du peuple juif25, de celle de misanthropie, soit le fait de « haïr tout le monde26 », où l’on ver­rait aujourd’hui l’expression d’un pessimisme anthropologique radical. Mais cette distinction sémantique n’est pas respectée dans la littérature gréco-romaine traitant négativement des Juifs, d’où l’apparition d’une misanthropie paradoxale, car sélective, attribuée aux seuls Juifs. Peter Schafer l’a fort clairement caractérisée, en en soulignant l’importance rhé­torique : « L’accusation de xénophobie, d’asociabilité et de misanthropie dirigée contre les Juifs était une arme très puissante dans le monde gréco-romain. C’est vrai en particulier pour la misanthropie, qui revêtait deux caractéristiques très particulières et très dévastatrices : elle était dirigée contre les Juifs, non point en tant qu’individus, mais d’abord et avant tout en tant que nation ; et elle était entendue non comme une haine de tout

(p.254) le genre humain, incluant leur propre espèce, mais comme une haine du genre humain, à l’exception de leur propre espèce. Dans ce sens, elle est exprimée, pour la première fois, vers 300 avant l’ère chrétienne (…), à l’intérieur du milieu culturel de l’Egypte grecque et marque, évidemment, d’une teinte spécifiquement grecque une tradition originellement égyp­tienne (le récit de l’expulsion)27. »

Cette accusation enveloppe le vieux grief d’auto-ségrégation ou de « séparatisme », dont témoigne le discours tenu devant le roi de Perse Assuérus (identifié à Xerxès Ier) par son ministre Haman, l’ennemi par excellence du peuple juif: « Il y a dans toutes les provinces de ton royaume un peuple dispersé, vivant à part parmi les autres peuples ; ces gens ont des lois différentes de celles de tous les peuples et n’observent point les lois du roi. Il n’est pas de l’intérêt du roi de le laisser en repos. Si le roi le trouve bon, qu’on écrive l’ordre de les faire périr28. » II y a là l’un des plus anciens témoignages du reproche fait aux Juifs de refuser l’intégration dans les autres nations. L’accusation moderne d’inassimilabi-lité y trouve sa lointaine origine. Dans le monde hellénistique, la politique d’hellénisation à outrance menée par Antiochus (ou Antiochos) IV Épiphane, « le premier grand persécuteur des Juifs devant l’histoire29 », repré­sente un moment révélateur du surgissement d’une haine assimilatrice qui, au nom de l’impératif de « civilisation », ne cessera de se manifester au cours de l’ère chrétienne. Cet épisode est connu notamment par les Livres des Maccabées et par les écrits de Flavius Josèphe30. On apprend par le I » Livre des Maccabées que « le roi Antiochos publia un édit dans tout son royaume pour que tous ne fissent plus qu’un seul peuple et que chacun abandonnât sa loi particulière31 ». Tacite fera ce commentaire : « Tant que l’Orient fut au pouvoir des Assyriens, des Mèdes et des Perses, les Juifs étaient les plus méprisés des peuples esclaves. Sous la domination des Macédoniens, le roi Antiochus entreprit de détruire leurs superstitions et de leur donner les mœurs grecques pour réformer ce peuple exécrable. Mais la guerre qu’il dut faire aux Parthes interrompit son projet32. » Face à la résistance des Juifs qui refusent de se « paganiser », c’est-à-dire de se « civiliser » en vivant « selon les coutumes des Grecs33 », Antiochus IV ordonne des pillages, des profanations et des massacres. Jules Isaac voit dans cet épisode, qui a lieu en 168 avant l’ère chrétienne, « la première grande persécution religieuse que l’Histoire connaisse, dont le judaïsme se trouva être la victime, et l’hellénisme l’ordonnateur34 ». Il importe de noter que la religion a été la « cause première » du conflit entre Grecs et Judéens, même si elle n’en est pas la seule (la cupidité et le ressentiment, chez Antiochus IV, jouent un rôle non négligeable)35. Dans la perspective d’une anthropologie historique, cette persécution antijuive prend la valeur d’un paradigme : au nom d’une certaine forme d’universalisme naïvement ethnocentrique, liée à l’exercice d’une puissance impériale et à la convic­tion de représenter la « civilisation » face à la « barbarie », une minorité refusant de se « normaliser » peut être la victime de violences sans limites.

(…)

(p.255) En affirmant que les Juifs sont les xénophobes et les misanthropes par excellence, et qu’ils le sont en quelque sorte par nature, thèse d’origine gréco-égyptienne formulée d’une façon paradigmatique par un propagan­diste comme Apion, un certain nombre d’auteurs égyptiens, grecs et latins ont fondé vers le début du IIIe siècle av. J.-C. ce qu’on pourrait appeler la tradition antijuive. Telle est la thèse soutenue avec des arguments convain­cants par Peter Scha’fer : « Si l’accusation de xénophobie-misanthropie est le noyau de F « antisémitisme », on peut faire remonter son émergence dans l’histoire au début du IIIe siècle av. J.-C. (Manéthon et probablement Hécatée) au plus tard, avec certaines racines dans la tradition plus ancienne de l’Egypte37. »

 

(p.256) La récurrence du thème polémique central, celui de la haine xéno­phobe ou de la misoxénie, peut être abondamment illustrée, et par des textes des meilleurs auteurs de l’Europe moderne. Pour Voltaire, par exemple, la haine des Juifs pour le reste de l’humanité, « leur horreur pour le reste des hommes55 », se manifeste de la façon la plus simple par leur refus de manger à la même table que les autres56. Voltaire se montre ici un bon élève de Tacite, dont il faut rappeler le passage célèbre des His­toires concernant les Juifs : « Ils ont entre eux un attachement obstiné, une commisération active, qui contraste avec la haine implacable qu’ils portent au reste des hommes. Jamais ils ne mangent, jamais ils ne couchent avec des étrangers, et cette race, quoique très portée à la débauche, s’abstient de tout commerce avec les femmes étrangères57. » Voltaire, dans la XXVe lettre de ses Lettres philosophiques, publiées en 1734, s’en fait l’écho pour la première fois, avec la virulence qu’il réserve à certains sujets : « [Les Juifs] étaient haïs, non parce qu’ils ne croyaient qu’un Dieu, mais parce qu’ils haïssaient ridiculement les autres nations, parce que c’étaient des barbares qui massacraient sans pitié leurs ennemis vaincus, parce que ce vil peuple, superstitieux, ignorant, privé des arts, privé du commerce, méprisait les peuples les plus policés58. » En 1756, traitant de « l’état des Juifs en Europe » dans son Essai sur les mœurs, Voltaire résume ainsi sa vision globalement négative des Juifs : « Vous êtes frappés de cette haine et de ce mépris que toutes les nations ont toujours eus pour les Juifs : c’est la suite inévitable de leur législation ; il fallait, ou qu’ils subjuguassent tout, ou qu’ils fussent écrasés. Il leur fut ordonné d’avoir les nations en horreur, et de se croire souillés s’ils avaient mangé dans un plat qui eût appartenu à un homme d’une autre loi. Ils appelaient les nations vingt à trente bour­gades, leurs voisines, qu’ils voulaient exterminer, et ils crurent qu’il fallait

 

n’avoir rien de commun avec elles. Quand leurs yeux furent un peu ouverts par d’autres nations victorieuses, qui leur apprirent que le monde était plus grand qu’ils ne croyaient, ils se trouvèrent, par leur loi même, ennemis naturels de ces nations, et enfin du genre humain59. » La vieille accusation de haine du genre humain est réitérée en 1767 dans l’opuscule intitulé La Défense de mon onde, lorsque Voltaire, après avoir affirmé qu’« on trouverait plus de cent passages [dans l’Ancien Testament] qui indiquent cette horreur pour tous les peuples qu’ils connaissaient », conclut : « II est donc constant que leur loi les rendait nécessairement les ennemis du genre humain6« . » En 1769, dans l’article «Juifs » de son Dic­tionnaire philosophique, Voltaire réaffirme ainsi la vieille accusation : « Vous ne trouverez en eux [les Juifs] qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent61. »

 

(p.258) Intrinsèquement criminalisé par la responsabilité collective qu’on lui prête, le peuple juif est condamné pour son crime et par là même diabo-lisé. La diabolisation du Juif est inscrite ainsi dans le plus ancien héritage culturel de l’Europe chrétienne. Elle peut trouver sa justification théolo­gique dans l’un des Évangiles. Jean (8, 42-44) fait dire au Christ, s’adres­sant aux Pharisiens : « Si Dieu était votre père, vous m’aimeriez. (…) Vous avez, vous, le diable pour père et ce sont les convoitises de votre père que vous voulez accomplir. Celui-là était homicide dès le commencement (…)72. » Dans l’Apocalyse, à deux reprises (2, 9 et 3, 9), sont pris à partie « ceux qui se disent juifs et ne le sont pas, mais qui sont une synagogue de Satan ». On retrouvera l’expression « synagogue de Satan » dans les titres de nombreux pamphlets antijuifs73. La conviction que les Juifs et Satan ont une commune nature est ainsi attestée dans l’Écriture, de tradition chrétienne74. Par cet argument, il s’agit pour les Pères de l’Église de justi­fier la rupture avec le judaïsme, afin de purger le christianisme de toute influence juive. À la fin du IVe siècle, dans ses Homélies contre les Juifs75, Saint Jean Chrysostome (344-407), prêtre d’Antioche puis patriarche de Constantinople, exprime sans détours cette conviction : « Les démons habitent (…) dans les âmes des Juifs (…), et ceux d’aujourd’hui sont pires que les premiers ; et il ne faut pas s’en étonner. Autrefois, en effet, ils manquaient de piété envers les prophètes ; mais aujourd’hui, c’est contre le Maître même des prophètes qu’ils lancent leurs outrages76. » Et ce « maître de l’imprécation antijuive77 » de reprendre la métaphore polé­mique de l’Apocalyse : « Non seulement la synagogue, mais l’âme elle-même du Juif est la citadelle du diable78. » Dans ses attaques contre « la synagogue », la virulence de Jean Chrysostome est extrême, visant à dés­humaniser et à démoniser les Juifs : « La synagogue n’est pas seulement un lupanar et un théâtre mais aussi un repaire de brigands, une tanière de bêtes sauvages (…) – pas seulement une tanière de bêtes sauvages mais de bêtes impures. (…) Si Dieu l’a abandonné, cet endroit est devenu la rési­dence des démons79. » Cette éloquence dans la dénonciation, on la retrouve dans une série de questions rhétoriques par lesquelles Jean Chrysostome, prenant les prophètes juifs à témoin, construit l’image d’un peuple à la fois méprisable et haïssable, qui devait finir par être le meur­trier du Christ : « Quelle sorte de crime n’ont-ils pas perpétré ? Tous les prophètes n’ont-ils pas consacré à leur accusation de nombreux et longs discours ? Quelle tragédie, quelle sorte de crime n’ont-ils pas cachée par leurs meurtres impurs ? Ils ont sacrifié leurs fils et leurs filles aux démons ; ils ont ignoré la nature, oublié les douleurs de l’enfantement, foulé aux pieds l’éducation des enfants, renversé et précipité les lois du sang ; ils sont devenus plus cruels que toutes les bêtes sauvages. (…) Eux, sans aucune nécessité, ont égorgé leur progéniture de leurs propres mains pour honorer les ennemis de notre vie, les funestes démons. Qu’est-ce qui pourrait nous frapper davantage, leur impiété ou leur inhumaine cruauté ?

(p.259)

Qu’ils sacrifièrent leurs fils ou qu’ils les sacrifièrent aux démons ? A moins que dans leur impudicité, ils n’aient surpassé l’excessive lascivité des ani­maux ? (…) Que vous dire d’autre ? Rapines, cupidité, abandon des pauvres, larcins, trafics ? Une journée entière ne suffirait pas pour en faire le récit* ». »

II s’agit avant tout pour Jean Chrysostome de pousser les judaïsants, attachés à certaines pratiques juives, à rompre leurs derniers liens avec le judaïsme81. Un passage de Grégoire de Nysse (332-394) illustre tout autant la virulence des diatribes antijuives des Pères de l’Église : « Meurtriers du Seigneur, assassins des prophètes, rebelles et haineux envers Dieu, ils outragent la Loi, résistent à la grâce, répudient la foi de leurs pères. Comparses du diable, race de vipères, délateurs, calomniateurs, obscurcis du cerveau, levain pharisaïque, sanhédrin de démons, maudits exécrables, lapideurs, ennemis de tout ce qui est beau82… » Derrière cette pluie d’insultes, on entrevoit l’antijudaïsme religieux au sens strict, tel qu’il s’est constitué dans Je christianisme des premiers siècles, autour de ^ l’antago­nisme entre l’Église et la Synagogue, et auquel les Pères de l’Église ont donné une forme théologique hautement élaborée, notamment à travers leurs écrits de mission et de polémique antijuive83. Dans cette guerre culturelle entre la religion-mère et la religion-fille, dont l’Église sort victo­rieuse au IVe siècle, l’antijudaïsme doctrinal en formation s’accompagne d’un immense travail de rationalisation d’ordre théologique visant à justi­fier la criminalisation, la bestialisation et la diabolisation des Juifs, et don­nant lieu à un « enseignement théologique du mépris » (Jules Isaac) qui prend l’allure d’un endoctrinement. Ce « système d’avilissement » progres­sivement mis en place par l’Église84 est la grande nouveauté de l’anti­judaïsme chrétien par rapport à la judéophobie païenne. Une fois institu­tionnalisé, il a permis la diffusion dans la société médiévale d’un certain nombre de stéréotypes antijuifs dont les Européens modernes, chrétiens ou déchristianisés, ont recueilli l’héritage85. Quoi qu’il en soit, comme le note Gavin Langmuir, l’accusation de déicide « resta le principal stéréotype xénophobe jusqu’en 1096, et, à cette date, elle fut la seule justification donnée aux massacres de la première croisade86 ».

Marcel Simon a fort bien défendu la double thèse de la nouveauté spéculative et du caractère fondateur de l’antijudaïsme chrétien : « Une différence fondamentale sépare (…) l’antisémitisme païen et l’antisémi­tisme chrétien. Le second revêt, du fait qu’il est entretenu par l’Église, un caractère officiel, systématique et cohérent qui a toujours fait défaut au premier. Il est au service d’une théologie, et est nourri par elle ; il puise ses arguments beaucoup moins dans la constatation de faits précis, ou même dans les affirmations plus ou moins fondées de la malveillance populaire, que dans une certaine exégèse des écrits bibliques interprétés, en fonction de la mort du Christ, comme un long réquisitoire contre le peuple élu. À la différence de l’antisémitisme païen, qui traduit le plus souvent une réaction spontanée, exceptionnellement dirigée et organisée, il poursuit un but précis : rendre les Juifs odieux, maintenir l’aversion qu’ils inspirent à certains éléments de la population, la communiquer à ceux qui professent à leur égard des dispositions plus bienveillantes87. » Dans cette perspective, c’est l’Église qui porte la responsabilité de la diffusion (p.260) et de l’entretien incessant de la haine contre les Juifs. Telle la thèse de Jules Isaac, pour qui l’enseignement chrétien est « la source première et permanente de l’antisémitisme, comme la source puissante, séculaire, sur laquelle toutes les autres variétés de l’antisémitisme » sont « venues en quelque sorte se greffer88 ».

La représentation du Juif comme ennemi absolu, disons « l’Ennemi », a circulé hors des frontières de l’antijudaïsme chrétien après avoir été sécu­larisée au XVIIIe siècle par Voltaire et le baron d’Holbach, puis réinscrite par les théoriciens socialistes et révolutionnaires, au XIXe siècle, dans la vision anti-ploutocratique du monde. Il en va ainsi lorsque Fourier stig­matise le peuple juif comme « le véritable peuple de l’enfer » et Toussenel comme « le peuple de Satan ». Un ennemi absolu ne peut qu’être un rejeton du principe absolument négatif, Satan. La traduction racialiste du stéréotype peut être illustrée par cette phrase placée par Henri Faugeras en épigraphe de son pamphlet paru en 1943, Les Juifs peuple de proie : « Le peuple juif est l’ennemi héréditaire de tous les peuples89. »

L’antijudaïsme religieux et « ethnique9 » » du Coran fait écho à ces accusations : les Juifs « sont devenus le parti de Satan : ils sont perdus91 », et l’avenir auquel ils sont promis est sans perspective de rachat : « Pour eux, c’est la honte en ce monde, et dans l’autre monde c’est un terrible châtiment92. » Les Juifs sont maudits : « Nous les avons maudits parce qu’ils ont rompu leur alliance avec Nous, parce qu’ils ont été incrédules, parce qu’ils ont tué sans droit les Prophètes93. » Au déicide s’ajoute le pro-phéticide, thème d’accusation réactivé au XXe siècle par l’idéologue isla­miste Sayyid Qutb94. Il est souvent repris dans les prêches : aux premiers temps de l’hégire, les Juifs auraient tenté d’empoisonner le Prophète par l’une de ses épouses d’origine juive. Le « parrain » du fondamentalisme islamique, théoricien du Jihad contre les Juifs et de la judéophobie apoca­lyptique dont Al-Qaida a recueilli l’héritage95, dénonce ainsi les Juifs comme des êtres intrinsèquement pervers, haineux et criminels : « Le Coran a beaucoup parlé des Juifs et a mis en évidence leur méchanceté. Partout où les Juifs ont demeuré ils ont commis des abominations sans précédent. De la part de telles créatures, qui tuent, massacrent et diffamen’ les prophètes, on ne peut attendre que des bains de sang et toutes les méthodes répugnantes par lesquelles ils accomplissent leurs machinations96. » Pour l’idéologue islamiste, la haine de l’islam portée par les Juifs ne se dis­tingue pas de la haine du genre humain, s’il est vrai que l’humanité véri­table est représentée par les musulmans, ou incarnée par la Communauté musulmane (Oumma) : « La Communauté musulmane continue de souffrir des mêmes machinations et de la même duplicité juives qui ont décon­certé les premiers musulmans. (…) Les Juifs continuent, par leur méchan­ceté et leur duplicité, à éloigner cette Communauté de sa Religion et à la rendre étrangère à son Coran. (…) Tous ceux qui éloignent cette Commu­nauté de sa Religion et de son Coran ne peuvent être que des agents juifs, qu’ils agissent sciemment ou non97. »

La dernière phrase de cet extrait de l’opuscule programmatique de Qutb est très significative : elle illustre un procédé rhétorique qu’on ren­contre souvent dans le discours polémique, et qui consiste en un élargissement (p.261) de la cible de la stigmatisation. Elle revient par exemple à passer de l’énoncé « tous les Juifs sont des criminels » à l’énoncé « tous les criminels sont des Juifs ». Dans la phrase de Qutb, on glisse de « tous les Juifs sont des anti-musulmans » à « tous les anti-musulmans sont des Juifs » (ou des « agents juifs »). Lors du quatrième congrès de l’Académie de recherches islamiques, organisé à l’Université al-Azhar du Caire en septembre 1968, la plupart des théologiens arabes réunis présentent les Juifs à la fois comme des « ennemis de Dieu » et des « ennemis de l’humanité98 ». Un an après la guerre du Kippour, en 1974, Abdul Halim Mahmoud, directeur de l’Académie de recherche islamique, affirme dans un livre intitulé Jihad et victoire : « Allah ordonne aux musulmans de combattre les amis de Satan où qu’ils se trouvent. Parmi les amis de Satan – en fait, parmi les princi­paux amis de Satan à notre époque – se trouvent les Juifs ». »

L’interprétation malveillante, à la lumière de l’accusation de déicide, du thème de l’élection divine aura permis aux polémistes chrétiens d’ajouter au stock de stéréotypes hérité de la judéophobie antique celui de « l’orgueil juif », source de mépris et de haine pour les non-Juifs, réinter­prété au XXe siècle comme un « orgueil racial »10 », réinvesti enfin dans la vulgate antisioniste contemporaine, où les « sionistes » sont accusés d’« arrogance », de « racisme », d’« impérialisme », etc. » ». Mais l’accusation de déicide, même en Europe, est loin d’avoir disparu au début du XXIe siècle. C’est ce que montre l’enquête réalisée en 2005 par le groupe Taylor Nelson Sofres (TNS), sous la direction scientifique de l’institut First International Resources, sur les « attitudes envers les Juifs dans onze pays européens », rendue publique le 7 juin 2005, dans le cadre de laquelle l’affirmation « Les Juifs sont responsables de la mort du Christ » a été sou­mise aux personnes interrogées. Deux ans plus tard, en 2007, une seconde enquête du même type est réalisée par le groupe TNS »12. L’analyse des réponses des personnes se déclarant en 2005 « tout à fait » et « plus ou moins d’accord » avec cette affirmation montre que les deux nations dont les citoyens sont les moins enclins à accuser les Juifs de déicide sont l’Alle­magne (13 %) et la France (14 %), se distinguant nettement en cela de la Pologne (39 %) et de la Hongrie (26 %). Entre ces deux pôles se trouvent tous les autres pays : de la Suisse (17 %) au Royaume-Uni (22 %), en pas­sant par l’Italie et les Pays-Bas (18 %), l’Espagne (19 %), l’Autriche et la Belgique (20 %). Ce critère présente, en outre, l’avantage de mettre en évidence un facteur culturel déterminant : le degré variable de déchristia­nisation des pays concernés.

L’enquête de 2005 permet donc d’établir qu’en moyenne 21 % des personnes interrogées à cette date continuent de blâmer les Juifs d’être res­ponsables de la mort du Christ. Il faut souligner le fait que la diffusion dans l’opinion européenne de cette accusation typiquement chrétienne est moindre que celle des accusations visant le « trop de pouvoir » des Juifs « dans le monde des affaires » (31 % en moyenne) ou « sur les marchés financiers internationaux » (33 %), ou que celle concernant la plus grande loyauté des Juifs envers Israël qu’envers la nation d’appartenance (42 %). La seconde enquête réalisée en 2007 dans les mêmes onze pays européens montre que, sur l’accusation de déicide, l’opinion européenne est restée (p.262) globalement stable (autour de 20 %), avec cependant de fortes fluctuations nationales : baisse de 28 % au Royaume-Uni et progression de 30 % en Hongrie, de 25 % en Autriche et de 21 % en Italie. Dans le même temps, de 2005 à 2007, l’addition des réponses positives aux quatre autres ques­tions posées atteste qu’en Europe le taux global de judéophobie est passé de 37 % en 2005 à 43 % en 20071« 3. Ce n’est plus le thème chrétien du «Juif déicide» qui est au centre de la judéophobie «populaire» ou « d’opinion » en Europe, ce sont les thèmes du pouvoir financier et de la déloyauté à l’égard de la nation d’appartenance qui désormais prévalent. Le vieil argument de la « double allégeance » entame ainsi un nouveau cycle de vie, l’attachement exclusif à l’Etat d’Israël remplaçant l’obéissance aveugle aux commandements du Talmud.

 

 

(p.263) Prémisses païennes

 

On connaît le principal motif de l’accusation de « crime rituel », forgée par l’antijudaïsme chrétien médiéval à partir du XIIe siècle : l’affir­mation qu’existé une coutume juive consistant à sacrifier chaque année, à la veille de la Pâque juive (Pessali), un chrétien, un enfant de préférence, pour en recueillir le sang, qui doit servir à fabriquer la matza, le pain azyme consommé pendant la fête de Pâque, commémorant l’exode d’Egypte1« 4. L’accusation de meurtre rituel est cependant déjà présente dans l’Antiquité grecque et romaine, sous des formes différentes. À en croire Flavius Josèphe (Contre Apion, II, 8), le grammairien Apion (pre­mière moitié du Ier siècle après J.-C.), dans son Histoire d’Egypte (IIIe livre), aurait accusé les Juifs de pratiquer des meurtres rituels dont les victimes étaient des Grecs: «Les Juifs (…) s’emparaient d’un voyageur grec, l’engraissaient pendant une année, puis, au bout de ce temps, le condui­saient dans une forêt où ils l’immolaient ; son corps était sacrifié suivant les rites prescrits, et les Juifs, goûtant de ses entrailles, juraient, en sacrifiant le Grec, de rester les ennemis des Grecs ; ensuite ils jetaient dans un fossé les restes de leur victime105. » L’historien Damocrite, avant Apion, affirme que « tous les sept ans ils [les Juifs] capturaient un étranger, l’amenaient [dans leur temple], et l’immolaient en coupant ses chairs en petits morceaux »16 ». On trouve également ce récit d’accusation chez le célèbre rhéteur Apollonios Molon, né à Alexandrie puis établi à Rhodes, au début du Ier siècle avant J.-C.107. La rumeur de crime rituel chez les Juifs a été vrai­semblablement notée pour la première fois, ou fabriquée pour justifier la profanation et le pillage du temple par Antiochus IV Épiphane en 168′ »8, par l’historien Posidonios au IIe siècle avant J.-C. On peut supposer que la rumeur exprimait la haine qu’éprouvaient les Grecs à l’égard des Juifs, en particulier à Alexandrie109. Cecil Roth, en 1933, voyait dans le type d’accusation lancé par Apion et d’autres le premier stade de l’accusation de crime rituel, fondé sur le raisonnement suivant : puisque les Juifs sont les ennemis du genre humain, ils sont tout à fait capables de commettre de tels crimes110. Au cours du IIe siècle après J.-C., des accusations analogues seront portées par les Romains contre les chrétiens, les victimes supposées étant des enfants : à l’accusation de cannibalisme rituel s’ajoutera celle d’infanticide rituel111.

 

 

(p.264) Réinvention chrétienne du crime rituel et fabrique d’« enfants martyrs »

Dans la légende une fois fixée dans le contexte du christianisme médiéval, vers le milieu du XIIe siècle, un cérémonial sacrificiel est censé être respecté par les meurtriers : avant d’être tué, l’enfant est d’abord tor­turé, puis coiffé d’une couronne d’épines et crucifié, et enfin vidé de son sang. Le « crime rituel » par excellence, tel qu’il est devenu objet de croyance dans la seconde moitié du XIIe siècle, c’est donc l’infanticide rituel112. Mais ce thème d’accusation ne peut se comprendre qu’en étant référé à un meurtre prototypique : la crucifixion de Jésus113. La mise à mort de l’enfant chrétien est fictionnée comme « répétition ritualisée du crime primordial de la crucifixion114», elle constitue une parodie crimi­nelle. L’accusation présuppose corrélativement la croyance que le sang chrétien est de la même nature que le sang du Christ115. Si, dans sa version canonique, la légende fixe à la veille de la Pâque juive le moment du crime rituel, d’autres versions de la légende mentionnent la fête juive de Pourim116, voire Yom Kippour – absurdité s’il en est, puisque les Juifs doi­vent jeûner le jour du Grand Pardon. Quoi qu’il en soit, outre les éven­tuels procès pour crime rituel qui aboutissent souvent à la condamnation à mort des Juifs accusés, la plupart des accusations sont accompagnées ou suivies d’émeutes populaires ou de pogroms, lesquelles servent de prétexte à des mesures d’expulsion. Enfin, on doit rappeler une dernière compo­sante de la version canonique de l’accusation : à la suite de la découverte du corps de l’enfant martyrisé, la nouvelle se répand que des miracles se produisent, prouvant la sainteté de l’enfant « martyr ».

Le mythe dérivé du meurtre rituel d’enfants chrétiens, images de Jésus, suivi de l’acte de consommer le sang recueilli, s’est donc constitué par fusion de deux mythes originellement distincts : d’une part, la fiction selon laquelle les Juifs déicides viseraient ainsi, comme en transperçant les hosties (supposées saigner), à rejouer la crucifixion de Jésus (meurtre rituel de référence), et, d’autre part, les récits fabuleux, fondés sur des rumeurs, prétendant expliquer les infanticides par la volonté des Juifs de boire le sang chrétien pour ses vertus curatives ou son pouvoir magique117, ou encore de voler les organes — le cœur et les yeux — des humains assassinés, jeunes de préférence, afin de les consommer de diverses manières. Telle est l’accusation dite « Blood Libel» ou « Blutbeschuldigungns », accusation relevant du registre des « assertions chimériques119 », en ce qu’elle est non seulement privée de toute base empirique, mais encore expressément contraire aux enseignements de l’Ancien Testament interdisant la consom­mation du sang sous quelque forme que ce soit12« . L’accusation de canni­balisme rituel apparaît pour la première fois en Allemagne, en décembre 1235, quand les Juifs de la ville de Fulda sont accusés d’avoir tué cinq enfants chrétiens non seulement pour recueillir leur sang en vue du rituel alimen­taire de la Pâque juive, mais aussi pour manger le cœur de leurs jeunes victimes121. Le stéréotype du Juif cannibale va s’intégrer dans le mythe du meurtre rituel chez les Juifs comme l’une de ses principales composantes, (p.265) s’ajoutant ou se substituant au meurtre par crucifixion. Ce mythe s’est donc constitué du milieu du XIIe siècle au milieu du XIIIe. Le principe de l’accusation est simple : en toute disparition d’enfant chrétien, comme en tout assassinat inexpliqué d’un chrétien, on tend à voir un crime rituel juif. À travers des accusations fantastiques telles que le meurtre rituel, l’empoisonnement des puits, la diffusion de la peste noire et la profana­tion d’hosties consacrées122, les Juifs sont construits comme des créatures de Satan, conception qui bénéficie d’une justification théologique fondée sur l’idée qu’« après la venue du Messie, les rites juifs représentent non plus le culte de Dieu, mais celui du Diable123 ».

L’attribution aux Juifs de pratiques criminelles a été renforcée par l’interprétation malveillante du Talmud comme recueil de préceptes immoraux et antichrétiens, censés avoir été dictés par le diable. La décou­verte du Talmud par le monde chrétien, aux XIIe et XIIIe siècles, est à l’ori­gine d’une nouvelle vague d’attitudes et de littérature antijuives : la preuve serait fournie par les textes talmudiques que les Juifs, serviteurs de Mammon, sont les « ennemis du Christ ». Voilà qui met à mal la thèse théologique, d’origine augustinienne, définissant le peuple juif comme « peuple témoin », porteur de l’Ancien Testament. Le IVe concile œcumé­nique du Latran (1215) est le premier à considérer les Juifs comme un groupe devant être isolé au sein de la chrétienté et à édicter plusieurs mesures dans ce sens. Mais il a été précédé, aux XIe et XIIe siècles, par des attaques contre des communautés juives locales en France (dès 1010-1012, à Limoges) et en Espagne, précédant elles-mêmes les massacres de 1096 perpétrés dans plusieurs villes rhénanes, sur le trajet de la première croi­sade, et les persécutions dont les Juifs d’Angleterre sont les victimes en 1189-1190. Les Juifs, à la suite de diverses spoliations (emprunts forcés, confiscations), sont expulsés de France par Philippe Auguste en 1182, puis autorisés à revenir en 1198, mais pour y être soumis à de multiples traités entre le roi et ses princes, destinés à « augmenter le plus possible l’exploi­tation des Juifs et leur dépendance vis-à-vis de la protection arbitraire et capricieuse de leurs seigneurs124 ». Les Chroniques de saint Denis expliquent ainsi l’expulsion des Juifs du royaume de France par Philippe Auguste : « Après que le Roi fut couronné, il vint à Paris. Lors commanda à faire une besogne qu’il avait conçue longtemps avant en son cœur, car il avait ouï dire maintes fois aux enfants qui étaient nourris avec lui au Palais, que les Juifs qui étaient à Paris prenaient un chrétien le jour du Grand Vendredi (…) et le menaient en leurs grottes sous terre et (…) le tour­mentaient, le crucifiaient et en dernier lieu l’étranglaient (…). Et cette chose avaient-ils fait maintes fois au temps de son père, et avaient été convaincus du fait et ars [brûlés]125. »

 

(p.267) Sur la base des résultats de l’enquête, Frédéric II rejettera l’accusation et promulguera sa Bulle d’or en juillet 1236, sauvant ainsi – provisoirement — les Juifs138. En France, on relève l’accusation lancée contre les Juifs de Valréas, dans le Vaucluse (1247), après la disparition d’une petite fille de deux ans à la veille de la Pâque juive : les Juifs avouent sous la torture, ce qui vaut aux hommes d’être castrés et aux femmes d’avoir les seins coupés, tous étant dépouillés de leurs biens139. Onze ans plus tôt, à Narbonne, en 1236, une accusation de meurtre rituel avait provoqué une émeute antijuive à laquelle l’intervention du comte mit heureusement fin140. Les positions prises par l’Église sont loin d’aller dans le sens des accusateurs. La bulle de 1247 du pape Innocent IV interdit les procès pour crime rituel en raison des abus judiciaires et des violences commises à l’égard des Juifs. Dans sa bulle du 7 octobre 1272, le pape Grégoire X se prononcera à son tour contre les accusations de crime rituel portées contre les Juifs141.

 

(p.268) Parmi les affaires de crile rituel qui ont lieu à la fin du XVe siècle, deux auront eu des

conséquences considérables. Tout d’abord, l’affaire concernant Simon de Trente, ville italienne située près de la frontière autrichienne. Le dimanche de Pâque 1475, le cadavre d’un petit garçon chrétien est découvert dans la cave d’une famille juive de Trente. L’enfant, âgé d’environ deux ans, se prénomme Simon, et aurait été enlevé puis assassiné rituellement par un groupe de vingt-trois Juifs de la ville, dix-huit hommes et cinq femmes, qui auraient recueilli son sang pour l’utiliser lors de rites religieux. Arrêtés, les accusés juifs sont soumis à la torture. Les hommes juifs finissent par avouer ce que les magistrats vou­laient leur faire dire. Après un procès expéditif, huit d’entre eux sont exé­cutés à la fin de juin 1475, un autre se suicide en prison. Mais le pape Sixte IV intervient, suspend le procès et nomme le dominicain Baptista Dei Giudici, évêque de Vintimille, commissaire apostolique chargé d’enquêter sur l’affaire. L’enquêteur se montre sceptique devant les preuves extorquées sous la torture, mais il se heurte à l’évêque du lieu, le prince Johannes von Hinderbach. L’« enfant martyr » est devenu entre­temps l’objet d’un culte populaire, avec les encouragements du prince-évêque Hinderbach. Ce dernier, prenant de vitesse l’enquêteur, ordonne la reprise du procès en octobre 1475, ce qui vaut à six autres hommes juifs d’être exécutés en janvier 1476. Après avoir, en avril 1476, sévèrement tancé Hinderbach, Sixte IV finit deux ans plus tard, le 20 juin 1478, par se ranger aux conclusions de la commission de cardinaux qu’il a nommée, contraint de reconnaître que le procès a respecté les règles de procédure. Il n’en interdit pas moins explicitement aux chrétiens de tuer ou de mutiler les Juifs, de leur extorquer de l’argent ou de les empêcher de pra­tiquer leur culte. Simon de Trente sera canonisé par le pape Sixte V en 1588bo. Les actes de sa canonisation rapportent que «les Juifs, après le dernier soupir de leur innocente victime, se mirent tous à danser et à chanter autour de lui : « Voilà comment nous avons traité Jésus, le Dieu des chrétiens ; puissent tous nos ennemis être ainsi confondus à jamais151. » » À Trente, on a commémoré le « martyre » du petit Simon jusqu’à la publication par le Vatican, en 1965, de Nostra Aetate]52.

Il faut mentionner ensuite l’affaire concernant l’enfant de La Guardia, appelé parfois Cristôbal de Tolède, qui, âgé de quatre ans, aurait été assas­siné rituellement en 1487, selon les Inquisiteurs de Tolède lançant leur accusation en 1490, par des Juifs et des conversas. L’enfant, enlevé à Tolède, aurait été martyrisé dans une grotte de La Guardia : après l’avoir crucifié, les Juifs auraient fini par l’égorger, lui auraient arraché le cœur et auraient tenté de mêler le cœur et le sang de l’enfant à une hostie volée pour rendre fous, à distance, les Inquisiteurs de Tolède. L’histoire a vrai­semblablement été forgée de toutes pièces par les accusateurs, car aucun (p.269) enfant n’a jamais disparu dans La Guardia ni dans Tolède : l’enfant de La Guardia n’a jamais existé153. Les Juifs et les conversas, après une parodie de procès (l’accusation reposant sur les aveux extorqués à un artisan en état d’ivresse et soumis à la question), seront brûlés vifs au cours d’un autodafé public, le 16 novembre 149l154. La population se déchaîne dans le sens voulu par les Inquisiteurs : à Avila et à La Guardia, les quartiers juifs sont saccagés, et les troubles gagnent presque toutes les agglomérations des royaumes155. Cette affaire fournit un prétexte de plus à Isabelle et Ferdinand pour signer, l’année suivante, l’édit ordonnant l’expulsion des Juifs d’Espagne (31 mars 1492)156. Le schéma général des affaires de crime rituel est ici parfaitement illustré : l’accusation de crime rituel provoque des vio­lences populaires contre les Juifs, ces derniers sont jugés et exécutés, mais les violences antijuives ne cessent pas pour autant, et fournissent un pré­texte pour prendre des mesures d’expulsion après avoir mis en condition la population157. Le Saint Enfant de La Guardia sera canonisé en 1805 par le pap^e Pie VII.

À la fin du XVF siècle, en Pologne, les accusations de crime rituel sont largement diffusées par la brochure du curé J. A. Mojecki intitulée Les Atrocités juives, qui fait l’objet de nombreuses rééditions158, nourrissant au cours de la première moitié du XVIIe siècle une intense propagande antijuive. Les accusations de crime rituel, avec ou sans procès, se multi­plient à partir de 1694. En 1698, après l’assassinat d’une fillette à Sando-mierz, le responsable de la synagogue, Alexandre Berek, est accusé de meurtre rituel, condamné à mort et exécuté. Dans la même ville, en 1710, le jeune J. Krasnowksi, âgé de huit ans et demi, est assassiné, ce qui vaut à la communauté juive locale d’être accusée du meurtre. À la suite d’un long procès, le roi prend, le 28 avril 1712, un décret d’expulsion des Juifs de Sandomierz. L’usage de la torture, à laquelle sont ordinairement soumis les accusés de crime rituel, sera aboli par Stanislas Auguste Poniatowski en 1776159. En 1669 a lieu en France, à Metz, l’affaire Raphaël Lévy, accusé d’avoir enlevé le 25 septembre puis torturé à mort un enfant chrétien âgé de trois ans. Sur la base de faux témoignages, Raphaël Lévy sera condamné à être brûlé vif, sentence exécutée le 17 janvier 1670160. En 1690, un Juif de Bialystok, nommé Shutko, est accusé d’avoir enlevé, torturé et saigné à mort, près de Grodno, le jeune chrétien Gavriil Belostokski, âgé de six ans, qui fera l’objet d’un culte et sera canonisé en 1820. Dans les années 2000, en Biélorussie, le 20 mai de chaque année, une prière dénonçant la « bestialité » des Juifs est encore prononcée à la mémoire de « l’enfant martyr », « tué par les Yids ». Le jour de la prière «pour saint Gavriil » est inscrit dans le calendrier orthodoxe biélorusse161.

En Russie, dans les provinces polonaises, les Juifs sont accusés de crime rituel en 1772, 1793 et 1795. Les accusations ne cesseront pas en Russie au cours du XIXe siècle162. On peut aussi relever l’affaire de Peer, en Hongrie (1791). Sans compter les nombreuses accusations de crime rituel contre les Juifs de la Confédération polono-lituanienne : selon l’historien Daniel Tollet, il y en a eu plus d’une centaine entre le concile de Trente au XVIe siècle et le Troisième Partage de la Pologne en 1795153. Par ailleurs, dans l’Empire ottoman, du XVe au XIXe siècle, des accusations de (p.270) crime rituel sont lancées régulièrement par des chrétiens orthodoxes grecs, occasionnant des troubles durant la fête de Pâque164. Au XIXe siècle, ces accusations calomnieuses sont suivies de pogroms, par exemple à Smyrne (1872) ou à Constantinople (1874). Au début du XIXe siècle, des accusa­tions provenant de milieux chrétiens autochtones sont attestées à Alep (1810), Beyrouth (1824), Antioche (1826, 1828), Hama (1829), Tripoli (1834)165. Après l’affaire de Damas en 1840, on peut citer encore, d’après Bernard Lewis, les accusations lancées à Alep (1850, 1875), Damas (1848, 1890), Beyrouth (1862, 1874), Dayr-al-Qamar (1847), Jérusalem (1847), Le Caire (1844, 1890, 1901-1902), Mansourah (1877), Alexandrie (1870, 1882, 1901-1902), Port-Saïd (1903, 1908), Damanhur (1871, 1873, 1877, 1892), Constantinople (1870, 1874), Bùyùkdere (1864), Kuzguncuk (1866), Eyub (1868), Andrinople (1872), Smyrne (1872, 1874), etc.166.

Si la croyance au crime rituel est réactivée au XIXe siècle, elle l’est surtout à partir de l’affaire de Damas qui, en 1840, déchaîne les passions non seulement au Proche-Orient, mais aussi dans nombre de pays occi­dentaux. L’affaire de Damas, précédée de peu par la rumeur de Rhodes qui n’a guère laissé de traces, est immédiatement reconnue comme exem­plaire par les milieux antijuifs, en ce qu’elle paraît manifester à la fois les ten­dances criminelles et la puissance de corruption et de manipulation des Juifs, accusés d’avoir utilisé leur « or » pour empêcher la condamnation de leurs congénères coupables d’assassinat rituel167. Ces affaires seront suivies, en Europe, tout d’abord par l’affaire retentissante de Tisza-Eszlâr en Hongrie (1882-1883), qui vaut à quinze Juifs, accusés d’avoir assassiné rituellement la jeune chrétienne Eszter Solymosi, âgée de quatorze ans – disparue le 1er avril 1882, peu avant la Pâque juive -, de passer dix-sept mois en prison, avant d’être déclarés innocents au terme de leur procès, le 3 août 1883′68. Ce verdict provoque une vague de pogroms en Hongrie. Viennent ensuite l’affaire de Breslau (1888)’69, celle de Xanten en Rhé­nanie (1891), l’affaire Léopold Hilsner (ou affaire de Polna) en Bohème (1899-1900) – durant laquelle s’affirme la haute figure de Thomas G. Masaryk™ -, suivie par celle de Konitz en Prusse occidentale (1900-190l)171. En Russie, c’est l’affaire Beïliss qui, de juillet 1911 à août 1915, va mobiliser à la fois les antisémites professionnels et les défenseurs des Juifs injustement accusés. Comme l’affaire de Damas, elle fait surgir un mouvement international de solidarité débordant l’action militante des Juifs émancipés d’Europe venant au secours des Juifs vivant dans des pays où, ne bénéficiant pas de l’égalité des droits, ils sont victimes de persécu­tions. Si l’affaire Beïliss paraît prendre la relève de l’affaire Dreyfus dans la médiatisation internationale, c’est parce qu’elle est fondée sur le même motif, celui d’une injustice flagrante faisant scandale : un Juif innocent accusé en raison du seul fait qu’il est juif. Juif, donc « traître », « criminel rituel », etc. Nous y reviendrons plus loin, en nous intéressant particuliè­rement aux arguments des accusateurs. (…)

 

(p.271) Il faut enfin rappeler qu’après la Deuxième Guerre mondiale, l’accusation d’infanticide rituel a ressurgi en Pologne, d’abord à Cracovie, pendant l’été 1945, puis à Kielce l’année suivante, pour donner lieu, le 4 juillet 1946, à un pogrom contre les survivants de l’extermination nazie, qui avaient osé demander à leurs voisins non juifs de leur restituer leurs terres et leurs biens (42 morts, environ 100 blessés)175. Durant l’été 1946, les Juifs étaient en Pologne dans une situation d’insécurité maximale : dans les trains, les individus qui sem­blaient être juifs étaient massacrés176.

 

Luther et Eisenmenger, médiateurs et refondateurs

 

(…) Au milieu du XVIe siècle, les imprécations de Martin Luther, notam­ment dans son libelle Sur les Juifs et leurs mensonges (1543)177, qui comporte la proposition d’expulser les Juifs, relancent la polémique antijuive dans le nouveau contexte de la modernité naissante. Dans cette synthèse virulente de la judéophobie médiévale, Luther accuse les Juifs d’être des empoison­neurs, des meurtriers rituels, des usuriers sans scrupule, des parasites de la société chrétienne178. Ce pamphlet antijuif ne fait pas qu’exprimer une haine sans limites, il est aussi un appel au meurtre : « Les Juifs sont des brutes, leurs synagogues sont des étables à porcs, il faut les incendier, car Moïse le ferait s’il revenait au monde. Ils traînent dans la boue les paroles divines, ils vivent de mal et de rapines, ce sont des bêtes mauvaises qu’il faudrait chasser comme des chiens enragés179. » Dans ses « propos de table », Luther, après avoir affirmé que « les Juifs ont leurs pratiques de sorcellerie », dénonce ces derniers comme des criminels par nature : « II est impossible d’empêcher un serpent de piquer. De même il est impossible à un Juif d’abandonner son désir de tuer et d’assassiner des chrétiens dès

(p.272) qu’il le peut180. » Le grand réformateur Luther s’avère un conservateur et un transmetteur de tradition quant à l’image démonisante des Juifs, qu’il ne fait guère qu’emprunter à l’antijudaïsme de l’Église181. Mais l’influence de ses écrits contre les Juifs sera aussi considérable que durable, jusqu’au Troisième Reich. En 1933, quelques mois après l’arrivée au pouvoir des nazis, le 450e anniversaire de la naissance de Luther sera célébré avec faste, à la fois par les Églises protestantes et par la NSDAP. Le Gauleiter Erich Koch n’hésitera pas à comparer Hitler et Luther, affirmant que les nazis combattent dans l’esprit de Luther182. (…)

 

L’affaire de Damas (1840) et ses suites

Ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire de Damas », qui relance les accusations de meurtre rituel au milieu du XIXe siècle, renvoie à une accu­sation mensongère de crime rituel visant des Juifs vivant en Syrie, après la disparition, le 5 février 1840, d’un capucin français d’origine sarde, le père Thomas, avec son serviteur189. Selon la rumeur publique, les Juifs l’auraient égorgé pour utiliser son sang lors de leur Pâque, et ce, dans un contexte marqué par la diffusion à Damas d’un libelle affirmant que le Talmud ordonne l’assassinat d’enfants chrétiens. De nombreux Juifs sont arrêtés etv torturés. L’un d’entre eux, un barbier, passe aux aveux sous la torture. À la suite d’une peudo-enquête conduite par deux personnages

(p.273) sans scrupule, le gouverneur égyptien Cherif Pacha et le consul français Ratti-Menton, sept dirigeants de la communauté juive de Damas sont inculpés de meurtre. Deux d’entre eux meurent sous la torture sans avoir reconnu une quelconque participation à l’assassinat du père Thomas. Cer­tains autres confessent tous les crimes que leurs accusateurs leur imputent. Pour justifier son action, Ratti-Menton lance une vaste campagne de presse dirigée non seulement contre les Juifs de Damas, mais aussi contre les Juifs du monde entier. Cette internationalisation de la propagande anti­juive ne tarde pas à provoquer des réactions d’indignation dans divers pays et une contre-enquête qui met en évidence le caractère arbitraire des accusations et l’usage systématique de la torture pour extorquer des aveux.

L’initiative de la contre-attaque vient de la Grande-Bretagne, dès le mois de juin 1840. Puis d’autres pays occidentaux, dont les Etats-Unis, s’alignent sur les positions fermes prises par le gouvernement britannique. C’est seulement au terme d’une campagne internationale de protestation conduite par l’Anglais Sir Moses Montefiore et le Français Adolphe Crémieux, mouvement de solidarité accompagné d’une contre-enquête, que les accusés seront libérés et que, par un firman du 6 novembre 1840, le jeune sultan Abd al-Majid condamnera solennellement la légende du meurtre rituel : « (…) Après un examen approfondi des livres religieux des hébreux, il a été démontré qu’il est absolument défendu aux Juifs de faire usage non seulement du sang humain mais même du sang d’animaux (…). Les charges portées contre eux et leur culte ne sont que pures calomnies. (…) Nous ne pouvons permettre que la nation juive (dont l’innocence dans le crime qui lui est imputé a été reconnue) soit vexée et tourmentée sur des accusations qui n’ont aucun fondement de vérité190. »

Mais l’affaire de Damas va inspirer une nouvelle génération d’idéo­logues antijuifs, convaincus que son issue était la preuve de la puissance juive191.

En France, trois auteurs catholiques influents vont intégrer l’accusa­tion de crime rituel dans leur arsenal judéophobe. Le premier est le publi-ciste et voyageur Achille Laurent, qui publie en 1846 un ouvrage intitulé Relation historique des affaires de Syrie depuis 1840 jusqu’en 1842, dont le deuxième volume contient de nombreux documents sur l’affaire de Damas. Dans cet ouvrage est dénoncé avec virulence le Talmud de Baby-lone, « code religieux des Juifs modernes, bien différent de celui des anciens Juifs » : le Talmud est notamment caractérisé par « les principes de haine qu’il contient pour tous les hommes qui ne font point partie de ce qu’il nomme le peuple de Dieu192 ». La thèse d’Achille Laurent est que « les Juifs se servent effectivement de sang humain dans quelques-unes de leurs pratiques religieuses193 ». Le deuxième auteur catholique intransigeant est le journaliste Louis Rupert, qui collabore à L’Univers de Louis Veuillot lorsqu’il fait paraître en 1859 L’Église et la Synagoguem. Rupert donne le récit détaillé de plusieurs crimes rituels, dont celui-ci, enchaînant les cli­chés et les stéréotypes narratifs du genre (proche du conte d’épouvanté), sur la base d’une source plus que douteuse et unique :

(p.274) « En 1454, deux Juifs surprirent un enfant chrétien sur les terres ae Louis d’Almanca, dans le royaume de CastiHe ; l’ayant conduit à l’écart dans la campagne, ils le firent mourir, coupèrent ensuite son corps par le milieu et lui arrachèrent le cœur, puis enterrèrent le cadavre à la hâte et partirent. Des chiens qui rôdaient par là furent attirés par l’odeur : ils grattèrent le sol et en retirèrent le corps de l’enfant, qu’ils commencèrent à dévorer ; l’un d’eux s’éloignait emportant un bras dont il avait fait sa proie lorsqu’il fut rencontré par des bergers, et c’est ainsi que l’on découvrit la mort de ce pauvre enfant que ses parents cherchaient en vain depuis plusieurs jours. Pendant ce temps-là, les Juifs, qui avaient convoqué secrètement leurs coreligionnaires, brûlaient le cœur, et en jetaient les cendres dans du vin qu’ils buvaient ensemble dans leur réunion. Tels furent les faits constatés par les enquêtes, et dont la certitude parut complètement acquise au gouverneur et à l’évêque. L’affaire ayant été portée au tribunal royal, les sommes considérables dépensées alors par les Juifs, comme à l’ordinaire, firent durer si bien les procédures, que l’auteur contemporain auquel nous devons ce récit ne put voir la fin du procès195. »

Le troisième auteur catholique français à avoir joué sur la question le rôle d’un propagandiste n’est autre que le théoricien traditionaliste Roger Gougenot des Mousseaux, auteur d’une célèbre somme d’inspiration apo­calyptique parue en 1869: Le Juif, le judaïsme et la juddisation des peuples chrétiensm, où sont dénoncés « l’assassinat talmudique197 », « l’anthropo­phagie sacrée » et les « homicides sacrés » commis par les Juifs, en particu­lier les « Juifs talmudisants », qui « immolent des chrétiens, et recueillent leur sang avec une avidité scrupuleuse198 ».

Mais cette thèse est loin d’appartenir en propre aux milieux catholiques intransigeants du milieu du XIXe siècle199. En Allemagne, Georg Friedrich Daumer (1800-1875), poète et théologien, publiciste antichrétien radical qui fait alors partie de la mouvance des « Jeunes Hégéliens » (ou « hégéliens de gauche »), dénonce avec virulence, dans une lettre adressée à son ami Ludwig Feuerbach en avril 1842, le « cannibalisme dans le Talmud » et la consommation de sang humain lors de la fête de Pourim200, tout en suggé­rant que Jésus faisait lui-même partie d’une secte juive qui pratiquait le meurtre rituel201. À l’instar de Friedrich Wilhelm Ghillany (1807-1876), auteur lui-même d’un livre paru en 1842 sur « les sacrifices humains chez les Hébreux de l’antiquité202 », Daumer soutient la thèse que le dieu juif Jehovah n’est autre que Moloch. Bref, le judaïsme, pratiqué par ses fanati­ques, serait un molochisme, un culte fondé sur des sacrifices humains. Et l’héritage de ce culte barbare se retrouverait dans le christianisme. L’une des principales sources de Daumer n’est autre que l’ouvrage célèbre de l’orien­taliste Eisenmenger, Le Judaïsme dévoilé (Entdektes Judenthum), paru en 1700203. En 1842, Georg F. Daumer publie aussi un ouvrage qui se veut his­torique et critique sur « le culte du feu et du Moloch chez les anciens Hébreux »204, ouvrage qui s’ouvre significativement sur le récit de l’affaire de Damas, présentée comme une nouvelle preuve du crime rituel chez les Juifs205. La thèse de Daumer et de Ghillany, que Feuerbach et le jeune Marx prennent très au sérieux, sera reprise et développée en France par le blan-quiste et communard Gustave Tridon, dans son livre intitulé Du molochisme (p.275) juif. Études critiques et philosophiques™. Dans La France juive, après avoir cité élogieusement Daumer et Ghillany, Drumont note : « Le livre de Gustave Tridon, le Molochisme juif, met bien en relief également cette lutte soutenue par les Prophètes contre le culte de Moloch personnifié, soit par le taureau, soit par le veau d’or207. » La thèse « historique » de Drumont est que, « par une sorte de phénomène de régression, le Juif du Moyen Âge, tombé dans la dégradation, en revint à ses erreurs primitives, vcéda à l’impulsion première de la race, retourna au sacrifice humain208 ». À l’époque médiévale, selon Drumont, tandis que le Talmud devient le fondement de la nouvelle Loi des Juifs, « ce qu’on adore dans le ghetto, ce n’est pas le dieu de Moïse, c’est l’affreux Moloch phénicien auquel il faut, comme victimes humaines, des enfants et des vierges209 ». Les publicistes nazis se réfèrent, eux aussi, volon­tiers à Daumer et à Ghillany. Dans son livre consacré au crime rituel juif, Derjudische Ritualmord, paru en 1943 avec une préface de Johann von Leers, l’historien nazi Hellmut Schramm cite notamment Eisenmenger, Ghillany, Achille Laurent et Gougenot des Mousseaux210.

 

La nouvelle vague anti-talmudique : Rohling et son héritage

 

C’est avec la publication à Munster, en 1871, de la brève compilation du chanoine et théologien catholique autrichien August Rohling, Der Talmudjude, que commence en Europe la deuxième vague de pamphlets antijuifs dénonçant le crime rituel, rapporté aux sataniques enseignements du Talmud211. L’ouvrage, confectionné lui aussi sur le modèle du Judaïsme dévoilé d’Eisenmenger, est aussitôt traduit dans plusieurs langues et soutenu par la presse catholique dans toute l’Europe212. Richard Wagner, entre autres, en est un lecteur admiratif213. C’est en Belgique que paraît, en 1888, la première traduction française du pamphlet de Rohling, sous le titre Le Juif-talmudiste214. La seconde traduction du pamphlet en langue française paraît en 1889 à Paris, sous le titre Le Juif selon le Talmud, avec une préface d’Edouard Drumont215. La presse des Assomptionnistes (La Croix, Le Pèlerin), qui avait auparavant déjà donné dans l’anti-talmudisme, y puise de nou­veaux arguments, d’apparence plus savants, imaginant y trouver en outre les preuves que le meurtre rituel fait l’objet d’un impératif talmudique216. Lorsqu’à la veille de la Pâque juive, le 1er avril 1882, dans le village hongrois de Tisza-Eszlâr, une jeune fille chrétienne disparaît, La Bonne Presse ne manque pas de dénoncer un meurtre rituel perpétré par des rabbins fanati­ques, en l’inscrivant dans la longue série des « crimes rituels juifs » prétendu­ment commis depuis le Moyen Age en vertu d’une obligation religieuse217. On assure aux lecteurs catholiques que «le Talmud (…) recommande, en termes précis, de mêler au pain sans levain du sang chrétien218 ». Si la police locale inculpe bien les membres d’une famille juive, le procès qui s’ensuit montre les lacunes de l’enquête et les prévenus sont relaxés. Mais le père Bailly récuse le verdict en l’attribuant à une opération de corruption : si « l’évidence du crime commis par certains Juifs, au nom de cérémonies rituelles, à Tïsza-Eszlâr, n’a pas été atténuée par le dénouement », c’est parce que l’or juif aurait payé l’acquittement219.

 

(p.279) /années 1930/ (…)la grande vague antijuive qui s’étend en Europe. C’est en référence au pamphlet de Rohling qu’un certain François Le Français (sic) publie en décembre 1938 dans la revue Le Pilori, dirigée par Henri-Robert Petit, un article intitulé « La race haineuse, sadique et criminelle », où le lecteur épouvanté apprend que « les Juifs sont friands de spectacles de sang et de mort », et, plus précisément, que « les lentes agonies leur procurent toujours une sorte de jouissance malsaine244 ». Cette cruauté serait, chez les Juifs, conforme aux leçons du Talmud, c’est-à-dire à la véritable loi juive : « De toutes les lois qui régi­rent les nations, celle des Juifs fut la plus méprisable, la plus barbare, la moins digne d’un peuple policé. Elle constitue un recul sur toutes les civi­lisations anciennes, même les moins évoluées ; elle trahit les mœurs impu­diques et sauvages d’un groupe humain inaméliorable, en marge de l’Humanité. Et c’est ce groupe-là qui a conçu, contre tous les autres peu­ples étrangers à sa race, une haine dont rien ne peut donner une idée sinon la lecture du Talmud245. »

 

(p.279) L’antisémitisme russe au début du xxe siècle : l’affaire Befliss

Le XXe siècle de la Russie antisémite commence par l’épouvantable pogrom de Kichinev (Bessarabie) qui a lieu durant le week-end de Pâques (6-7 avril 1903) et dont le prétexte, saisi par les organisateurs du massacre, est la découverte du cadavre d’un jeune garçon, présenté par les agitateurs antisémites locaux, dont le pogromchtchik Pavolachi Krouchevan, comme la victime d’un crime rituel. Le bilan des violences est très lourd : 49 morts, 495 blessés, un grand nombre de viols, environ 1 500 ateliers et boutiques dévastés et détruits, 20 % de la population juive sans abri, soit deux mille familles247. L’itinéraire du journaliste et agitateur antijuif Pavolachi A. Krouchevan (1860-1909), l’un des meneurs et des propagandistes les plus actifs dans les milieux pogromistes, a valeur d’exemple. Au moment du pogrom, Krouchevan est le directeur du journal Znamia (« Le Dra­peau ») lancé à Saint-Pétersbourg en février 1903, où il a publié le fameux faux intitulé « Discours du Rabbin », destiné à mobiliser contre les Juifs. C’est aussi Krouchevan qui, le premier, publiera les Protocoles des Sages de Sion, en feuilleton, dans Znamia, du 28 août au 7 septembre 1903 (« ancien style » ; en fait, du 10 au 20 septembre 1903), comme pour justifier après coup le pogrom. Krouchevan, qui s’est établi en 1894 à Kichinev, y a fondé le journal antisémite Bessarabets en 1896, où il publie une série d’articles accusant les Juifs de commettre des meurtres rituels. L’agitateur antijuif deviendra ensuite un membre actif des Centuries noires, organisa­tion nationaliste, traditionaliste et antisémite n’hésitant pas à recourir à la violence. En novembre 1905, il sera l’un des fondateurs de l’Union du Peuple russe, dont de nombreux membres, au cours des années 1920, rejoindront le mouvement nazi. Il finira par être élu député à la Douma en 1907. On évalue à environ sept cents le nombre des pogroms organisés par les Centuries noires de la fin octobre 1905 aux derniers mois de 1906.

 

(p.289) L’itinéraire de Johann von Leers (1902-1965) est riche d’enseigne­ments sur les relations entre les spécialistes nazis de la « question juive » et les milieux arabo-musulmans antijuifs31« . Après des études de droit et de langues (russe, polonais, hongrois, hollandais, anglais, français, espagnol, japonais) qui lui permettent de travailler pour le ministère des Affaires étrangères dès 1928311, Johann von Leers se rallie en août 1929 au national-socialisme312. Il devient sans tarder le rédacteur en chef de la revue nazie Wille und Weg, lancée en 1931. La première livraison de cette revue raciste s’ouvre sur un article de Joseph Goebbels, dont il devient l’un des protégés313. Cet officier SS acquiert rapidement la réputation d’être à la fois un spécialiste de la « question juive » et un propagandiste efficace qui, à la demande de Goebbels, met ses talents au service du parti nazi. Engagé dans le Mouvement allemand de la Foi (Deutsche Glaubens-bewegung), fondé par l’indianiste et historien des religions Jakob Wilhelm Hauer (1881-1962), mais placé sous le patronage de Himmler, il se pro­pose de « libérer l’Allemagne de l’impérialisme du judéo-christianisme », et de créer une nouvelle religion païenne, qui serait purement germanique314. Il fréquente à cette époque le raciologue Hans F. K. Gùnther et le comte Ernst zu Reventlow (1869-1943), vice-président du Mouvement allemand de la Foi. Il publie dans diverses revues racistes, qu’il s’agisse de la revue de Richard Walther Darré, Odal. Monatsschrift fur Élut und Boderf1^, d’une revue qu’il lance lui-même en 1933, Nordische Welt. Zeitschrift der Gesellschaft fur Germanische Ur- und Vorgeschichte (Leipzig), de la revue mensuelle d’Alfred Rosenberg, Der Weltkampf (« Le Combat mondial »), ou du mensuel du parti nazi, Nationalsozialistische Monatshefte^6. En avril 1938, avec l’appui d’Alfred Rosenberg, il est nommé professeur à l’Université Friedrich-Schiller, à léna. Il est censé y enseigner « l’histoire juridique, économique et politique sur des bases raciales317 ». Doctrinaire « völkisch », mais surtout antisémite fanatique, Johann von Leers publie nombre de ses ouvrages antijuifs, fondés sur

une conception raciste et conspirationniste du monde, aux éditions de Theodor Fritsch (longtemps appelées Hammer-Verlag), spécialisées dans la propagande antisémite. Il dédie son ignoble album de photos paru en 1933, Juden sehen dich an (« Les Juifs vous regardent »), au « vaillant, fidèle et inébranlable Julius Streicher318 ». On y peut voir des photos de Juifs célèbres, Albert Einstein, Emil Ludwig ou Lion Feuchtwanger, sous la légende « Pas encore pendus ! ». C’est également en 1933 qu’il publie son pamphlet antijuif 14 Jahre Judenrepublik (« 14 années de république juive ») – visant la République de Weimar —, ainsi qu’une brochure contenant le fameux faux antijuif qu’est le « Discours du Rabbin », extrait du roman d’Hermann Goedsche, Biarritz (1868)319. Leers sera un propagandiste pro­lifique, qui publiera vingt-sept livres de 1933 à 194532« .

 

(p.290) Heinrich Himmler, en compagnie de Walther Darré et de l’occultiste Karl-Maria Wiligut, rencontre pour la première fois Herman Wirth, philologue nazi adepte du mythe aryen et théoricien de la civilisation « nordique » primordiale, qui deviendra en 1935 le premier président de l’institut prétendument scientifique créé par Himmler, î’Ahnenerbe (« Héritage des ancêtres »)321. Johann von Leers expose la conception nazie orthodoxe d’une histoire raciologique dans un livre publié à Leipzig en 1934 : Geschichte auf rassischer Gmndlage (« Histoire sur un fondement raciste »). En 1936, il publie à Munich un essai pour justifier la législation nazie contre les Juifs, Blut und Rasse in der Gesetzgebung (« Sang et race dans la législation »)322. La même année, il rencontre à Berlin le « Grand Mufti » de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini (1895-1974), dont il devient l’ami. Professeur d’université et officier SS, il travaille aussi pour le minis­tère de la Propagande, sous la direction de Goebbels. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est l’un des idéologues nazis qui s’efforcent de diffuser la thèse, chère au « Grand Mufti », selon laquelle les Juifs sont les ennemis communs de l’islam et de l’Allemagne nazie323. C’est dans cette perspec­tive qu’il publie en décembre 1942, dans la revue Die Judenfmge, un article intitulé « Judentum und Islam aïs Gegensatze » (« Le judaïsme et l’islam en tant qu’opposés »), où, en propagandiste zélé, il fait cet éloge immodéré de l’antijudaïsme islamique : « L’hostilité de Mahomet envers les Juifs a eu une conséquence : les Juifs d’Orient ont été totalement paralysés. Leur assise a été détruite. Le judaïsme oriental n’a pas réellement participé à l’extraordinaire montée en puissance du judaïsme européen au cours des deux derniers siècles. Repoussés dans la saleté des ruelles du mellah, les Juifs ont mené là une vie misérable. Ils ont vécu sous une loi spéciale, celle d’une minorité protégée, qui, contrairement à ce qui s’est passé en Europe, ne leur permettait pas de pratiquer l’usure ni même le trafic de marchandises volées (…). Si le reste du monde avait adopté une politique semblable, nous n’aurions pas de question juive \Judenfrage]. (…) En tant que religion, l’islam a rendu un service éternel au monde : il a empêché la conquête menaçante de l’Arabie par les Juifs. Il a vaincu, grâce à une reli­gion pure, le monstrueux enseignement de Jéhovah. C’est ce qui a ouvert à de nombreux peuples la voie vers une culture supérieure324. »

 

(…) (p.291) Après la Seconde Guerre mondiale, Leers, qui tente de fuir l’Alle­magne, sera arrêté et placé dans un camp d’internement, où il restera dix-huit mois. Une dure épreuve pour un représentant de la « race des Seigneurs », qui parlera longtemps avec amertume de « ces longs mois où la fine fleur du national-socialisme était à la merci des nègres et des pour­ceaux hébraïques derrière les barbelés332 ». Une fois libéré, Leers, sous une fausse identité, réussit finalement, grâce à une filière d’évasion passant par l’Autriche et l’Italie, à gagner l’Argentine de Perón, terre d’accueil pour les réfugiés nazis, où il devient vite un ami intime du dictateur. Il continue d’y exercer des activités de propagandiste antijuif, notamment en tant que rédacteur en chef de la revue nazie de Buenos Aires Der Weg (« La Voie »), fondée en 1947 par Eberhard Fritsch333. Il collabore égale­ment, sous divers pseudonymes (Dr Hans A. Euler, K. Neubert), à la revue néonazie Nation Europa, fondée en janvier 1951 par Karl-Heinz Priester (ancien officier Waffen-SS) et Hermann Ehrhardt (ancien officier SS), quelques mois avant le « Congrès national européen » de Malmo (mai 1951), qui conduit à la création du Mouvement social européen (MSE), organisme de liaison international dirigé par un comité exécutif où figurent notamment Maurice Bardèche, Per Engdahl et Karl-Heinz Priester334. En Argentine, Leers établit en particulier des contacts avec Adolf Eichmann, Martin Bormann, Hans-Ulrich Rudel (l’as de la Luftwaffe) et le secrétaire privé de Goebbels, Wilfried von Oven335. Dans ses Mémoires, Martin Bormann évoque avec nostalgie les réunions amicales entre anciens nazis en Argentine péroniste, où Leers, qu’il admire, joue le rôle d’un gardien militant de l’idéologie nazie : « Les historiens et les spé­cialistes de sciences politiques se groupaient autour du Pr Johann von Leers. Mêlés à eux dans le plus strict incognito, il y avait nous, les « huiles », Eichmann, Mengele et moi. (…) Ces années furent dominées par notre bienfaiteur, Juan Domingo Perôn. L’élite de notre groupe le servit utilement et fidèlement en tant que conseillers militaires et scientifi­ques. (…) Tandis que Mengele se plongeait avec ardeur dans le tourbillon social, Eichmann et moi préférions vivre sans ostentation et dans la retraite, pour des raisons évidentes. Notre inspiration politique, nous la devions au Pr von Leers dont le journal, Der Weg (…), était le porte-parole de notre groupe. La croissance de la conscience nationale allemande de notre rassemblement pouvait se mesurer à la croissance constante du tirage de ce journal, dont plus d’un exemplaire parvint dans notre patrie vaincue et enchaînée. Von Leers défendait avec un incomparable courage notre héritage idéologique national-socialiste, dénonçant les mensonges de (p.292) la presse internationale et exposant le véritable arrière-plan du conflit qui évoluait rapidement vers une confrontation entre l’Ouest et l’Est336. »

Leers n’en continue pas moins de s’occuper, à travers ses réseaux arabo-musulmans, de la guerre contre les Juifs au Proche-Orient. Dans une interview publiée en janvier 1953 par la revue de Leers, Der Weg, le « Grand Mufti » de Jérusalem félicite Leers pour son « très important tra­vail en faveur de l’amitié traditionnelle entre l’Allemagne et la nation arabe337 ». L’admiration de Leers pour Hitler reste entière : « Ce que j’aimais chez Hitler, c’est qu’il combattit les Juifs et qu’il en tua beaucoup338. » En 1955, après la chute de Peron, il s’enfuit pour s’établir au Caire, où il organise, avec l’ancien collaborationniste Georges Oltramare (connu sous son pseudonyme « Charles Dieudonné339 »), la propagande antisémite, dite « antisioniste », du régime nassérien340. Le « Grand Mufti » al-Husseini l’accueille au Caire par un chaleureux discours de bienvenue : « Nous vous remercions d’être venu jusqu’ici reprendre le combat contre les puissances des ténèbres incarnées dans la juiverie mondiale341. » Converti à l’islam avec la bénédiction d’al-Husseini, Johann von Leers prend le nom d’Omar Amin, devenant « Omar Amin von Leers », et tra­vaille pour la cause du nationalisme arabe, incarné alors par le colonel-président Nasser dont il est l’un des conseillers politiques, rattaché au ministère de l’Information. Nasser le nomme à la tête de son Institut pour l’étude du sionisme. Devenu un homme de confiance du Raïs, Leers l’amène à placer à la tête des services spéciaux (le « Moukhabarat ») l’un de ses proches, Gerhard Hartmut von Schubert, lui-même ancien collabora­teur de Goebbels342. L’un et l’autre ont eu le même parcours : des services de propagande du Troisième Reich aux services spéciaux du régime péro-niste et, pour finir, l’engagement en faveur de la cause arabo-musulmane contre les Juifs.

William Stevenson, ancien correspondant de guerre en Afrique du Nord et au Moyen-Orient devenu journaliste d’investigation, a raconté sa rencontre avec Leers au Caire en 1956, peu après la crise du canal de Suez, qui se termine à la mi-novembre 1956. Notons au passage qu’après la guerre, le 23 novembre 1956, une proclamation du ministère des Affaires religieuses est lue dans toutes les mosquées, affirmant que « tous les Juifs sont des sionistes et des ennemis de l’État » et promettant leur expulsion prochaine. Des dizaines de milliers de Juifs se voient alors contraints de quitter le pays après avoir abandonné leurs biens au gouver­nement égyptien. C’est donc dans ces circonstances que Stevenson ren­contre « le professeur Johann von Leers » au ministère de l’Information, où il est « directeur de la propagande contre Israël343 ». Leers se présente à lui comme « un spécialiste des affaires sionistes », et, sans cacher qu’il est recherché comme « criminel de guerre344 », affirme devant son interlocu­teur médusé qu’il y a « véritablement une conspiration sioniste », qu’elle a « toujours existé » et que « rien ne peut guérir l’espèce humaine de la peste juive, sinon une opération héroïque345 ». Bref, pour Leers, Israël est « un cancer à extirper346 », ou pour le moins « une absurdité qui doit disparaître347 ».

(p.293)

Le propagandiste nazi devenu musulman contribue à la publication par les Services d’information de la RAU, en avril 1957, d’une édition en arabe des Protocoles des Sages de Sion, présentés dans l’introduction due au « Comité des ouvrages politiques » comme « un document sioniste secret de la plus haute importance », permettant de « connaître la portée des objectifs du sionisme international, dont le germe maudit a été semé dans notre pays de Palestine par l’impérialisme israélien348 ». Une seconde intro­duction « historique », de facture nazie, dans laquelle sont cités notamment Theodor Fritsch, Ulrich Fleischhauer et Alfred Rosenberg, montre l’influence que pouvaient avoir Leers et ses comparses (en particulier Louis Heiden, devenu au Caire Louis Al-Hadj349) sur l’orientation de la propa­gande nassérienne. Sa conclusion est que la recherche de l’identité de l’auteur des Protocoles est « d’importance secondaire », « car le texte du document prouve suffisamment qu’aucun cerveau aryen au monde n’aurait été capable d’élaborer un tel programme15 » ». Convaincu de l’utilité des Protocoles par ses collaborateurs nazis, Nasser déclarera en septembre 1958 à R. K. Karandjia, rédacteur en chef du journal indien de langue anglaise Blitz : «Je me demande si vous avez lu un livre appelé Protocols of thé Learned Elders of Zion. Il faut absolument que vous le lisiez. Je vous en donnerai un exemplaire. Il prouve irréfutablement que trois cents sionistes (…) gouvernent le sort du continent européen351. » On peut également mettre au compte de l’influence exercée par Leers et ses collaborateurs sur Nasser les déclarations négationnistes (avant la lettre) faites par ce dernier, notamment dans une interview publiée en mai 1964 par l’hebdomadaire allemand du néonazi Gerhard Frey, la Deutsche National Zeitung, où, après avoir précisé que « pendant la Seconde Guerre mondiale, notre sympathie allait aux Allemands », le Raïs lance : « Personne ne prend au sérieux le mensonge des six millions de Juifs assassinés352. » C’est à cette époque que Leers entretient une correspondance amicale avec les deux « pionniers » français du négationnisme : Maurice Bardèche et Paul Rassinier353. Paral­lèlement, Johann von Leers exerce la fonction de « contact pour l’organi­sation des anciens membres des SS [le réseau ODESSA] en territoire arabe354 ».

 

 

(p.294) L’islamisation du mythe au XXe siècle

L’accusation de crime rituel, d’origine européenne, païenne puis chrétienne, a été acclimatée au cours du XIXe siècle au Moyen-Orient, à travers plusieurs affaires dues à des accusateurs chrétiens359, puis intégrée au XXe dans le discours antijuif du monde arabo-musulman360. Selon Bernard Lewis, on ne trouve pas trace dans le monde musulman de « cette forme particulière de calomnie antijuive durant toute la période classique361 ». L’historien en repère les premières manifestations en terres d’islam au cours de la seconde moitié du XVe siècle, mais elles restent jusqu’à la fin du XIXe siècle le fait des milieux chrétiens : « Sa première apparition date du règne du sultan ottoman Mehmed le Conquérant et eut presque certaine­ment pour origine l’importante minorité grecque-orthodoxe issue de l’empire Byzantin, où de telles accusations étaient monnaie courante. Elles demeurèrent sporadiques sous les Ottomans et furent régulièrement condamnées par les autorités. Ce n’est qu’au XIXe siècle que, prenant les proportions d’une véritable épidémie, elles se répandirent dans tout l’Empire, allant parfois jusqu’à déclencher des émeutes populaires362. » C’est au début du XXe siècle que les accusations de meurtre rituel lancées régulièrement par les communautés chrétiennes dans le monde musulman commencent à être reprises par les milieux musulmans eux-mêmes. En 1910, l’un des premiers signes de l’islamisation de l’accusation surgit en Iran, lorsqu’un pogrom est déclenché à Chiraz dans le quartier juif par des rumeurs de crime rituel : les accusateurs sont musulmans, comme la jeune victime supposée, une petite fille de quatre ans. Le pogrom fait 12 morts et plus de 50 blessés parmi les Juifs de Chiraz, lesquels, au nombre de 6 000, sont dépouillés de tous leurs biens363

(…)

(p.295) Dans un premier temps, l’arabisation de la judéophobie européenne s’opère par les chrétiens locaux ; dans un second temps, intervient l’islamisation des matériaux symboliques, laquelle s’accélère après la création de l’État d’Israël365. Dans ce nouveau contexte culturel, les enfants chrétiens sont donc concur­rencés, puis remplacés par les enfants musulmans. Après la création de l’État d’Israël, la représentation du Juif comme criminel rituel est intégrée dans le discours ainsi que dans les images de propagande « antisionistes ». Après la guerre des Six-Jours (5-10juin 1967), des accusations de meurtre rituel sont ainsi lancées contre les Juifs en Egypte dès le 21 juin 1967, puis en 1971, 1972 et 1973, ainsi qu’au Liban et en Irak en 197l366. Par exemple, dans une interview publiée le 14 novembre 1973 par l’hebdomadaire Akhir Sa’a, Hassan Zaza, professeur d’hébreu à l’Uni­versité ‘Ayn Shams du Caire, affirme que les Juifs, bravant leurs propres lois, utilisent le sang de non-juifs à des fins rituelles367. En janvier 1978, dans le mensuel Octobre, édité au Caire, le journaliste influent Anis Mansour, ami du président Anouar el-Sadate, n’hésite pas à relancer l’accusation de crime rituel368. Quelques années auparavant, en août 1972, le roi Fayçal d’Arabie Saoudite, interrogé par un journaliste égyptien, commençait par accuser les Juifs d’avoir toujours eu des « intentions criminelles » et d’avoir pour objectif « la destruction de toutes les autres religions ». Il les accusait aussi d’avoir « déclenché les Croisades (…) afin d’affaiblir à la fois les chré­tiens et les musulmans ». Puis il réaffirmait contre eux l’accusation de crime rituel : « Pour se venger, un jour dans l’année, ils^mélangent le sang des non-Juifs à leur pain avant de le consommer. » À titre de preuve, Fayçal racontait que deux ans auparavant, alors qu’il était en visite à Paris, il avait appris que la police avait découvert les cadavres de cinq enfants assassinés et vidés de leur sang par un groupe de Juifs à des fins rituelles. Et le roi de conclure ce bref tour d’horizon : « Cela vous indique la force de leur haine et de leur cruauté à l’égard des peuples non-juifs369. »

La réactualisation récente de ce mythe antijuif est repérable d’abord au milieu des années 1980, puis à la fin des années 1990 dans le monde arabo-musulman, en vue de criminaliser l’image d’Israël. Les propagan­distes musulmans se servent de la vieille accusation chrétienne dans l’espoir de rallier les chrétiens370. Dans la propagande « antisioniste », le peuple palestinien est transfiguré en peuple de « héros » et de « martyrs », jusqu’à être christifié en peuple d’enfants-martyrs, ce qui réactive le vieil imagi­naire antijuif du meurtre rituel. Le recyclage de ce thème d’accusation permet d’exploiter, dans la propagande « antisioniste », les images du Juif vampire et du Juif cannibale. En 1983, à Damas, Mustafa Tlass (né en 1932), alors ministre syrien de la Défense – il sera également vice-Premier ministre -, publie un ouvrage consacré à l’affaire de Damas, sous le titre Le Pain azyme de Si’on371. Ce livre pseudo-historique est en réalité un pam­phlet antijuif, qui s’efforce de transformer la légende du meurtre rituel en une série de faits historiquement établis. Le libelle de Moustafa Tlass, ami intime et proche collaborateur du dictateur Hafez el-Assad, devient un best-seller dans le monde arabe, et ses traductions en anglais, en français et (p.296) en italien sont toujours diffusées par des réseaux néonazis372. En première page de couverture du livre est représenté un homme à la gorge tranchée dont le sang est recueilli dans une cuvette par des Juifs conformes aux caricatures nazies. Dans l’introduction de son pamphlet, Tlass présente l’assassinat rituel comme un invariant du comportement des Juifs, avant et après la création de l’État d’Israël : « [En 1840], Damas s’est trouvée sous le choc d’un crime terrible : le prêtre Thomas al-Kaboushi [le Capucin] est tombé entre les mains de Juifs qui ont cherché à le vider de son sang pour l’incorporer à des préparations destinées à la fête de Yom Kippour [sic]. Ce crime n’était pas le premier du genre. L’Occident a connu plu­sieurs crimes similaires, de même que la Russie tsariste. (…) L’incident de 1840 s’est reproduit plusieurs fois au XXe siècle, quand les sionistes ont commis des crimes à grande échelle en Palestine et au Liban — actes qui ont choqué les bonnes gens dans le monde entier et ont été unanimement condamnés. Mais à chaque fois, l’influence financière, médiatique et poli­tique des sionistes a réussi à calmer la colère et à faire oublier ces crimes. (…) En publiant ce livre, je compte apporter des éclaircissements sur cer­tains secrets de la religion juive en [décrivant] les actions des Juifs, leur fanatisme aveugle et répugnant vis-à-vis de leurs croyances et la mise en œuvre des préceptes talmudiques compilés en Diaspora par leurs rabbins (…)373. »

La banalisation de l’accusation de crime rituel dans le discours de propagande arabo-musulman s’est manifestée jusque dans certains débats à Î’ONU. Le 8 février 1991, lors du débat sur la discrimination raciale à la Commission des droits de l’homme à I’ONU, la représentante de la Syrie, Mme Nabila Saalan, après avoir évoqué « les crimes nazis perpétrés par les autorités sionistes d’occupation », a invité tous les membres de la Commis­sion à lire Le Pain azyme de Sion, présenté comme un « livre précieux, qui confirme (…) le caractère raciste du sionisme374». En novembre 1999, dans un grand magazine littéraire syrien, Jbara al-Barguti publiait un article d’une extrême violence intitulé « Shylock de New York et l’industrie de la mort », où il amalgamait d’une façon caricaturale nombre de stéréotypes antijuifs : « Les enseignements du Talmud, imprégnés de haine et d’hosti­lité envers l’humanité, sont enracinés dans l’âme juive. À travers l’histoire, le monde a connu plus d’un Shylock, plus d’un père Thomas victime de ces instructions talmudiques et de cette haine (…). Maintenant, le temps du Shylock de New York est venu (…). Le pain azyme d’Israël conti­nuera à être imprégné du sang que le Talmud l’autorise à verser à la gloire de l’armée juive375. » Le 28 octobre 2000, le grand quotidien gouverne­mental égyptien Al-Ahram publiait un long article d’Adel Hammouda, titré « Une matza juive faite avec du sang arabe376 ».

(…)

Le thème du crime rituel juif est aussi revenu en force dans l’espace culturel du monde arabo-musulman avec certaines séries télévisées et une production de caricatures antijuives qui a fortement augmenté depuis la deuxième Intifada. En novembre 2003, durant le mois du ramadan (com­mencé le 27 octobre), Al-Manar, la chaîne de télévision du Hezbollah, présentait « Al Shatat » (« Diaspora »), une série syrienne constituant une grande fresque antisémite378, à l’instar de la production égyptienne, « Le Cavalier sans monture », diffusée lors du ramadan de l’automne 2002379, principalement fondée sur les Protocoles des Sages de S/on380. L’ampleur de la campagne antijuive déclenchée en Egypte par cette dernière série a été telle qu’en décembre 2002 le conseiller du président Moubarak pour les affaires politiques, Ossama El-Baz, spécialiste de droit international, a dû publier dans Al-Ahram une longue mise au point historique et critique sur les Protocoles, la légende du meurtre rituel et d’autres rumeurs antijuives circulant dans le monde arabo-musulman381. Mais, alors que « Le Cavalier sans monture » se contentait de démarquer les Protocoles, la série « Diaspora » puise ses matériaux narratifs à la fois dans le mythe du com­plot juif mondial et dans celui du crime rituel juif, sur la base d’écrits anti-talmudiques. L’idée directrice du récit est que les Juifs suivent les com­mandements de la morale immorale du Talmud, ordonnant le meurtre pour atteindre l’objectif final : la domination totale du monde. Cette série est composée de trente épisodes qui, à coups de clichés et de stéréotypes antijuifs, prétendent retracer l’histoire du sionisme de 1812 (date de la mort de Meyer Amschel Rothschild) jusqu’à la création de l’État d’Israël. Le refrain conspirationniste que fait entendre ce feuilleton syrien de pro­pagande « antisioniste » est emprunté à la littérature dérivée des Protocoles : « Les Juifs dominent et contrôlent le monde. » Dans le vingtième épisode, le thème du crime rituel est mis en images : on voit un rabbin enseignant à des Juifs l’obligation religieuse de trancher chaque année la gorge d’un enfant chrétien et d’en mélanger le sang avec la farine permettant de pré­parer le pain azyme, pour, selon le rituel, « goûter la sainte matza de Pâque ».

 

 

(p.300) Digression sur l’affaire al-Dura

 

Dans la construction du « sionisme » comme une entreprise génoci-daire, les propagandistes font feu de tout bois : après avoir transformé les Palestiniens en symboles des pauvres, des humiliés et des offensés, puis en victimes de « l’impérialisme d’Israël » ou plus largement d’un « complot américano-sioniste » mondial, ils leur donnent le visage de prétendus enfants « martyrs ». C’est en effet par assimilation avec la légende du « crime rituel juif» que s’est opérée l’exploitation internationale, par toutes les propagandes « antisionistes », du prétendu assassinat par l’armée israélienne au cours d’une fusillade au carrefour de Netzarim (bande de Gaza), le 30 septembre 2000 (alors que commençait la seconde Intifada), du jeune Palestinien Mohammed al-Dura38S. Compte tenu de la gravité de cette affaire et de son rôle dans le déclenchement de la vague antijuive des années 2000, il convient de l’analyser de façon détaillée.

Le cameraman palestinien Talal Abu Rahma, travaillant régulièrement depuis 1988 pour France 2 en collaboration avec le journaliste Charles Enderlin, correspondant permanent de la chaîne publique en Israël, a filmé environ vingt-sept minutes de l’incident, constituant les rushes du repor­tage. La chaîne publique France 2 a diffusé le jour même, dans son journal, un court extrait du reportage contenant l’image-choc du jeune Palestinien de douze ans qui aurait été « tué de sang-froid », dans les bras de son père, par des soldats israéliens. Cette image de l’enfant inerte, présentée par Charles Enderlin – qui n’était pas présent à Netzarim sur le lieu de la fusillade – comme la preuve de la mort de l’enfant, a été diffusée et redif­fusée par tous les médias de la planète, véhiculant et renforçant le stéréo­type du Juif criminel et pervers, assassin d’enfants. Cette interprétation de la courte séquence de moins d’une minute, sélectionnée et commentée par le journaliste de France 2, a été confirmée par la déclaration faite sous ser­ment par Talal Abu Rahma, devant l’organisation palestinienne de défense des droits de l’homme, à Gaza, le 3 octobre 2000 : « L’enfant a été tué intentionnellement et de sang-froid par l’armée israélienne. »

Les effets d’incitation au meurtre de la diffusion de ces images ainsi interprétées ont été immédiats : le 12 octobre 2000, aux cris de « ven­geance pour le sang de Mohammed al-Dura ! », des Palestiniens déchaînés ont mis en pièces les corps de deux réservistes israéliens. La haine et la violence meurtrière contre les Juifs paraissaient justifiées. La seconde Inti­fada, avec ses effets d’imitation hors des lieux du conflit, a été lancée sur le marché médiatique mondial d’une façon particulièrement efficace par ce montage d’images destiné à provoquer l’indignation. Dans ce contexte, le président français Jacques Chirac, accueillant le 4 octobre 2000 le Premier ministre israélien Ehoud Barak à Paris, a cru pouvoir lui lancer : « Ce n’est pas une politique de tuer des enfants. » Lors d’une manifestation pro­palestinienne organisée à Paris, place de la République, le 7 octobre 2000, (p.301) à l’appel de multiples associations (dont l’Union générale des étudiants de Palestine en France, le MRAP et la Ligue des droits de l’homme) et de partis politiques (les Verts, la LCR), des cris « Mort aux Juifs ! » et «Juifs assassins ! » sont lancés dans un contexte de nazification frénétique d’Israël, des Israéliens et des Juifs en général. Des panneaux portent l’image du « petit Mohammed » et de son père, sous le feu supposé des soldats israéliens, transformé en « assassins » et en « nazis ». On lit par exemple sur une affiche : « Stop au terrorisme juif hitlérien ! 1 Palestinien mort = 1 000 inhumains (Juifs) morts ». Une première depuis la Libération389. Dans diverses autres manifestions pro-palestiniennes en Europe, l’effigie d’un cercueil d’enfant est arborée en tête de cortège. De son côté, le poète palestinien Mahmoud Darwich compose un poème à la mémoire de cet « oiseau terrorisé par l’enfer tombant du ciel », qui « voudrait rentrer à la maison », mais qui « fait face à une armée » et « voit venir sa mort, inexorable ». Dans ce poème engagé, on apprend aussi que le jeune garçon a été abattu par le « fusil de chasseur de sang-froid ». L’inspiration du poète est en parfait accord avec la propagande de l’autorité palesti­nienne qui, sur le site officiel de l’Université de Gaza, diffuse le message suivant : « Le meurtre du petit Mohammed al-Dura a été commis inten­tionnellement et de sang-froid. »

La « mort atroce » supposée de l’enfant « martyr », tué par les « sio­nistes », est ainsi devenue sans tarder une légende, et l’enfant objet de culte dans les pays arabo-musulmans. On connaissait la transfiguration médiatique du Che, avec ses implications commerciales : celle de l’enfant al-Dura n’a rien à lui envier. Elle présente, en outre, de frappantes analo­gies avec le traitement des prétendus « enfants martyrs », sanctifiés ou canonisés à l’issue de certaines affaires médiévales de meurtre rituel. Quoi qu’il en soit, à partir du début d’octobre 2000, on voit l’image-choc du « petit Mohammed » à la télévision, dans les manuels scolaires, sur des timbres-poste et des tee-shirts. Mondialement diffusée durant l’année 2002, la vidéo de propagande réalisée par les islamistes pakistanais qui ont assassiné le journaliste américain Daniel Pearl paraît justifier l’assassinat sau­vage et théâtralisé du « Juif Daniel Pearl », véritable crime raciste390, par le « martyre » du jeune musulman Mohammed al-Dura, reconnaissable en arrière-plan de la photo du journaliste avant son égorgement. Dans l’opi­nion occidentale, on observe des réactions semblables à celle de la journa­liste Catherine Nay, déclarant sur Europe 1 : « Avec la charge symbolique de cette photo, la mort de Mohammed annule, efface celle de l’enfant juif, les mains en l’air devant les SS, dans le Ghetto de Varsovie. » La sugges­tion est claire, et illustre parfaitement l’idéologie de la substitution : le « racisme anti-arabe » a remplacé le « racisme antijuif» ; l’arabophobie et l’islamophobie représentent la forme contemporaine de la judéophobie. Dans la société de communication planétaire, les images peuvent consti­tuer des armes redoutables, dès lors qu’elles inspirent des désirs de ven­geance et alimentent la propagande en faveur dujihad mondial391.

(…)

(p.302) À la suite de nombreuses contre-enquêtes mettant en cause la chaîne publique de télévision française, France 2, qui avait diffusé le court montage d’images (55 secondes) destiné à faire le tour du monde, alimentant la haine à l’égard d’Israël et des Juifs, la mystification a commencé à être reconnue à l’automne 2007. À une mise en scène organisée par des Palestiniens sur place se serait ajoutée la sélection d’images due au journaliste Charles Enderlin, suivi en cela par les responsa­bles de France 2393, et, bien sûr, le commentaire « explicatif» du journaliste. Charles Enderlin, dans un entretien avec Elisabeth Schemla réalisé le 1er octobre 2002, a rappelé ce qu’il avait dit lors du premier reportage, alors même qu’il n’était pas sur les lieux de la fusillade : « Ici, Jamal et son fils sont la cible de tirs venus de la position israélienne394. » II ne faisait là que reprendre les propos tenus par son cameraman Talal Abou Rahma, qui avait affirmé sous serment le 3 octobre 2000 que l’enfant avait été « tué intention­nellement et de sang-froid par l’armée israélienne ». L’ennui, c’est que le cameraman palestinien s’était piteusement rétracté le 30 septembre 2002. Il avait donc menti sous serment le 3 octobre 2000 comme il avait menti le 30 septembre 2000 à Charles Enderlin, qui lui faisait entièrement confiance.

Pour dénoncer l’imposture, il n’est nul besoin de suspecter la bonne foi de Charles Enderlin, qui a vraisemblablement été trompé par son collaborateur395. Il faut souligner le fait que l’attribution à des tirs israéliens de la mort supposée du petit Mohammed repose sur le seul témoignage, à géométrie variable, du cameraman palestinien. Or ce qui a été établi par les diverses enquêtes conduites par des journalistes et par l’armée israé­lienne depuis octobre 2000, c’est que, au cas où le jeune al-Dura aurait été tué (ce qui reste à prouver396), il l’aurait été selon une haute probabilité par une balle palestinienne397.

Dans une lettre datée du 23 septembre 2007, le directeur du Bureau de presse gouvernemental israélien, Danny Seaman, a estimé publiquement que les images avaient fait l’objet d’une manipulation de la part du came­raman Talal Abu Rahma. Il a précisé dans un entretien que, étant donné la position d’où tiraient les troupes israéliennes, les balles ne pouvaient pas toucher le père ni l’enfant. Il a aussi souligné que la vidéo ne montrait pas la mort du petit Mohammed. Dans une lettre datée du 10 septembre 2007, l’armée israélienne avait demandé à France 2 de lui communiquer, pour enquête, les rushes correspondant au reportage398. Ces interventions signi­ficatives sont en fait le résultat d’initiatives individuelles qui, en dépit des sarcasmes, se sont poursuivies en vue d’établir les faits, indépendamment des rumeurs. Outre les universitaires Richard Landes et Gérard Huber, les journalistes Denis Jeambar, Daniel Leconte et Luc Rosenzweig ont contribué à mettre en doute la conformité du reportage avec la réalité des événements399. Mais c’est surtout grâce aux efforts de Philippe Karsenty que l’icône victimaire al-Dura s’est transformée en « affaire al-Dura ». Après avoir visionné et analysé, avec d’autres observateurs, les rushes de France 2, Philippe Karsenty, jeune chef d’entreprise français qui dirige une (p.303) agence de notation des médias, Media-Ratings, s’est engagé dans un combat difficile en diffusant sur son site, le 22 novembre 2004, les conclu­sions de son examen critique, qualifiant de « supercherie » sur la base d’une « série de scènes jouées » le reportage du correspondant permanent en Israël, responsable du montage et du commentaire des images. Il n’hésite pas alors à affirmer qu’il s’agit d’un « faux reportage » et d’une « imposture médiatique », bref d’un reportage truqué. La direction de France 2 et son journaliste Charles Enderlin engagent des poursuites contre Philippe Karsenty qui, après avoir été jugé coupable de diffamation en première instance, le 19 octobre 2006, par la 17e chambre correctionnelle de Paris, fait appel400. À la demande de la 11e chambre de la cour d’appel de Paris, les rushes filmés par le cameraman palestinien sont visionnés et commentés par les deux parties au cours de l’audience du 14 novembre 2007. Mais, sur les 27 minutes de rushes qui ont été annoncées, France 2 n’en présente que 18, lesquelles donnent à voir notamment des répétitions de mise en scène de fausses fusillades, avec de faux blessés, ce qui suffit à jeter le doute sur le sérieux du reportage. Ce qui est sûr, c’est qu’il y avait un dispositif de mise en scène chez les Palestiniens présents sur les lieux. L’examen du fond de l’affaire est alors fixé au 27 février 2008.

Selon plusieurs articles de presse, le soupçon de truquage a été renforcé par le visionnage des rushes401. La dépêche de l’AFP du 14 novembre 2007 a fort bien caractérisé le point en litige : « Alors que le reportage se terminait sur une image de l’enfant inerte, laissant à penser qu’il était mort à la suite des tirs, dans les rushes, on voit, dans les secondes qui suivent, l’enfant relever un bras. C’est un des éléments qui poussent M. Karsenty à affirmer qu’il y a eu mise en scène402. » Contrairement à ce qu’a déclaré Charles Enderlin, les rushes ne contiennent aucune « image insupportable d’agonie d’enfant403 ». En déclarant que l’agonie de l’enfant a été filmée, Charles Enderlin semble avoir menti ou avoir été lui-même trompé, et s’être contenté d’en parler par ouï-dire. Quoi qu’il en soit, rien de tel n’a été filmé. Contrairement à ce que les médias n’ont cessé de répéter, la « mort en direct » de l’enfant n’a pas eu lieu. Si les rushes rela­tifs à « l’agonie » puis à la « mort de l’enfant » n’ont pas été présentés lors de l’audience du 14 novembre 2007, c’est tout simplement parce qu’ils n’existent pas. Il s’ensuit qu’il n’y a aucune preuve que l’enfant a été tué. Ce qui n’exclut pas, bien sûr, que l’enfant, au cas où il aurait été touché – par des balles de tireurs palestiniens ou par des balles perdues, elles-mêmes probablement d’origine palestinienne, ayant fait ricochet —, soit décédé à la suite de ses éventuelles blessures. Mais on ne dispose d’aucune preuve de ce décès. Le 27 février 2008, devant la 11e chambre de la cour d’appel de Paris, Philippe Karsenty cite le rapport d’un spécialiste de balis­tique, Jean-Claude Schlinger, expert en armes et munitions près la cour d’appel de Paris et agréé par la Cour de cassation, intitulé Examen technique et balistique. Les conclusions de ce rapport confirment les doutes exprimés par divers spécialistes sur la version de Charles Enderlin et de son came­raman : « Si Jamal et Mohammed al-Dura ont été atteints par balles, les tirs ne pouvaient techniquement pas provenir du poste israélien, mais seule­ment du poste palestinien PITA, ou de tireurs placés dans le même axe.

(p.304) Aucun élément objectif ne nous permet de conclure que l’enfant a été tué et son père blessé dans les conditions qui ressortent du reportage de France 2. Il est donc sérieusement possible qu’il s’agisse d’une mise en scène404. »

Reste à s’interroger sur les raisons qui ont conduit le professionnel aguerri qu’est Charles Enderlin à sombrer dans ce qui ressemble à une faute professionnelle. Il faut tout d’abord tenir compte de la forte pression idéo­logique qui s’exerçait au début de l’Intifada Al-Aqsa. En février 2005, s’interrogeant sur le fait que les soldats israéliens avaient été si facilement accusés, sans la moindre preuve, d’avoir tiré sur l’enfant, le journaliste Daniel Leconte a justement relevé qu’il existait une « grille de lecture de ce qui se passe au Proche-Orient405 », et que les commentateurs avaient une forte tendance à y adapter les événements relatés, moyennant quelques « corrections » et accommodations. Dans une interview, croyant ainsi pou­voir se justifier, Charles Enderlin a ingénument déclaré : « Pour moi, l’image correspondait à la réalité de la situation, non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie406. » Telle est la tyrannie de l’idéologiquement correct, fondé sur un sommaire manichéisme : d’une part, les méchants agresseurs, incarnés par les soldats israéliens sans visage ou par leurs machines à tuer, les tanks ; d’autre part, les innocentes victimes, représentées par les enfants palestiniens, avec des visages d’enfants qui souffrent. C’est peut-être là le principal succès de la propagande anti-israélienne depuis la première Inti­fada : dans les années 1990, et massivement lors de l’Intifada Al-Aqsa, les dirigeants palestiniens, en stratèges cyniques, mettent volontiers en avant les femmes et les enfants, donc des non-combattants supposés, susceptibles de faire d’émouvantes « victimes innocentes ». Le jeu manichéen des stéréo­types positifs et négatifs devient, en s’exportant dans le monde entier, un principe de codification des représentations du conflit israélo-arabe. C’est ainsi que l’idéologiquement vraisemblable a pu se transformer magiquement en réalité. En outre, n’étant pas présent à Netzarim sur le lieu de la fusillade supposée, le journaliste Charles Enderlin, qu’il ait été ou non saisi par le désir du scoop, a vraisemblablement été manipulé par son cameraman pales­tinien qui, membre du Fatah, n’a jamais caché son engagement politique. Quand Talal Abu Rahma a reçu un prix, au Maroc, en 2001, pour sa vidéo sur al-Dura, il a déclaré à un journaliste : «Je suis venu au journalisme afin de poursuivre la lutte en faveur de mon peuple4« 7. » Quoi qu’il en soit, Richard Landes, présent lors de cette audience, a relevé le fait qu’il man­quait dans les rushes présentés le 14 novembre par France 2 et Charles Enderlin à la cour d’appel de Paris « les scènes les plus embarrassantes pour eux, notamment la scène du jeune au cocktail Molotov avec une tache rouge au front », avant d’ajouter : « Aux États-Unis, la présidente de la Cour aurait dit : « Comment osez-vous nous dire que vous avez enlevé les passages qui vous semblaient sans rapport ? C’est à nous de décider408. » »

Mais le mal était fait, et la rumeur criminalisante lancée. Innocente de ce dont on l’accusait, l’armée israélienne est devenue la cible de cam­pagnes de diffamation visant, par un appel démagogique à l’émotion, à ternir l’image d’Israël. Une véritable opération de déshumanisation des « sionistes » a été orchestrée par tous les ennemis d’Israël, avec la compli­cité des médias manquant gravement à leur devoir d’objectivité. Des

(p.305) monuments commémoratifs se sont multipliés dans le monde musulman. La principale place de la capitale du Mali, Bamako, a été baptisée « place Mohammed al-Dura », où les autorités ont fait ériger un monument reproduisant une image des al-Dura, le fils blotti contre le père. En outre, exploitée par la propagande des islamistes radicaux, l’image du « petit Mohammed »-martyr a « sonné l’heure du Jihad mondial dans le monde musulman409 », un an avant les attentats antiaméricains du 11 sep­tembre 2001. Cette image a paru confirmer l’une des affirmations récur­rentes des hauts dirigeants d’Al-Qaida, selon laquelle les Juifs et leurs alliés américains « tuent les musulmans », ce qui justifiait le déclenchement du «Jihad défensif », impliquant l’obligation pour tout musulman de com­battre les agresseurs des musulmans ou les envahisseurs des « terres musul­manes », bref tous les « ennemis de l’Islam41 » ».

Les islamistes palestiniens n’ont pas manqué d’instrumentaliser l’icône al-Dura dans la guerre politico-culturelle qu’ils mènent contre « l’ennemi sio­niste » ou plus simplement « les Juifs ». Le Hamas s’est ainsi lancé dans une opération d’endoctrinement des jeunes enfants palestiniens dans la perspective du Jihad, en sloganisant l’accusation visant les Juifs comme « tueurs d’enfants ». Chaque vendredi après-midi, sur la chaîne satellitaire du Hamas, Al-Aqsa TV, est diffusée une émission pour enfants intitulée « Les Pionniers de demain ». La star de cette émission, très regardée par les enfants de tout le monde arabe, est une abeille géante nommée Nahoul. Le journaliste du Monde Benjamin Barthe présente ainsi cette émission de propagande : « Durant une demi-heure, Nahoul et la jeune présentatrice Saraa interprètent une série de sketchs entrecoupés d’interventions de spectateurs par téléphone. Les scénarios mêlent devinettes, conseils pratiques (« Les bienfaits de l’ananas ») et morale familiale (« Pourquoi il faut aimer sa mère ») à une forte dose de propagande islamiste, truffée d’apologie du « martyre » et d’incitation à la haine des « Juifs »4U. »

Précisons que l’abeille Nahoul a remplacé la souris Farfour, personnage ressemblant à Mickey Mouse, dont l’un des messages, au printemps 2007, était un appel à libérer « les pays musulmans envahis par les assassins ». Réagissant à une menace de procès par la compagnie Disney, Al-Aqsa TV a décidé de sacrifier Farfour, non sans une ultime provocation, qui a consisté à mettre en scène la mort de la souris islamiste, victime de l’extrême vio­lence d’un interrogateur israélien, désireux de lui voler sa propriété412. Le mot de la fin a été prononcé par la présentatrice Saraa : « Farfour est mort en martyr en protégeant sa terre, il a été tué par les tueurs d’enfants. » L’intention directrice de l’émission est parfaitement exprimée dans le char­mant dialogue destiné à présenter le nouveau personnage :

« – Saraa : Qui es-tu ? D’où viens-tu ?

–  Nahoul : Je suis Nahoul l’abeille, le cousin de Farfour.

–  Saraa : Qu’est-ce que tu veux ?

–  Nahoul : Je veux suivre les pas de Farfour.

–  Saraa : Ah ? Comment ça ?

  • Nahoul : Oui, le chemin de l’Islam, de l’héroïsme, du martyr et des Nous prendrons notre revanche sur les ennemis d’Allah, les assassins d’enfants innocents, les tueurs de prophètes, jusqu’à ce que nous libérions Al-Aqsa de leur impureté…

(p.306) – Saraa : Bienvenue, Nahoul413. »

L’objectif d’une telle émission est clair : conduire les jeunes téléspecta­teurs à intérioriser cette représentation du Juif comme criminel et infanticide afin de les disposer à devenir des combattants fanatiques. La légende du « crime rituel juif», réactivée par l’exploitation symbolique de la « mort en direct » du jeune al-Dura, est devenue une source d’inspiration pour toutes les formes culturelles de la propagande antijuive contemporaine, des timbres-poste et des affiches à l’effigie d’al-Dura aux émissions interactives de télévi­sion. Il est hautement significatif que, face aux critiques, Hazem Sharawi, le jeune concepteur des « Pionniers de demain », ait ainsi défendu son émis­sion : « Nous ne faisons que refléter la réalité. Regardez ce qui est arrivé à Mohammed al-Dura… » Pour les professionnels de la criminalisation des Juifs, l’absence de preuve de la mort d’al-Dura est devenue la preuve par al-Dura. La poupée engagée a donc continué à prêcher lejihad. Le journaliste du Monde souligne l’association récurrente entre l’appel au Jihad et le thème répulsif du «Juif tueur d’enfants»: «Dans un épisode diffusé fin juillet [2007], l’abeille islamiste parle de libérer la mosquée Al-Aqsa, dans la Vieille Ville de Jérusalem, des « impuretés des Juifs criminels ». À une petite specta­trice qui explique par téléphone vouloir devenir « journaliste », Nahoul conseille de « photographier les Juifs quand ils tuent les enfants ». Puis une autre fillette appelle et clame que, une fois grande, elle sera une « combat­tante du Jihad ». « Si Dieu le veut », répond Saraa, comblée par la ferveur isla­miste de son très jeune public414. » On trouve une forme hyperbolique de l’accusation d’infanticide dans un dessin de propagande « antisioniste » dû au caricaturiste palestinien Alaa’Allaqta qui, né au camp de réfugiés d’Al-Shati dans la bande de Gaza, vit depuis 2006 au Caire où ri exerce sa profession de médecin. Sollicitant dans ses caricatures la plupart des stéréotypes antijuifs tra­ditionnels, avec une préférence pour le symbole du serpent, Allaqta est un collaborateur régulier du quotidien du Hamas distribué dans la bande de Gaza, Felesteen, du site Internet du Jihad islamique palestinien, Paltoday, ainsi que de divers journaux saoudiens (tel Al-Madinah) et qataris (telAl-Sharq). Le dessin en question, publié le 14 mai 2007 dans le journal qatari Al-Sharq, représente un Israélien, dont on ne voit que la main armée d’un revolver et la manche ornée d’une étoile de David, tirant à bout portant sur un fœtus palestinien, en visant la tête415. La légende précise : « L’objectif d’Israël est [de tuer] des fœtus [palestiniens] dans le ventre de leur mère. » Ce qui est suggéré par cette caricature de combat, c’est que les Juifs ne se contentent pas de tuer des « enfants palestiniens innocents » : ces fils de Satan s’attaquent aux fœtus, donc à des êtres intrinsèquement innocents.

 

(p.307) En Israël, la prise de conscience du rôle des médias dans de telles opé­rations de propagande a stimulé la volonté de faire toute la vérité sur « l’affaire al-Dura ». Dans un article mis en ligne le 3 février 2009 par Ynetnews, l’écri­vain Frimet Roth, citoyenne israélienne et mère de Malki Roth, tuée lors d’un attentat terroriste palestinien au restaurant Sbarro en 2001, fait observer que « Charles Enderlin a révélé que Yasser Arafat avait mis en scène son don de sang aux victimes des attentats du 11 septembre 2001, à l’attention des médias, pour contrer l’effet des images embarrassantes de Palestiniens fêtant ces attentats dans les rues ». Elle poursuit en notant que cette révélation « illustre à quel point tous ceux qui sont impliqués dans la diffusion du mythe al-Dura continuent à faire preuve d’impudence » et déplore le fait que ces derniers « bénéficient du soutien du gouvernement français, soucieux de défendre la réputation de sa chaîne de télévision ». Mais Frimet Roth ne se montre pas moins indignée par « le silence du gouvernement israélien » qui, selon elle, « doit rétracter officiellement son aveu de culpabilité et affirmer qu’il n’a en rien contribué à la mort d’al-Dura, si celui-ci a été tué418 ». En réalité, les autorités israéliennes, dans un premier temps et avant toute enquête, n’avaient pas formellement écarté l’hypothèse que des balles d’ori­gine israélienne aient pu toucher l’enfant. Cette hypothèse a été définitive­ment abandonnée à la suite de l’enquête menée par l’armée israélienne en octobre et novembre 2000, à la requête du général Yom-Tov Samia.

Dans l’affaire al-Dura, contrairement par exemple à l’affaire Dreyfus, le Juif innocent injustement accusé n’est pas un individu, c’est un être collectif : les Israéliens, diabolisés à travers leur armée polémiquement cons­truite comme tueuse d’enfants arabo-musulmans, et, plus largement, les (p.307) « sionistes », c’est-à-dire les Juifs, pour tous leurs ennemis. Depuis octobre 2000, ce reportage n’a cessé d’alimenter, dans le monde musulman, le discours de propagande et d’endoctrinement fondé sur le culte du « martyr », dont l’objectif est d’inculquer, notamment aux enfants, les idéaux liés aujihad, culminant dans la mort en « martyr » illustrée par les « attentats-suicides ». Ce reportage a également encouragé, dans le monde occidental, les accusateurs professionnels d’Israël, comme ce sous-préfet français osant affirmer sur un site islamiste, en mars 2008, qu’Israël est le « seul État du monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles419 ». Ce qui revient à accuser l’Etat d’Israël de pratiquer, contre les Palestiniens, l’infanti­cide rituel. L’affaire al-Dura ne fait vraisemblablement que commencer.

(…) L’ennemi sioniste est par nature non seulement un criminel pratiquant le palestinocide, mais encore un voleur de « terre musulmane ».

 

 

(p.313) Dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant n’hésite pas à légitimer la représentation des Juifs (« les Palestiniens ») en tant que « nation d’escrocs » ou de « trompeurs » : « Les Palestiniens qui vivent parmi nous ont la réputation fort justifiée d’être des escrocs, à cause de l’esprit d’usure qui règne depuis leur exil parmi la majeure partie d’entre eux. Il est vrai qu’il est étrange de se représenter une nation d’escrocs, mais il est tout aussi étrange de se représenter une nation de commerçants, dont la partie^de loin la plus importante, liée par une ancienne superstition qu’accepté l’État où ils vivent, ne cherchent aucune dignité civile, mais veulent remplacer ce dommage par l’avantage de tromper le peuple qui les abrite ou même de se tromper les uns les autres28. »

Le pamphlet d’un élève de Kant, le professeur de philosophie Jakob Friedrich Pries (1773-1843), Über die Gefährdung des Wohlstandes und des Charakters der Deutschen durch die Juden (« Sur la mise en péril du bien-être et du caractère des Allemands par les Juifs »), publié en 1816, paraît être une mise en application politique de la « caractérologie » négative des Juifs élaborée par Kant. Assimilant l’esprit du christianisme et la nation alle­mande, Pries voit dans les Juifs une communauté étrangère, aux ramifi­cations internationales, formée de « brocanteurs et de négociants en quête de filouteries », il les dénonce comme une « peste » et une « maladie des peuples », qu’il s’agit d’éliminer « à la racine29 ». Les Juifs constitueraient donc, pour la nation allemande, un triple danger : politique, économique et moral30. La haine du peuple pour les Juifs serait dès lors justifiée. Pour Pries, seule l’extirpation du judaïsme, vestige d’un passé barbare, est sus­ceptible d’améliorer les Juifs31.

Le stéréotype négatif va ensuite se transformer en archétype littéraire, celui du spéculateur répulsif, incarné par d’innombrables personnages de romans ou de pièces de théâtre. Dans le roman de Charles Dickens, The Adventures of Oliver Twist (1837-1839), le personnage haïssable et mépri­sable du receleur juif Fagin, dont la fourberie n’a d’égale que la méchan­ceté, paraît être une nouvelle réincarnation littéraire, après Shylock, du type médiéval de l’usurier juif répulsif à tous égards32. La description qu’en fait Dickens en 1838 se fonde sur le postulat physiognomonique de la correspondance symbolique entre l’apparence physique et le caractère moral : « Un très vieux Juif ratatiné, dont le visage répugnant à l’aspect dépravé était couvert par quantité de touffes de poils roux33. » On sait que la rousseur est la couleur originellement associée à Judas34. L’illustrateur du roman, George Cruikshank, avait en outre affublé Fagin d’un nez crochu, complétant ainsi le portrait stéréotypé.

 

Rothschild ou la féodalité financière

 

Parmi les romanciers populaires, en France, le cas de Jules Verne (1828-1905) est particulièrement intéressant pour l’historien des stéréo­types antijuifs. On sait que Jules Verne, ancien agent de change peu per­formant, a tiré de sa malheureuse expérience directe de la Bourse une aversion pour le « vil métal ». Dans son premier écrit, Voyage en Angleterre

(p.314) et en Ecosse, l’écrivain débutant stigmatise sur le mode de l’ironie la puis­sance financière des Rothschild : « Il avait hâte de quitter Paris, son air lourd, son atmosphère ammoniacale (…) et la forêt vierge nouvellement plantée autour du palais de la Bourse où s’agitent les fidèles Giafars du puissant Haroun-al-Rothschild35. » Le mythe moderne du Juif riche, incarné par Rothschild, va devenir une matière première pour le roman­cier saisi par une haine obsessionnelle envers la « maudite soif de l’or » (auri sacra fames)*6 et sa version moderne capitaliste-financière37. Dans son roman Hector Servadac, publié en 1877, Verne caractérise le Juif « cousu d’or » Isac Hakhabut par cette addition de clichés négatifs : « C’était un homme de cinquante ans qui paraissait en avoir soixante. Petit, malingre, les yeux vifs mais faux, le nez busqué, la barbiche jaunâtre, la chevelure inculte, les pieds grands, les mains longues et crochues, il offrait ce type si connu du Juif allemand, reconnaissable entre tous. C’était l’usurier souple d’échiné, plat de cœur, rogneur d’écus et tondeur d’œufs. L’argent devait attirer un pareil être comme l’aimant attire le fer, et, si ce Shylock fût parvenu à se faire payer de son débiteur, il en eût certainement revendu la chair au détail38. »

(p.315)

Le motif fait l’objet d’infinies variations dans la presse catholique, à commencer par le journal fondé par les Assomptionnistes en 1883, La Croix, qui, en septembre 1890, se proclame « le journal le plus antijuif de France46 » et déplore que « notre presse nationale » soit « presque tout entière entre les mains de la juiverie cosmopolite et antifrançaise47 ». Dans l’hebdomadaire Le Pèlerin, qui s’est progressivement aligné sur les positions du journal La Croix après le scandale de Panama (1889), on peut lire en décembre 1892 cette paraphrase de Drumont : « Ceux qui, aujourd’hui, sont tout n’étaient rien il y a un siècle, ils sont arrivés en 1790 dans un pays riche, et seuls maintenant ils sont riches dans le pays appauvri48. » Là où est le Juif, affirme encore le père Bailly dans l’hebdomadaire catho­lique, « on voit l’or et l’argent accourir vers lui, comme le fer à l’aimant. Il est millionnaire, milliardaire, tout est à lui49 ».

En 1890, le socialiste blanquiste Albert Regnard résume sa vision sociale-raciste du Juif : « Le Juif est vis-à-vis de l’Aryen comme le capita­liste vis-à-vis du prolétaire et, dans une bonne mesure, le capitalisme est une création sémitique50. » Regnard attribue aux Juifs la pratique de l’usure comme un caractère de race : « II est faux que les fils d’Abraham aient été réduits à l’usure par le fait des circonstances. Allons donc ! On ne devient pas usurier sous le poids des événements ; on naît tel ! Et c’est précisément le cas de la race juive51. » Quelques années plus tard, le chansonnier montmartrois Aristide Bruant (1851-1925), défenseur des malheureux, des prostituées et des condamnés s’attaque aux « Youpins » dans une goualante à succès : « Les Youpins, c’est des vilains types (…). Ils sont mariolles, i’ sont rupins. l’s ont du pognon plein leurs poches, Les Youpins52. »

Dans L’Argent, roman publié en 1891, Emile Zola reconstitue avec une terrible précision les thèmes antijuifs obsessionnels de son époque, centrés sur la « Haute Banque juive » incarnée par les Rothschild. Sans les reprendre à son compte, en témoin et en enquêteur, le romancier a réuni tous les stéréotypes négatifs tournant autour du «Juif usurier » devenu le grand financier moderne visant à dominer le monde. Dans le personnage du financier malheureux Saccard, on retrouve des traits d’Eugène Bontoux, banquier catholique et légitimiste ruiné par le krach de l’Union générale (1881-1882). Quant au banquier juif Gundermann, ennemi de Saccard, il joue dans le roman le rôle d’un banquier impitoyable construit sur le modèle de Rothschild. Commençons par le portrait du banquier juif devenu milliardaire : « Gundermann occupait là un immense hôtel, tout juste assez grand pour son innombrable famille. (…) En moins d’un siècle, la monstrueuse fortune d’un milliard était née, avait poussé, débordé dans cette famille, par l’épargne, par l’heureux concours aussi des événements. Il y avait là comme une prédestination, aidée d’une intelli­gence vive, d’un travail acharné, d’un effort prudent et invincible, conti­nuellement tendu vers le même but. (…) »

 

 

(p.327) La figure du Juif perfide et usurier, parasite et prédateur, incarnation de la « finance internationale », après avoir été reprise par les idéologues nazis, à commencer par Hitler153 et par divers professionnels de la dénon­ciation du complot juif mondial depuis les années 1930154, est, depuis la fin du XXe siècle, exploitée par les mouvances islamistes, du Hamas à Al-Qaida155. Mais l’accusation de perfidie, loin d’appartenir aux seuls isla­mistes, qu’ils soient fondamentalistes ou expressément jihadistes, circule dans des milieux fort divers du monde arabo-musulman, y compris les milieux nationalistes censés être « laïques ». En 1989, Abou lyad, alors numéro deux de la hiérarchie de l’OLP derrière Yasser Arafat, pouvait ainsi déclarer : « Les Juifs, qui sont l’excrément de l’espèce humaine, peuvent-ils tenir une promesse (puisqu’ils n’ont pas tenu la promesse (p.328) faite au Prophète) ? La perfidie coule dans leurs veines, comme le montre le Coran. Les Juifs sont tels qu’ils ont toujours été156. »

 

Complot

Le Juif, puissance occulte, ou le judéo-maçon

 

Le cinquième thème d’accusation identifiable est celui du complot juif. Le mythe du complot juif se présente historiquement sous trois formes : d’abord sous celle d’un complot local à l’époque médiévale, ensuite sous celle d’un complot national (ou intra-national) dans la seconde moitié du XIXe siècle, enfin sous celle d’un complot international ou mondial à la fin du XIXe et au XXe siècle (prolongé par le début du XXIe siècle)157. Sa pré­supposition générale est la conviction que les Juifs sont solidaires entre eux (thème déjà présent dans le Pro Flacco, plaidoirie de Cicéron prononcée en 59 avant J.-C.)158, cette solidarité interne particulièrement prononcée allant de pair avec un exclusivisme sans pareil. L’accusation de complot fait partie du stock des calomnies utilisées contre les Juifs dès le début de l’ère chrétienne. Mais son élaboration, sa transformation en récit légendaire, ne s’opérera qu’à partir du XIVe siècle. Au XIXe siècle, le complot juif se délocalise, pour devenir soit national, soit international. Il fournit un cadre interprétatif à la dénonciation de la « conquête juive » et de la « domina­tion juive », présentées comme la conséquence fatale de l’émancipation des Juifs, ou l’effet catastrophique de l’individualisme démocratique.

 

(p.332) Lorsqu’Adolf Hitler décide de s’affilier en septembre 1919 au Parti ouvrier allemand (DAP, Deutsche Arbeitpartei)]94, où sont violemment dénoncés l’« esclavage de l’intérêt» et le «capitalisme juif», c’est après avoir « lu avec intérêt » une brochure pamphlétaire d’Anton Drexler (1884-1942), l’un des dirigeants de ce parti nationaliste et raciste patronné secrètement par la Société Thulé : Mein politisches Erwachen. Aus dem Tage-buch eines deutschen sozialistischen Arbeiters (« Mon éveil politique. Carnets d’un ouvrier allemand socialiste »)l<b. Drexler y cite les « instructions d’un rabbin » incitant les Juifs à pousser les ouvriers à la révolution et aux émeutes « pour nous rapprocher du seul but qui compte, dominer la terre selon la promesse donnée à notre père Abraham196 ». Face à ce danger, Drexler appelle les travailleurs à s’unir pour lancer aux Juifs : « Hors d’Allemagne ! Hors de tous les partis ! Hors de tous les pays ! Repartez dans votre patrie, la Palestine ! Ou alors, tyrans du monde, vous serez écrasés197

 

(p.337) / le mythe du juif raciste/

Il convient bien sûr d’analyser les contextualisations diverses, depuis la fin du XIXe siècle, de cette narration mythique fondatrice située au cœur de la vision antisémite de l’antisémitisme. Elle met en scène un ordre d’évolution stadial supposé invariable, qu’on peut reconstruire et présenter selon le schéma suivant : « I. Avant l’installation des Juifs : les peuples vivent heu­reux ; IL L’accueil des Juifs, leur installation et leur affermissement ; III. L’action négative des Juifs, inassimilables, dominateurs et destructeurs par nature ; IV. La réaction antijuive : résistance des peuples à l’emprise juive », hostilité ouverte, réactions de défense et de rejet5. » Cette légitimation réactionnelle des mobilisations antisémites peut être illustrée par ce fragment d’un discours, daté de 1940, du révérend Gerald B. Winrod : « Une vague d’anti­sémitisme balaie le monde comme une réaction contre (1) le contrôle juif des moyens de communication, (2) la finance juive internationale, et (3) le com­munisme athée, qui fut originellement engendré par l’intellectualisme juif et le capitalisme juif’. »

 

(p.339)

En décembre 2000, dans l’hebdomadaire égyptien Octobre, le général de réserve Hassan Souïlem a donné une version sécularisée, se réclamant des travaux scientifiques contemporains, du même discours de dénoncia­tion, qui persiste en dépit de la substitution d’une légitimation scientifique à une légitimation religieuse. Les Juifs, des origines à nos jours, seraient restés les mêmes, agissant en permanence comme un principe de corrup­tion et une cause de troubles ou de conflits : « Les historiens, les profes­seurs en études raciales et les sociologues s’accordent pour dire que l’humanité, durant sa longue histoire, n’a jamais connu une race telle que la race juive, où sont concentrés autant de traits vils et méprisables. Les Juifs ont une caractéristique qui les distingue des autres : chaque fois qu’ils se sont rassemblés dans un lieu particulier et qu’ils s’y sont sentis à l’aise, ils ont transformé ce lieu en repaire du mal, de la corruption, de l’incita­tion à la division et de la multiplication des conflits. (…) Il n’y a pas de différence, comme l’affirment certains, entre le Juif d’hier et le Juif d’aujourd’hui, entre l’identité juive et l’identité israélienne. En effet, Israël en tant qu’État est un réceptacle pour tous les Juifs du monde. Le sionisme est l’aspect politique et colonialiste de la religion juive18. »

Peu après les attentats antiaméricains du 11 septembre 2001, le cheikh égyptien Mohammed al-Gameya, représentant de l’Université al-Azhar aux États-Unis, et qui exerce la fonction d’imam au Centre isla­mique et à la mosquée de New York, rentre précipitamment en Egypte, se plaignant d’avoir fait l’objet de « persécutions » aux États-Unis, « comme tous les musulmans et tous les Arabes » après les attentats de Manhattan. C’est donc d’Egypte qu’il multiplie les déclarations sur les « véritables responsables » des attentats terroristes, précisant qu’il a « com­pris que tout le monde savait que les Juifs et les sionistes étaient derrière ces actes criminels, mais que personne n’avait le courage de le dire publi­quement », car « les sionistes contrôlent tout, y compris les décisions poli­tiques, les médias et les grands centres financiers et économiques19 ». Dans l’une des interviews qu’il accorde dans ce contexte, al-Gameya reprend alors les vieilles accusations contre les Juifs, assorties d’une mise à jour paraissant tirée du Juif International de Henry Ford, pour en déduire qu’ils ont organisé secrètement les attentats antiaméricains : « Les Juifs sont conformes à la parole d’Allah : « Ils ont répandu la corruption sur la terre. » Nous savons qu’ils ont toujours violé les accords, tué injustement les Prophètes et trahi la confiance qu’on leur avait accordée (…). On les voit

(p.340) à tout moment répandre la corruption, le blasphème, l’homosexualité, l’alcool et la drogue. Ils ont créé le strip-tease, les clubs d’homosexuels et de lesbiennes partout, afin d’imposer leur hégémonie et de coloniser le monde entier (…). Maintenant, ils exercent leur domination sur les grandes puissances (…). Ils ont aussi exercé leur domination sur l’Alle­magne, mais Hitler les a éliminés parce qu’ils l’avaient trahi (…). Tous les signes convergent en direction des Juifs, parce qu’ils sont les seuls capables de concevoir une action pareille [les attentats du 11 septembre 2001]. (…) Si les Américains avaient appris la vérité, ils auraient fait aux Juifs ce qu’Hitler leur a fait. (…) Allah a dévoilé le complot des Juifs qui essayaient de déformer l’image des musulmans20. »

Si les Juifs, mus par la haine de l’islam qui est chez eux une « dispo­sition naturelle21 », poursuivent depuis toujours leur objectif principal, la « destruction de l’islam », alors il convient de lancer contre eux le Jihad : le « combat sacré » représente la seule réaction légitime contre les pires ennemis des musulmans. Le « combat contre les Juifs » s’impose comme un « combat sacré ».

 

(p.346) Le topos judéophobe a été repris par Dieudonné dans ses diatribes contre « le peuple élu ». Dans un entretien publié le 23 janvier 2002 par Lyon Capitale, l’humoriste engagé et « antiraciste » tonitruant, interviewé en tant que candidat à l’élection présidentielle (tout arrive !), précisait sa pensée très approximative sur « les Juifs » : « Le racisme a été inventé par Abraham. « Le peuple élu », c’est le début du racisme. Les musulmans aujourd’hui renvoient la réponse du berger à la bergère. Juifs et musul­mans pour moi, ça n’existe pas. Donc antisémite n’existe pas parce que Juif n’existe pas [sic]. Ce sont deux notions aussi stupides l’une que l’autre. Personne n’est juif ou alors tout le monde [sic] (…). Pour moi, les Juifs, c’est une secte, c’est une escroquerie. C’est une des plus graves [re-sic] parce que c’est la première55. » La circulation de ce thème d’accusation a été fortement favorisée, dans les années 1990 et 2000, par l’action des relais médiatiques de la propagande palestinienne, particulièrement nombreux et efficaces en France. C’est ce dispositif qui a favorisé la banalisation de ce que Robert Wistrich a appelé « l’antisémitisme intellectuel » en Europe de l’Ouest56. À l’automne 2004, le journaliste-militant « antisioniste » Alain Ménargues, alors directeur général adjoint de l’information de Radio France Internationale (RFI), publie un essai « engagé » intitulé Le Mur de Sharon, aussitôt largement médiatisé. Dans un chapitre de son livre57, il fait remonter au Lévitique et à la séparation du pur et de l’impur le principe théologico-religieux dont s’inspire selon lui la « barrière de sécurité », qua­lifiée de « mur de la honte » en écho de la propagande palestinienne. La construction du « mur » manifesterait la volonté des Juifs de se séparer des Palestiniens « impurs », et marquerait la permanence de « l’esprit de ghetto58 ». Et le journaliste ne se prive pas d’affirmer dans les médias qu’Israël est « un Etat raciste59 ». Tout est bon pour démoniser Israël et le sionisme : un simple « mur » suffit. Tel est le détour fait par Ménargues pour justifier son accusation de « racisme », d’« épuration ethnique60 » et d’« apartheid » visant Israël61.

Parmi les nouveaux ennemis non déclarés des Juifs, à l’extrême gauche, on trouve ceux qui, pour illégitimer l’existence même d’un peuple juif doté d’une identité propre, poussent l’universalisme abstrait (p.347) jusqu’à l’absurde. Dans cette perspective dogmatique développée par des penseurs contemporains dits « radicaux », toute identité de groupe fait scandale en ce qu’elle est une mise à part, une manière pour une commu­nauté fictive de s’ériger en exception sacralisée ou de pratiquer un insup­portable exclusivisme, niant l’impératif d’égalité universelle. Le « bon Juif » ne peut être, à leurs yeux, que le Juif départicularisé, donc déjudaïsé, soit le Juif non-juif, le «Juif de négation » (comme dit Jean-Claude Milner) ou l’« Alterjuif » (comme dit Shmuel Trigano après Muriel Darmon), voire le Juif antijuif02. Qu’il y ait encore aujourd’hui des individus s’identifiant comme Juifs, cela relève pour eux de l’intolérable : il ne devrait y avoir que des individus semblables et égaux, de purs représentants quelconques du genre humain – « ni Juifs ni Grecs… ». Dans l’introduction de son » »7 recueil de textes illustrant le genre « radical-chic » de la préciosité pamphlétaire, Circonstances, 3. Portées du mot « juif », paru en 2005, Alain Badiou définit ainsi l’objet de sa réflexion sur le mot «juif» : « II s’agit (…) de savoir si le mot « juif constitue, oui ou non, un signifiant excep­tionnel dans le champ général de la discussion intellectuelle publique, exceptionnel au point qu’il serait licite de lui faire jouer le rôle d’un signi­fiant destinai, voire sacré63. » La question ainsi posée n’est qu’un geste rhétorique : pour Badiou, la réponse est oui. Le « signifiant « juif » serait donc, parmi les « noms communautaires, religieux ou nationaux » indû­ment « sacralisés », le plus dangereux. Ce gauchiste de la chaire, resté un admirateur du dictateur Mao64, explicite ainsi sa position, en s’inscrivant * dans une lignée supposée prestigieuse : « Une variante abstraite de ma position consiste à remarquer que, de l’apôtre Paul à Trotski, en passant par Spinoza, Marx ou Freud, l’universalisme créateur ne s’est étayé du communautarisme juif qu’en créant un nouveau point de rupture avec lui. Il est clair qu’aujourd’hui, l’équivalent de la rupture religieuse de Paul avec le judaïsme établi, de la rupture rationaliste de Spinoza avec la Syna­gogue, ou de la rupture politique de Marx avec l’intégration bourgeoise d’une partie de sa communauté d’origine, est la rupture subjective avec l’État d’Israël, non dans son existence empirique, ni plus ni moins impure que celle de tous les États, mais dans sa prétention identitaire fermée à être un « État juif et à tirer de cette prétention d’incessants privilèges, singu­lièrement quand il s’agit de fouler aux pieds ce qui nous tient lieu de droit international65. »                                                                                    

 

(p.350) La racisation du sionisme culmine avec sa nazification, devenue ordi­naire dans le discours néo-gauchiste et néo-communiste des années 2000-2005 à travers l’amalgame polémique « Sharon = Hitler ». Mais dans le nom « Sharon », il faut entendre « Israël » ou « le sionisme », et, à travers la figure de Hitler, c’est le nazisme comme système raciste et génocidaire qu’il faut voir. Il faut enfin considérer ce que cet amalgame de propagande rend possible et acceptable, voire souhaitable. Face à cette figure supposée du Mal absolu, Israël, seule s’impose la logique de l’éradication totale. Le slogan « Mort à Israël ! » a remplacé le slogan « Mort aux Juifs ! ».

 

 

(p.353) L’antisionisme radical, figure contemporaine de la judéophobie

 

La mythologie « antisioniste » a une valeur instrumentale pour les ennemis de l’État juif dans la guerre culturelle qu’ils mènent contre ce dernier, partout dans le monde. Cette mythologie s’est inscrite au cœur de la vision islamiste du monde, qui tourne autour d’un projet utopique et « révolutionnaire » d’islamisation de la planète, objectif final d’une stra­tégie visant à multiplier les États islamiques, en commençant par renverser les gouvernements existants dans les pays musulmans jugés soumis à la mécréance occidentale. Dans le discours islamiste – quelles qu’en soient les variantes -, la « libération de la Palestine », comprise comme une « libéra­tion » de toute la « terre musulmane » de la Palestine dite « occupée » par les Juifs, constitue l’une des étapes fondamentales dans la réalisation du programme d’islamisation du monde. Autrement dit, dans la perspective islamiste, la « cause palestinienne » constitue à la fois un motif de Jihad et un puissant moyen d’attirer la sympathie de fractions du monde non-musulman afin d’y nouer des alliances provisoires. En Europe et dans les deux Amériques, par exemple, nombreux sont les militants pro-palestiniens, notamment à l’extrême gauche, qui puisent sans prudence ni scrupule dans la mythologie « antisioniste », croyant ainsi gagner en efficacité dans leur combat pour la cause palestinienne. Ils croient pouvoir négliger le fait que ladite « cause palestinienne » est déjà largement islamisée, et ce, d’une façon croissante depuis la fin des années 1980, comme en témoigne la création du Hamas. Ces militants néo-gauchistes ou tiers-mondistes, s’imaginant combattre pour la « libération » d’un peuple « opprimé » et en quête d’un État national, ne savent pas qu’ils combattent pour une cause islamique, par définition supranationale. Ou bien ils font semblant de ne pas savoir qu’ils soutiennent une « cause » nationale-religieuse impliquant la destruction d’un État existant, l’État d’Israël.

(p.354) La même mythologie « antisioniste » structure le système des croyances des masses musulmanes soumises à un endoctrinement perma­nent par les services spécialisés d’États autoritaires ou despotiques, présen­tant pour certains des traits totalitaires, que ce soit dans le monde arabe (Libye, Syrie, Arabie Saoudite) ou ailleurs, en particulier en Iran. Une enquête d’opinion sur les attitudes envers Israël dans cinq pays arabes (Egypte, Jordanie, Arabie Saoudite, Koweit et Liban), réalisée en mars 2002 par Zogby International, montre que le sentiment anti-israélien y est extrêmement fort : les opinions très défavorables envers Israël vont de 79 % en Egypte à 97 % en Arabie Saoudite1. Par ailleurs, d’autres enquêtes permettent d’établir que le rejet d’Israël se traduit par le rejet des Juifs : une étude d’opinion réalisée en Egypte après les attentats du 11 sep­tembre 2001 montre qu’environ 90 % des personnes interrogées ne sou­haitent pas avoir un Juif pour voisin2.

 

(p.355) (…) Les attitudes qu’on appelle ordinairement « anti-israéliennes » ou « antisionistes » sont donc dotées d’une valeur prédictive pour la connaissance des attitudes antijuives (« antisémites »). Il s’ensuit que lorsque les critiques envers Israël sont à la fois systématiques et virulentes, on peut considérer comme hautement probable le fait que ces critiques soient « le masque d’un antisémitisme sous-jacent7 ».

 

(p.357) La grande vague de judéophobie d’extension planétaire aujourd’hui observable a pour moteur principal une vulgate anti-israélienne qui, élaborée par la propagande soviétique autant que par la propagande arabo-musulmane dans les années 1950 et 1960, s’est mondialisée à grande vitesse depuis la fin des années 1960.

 

(p.358) Le concept d’antisionisme radical a été repris par Jean-Christophe Rufin dans son rapport remis au ministre de l’Intérieur (Dominique de Villepin) le 19 octobre 2004 : Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisé­mitisme. Un rapport exceptionnellement lucide et courageux, qui a valu à l’écrivain une campagne de dénigrement22. Dans son rapport, Rufin définit en particulier la catégorie d’« antisémitisme par procuration », qu’il distingue nettement de celles, respectivement, d’« antisémitisme comme pulsion » (celui des auteurs de violences) et d’« antisémitisme comme stratégie » (celui des idéologues ou des agitateurs professionnels). L’« anti­sémitisme par procuration » est « celui des facilitateurs qui, par leurs opi­nions – ou leur silence -, légitiment les passages à l’acte » tout en se gar­dant de commettre eux-mêmes des actions violentes23. Et, « parmi toutes les formes, subtiles, d’antisémitisme par procuration », Rufin en distingue une tout particulièrement, « l’antisionisme radical », dont la définition rejoint celle que j’avais donnée de la « nouvelle judéophobie » : « Cet antisionisme moderne est né au confluent des luttes anticoloniales, anti­mondialisation, antiracistes, tiers-mondistes et écologistes. Il est fortement représenté au sein d’une mouvance d’extrême gauche altermondialiste et verte. (…) La conférence de Durban (…) a donné lieu à la plus violente mise en scène de cet antisionisme antiraciste24. » Le médecin-écrivain met aussi fortement en évidence la force légitimatrice de l’antisionisme radical, comme forme dominante de la judéophobie contemporaine. Il en sou­ligne justement l’une des conditions, le couplage de la cause palestinienne avec d’autres causes mobilisatrices : « En légitimant la lutte armée des Palestiniens quelle qu’en soit la forme, même lorsqu’elle vise des civils innocents », l’antisionisme radical, « amalgamé à des thématiques aux­quelles les jeunes sont sensibles : l’avenir de la mondialisation, les dangers écologiques, la pauvreté croissante du Tiers-monde », tend à « légitimer les actions violentes commises en France même25 ».

 

(p.359) Le président Bush, surtout après les attentats antiaméricains du~7 11 septembre 2001, a été à son tour dénoncé comme «valet» ou « marionnette de Sharon », ou encore des « likoudniks ». Le numéro deux d’Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri (né au Caire en 1951), considéré comme le « cerveau du Jihad »34, a déclaré sans fard en 2002 : « L’Amérique est aujourd’hui totalement contrôlée par les Juifs35. » « Les Juifs », et non pas seulement les « sionistes » ou les « likoudniks »… À bien des égards, dans (p.360) le nouveau discours antijuif, le jumelage de « l’impérialisme américain «  et du « sionisme » a remplacé le couplage du judaïsme et de la franc-maçonnerie, ainsi que l’amalgame entre Juifs et bolcheviks.

 

 

CHAPITRE   12 Le nouveau régime des accusations antijuives

 

(p.363) Dès la fin des années 1960, dans la rhétorique « antisioniste », l’accu­sation de « génocide » s’ajoute à celles de « colonialisme » et de « racisme » et, bien sûr, d’« impérialisme », présentes dans le discours palestinien de propagande dès ses premières esquisses, dues au travail préparatoire des réseaux du mufti Haj Amin al-Husseini et des « nazis du Caire », dont Johann von Leers (« Omar Amin»), l’un des plus actifs1. En Europe, certains milieux négationnistes d’extrême droite apportent leur pierre à l’édifice « antisioniste », notamment à l’époque de la guerre des Six-Jours, par un double argument : alors que la « Solution finale », selon eux, n’aurait jamais, pour les nazis, signifié « génocide » des Juifs (position négationniste), les Israéliens la mettraient réellement en application vis-à-vis des Palestiniens, avec le soutien de la « juiverie internationale ». Le néonazi François Duprat, en juillet 1967, théorise ainsi l’accusation infâme : « Les Israéliens sont-ils débarrassés des tares physiques de leur race ? (…) Israël, un pays débarrassé de la lèpre de l’internationalisme (…) juif, plaie de tous les peuples du monde ? (…) Ils savent compter sur la juiverie internationale, toujours prête à entrer en action lorsque les intérêts de la « Race Élue » sont menacés n’importe où dans le monde. (…) L’exploitation des pseudo « Six millions de morts » du national-socialisme a arraché à l’Allemagne Fédérale un milliard de dollars depuis 1952 (…) Le frénétique impérialisme sioniste se donne libre cours2. »

 

(p.366) Le 26 mai 2005, la cour d’appel de Versailles a condamné le socio­logue Edgar Morin et Jean-Marie Colombani, en qualité de directeur de la publication du Monde, ainsi que le député européen (chevènementiste) Sami Naïr et la romancière (pro-palestinienne) Danièle Sallenave15, pour « diffamation raciale » envers le peuple juif. Pour la cour d’appel de Versailles, la tribune libre intitulée « Israël-Palestine : le cancer », parue dans Le Monde le 4 juin 2002 sous la signature d’E. Morin, D. Sallenave et S. Naïr, contient deux passages (ceux rapportés ci-dessus) qui constituent une diffamation raciale au sens des articles 29 alinéa 1 et 32 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881. La cour d’appel a donc condamné MM. Morin, Colombani, Naïr et Mme Sallenave à verser à l’association France-Israël et à l’association Avocats sans Frontières un euro de dommages-intérêts, ainsi qu’un total de 6 000 euros de frais de procédure, et a ordonné la publica­tion de l’arrêt dans Le Monde. Elle a infirmé ainsi le jugement rendu en première instance, le 12 mai 2004, par le tribunal de grande instance de Nanterre (Hauts-de-Seine) qui avait débouté ces associations de leurs poursuites. Dans ses attendus, la cour d’appel de Versailles reproche aux trois cosignataires de l’article (et au directeur du Mondé) d’avoir imputé « à l’ensemble des Juifs d’Israël le fait précis d’humilier les Palestiniens et d’en tirer satisfaction » et d’avoir imputé « aux Juifs dans leur globalité et, au-delà même des seuls Juifs d’Israël, le fait de persécuter les Palestiniens ». La cour estime que ces passages, « par l’imputation outrancière des faits se (p.367) distinguent du reste de l’article qui renferme l’expression des convictions personnelles des auteurs dans le cadre d’un débat politique dont le carac­tère grandement polémique se justifie par la nature même du conflit » israélo-palestinien. Elle juge cependant que les passages condamnés « sont au-delà de la polémique » en ce qu’ils dressent « un constat péremptoire diffamatoire de la nation juive16 ».

 

(p.370) Dans un sermon prononcé le vendredi 13 mai 2005, retransmis depuis la Grande Mosquée de Gaza en direct sur la télévision de l’Autorité palestinienne, /le cheikh Ibrahim/ Muderis affirmait en substance que « l’ultime étape de l’histoire sera la domination de tous les pays chrétiens par l’Islam et l’extermination de tous les Juifs ».

 

(p.371) /Muderi:/ « (…)Regardez l’histoire moderne. Où sont la Grande-Bretagne, la Russie tsariste, la France qui dominait presque la totalité du monde ? Où est l’Allemagne nazie qui a massacré des millions de personnes et dominé le monde ? Où sont parties toutes ces superpuissances ? Lui qui les a faites disparaître fera aussi disparaître l’Amérique, Inchallah. »

Mais, dans son sermon, le cheikh Mudeiris ne s’en tient pas à ce  résumé saisissant de la vision conspirationniste de l’Histoire, il formule en outre une prophétie, celle de la revanche finale de l’islam sur ses ennemis :

« Nous avions autrefois dominé le monde, et par Allah, le jour viendra où nous le dominerons à nouveau. Le jour viendra où nous dirigerons l’Amérique. Le jour viendra où nous dirigerons la Grande-Bretagne et le monde entier. Sous notre domination, les Juifs n’auront pas une vie tranquille, parce qu’ils sont des traîtres par nature, et ils l’ont toujours été tout au long de l’histoire. (…) Le jour viendra où tout sera repris aux Juifs, même les arbres et les pierres qui ont été leurs victimes. Chaque arbre et chaque pierre voudront que les musulmans viennent à bout de tous les Juifs29. »                                                                                                 

 

(p.372) Dans un entretien accordé le 21 octobre 2001 au journaliste Taysir Aluni pour Al-Jazira, Oussama Ben Laden répond sans détour à la question de savoir s’il est par­tisan du « choc des civilisations » : « Sans aucun doute. Le Livre [saint] le mentionne clairement. Les Juifs et les Américains ont inventé ce bobard de paix sur terre. Ce n’est qu’un conte pour enfants. Ils ne font que chloro­former les musulmans tout en les conduisant à l’abattoir. Et la tuerie continue. Si nous nous défendons, on nous appelle terroristes. Le Prophète a dit : « La fin [du monde] n’adviendra pas avant que les musulmans et les Juifs ne se combattent jusqu’au point où le Juif se cachera derrière un arbre et un rocher. Alors l’arbre et le rocher diront : ‘Eh musulman ! il y a un (p.373) Juif qui se cache derrière moi. Viens le tuer !’. » Celui qui prétend qu’il y aura une paix durable entre nous et les Juifs est un impie [kafa] car il renie le Livre [saint] et son contenu34. »

On soulignera le fait qu’une opération relevant du « crime contre l’humanité » apparaît ainsi pour la première fois, dans la période post­nazie, comme un objectif clairement fixé d’un combat mondial. Il reste à s’interroger sur le fait non moins troublant que c’est seulement dans le monde musulman, et en référence à une certaine lecture du Coran, qu’un tel projet criminel de grande envergure est formulé. Voilà qui semble donner raison aux pessimistes culturels qui jugent que l’islam est une religion de combat et de conquête, prônant l’extermination des « ennemis de l’Islam ». La position de ceux qui, prêcheurs angéliques du « dialogue des civilisations », continuent inlassablement d’affirmer avec optimisme que « l’islam est une religion de paix et de tolérance », paraît difficile à défendre dans un tel contexte. Face à la réalité du monde islamique aujourd’hui, où les minorités actives jihadistes donnent le ton et nourris­sent l’enthousiasme militant des masses, les pessimistes pourraient bien être des réalistes lucides, et les optimistes angéliques de simples illuminés perdus dans leurs rêves. Néanmoins, ce même réalisme interdit aussi de réduire les multiples manières de pratiquer la religion musulmane à ses formes politiques à la fois fondamentalistes et révolutionnaires.

L’« antisionisme » extrémiste en cours de dilution dans le terrorisme islamique, donnant souvent dans le délire paranoïaque, porté par des pul­sions criminelles, voire exterminatrices, légitimé par un islam réduit au fanatisme jihadiste et n’hésitant pas à fabriquer ou exploiter des faux (les Protocoles ou d’autres « forgeries » récentes), ne saurait être confondu avec une critique de la politique mise en œuvre par tel ou tel gouvernement israélien, critique politique restant dans les limites du débat démocratique dont nul (sauf précisément les extrémistes) ne met en cause la légitimité. Lorsque la critique est insistante, permanente, sans nuances, elle perd sa légitimité démocratique pour se transformer en machine à diaboliser. Un antisioniste peut ainsi, sur un continuum idéologique, partir d’une posture critique (premier pôle) et aboutir à un projet de destruction d’Israël (deuxième pôle). Ce projet n’est autre que l’antisionisme absolu, déni du droit à l’existence d’Israël et appel à son éradication. C’est pourquoi, pour simplifier, l’on peut distinguer entre un antisionisme de critique politique et un antisionisme éradicateur. Cette distinction se réinterprète en faisant jouer la catégorie d’essentialisme. On distinguera alors deux types de posi­tion critique, selon la conception de l’objet visé, qui peut être soit ce qu’Israël fait (réellement), soit ce qu’Israël est (ou, plus exactement, est censé être). Dans le premier cas, il s’agit d’un « antisionisme » (certes fort mal nommé) d’ordre politique, alors que, dans le second cas, il s’agit d’un antisionisme essentialiste, global, où l’on peut voir avec certains bons auteurs l’antisionisme tout court35.

 

(p.374) (…) En 1996, dans une déclaration publique où il se dévoile, Robert Faurisson s’attaquera expressément aux Juifs, et non plus seulement aux « sionistes », comme dans ses déclarations de 1978 et de 1980 : « Ou bien la Shoah a existé avec les chambres à gaz, et alors les Allemands, dans cette affaire, se sont comportés en fieffés criminels. Ou bien la Shoah, ces cham­bres à gaz, n’ont pas existé, et les Juifs se comportent, dans cette affaire, comme de fieffés menteurs. Et, pour moi, puisque cette Shoah, ces cham­bres à gaz, n’ont jamais existé, j’en conclus que, dans cette affaire, les Juifs depuis cinquante ans se comportent en fieffés menteurs. » L’accusation est claire : pour le chef de file du negationnisme international, l’invention et la diffusion du « mensonge d’Auschwitz » sont les produits d’un complot pour dominer le monde au moyen d’une entreprise de^ culpabilisation ayant eu notamment pour effet de justifier la création de l’Etat d’Israël.

 

 

CHAPITRE  13 Variations dans la vague antijuive : chiffrages et décryptages

 

(p.375) L’évolution de la judéophobie dans les années 2000 présente deux caractéristiques principales : d’une part, l’importance de plus en plus grande prise par le pôle arabo-musulman dans la diffusion et la réorien­tation du discours judéophobe – dans un sens jihadiste ; d’autre part, le déplacement du noyau dur des accusations antijuives du stéréotype hérité du XIXe siècle : « Les Juifs ont trop de pouvoir » au stéréotype forgé par l’extrême droite dans les années 1930, avant d’être recyclé dans la propagande « antisioniste » de la fin du XXe siècle : « Les Juifs (ou « les sionistes ») contrôlent la politique des États-Unis au Moyen-Orient. »

 

 

(p.375) C’est en France, parmi les pays d’Europe de l’Ouest, qu’on a recensé leplus grand nombre d’incidents antijuifs.

 

(p.376) En 2003, comme en 2002 et en 2000, les Juifs apparaissent, et de loin, comme les premières victimes des actions violentes ou des menaces à caractère raciste ou xénophobe. Il en va de même en 2004. Si les cibles préférentielles sont les Juifs, les auteurs des violences et des menaces les visant ne sont plus majoritairement des individus d’extrême droite : ils sont recrutés avant tout parmi les «jeunes » des « quartiers sensibles », souvent issus de l’immigration, notamment maghrébine et d’identité culturelle « musulmane ». Sur 463 menaces antijuives rencensées en 2003, 50 d’entre elles seulement paraissent imputables aux milieux d’extrême droite8. Alors qu’en 1993, 92 % du total des violences racistes et xéno­phobes (antisémitisme compris) étaient imputables à l’extrême droite, ce pourcentage tombe en 2003 à 18 % (14 % en 2002). Les auteurs de ces attentats contre des lieux juifs fortement symboliques ou de ces agressions contre des personnes juives sont pour la plupart marqués par la propa­gande islamiste ou antisioniste, et, pour certains, peuvent être considérés comme étant « en rupture avec leur environnement social9 ».

 

(p.378) Rappelons qu’en France, les Juifs sont environ 600 000, que le nombre des musulmans – dont la rumeur dit qu’il se situerait entre 4 et 6 millions – ne dépasse pas 3,7 millions de personnes (nourrissons inclus !)n. Quant au nombre des étrangers ou des Français d’origine maghrébine, il serait de l’ordre de 3 millions12. Or les incidents antijuifs sont régulièrement supposés « en baisse », dénoncés par certains médias comme « surestimés » ou « inférieurs en nombre » aux incidents « islamophobes » ou « anti-Maghrébins » (alors même que les statistiques disponibles établissent le contraire). L’opinion paraît suivre. Par exemple, alors qu’en 2003 il est établi que 72 % du total des violences et des menaces recensées ont visé des Juifs, le sondage d’opi­nion réalisé par l’institut BVA du 24 novembre au 5 décembre 2003 pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) montre que, dans l’opinion française, les « Arabes », les « Maghrébins » ou (p.379) les « musulmans » sont perçus comme les premières victimes du racisme. Il y a donc une distorsion entre la perception collective des manifestations de racisme et leur réalité sociale13

(…)

Le ministère de l’Intérieur précise qu’au total, en France, les enquêtes sur les violences antijuives en 2002 (au nombre finalement fixé à 195) « ont conduit à l’interpellation de 77 personnes mettant en cause 55 per­sonnes d’origine maghrébine et 6 d’origine africaine, issues de « quartiers sensibles » », et que les 737 menaces antijuives répertoriées au cours de la même année « ont été suivies de 85 interpellations, parmi lesquelles celles de 46 jeunes d’origine maghrébine, de 5 militants d’extrême droite et de 2 militants d’extrême gauche15 ». Notons au passage qu’en Grande- „ Bretagne, le profil des auteurs de violences antijuives reste plus tradi­tionnel : en 2005, à Londres, 52 % des auteurs d’incidents antijuifs pour lesquels on disposait d’une description physique étaient des « autochtones », des « Blancs », souvent d’extrême droite16.

Voilà donc ce qui émerge de l’analyse des multiples indicateurs -disponibles, ce qui paraît aussi surgir de la poussière des événements lorsqu’on se risque à les interpréter, en même temps qu’à entendre les messages de haine qui les accompagnent : un mélange répulsif de vieil antisémitisme résurgent (« Les Juifs ont trop de pouvoir ») et d’anti-sionisme palestinophile en expansion (« Les Juifs tuent nos frères palesti­niens »), porté autant par diverses mouvances d’extrême gauche que par  » certains milieux d’extrême droite. La radicalité croissante de cette nouvelle configuration judéophobe va de pair avec sa banalisation, ce qui la fait fonctionner comme une nouvelle vulgate.

 

 

(p.381) Le rapport Obin (juin 2004) comporte une synthèse des informations recueillies par l’Inspection générale de l’Éducation nationale consacrée au thème « L’antisémitisme et le racisme » qui, sur un ton modéré, indique la gravité de la situation :

«Des institutions et des médias se sont largement fait l’écho du récent développement de l’antisémitisme dans la vie sociale et dans les établissements scolaires. Nous ne pouvons hélas que confirmer l’ampleur et la gravité d’un phénomène qui prend deux formes principales. D’une part on observe la banalisation, parfois dès le plus jeune âge, des insultes à caractère antisémite. Le mot « juif lui-même et son équivalent « feuj » semblent être devenus chez nombre d’enfants et d’adolescents une insulte indifférenciée, pouvant être émise par quiconque à l’endroit de quiconque. Notre sentiment est que cette banalisation ne semble en moyenne que peu émouvoir les personnels et les responsables, qui mettent en avant, pour justifier leur indifférence, le caractère banalisé et non ciblé du propos, ou encore l’existence généralisée d’insultes à caractère raciste ou xénophobe entre élèves, visant par exemple les « Arabes » ou les « Yougoslaves » : une composante de la « culture jeune » en quelque sorte. D’autre part les insultes, les menaces, les agressions, bien ciblées cette fois-ci, se multiplient à l’encontre d’élèves juifs ou présumés tels, à l’intérieur comme à l’extérieur des établissements ; elles sont généralement le fait de condisciples d’origine maghrébine. Dans les témoignages que nous avons recueillis, les événements du Proche-Orient ainsi qu’une sourate du Coran sont fréquemment invoqués par les élèves pour légitimer leurs propos et leurs agressions. Ces justifications peuvent aller jusqu’à assumer les persé­cutions ou l’extermination des Juifs. L’apologie du nazisme et de Hitler n’est pas exceptionnelle : elle apparaît massivement dans d’innombrables graffitis, notamment de croix gammées, et même parfois dans des propos ouvertement tenus à des instituteurs, professeurs et personnels d’éducation. Ces agressions n’épargnent pas des personnels ni d’autres élèves, comme cette collégienne turque nouvellement arrivée en France et devenue le souffre-douleur de sa classe parce que son pays « est un allié d’Israël ». Il est d’ailleurs devenu fréquent, pour les élèves, de demander sa religion à un nouvel élève ou à un nouveau professeur. Nous avons constaté que beaucoup de professeurs ne refusaient pas de répondre à cette question. Ces agressions, parfois ces persé­cutions ravivent des souvenirs particulièrement douloureux chez les familles dont les enfants en sont les victimes. Elles ont notamment pour effet, dans certaines grandes agglomérations où l’offre scolaire et les transports en commun le facilitent, le regroupement des élèves d’origine juive, dont la sécurité n’est plus assurée dans nombre d’établissements publics, dans des établissements privés et publics dont l’aspect « communautaire » ou « pluri-communautaire » est de plus en plus marqué. (…) Dans d’autres établisse­ments, comme dans ce collège d’un bourg de la vallée du Rhône, nous avons (p.382) constaté que la scolarisation d’élèves juifs ne se faisait plus que grâce à sa dissimulation, seul le principal en ayant été informé par les parents et assurant discrétion et vigilance ; mais le patronyme des élèves ne le permet pas toujours. Cette situation existe également s’agissant de personnels. Quoi qu’il en soit, si le racisme le plus développé dans la société reste le racisme anti­maghrébin, ce n’est plus le cas dans les établissements scolaires, où il a été très nettement supplanté par le racisme anti-juif. Il est en effet, sous nos yeux, une stupéfiante et cruelle réalité : en France les enfants juifs – et ils sont les seuls dans ce cas – ne peuvent plus de nos jours être scolarisés dans n’importe quel établissement. »

 

(p.385) Sur les 55 pays membres de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération policière en Europe), seuls 29 États tiennent des statistiques « sur les crimes d’intolérance commis chez eux » (sommet de Cordoue, 9-10 juin 2005). À s’en tenir aux seuls chiffres disponibles, on risque donc de surestimer ou de sous-estimer l’importance des phéno­mènes dits racistes et antisémites dans les pays considérés. Ces limites une fois mises en évidence, incitant à une grande prudence méthodologique, il est cependant possible de donner une analyse comparative partielle portant sur tel ou tel aspect de la judéophobie en Europe et dans quelques pays non européens.

Prenons, par exemple, les chiffres que fournissent les services autri­chiens : 63 incidents antijuifs recensés en 2002, 108 dans les 8 premiers mois de l’année 2003 (actions et menaces confondues). Des chiffres comparativement élevés, et fort inquiétants, pour un pays doté d’une population à peine supérieure à 8 millions (et comptant environ 8 000 Juifs), alors que la France compte environ 62 millions d’habitants (dont environ 600 000 Juifs). Mais ce qui domine dans le tableau, ainsi que le note l’EUMC, c’est la banalisation du discours antijuif. En l’absence de statistiques fiables autorisant des comparaisons objectives, on peut seu­lement supposer que l’Italie, la Grèce, l’Espagne, la Hongrie et la Répu­blique tchèque sont dans une situation semblable : peu d’actions vio­lentes, mais une forte circulation de clichés antisémites, dans les médias comme dans la vie quotidienne. Le cas de la Pologne reste à étudier :

 

(p.386) (p.386) selon certaines sources, en particulier le rapport de l’OSCE rendu public au sommet de Cordoue, les 9 et 10 juin 2005, ce pays serait le plus touché par l’antisémitisme tant rhétorique que « physique ». Selon un rapport du Conseil de l’Europe publié le 15 juin 2005, les principaux responsables des incidents antijuifs en Pologne, où vivent entre 5 000 et 10 000 Juifs, seraient des groupes néonazis. Mais les informations restent aussi très insuffisantes sur les autres pays d’Europe de l’Est (les anciens pays du bloc soviétique) : plutôt que les États, ce sont les ONG et d’autres associations civiles qui recueillent les données permettant de quantifier approximative­ment les incidents antijuifs. Les résultats de certaines enquêtes d’opinion permettent à la fois, selon divers indicateurs d’« antisémitisme », de com­parer un certain nombre de pays européens et d’étudier leurs évolutions respectives quant aux représentations et aux croyances antijuives. Les deux grandes enquêtes d’opinion, déjà citées, réalisées en 2005 et en 2007 par le groupe Taylor Nelson Sofres (TNS) à la demande de l’Anti-Defamation League (ADL) montrent que le taux global d’« antisémitisme », en Europe, est passé de 37 % en 2005 à 43 % en 200729. L’augmentation des opinions judéophobes est donc générale, à l’exception d’un seul pays, les Pays-Bas, passés de 27 % en 2005 à 26 % en 2007. Les pays les plus touchés sont, en 2005 comme en 2007, l’Espagne, la Hongrie et la Pologne. Les moins touchés restent le Royaume-Uni (de 24 % à 30 %), les Pays-Bas, la France (de 28 % à 34 %) et l’Allemagne (restée stable à 36 %). Quant à l’Autriche, elle est passée de 35 % en 2005 à 47 % en 2007.

Quatre pays semblent peu touchés par la vague antijuive récente : l’Irlande, le Luxembourg, le Portugal et la Finlande. La Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni, et, dans une moindre mesure, le Danemark et la Suède présentent un paysage comparable à celui qu’offre la France, avec une forte proportion d’agresseurs d’origine maghrébine, variant entre le tiers et les deux tiers selon les pays et les années – des immigrés ou des individus issus

d’une immigration de religion musulmane -, sans que les violences antijuives y atteignent des niveaux semblables. En Grande-Bretagne, par exemple, où vivent environ 300 000 Juifs, les « incidents antisémites » ont augmenté depuis la fin des années 1980 (1989-1995) – 301 «incidents» par an entre 1993 et 1995 – puis ont diminué entre 1996 et 1998 (236 « incidents »), avant de remonter en 1999 (270).

 

(p.387) En Suède, 131 incidents antijuifs ont été enregistrés durant l’année 2000 ainsi qu’en 2002 (et 115 en 2001). Un certain nombre d’enquêtes ont établi le fait que les Juifs suédois dissimulaient souvent en public leur identité religieuse et mettaient leur numéro de téléphone sur « ligne rouge » pour éviter d’être harcelés. Dans de nombreux établissements scolaires, les élèves juifs subissent l’hostilité déclarée de groupes d’élèves arabo-musulmans. Dans l’opinion, le thème du pouvoir juif et celui de la manipulation juive de la politique et des médias sont largement répandus, notamment sous la forme de la dénonciation du « lobby sioniste ». Par ailleurs, le mouvement antimondialisation apparaît comme le vecteur d’un antisionisme radical, dont témoignent nombre de sites Internet32. Dans tous les pays européens mentionnés, les incidents antijuifs se sont multi­pliés à partir du mois d’octobre 2000, lorsque la deuxième Intifada a été lancée. En Allemagne, par exemple, après une diminution du nombre des incidents antijuifs entre 1996 et 1999, on note une brutale augmentation de ces derniers en 2000 : leur nombre est multiplié par trois au cours du 4e trimestre 2000. Les actes antijuifs violents sont passés de 18 en 2001 à 28 en 2002. Quant aux menaces, elles ont considérablement augmenté depuis 2000. Les milieux d’extrême droite continuent de jouer un rôle important dans les attaques (visant surtout les monuments ou les symboles) et les intimidations. Depuis les premiers mois de 2004, on note en Alle­magne une augmentation des agressions contre des Juifs commises par des individus caractérisés comme des «jeunes musulmans ». En Belgique (où la population juive approche 40 000 personnes), alors que les incidents antijuifs recensés s’élevaient à 4 en 1999 et à 3 en 2000, ils sont passés à 27 en 2001, 51 (62) en 2002, 28 en 2003, 46 en 2004, 60 en 2005, 66 en 2006 et 69 en 2007. Il faut tenir compte de fortes disparités régionales : en 2006, par exemple, les attaques contre les personnes physiques ont visé des Juifs orthodoxes à Anvers, tandis que les menaces, les insultes et les actes de vandalisme ont été observés plutôt à Bruxelles33. En Suisse germano­phone, d’après des chiffres fournis par l’association Aktion Kinder des Holo-caust, le nombre d’incidents antijuifs recensés a doublé en 2006. Une hausse comparable a été observée en Suisse francophone.

En Amérique du Nord, on notera qu’au Canada le nombre des inci­dents antijuifs est passé de 459 en 2002 à 584 en 2003, la plupart ayant eu lieu en Ontario (400) et au Québec (108), régions du territoire canadien où l’on trouve le plus grand nombre de Juifs. En 2004, le Canada est apparu comme l’un des pays occidentaux les plus touchés par la récente vague antijuive, après la France et la Grande-Bretagne. Aux États-Unis, le (p.388) nombre des incidents antijuifs est d’abord resté stable à un niveau élevé, passant de 1 559 en 2002 à 1 557 en 2003, avant d’augmenter en 2004, notamment dans les derniers mois, pour atteindre 1 821, ce qui corres­pond à une augmentation de 17 % par rapport à l’année précédente. Les incidents antijuifs relevés sont relatifs d’abord aux violences commises par les nombreux groupes néonazis existant aux États-Unis, ensuite aux conduites de harcèlement dont sont victimes les jeunes Juifs en milieu scolaire, et, à un moindre niveau, aux intimidations ou aux agressions sur les campus universitaires34. L’Australie, où la propagande négationniste s’était diffusée dans les années 1980 et 1990, n’est pas épargnée par la récente vague : le nombre des incidents antijuifs enregistrés entre octobre 2003 et septembre 2005 est supérieur de 50 % à la moyenne des quatorze dernières années dans ce pays35.

Quant à l’Amérique latine, le cas de l’Argentine, qui compte une population juive d’environ 190 000 personnes, montre que la haine anti­juive y persiste à un niveau élevé : en 2004, un rapport de la communauté juive (rendu public au début de 2005) recense 174 agressions antisémites, et note l’apparition récente de drapeaux à croix gammée et de courriels antijuifs. La présence d’une population musulmane d’environ 300 000 personnes constitue l’un des vecteurs, avec l’extrême gauche, de l’antisionisme radical. En outre, le thème de la puissance juive inter­nationale reste largement répandu dans l’opinion36. Depuis 2003, au Venezuela, sous la dictature masquée du nouveau type de caudillo qu’est Hugo Châvez, populiste d’extrême gauche violemment antiaméricain et corrélativement « antisioniste », les incidents antisémites se sont multipliés. Dans ce pays, le président lui-même donne le ton en la matière, par exemple en reprenant à son compte la dénonciation altermondialiste des « maîtres du monde » tout en suggérant que ces derniers se confondent largement avec les représentants d’une « puissance financière » inter­nationale caractérisée selon les poncifs judéophobes37. Dans une allocu­tion prononcée la veille de Noël, le 24 décembre 2005, devant l’auditoire du Centre Manantial de Los Suefos dans l’État de Miranda, un centre d’hébergement et de réinsertion de personnes sans domicile fixe, Châvez, après s’être lancé dans ses diatribes habituelles contre « l’impérialisme », en est venu à célébrer lyriquement « Jésus, le commandant des commandants des peuples, Jésus le justicier (…), le Christ révolutionnaire, le Christ socialiste », puis s’est risqué à faire allusion à certaines diaboliques « mino­rités qui se sont emparées des richesses mondiales » : « Aujourd’hui, plus que jamais en 2 005 ans, il nous manque Jésus-Christ (…). Le monde dispose d’assez de richesses et de terres pour tous (…), mais, dans les faits, des minorités, les descendants de ceux-là mêmes qui crucifièrent le Christ, les descendants de ceux qui jetèrent Bolivar hors d’ici et le crucifièrent aussi à leur manière à Santa Marta en Colombie (…), se sont emparées des richesses mondiales, une minorité s’est approprié l’or de la planète, (…) et

[a concentré les richesses entre quelques mains. »

Comme l’ont fait remarquer les responsables du Centre Simon-Wïesenthal pour l’Amérique latine (Argentine), le président vénézuélien sollicite dans ce discours deux stéréotypes de l’antijudaïsme traditionnel :

(p.389) les Juifs comme peuple déicide et comme puissance financière. Dans la vulgate chrétienne encore largement dominante dans les pays latino-américains, ce sont en effet toujours les Juifs qui sont accusés d’avoir crucifié Jésus. Et il n’est guère difficile d’identifier les membres de la « minorité » possédant aujourd’hui « la moitié des richesses du monde entier » lorsqu’ils sont désignés comme les « descendants » de ceux qui « crucifièrent le Christ ». Sauf à supposer, avec un grain d’ironie, que Châvez visait les Italiens d’aujourd’hui, en tant que lointains descendants des Romains.

En Europe de l’Est, c’est surtout en Pologne, en Ukraine et en Russie que les violences antijuives peuvent s’observer. Le cas de la Russie, où l’on comptait au début des années 2000 un peu plus de 224 000 Juifs (contre 540 000 en 1989), est singulier : on y rencontre à la fois un racisme antijuif porté par un grand nombre de groupes d’extrême droite (de « skinheads » et de néonazis), un antisémitisme politique traditionnel exploité par des leaders politiques (tel Vladimir Jirinovski) et une judéo-phobie d’opinion ou populaire, nourrie ces dernières années par les cam­pagnes anti-oligarques38. Le 27 juin 2005, on a ainsi appris avec stupeur que le procureur général de Russie avait décidé d’ouvrir une enquête pour déterminer si le recueil de halacha (lois juives) « Shoulchan Arouch », écrit au XVIe siècle par le rav Yossef Karo, incitait à la violence contre les Russes non juifs. Le même procureur a également demandé d’envisager de mettre hors la loi la religion juive et les organisations juives russes, ce qui revient à donner une caution officielle à l’antisémitisme montant en Russie. Car le nombre d’actes antijuifs, en Russie, est en augmentation constante ces dernières années, et ces actes sont essentiellement le fait de jeunes Russes sensibles à la thématique néonazie. Le 12 janvier 2006, un jeune skinhead russe âgé d’environ 20 ans, est entré dans la synagogue Poliakov (Loubavitch) de Moscou en criant « Heil Hitler !» et a poignardé dans le dos les fidèles qui priaient, en blessant neuf. Parmi les blessés, on comptait trois Israéliens, le rabbin et un gardien de la syna­gogue. Quatre des personnes touchées étaient dans un état grave. Selon la police, Alexander Kupatchev fréquentait les milieux néonazis moscovites et était dans un état d’ébriété avancée lorsqu’il a commis son agression. Fin mars 2006, le jeune agresseur antijuif a été condamné à treize ans de prison ferme par un tribunal russe. Le parquet avait requis 16 ans de détention et un traitement psychiatrique39.

Il convient de relever le cas singulier de la Turquie : ce pays, désor­mais dirigé par un parti islamique, se caractérise par l’évolution inquiétante de son opinion qui, travaillée par une propagande antijuive spécifique — de facture anti-judéo-maçonnique – portée par des milieux islamistes très mobilisés, est de plus en plus imprégnée par les thèmes de l’antisionisme radical. La dénonciation du « complot judéo-maçonnique » s’inscrit désor­mais explicitement, chez les islamistes, dans le projet d’en finir avec le kémalisme (Mustapha Kemal étant dénoncé comme un « judéo-maçon ») et de rétablir le califat, tout en instituant la Chari’a. Les attentats expressé­ment antijuifs de novembre 2003 en Turquie suffisent à montrer que les islamistes radicaux sont décidés à recourir à la violence terroriste contre les (p.390) Juifs partout dans le monde. Le 15 novembre 2003, à Istanbul, deux atten­tats à la camionnette piégée, à l’évidence coordonnés, faisaient 25 morts et plus de 300 blessés (bilan fait le 17 novembre), l’un visant la synagogue de Beth Yaakov (située au cœur de Fera, l’ancien quartier juif d’Istanbul) où 300 fidèles assistaient à une Bar Misvah, l’autre contre la plus importante synagogue de la grande ville turque, Neve Shalom40. Ces deux attentats ont été aussitôt revendiqués par une organisation islamiste clandestine, le Front islamique des combattants du Grand-Orient (IBDA-C), fondé en 1985, dont l’objectif est d’instaurer un État islamique en Turquie. Ils ont aussi été revendiqués par les Brigades du martyr Abou Hafs al-Masri, qui appartiennent au réseau Al-Qaida, lequel n’a cessé en effet de menacer les régimes islamiques modérés (Turquie, Indonésie, Maroc). Et l’on sait que la Turquie est l’un des principaux alliés régionaux d’Israël et des États-Unis. Cinq jours plus tard, le 20 novembre 2003, une deuxième série d’attentats terroristes commis à Istanbul, visant des intérêts britanniques (le consulat de Grande-Bretagne et une agence de la HSBC, banque anglaise), faisait 27 morts, dont le consul général de Grande-Bretagne, et 450 blessés41. Comme les attentats antijuifs du 15 novembre, ces attentats anti-britanniques ont été organisés par des cellules locales entraînées dans le Jihad mondial, avec ou sans chef d’orchestre, mais avec une aide logis­tique étrangère, qu’on peut attribuer à Al-Qaida42. Nouvelle preuve que le terrorisme islamiste planétaire est décidé à n’épargner aucun pays.

Après les attentats antiaméricains du 11 septembre 2001, la pratique de la terreur antijuive s’est étendue à certains pays du Maghreb. Même la Tunisie, l’un des pays de culture musulmane dont les dirigeants politiques sont les plus hostiles à l’islamisme radical, paraît touchée par la vague anti­occidentale et antijuive. L’attentat terroriste meurtrier contre la synagogue de Djerba, en Tunisie, constitue un symptôme de la présence active des réseaux islamo-terroristes dans ce pays. Cet « attentat-suicide » commis par un islamiste de l’organisation d’Oussama Ben Laden, le 11 avril 2002, contre le lieu de pèlerinage le plus vénéré du judaïsme séfarade (après le Mur des Lamentations), a fait 21 morts, dont 14 Allemands, 5 Tunisiens et 2 Français. L’attentat avait été organisé sous la direction de Khalid Cheikh Mohammed, le responsable des opérations extérieures d’Al-Qaida, surnommé « le cerveau » par Oussama Ben Laden. La Tunisie a ainsi été le premier pays visé par Al-Qaida après les attentats du 11 septembre 200l43. La menace islamiste, en Tunisie, est contenue par le gouverne­ment autoritaire du président Ben Ali, au prix, certes, d’un système de répression qui peut parfois déraper, mais l’islamo-terrorisme étant une menace sérieuse, il s’agit pour ce gouvernement de se donner les moyens de la conjurer44. Le Maroc n’a pas été non plus épargné par le terrorisme islamiste, qui privilégie les cibles juives dans le cadre d’une stratégie de purification ethnique consistant à terroriser les derniers Juifs qui y résident pour les pousser à l’émigration. Les cinq attentats (à la bombe ou à la voiture piégée) qui ont eu lieu à Casablanca, dans la soirée du 16 mai 2003, visaient principalement des Juifs, fixés au Maroc ou de passage en touristes. Le choix des cibles est significatif: le Cercle de l’Alliance israé­lite, l’ancien cimetière israélite, un restaurant italien (El Positano) dont le

(p.391) patron est juif et le restaurant de la Casa de Espana, très fréquenté par les touristes (notamment israéliens)45. Ces attentats-suicides ont fait 45 morts (dont 12 islamikazes) et une centaine de blessés. Les islamikazes apparte­naient vraisemblablement à un groupe islamiste local, « Le Droit chemin » (Al-Sirat Al-Moustaqim), lié à la mouvance jihadiste-salafiste46. Le Français Richard Robert, converti à l’islam et passé à l’islamisme radical (avec le titre d’« émir »), accusé d’activités terroristes, a été condamné à la réclu­sion à perpétuité dans la nuit du 18 au 19 septembre 2003 par la chambre criminelle de la cour d’appel de Rabat. Comme en écho aux attentats de Casablanca, cinq attentats-suicides ont été perpétrés en Israël du 17 au 19mai200347.                                              ‘ ‘                                         4

La vague de terrorisme islamiste visant des Juifs au Maroc s’est confirmée quatre mois plus tard : le 11 septembre 2003, un commerçant estimé, Albert Rebibo, Juif marocain âgé de 55 ans, a été assassiné par deux tireurs cagoules à Casablanca. Confiant, Albert Rebibo n’avait pas émigré, malgré la pression (la montée en puissance des mouvements islamistes, et leurs succès électoraux), parce que, disait-il : « Le Maroc, c’est ma vie. Il n’y a aucune raison d’avoir peur. » Deux jours plus tard, le 13 septembre, un autre Juif, Elie Afriat, 72 ans, était poignardé à mort à Meknès. Le meurtre de Casablanca, selon des sources policières maro­caines, pourrait avoir été commis par des terroristes liés à Al-Qaida venus de l’étranger48. Au Maroc, en passant à l’offensive au printemps 2003, les islamistes ont bien ouvert un nouveau front, qui s’ajoute aux fronts ouverts en Algérie, en Indonésie, en Arabie Saoudite, en Israël et en Irak49. La pénétration d’Al-Qaida au Maghreb s’est accélérée en septembre 2006, avec l’allégeance officielle du GSPC algérien à l’organisation de Ben Laden et Zawahiri50. Le chef du GSPC s’inspire désormais de la rhétorique d’Al-Qaida, comme dans ce début de message : « Dans ces heures sombres où la coalition judéo-croisée et ses esclaves parmi les renégats ont déclaré une guerre totale contre l’Islam et les musulmans… » Le 24janvier 2007 avait lieu la création officielle d’Al-Qaida au Pays du Maghreb Islamique, suivie par une série d’attentats en Algérie et au Maroc51. Les communiqués du nouveau groupe jihadiste se terminent comme ceux des combattants d’Al-Qaida en Irak : « Puisse Allah nous aider à vaincre les Juifs, les chrétiens et leurs agents parmi les renégats ! Puisse Allah soutenir les Moudjahidines partout où ils se trouvent en leur apportant des renforts52 ! » j

Au Maghreb, d’autres indices d’une pénétration culturelle de l’isla­misme peuvent être relevés. Par exemple, un incident significatif a eu lieu à Tunis en mars 2006 dans un contexte universitaire, montrant l’impré­gnation antijuive d’une partie de la jeunesse étudiante tunisienne, travaillée par la propagande islamiste. Les faits sont les suivants, tels que rapportés par l’agence Guysen.Israël.News, le 14 mars 2006 : « Une céré­monie s’est déroulée le 10 mars à la faculté des Lettres de Manouba lors de la remise à l’Université tunisienne par la famille du professeur Paul Sebag, historien des Juifs de Tunisie décédé en 2004, d’une partie de la bibliothèque de ce dernier, l’autre partie ayant été remise à l’Alliance Israélite universelle (AIU). Des étudiants ont crié : « Les Juifs à la mer ! Vive la Palestine ! Vive le Hamas ! Destruction d’Israël ! Nous ne voulons (p.392) pas de la bibliothèque de Paul Sebag, un communiste stalinien ! Pas de Juifs à l’Université ! Nous tuerons tous les Juifs ! » Les perturbateurs ont essayé de bloquer l’entrée de l’amphithéâtre. Quelques professeurs qui protégeaient la fille de Paul Sebag et Claude Nataf, président de la Société d’histoire des Juifs de Tunisie (SHJT), ainsi qu’un orateur du colloque prévu sur l’œuvre de Paul Sebag, ont été frappés. Les autorités universi-l_ taires tunisiennes ont présenté des excuses53. »

 

(p.3936) La République islamique d’Iran est devenue l’un des principaux centres mondiaux, avec l’Arabie Saoudite et la Syrie, de diffusion de la propagande antijuive.

 

 

CHAPITRE 14 Explication fonctionnelle de l’antisionisme radical : du monde arabo-musulman à la dictature iranienne

 

(p.396) En 2002, un rapport sur le développement humain dans le monde arabe, rédigé par un comité d’intellec­tuels arabes et publié sous l’égide des Nations unies, a mis en évidence un certain nombre de faits d’ordre comparatif illustrant divers aspects du sous-développement dans les pays arabo-musulmans, qu’il s’agisse de la vie culturelle, de la recherche scientifique ou des performances économiques2. Les populations arabo-musulmanes sont, en conséquence, dans une situa­tion de frustration permanente, l’absence de toute perspective d’amélio­ration produisant une amertume et un ressentiment de masse, qui s’expri­ment et s’affichent en tant qu’« humiliation ». Dans ces conditions, l’islam reste la seule consolation, tandis que l’accusation des prétendus respon­sables extérieurs de tout ce qui ne va pas, l’Amérique et Israël, permet de canaliser le sentiment de révolte et la volonté de vengeance. Tout se passe comme si les passions antiaméricaines et antijuives, sans cesse réalimentées, constituaient, dans ces pays, un mode de réduction des tensions sociales, voire un mode de régulation de la cohésion sociale. Il s’ensuit que P« anti- ‘ sionisme », ciment du consensus fabriqué par les propagandistes d’État comme par les prédicateurs islamistes, remplit une fonction indispensable dans ces pays : il fait partie de l’art de gouverner.

 

(p.398) Ce que le journaliste, politologue et historien libanais Samir Kassir, assassiné en juin 20058, appelait le « malheur arabe » ne tient pas seule­ment au fort taux d’analphabétisme observable dans les sociétés arabes, aux inégalités socio-économiques qu’on y constate (les écarts y sont criants entre les immensément riches et les désespérément pauvres), à la condition inférieure de la femme (par ailleurs victime de traitements indignes, voire criminels)9, à la surpopulation des villes et à la désertification des provinces, aux régimes despotiques qui gouvernent par la terreur et la (p.399) manipulation des masses ; il tient encore et surtout au sentiment général que « l’avenir est obstrué », plus précisément qu’il ne se dessine guère que dans un millénarisme morbide fondé sur le culte de la mort et l’exaltation de la figure de Yistichhadi (« celui qui demande le martyre »)10. Le monde arabe, n’hésite pas à affirmer Samir Kassir dans son essai percutant paru en 2004, est « la région de la planète où l’homme a. aujourd’hui le moins de chances d’épanouissement. Et d’ajouter : « À plus forte raison la femme11. » C’est de ce monde désespérant que proviennent les passions négatives et les délires accusatoires les plus déchaînés contre les démo­craties respectivement américaine et israélienne. À son malheur sans issue imaginable, le monde arabo-musulman ajoute la haine et le ressentiment, l’appel à la violence sanguinaire et la fuite dans le mythe d’une purification par le massacre des « ennemis ». L’antisionisme démonologique structure l’imaginaire arabo-musulman et remplit une fonction de diversion qu’aucun autre mythe politique n’est susceptible de remplir. Voilà qui interdit tout optimisme irénique.

En tant que témoin privilégié, la psychologue américaine d’origine syrienne Wafa Sultan voit dans l’islam, à la fois système de croyances (religion proprement dite) et conception normative de l’ordre social et politique, la cause principale du « malheur arabe », pensé ordinairement en termes de « retard » ou de « stagnation » : « Choisissez un pays musulman. N’importe lequel. Qu’y observez-vous ? Rien, si ce n’est ce retard, la pauvreté, la dictature, l’ignorance, la maladie. (…) Pourquoi? Nos vies dans le monde musulman sont le produit des enseignements islamiques, car nos vies sont ce que sont nos croyances. Vous ne pouvez pas améliorer votre vie tant que vous ne voulez pas améliorer vos croyances. Votre situation réelle résulte de vos comportements qui sont liés à vos croyances. Donc, pour changer votre situation, vous devez changer vos comporte­ments, et donc vos croyances12. »

D’après un rapport de l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (ALECSO), le tiers du monde arabe est analphabète : sur 335 millions de personnes, environ 99,5 millions sont analphabètes13. Au-delà du monde arabo-musulman, c’est le monde musulman dans son ensemble qui fait problème. Si l’on privilégie ainsi les causes culturelles du triste état dans lequel se trouvent les sociétés musulmanes, privées de liberté et sans perspectives d’avenir, alors il faut chercher une solution soit dans un abandon de l’islam, jugé irréformable, soit dans une révision radi­cale de ses enseignements, tâche difficile qui, pour s’accomplir, demandera autant de courage et d’inventivité que de temps. Dans l’hypothèse la plus optimiste, la sortie du tunnel ne pourra se faire qu’à long terme. Ce qui nous ramène à un certain pessimisme, aussi nuancé soit-il.                         J

Le couple formé par les dictateurs-démagogues et les masses asservies-endoctrinées domine le monde arabo-musulman, et favorise l’auto-enfermement dans des prisons mythopolitiques : la persistance dans la voie stérile du ressentiment (« Qui nous a fait ça ? », « C’est la faute de… »), le refuge dans la vision du complot (aujourd’hui « américano-sioniste »), la stase complaisante dans la victimisation (« Nous, Arabes et musulmans, sommes agressés et humiliés par des étrangers, des mécréants, etc. »), (p.400) l’instrumentalisation cynique de la cause palestinienne, sans que soit fait le moindre effort en vue de trouver une solution au conflit israélo-palestinien. Maxime Rodinson a caractérisé cette disposition d’esprit comme l’expression d’une « culture du ressentiment », qui fait aujourd’hui couple avec la culpabilité d’un Occident chrétien saisi par la repentance14. À vrai dire, ce mélange de faillite, de sentiment d’humiliation et de fort ressentiment contre l’ex-colonisteur ou les « puissances impérialistes » se rencontre dans la plupart des États postcoloniaux du Maghreb et d’Afrique subsaharienne15. Il semble que l’islam constitue dans cette pathologie sociale un facteur aggravant, qui stimule les tendances paranoïaques et alimente l’imaginaire du complot. En 2001, l’islamologue français dessine ainsi le visage de cette culture musulmane devenue folle : « L’islam d’aujourd’hui se pose, plus que comme un message de vérité, comme un parti idéologique attaqué de tous côtés, comme un bloc de « damnés de la terre », comme une forteresse assiégée, ou une patrie menacée. Ceux qui doutent de son message ne sont pas, dès lors, des esprits dans l’erreur. Essentiellement, ce sont des ennemis et des traîtres16. » L’argument de l’« humiliation », utilisé d’une façon globalisante pour désigner à la fois l’effet produit par les défaites militaires des pays arabes et l’atteinte morale provoquée par le sentiment d’un outrage frappant l’islam, est particulière­ment efficace pour toucher les milieux populaires : il permet de désigner une cause extérieure, immédiatement identifiable (Israël, l’Amérique ou l’Occident), des malheurs subis ou de la détresse vécue. C’est pourquoi l’imaginaire de l’« humiliation » (ihâna) est massivement orchestré par les divers courants de l’islam politique autant que par les propagandes étati­ques. Le psychanalyste Fethi Benslama donne une analyse éclairante de cette machine à engendrer de l’illusion dans le monde musulman : « La notion d’ihâna en langue arabe désigne précisément le mépris envers un être qui pèse peu de poids, qui ne compte pas. Dans la majeure partie du monde arabe, outre la pauvreté, voire le dénuement, les gens sont dépos­sédés de toute responsabilité, de toute possibilité d’action et infantilisés. (…) Ce qu’on appelle « humiliation » correspond donc à une situation réelle de mépris et d’insignifiance de l’humain dans ce monde (…). Le discours islamiste exploite cette réalité en l’inscrivant dans des matrices théologico-politiques simples et en l’accréditant auprès de masses assoiffées de dignité. (…) Les islamistes ont usé d’une arme puissante : la construc­tion d’un mythe identitaire qui prétend restaurer la dignité des masses musulmanes17. » Cet état d’esprit et son exploitation politico-religieuse sont loin de caractériser le seul monde arabo-mulsulman sunnite. Il est tout autant présent dans le chiisme à l’iranienne. L’ayatollah Khomeiny inscrivait ce thème d’accusation porté par le ressentiment et la victimisa-tion chimérique dans une vision conspirationniste : « Les Juifs, l’Amérique et Israël cherchent à nous enfermer et à nous tuer, à nous sacrifier18. »

 

 

6e partie La France dans la tourmente

 

(p.420) En 2006, Ken Livingstone, pour avoir proféré des injures antisémites à un journaliste d’origine juive, s’est vu suspendu de son mandat de maire pendant un mois. L’islamophilie de « Ken le rouge », qui va jusqu’à l’isla-mismophilie, pourrait n’être elle-même qu’un symptôme d’une passion négative si forte qu’elle ne peut qu’être tenue secrète, et ne se révéler qu’à travers des lapsus ou à l’occasion de moments de colère. D’autres exemples de dérives judéophobes montrent que la complaisance à l’égard du fonda­mentalisme islamique peut devenir connivence, voire complicité.

Les convergences entre Qaradhawi et Livingstone, deux personnages publics dotés d’une grande influence, montrent que l’islamo-gauchisme ne se réduit pas à un phénomène marginal. Ces convergences, qui peuvent déboucher sur des alliances, se fondent sur une dénonciation obsession­nelle de « l’islamophobie ». Or, en Europe, le parti anti-islamophobe est sorti des frontières de l’espace des discours pour passer dans le champ des pratiques criminelles. L’assassinat sauvage pour péché d’islamophobie, le 2 novembre 2004 à Amsterdam, du cinéaste et chroniqueur Théo Van Gogh, ennemi déclaré de l’islamisme, montre que les propos incendiaires des prédicateurs islamistes et des militants « antiracistes » appelant à la chasse aux « islamophobes » peuvent être suivis de passages à l’acte dans un pays européen. Car l’assassin de Théo Van Gogh, Mohammed Bouyeri, âgé de 26 ans en 2004, né aux Pays-Bas mais possédant la double natio­nalité néerlandaise et marocaine, appartenait à un groupe islamiste orga­nisé, d’obédience salafiste47, qui projetait de commettre d’autres assassinats politico-religieux, dont celui d’une jeune députée libérale d’origine soma-lienne, Ayaan Hirsi Ali, réfugiée aux Pays-Bas en 1992 pour échapper à un mariage forcé, et connue pour ses critiques du fondamentalisme islamique48. Il n’est pas exclu que Bouyeri, qui portait sur lui son testa­ment de « martyr », ait agi en vertu d’une fatwa provenant d’un imam radical. C’est à la mosquée Al-Tawhid (Amsterdam), liée au mouvement Tabligh et connue pour les prêches virulents de son imam Mahmoud El-Shershaby, que Bouyeri semble avoir été endoctriné. Le document accroché par l’assassin à un poignard planté dans le ventre du cinéaste, tué de plusieurs coups de revolver puis égorgé d’une oreille à l’autre, était une lettre de menace adressée à Ayan Hirsi Ali. Selon ce texte, la jeune élue était une « soldate du mal » ayant « tourné le dos à la Vérité », une « men­teuse » qui allait « se briser en mille morceaux contre l’islam », et devait être tuée puisqu’elle s’était ralliée aux « ennemis de l’islam49 ». C’est elle, en effet, qui avait demandé à Van Gogh de réaliser le court-métrage Submission Part I, lequel, diffusé en septembre 2004 par la télévision (p.421) néerlandaise, dénonçait les violences faites aux femmes par l’islam radical. On trouvait également dans le document laissé par l’assassin des menaces visant les « maîtres juifs » de la chambre des députés, le maire d’Amsterdam Job Cohen et le président du Parti de la Liberté et de la Démocratie (VVD) – auquel Hirsi Ali s’était ralliée -, Jozias Van Aartsen, quant à lui nullement d’origine juive.                                                                     

La société multiculturelle qu’est la société néerlandaise, qui se veut > « ouverte » et « tolérante », s’est révélée particulièrement perméable aux infiltrations islamistes et, en conséquence, dangereuse pour les mal­pensants osant transgresser les règles de l’islamiquement correct50. L’angé-lisme peut frayer en silence la voie à la barbarie. L’islamisation de l’Europe passe par l’exploitation des failles du pluralisme libéral51. Van Gogh ache­vait un film sur la vie du leader populiste Pim Fortuyn, lui aussi ennemi déclaré de l’islamisme et hostile à une immigration non contrôlée, qui a été assassiné par un illuminé écolo-gauchiste le 6 mai 2002, à Hilversum (Pays-Bas)52. Le meurtre islamiste du cinéaste Van Gogh a provoqué une brutale mais salutaire prise de conscience, chez les Européens de l’Ouest, de la vulnérabilité de leurs sociétés pluralistes, confrontées à la nouvelle menace interne qu’incarnant les réseaux islamo-terroristes circulant librement dans l’espace de Schengen53. Aux Pays-Bas comme en Grande-Bretagne, la vision angélique du multiculturalisme, masquant la réalité d’un « développement séparés » des « communautés », a fait place à un examen critique fondé sur une expérience malheureuse : une société ayant institutionnalisé le multiculturalisme constitue une structure d’accueil et un terrain particulièrement favorables pour le développement de l’isla­misme, en particulier dans sa variante jihadiste54. Mais tous les yeux ne se sont pas ouverts. L’acte de pointer une menace réelle telle que la menace islamiste, même après le 11 septembre 2001, demeure suspect aux yeux de ceux qui, dans l’espace public européen, veulent dormir tranquilles sous la voûte du « politiquement correct ». C’est ce qu’attesté l’acte de censure qui a visé, au printemps 2005, la projection du film Submission en Italie, au festival de Locarno. Théo Van Gogh, victime du premier assassinat en Europe pour péché d’islamophobie, faisait encore peur six mois après sa mort. Les organisateurs du festival disaient vouloir éviter de provoquer un nouvel assassinat ! Cette censure idéologique révèle l’esprit de démission qui menace l’Europe.                                                                            

 

Mais il y a plus grave. L’esprit de démission peut se transformer en 1 esprit de soumission, voire de collaboration avec l’ennemi islamiste déclaré, pour peu que ce dernier prenne des gants et sache se travestir en personnage respectable. C’est la stratégie suivie par un Tariq Ramadan, d’abord en Suisse – où son père Saïd Ramadan (le gendre du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna), bénéficiant d’un soutien financier de l’Arabie Saoudite, a créé en 1961 le Centre islamique de Genève -, puis en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas55. L’islamologue supposé qu’est Tariq Ramadan ne cache pas que sa principale préoccupation est de lutter contre « l’islamophobie » ou, comme il croit devoir le préciser, contre « ce que certains sociologues britanniques appellent le « racisme anti­musulman »56 ».

(p.422) La différence de traitement entre ce prédicateur islamiste et la mili­tante anti-islamiste Ayaan Hirsi Ali est emblématique de l’aveuglement des élites politiques et intellectuelles des pays dont le muticulturalisme a considérablement affaibli la capacité politique fondamentale de distinguer entre ami et ennemi. Bien qu’élue du WD, parti néerlandais de centre droit, Ayaan Hirsi Ali a été poussée par une campagne de diffamation à quitter les Pays-Bas pour les États-Unis où, en tant que « condamnée à mort » par les milieux islamistes, elle a continué de bénéficier d’une pro­tection policière, avant d’en être privée par décision des autorités néerlan­daises en 2007. Alors même que cette femme courageuse était abandonnée à son sort par l’Etat néerlandais, le prédicateur islamiste Tariq Ramadan était accueilli comme professeur invité à l’Université Erasmus de Rotterdam, pour traiter du thème « Citoyenneté et Identité », avant de se voir offrir, le 9 novembre 2007, une chaire d’enseignement à l’Université de Leyde (Leiden). On lui proposait d’occuper la chaire d’Études islamiques, financée par le sultanat d’Oman, considéré comme une « dictature islamo-fasciste », à hauteur de 2,5 millions d’euros59. Une chaire que l’habile pré­dicateur n’aurait pas manqué de transformer en relais d’une propagande « poliment fondamentaliste60 ». Face aux vives réactions critiques déclen­chées aux Pays-Bas par sa nomination, Ramadan a renoncé prudemment à occuper cette chaire. Senior Research Fellow à l’Université d’Oxford, ce refus ne le condamne pas au chômage.

En février 2008, le « professeur » Ramadan a appelé au boycottage du Salon du livre de Turin (8-12 mai 2008), dont Israël, qui fêtait ses soixante ans, était l’invité d’honneur.

 

(p.428) C’est dans cette perspective qu’a été lancée début mai 2004, en vue des élections européennes du 13 juin 2004, la liste Euro-Palestine en Ile-de-France, ayant pour tout programme la mise au ban d’Israël9 et affichant Dieudonné en seconde position, occasion pour l’humoriste de dénoncer « « l’axe glouton » (américano-sioniste) » – Christophe Oberlin, militant pro-palestinien proche des communistes, et Olivia Zemor, présidente de la CAPJPO, y figuraient respectivement en première et troisième positions10. Cette liste a certes obtenu seulement 1,83 % des suffrages en Île-de-France, mais elle a réalisé de véritables « percées » dans de nombreuses communes à forte population issue de l’immigration : 10,75 % à Garges-lès-Gonesse, 8,15 % à Villetaneuse, 6,73 % à Bobigny, 6,47 % à Villepinte, 6,08 % à Clichy-sous-Bois, 6 % à Mantes-la-jolie11. D’où aussi l’annonce provocatrice par Dieudonné, lors d’une conférence de presse organisée le 2 juillet 2004, de la création d’un Conseil représentatif des Institutions noires de France d’ici janvier 2005 (avec l’appui d’une quinzaine d’asso­ciations afro-antillaises), visant à institutionnaliser une alliance entre Noirs et Arabes – victimes supposées des « Juifs sionistes » -, avec ce commen­taire : « Ce sont les Noirs et les Arabes qui vont sauver la République et, en face, on a un système de donneurs de leçons » (référence aux « amis de l’apartheid » ou des « mouvements extrémistes sionistes », étant entendu que « le sionisme est une secte »). Cette incitation à la concurrence hai­neuse entre « communautés » fait système avec les campagnes en faveur de la « discrimination positive », des « réparations » dues aux descendants des esclaves africains-noirs et de la « visibilité » (politique et médiatique) des élites d’origine africaine. Il y a là une racialisation conflictuelle des rapports sociaux, sur le modèle anglo-saxon, qui risque de détruire les fondements du civisme républicain à la française.

Le paradoxe involontairement comique des postures de Dieudonné tient à ce qu’il est devenu un agitateur communautariste tout en conti­nuant de dénoncer le « communautarisme12 », mais seulement du côté juif! Il va de soi que, chez Dieudonné, la critique du communautarisme relève de la pose, et n’est qu’une manière de justifier sa virulente critique de ce qu’il appelle le  « lobby sioniste ». Le 2 juillet 2004, le président du CRIF a ainsi été criminalisé par Dieudonné : « Roger Cukierman prône la haine et les valeurs mafieuses communautaires. » En direct sur Beur FM, le 28 mars 2005, en principe pour faire la promotion de son dernier spectacle, Dieudonné a réitéré ses attaques : «Je pense qu’il y a un cancer, c’est les communautarismes, qui est orchestré, organisé par une association comme le CRIF qui est une association ultra-communautaire. Ils ont appelé au boycott de mon spectacle. Je suis dans le collimateur de ce M. Cukierman que je n’ai jamais vu. D’ailleurs invitez-le, moi je veux bien que l’on discute avec M. Cukierman. Quel est son projet ? Organiser une vaste ratonnade contre les Noirs et les Arabes ? C’est cela son véritable projet ? Diviser la France pour je ne sais pas quoi, et pour servir les intérêts d’un autre pays13 ? »

La dénonciation du « communautarisme juif » est devenue récurrente dans le discours « antisioniste » contemporain, marquant l’émergence d’une variante du vieux thème d’accusation de « solidarité juive », (…).

 

(p.433) C’est en novembre 2006 que Dieudonné et son ami Alain Soral commencent à se rapprocher publiquement du Front national. L’ex-antilepéniste et l’ex-communiste inauguraient ainsi leur nouvelle carrière de transfuges28. Le 11 novembre 2006, en compagnie de Soral, Dieudonné se rend à la fête annuelle des Bleu-Blanc-Rouge (BBR) du Front national, au Bourget, et y échange une poignée de main avec Le Pen, l’invitant à son spectacle. Le 13 novembre, questionné par Michel Field sur LCI, l’humoriste déclare qu’il faut « cesser de dire que cet homme-là [Le Penl est le diable29 ». En décembre 2006, on assiste au déplacement en masse des principaux responsables du Front national, Bruno Gollnisch, Jean-Michel Dubois et Farid Smahi, accompagnés de Jany Le Pen, au spectacle de l’humoriste, « Dépôt de bilan », au Zénith de Paris30. Dès l’automne 2005, Soral était présent dans l’équipe de campagne du Front national. Mais son ralliement au parti lepéniste ne sera rendu public que le 29 novembre 2006, dans un entretien diffusé sur le Web. Le 18 novembre 2007, le jour de sa réélection à la présidence du Front national, Le Pen nomme Soral membre du Comité central de son parti. L’ami de Dieudonné, et « son inspirateur sur la question juive31 », est devenu l’ami de Le Pen, et son « nègre ». Ce que Le Pen n’ose plus dire tout haut Dieudonné et Soral le disent à sa place. Il en va ainsi de la dénonciation du « communautarisme judéo-sioniste32 ».

 

(p.436) Le fait que les pouvoirs publics aient tardé à reconnaître la réalité de ces violences a provoqué un grand désarroi chez beaucoup de Français juifs : d’octobre 2000 à mars 2002, les leaders de gauche et de droite, pour la plupart, ont, en effet, choisi de garder le silence, de minimiser ou de relativiser les incidents antijuifs. Certains d’entre eux les ont niés sans vergogne. La reconnaissance publique de la gravité des faits, par les plus hautes autorités de l’État, ne s’est produite que le 31 mars et le 1er avril 2002, après que trois synagogues ont été incendiées ou vandalisées durant le week-end de Pâques. Mais, depuis l’automne 2000, la multiplication des petits incidents antijuifs dans certains quartiers et certaines banlieues pro­duisait un climat détestable et nourrissait des inquiétudes fusionnant avec celles engendrées par les attentats meurtriers dus au terrorisme islamiste planétaire. D’où le profond malaise des Juifs de France, dont témoigne en particulier l’augmentation notable des départs à l’étranger de 2002 à 2005 : environ 5 000 Juifs auraient quitté la France en 2002, la moitié d’entre eux pour s’installer en Israël. Plus précisément, selon les chiffres commu­niqués par l’Agence juive, le nombre des Juifs de France qui ont fait leur aliyah est passé de 1 000 environ en 2001 à 2 566 en 2002, puis à 2 133 en 2003. Au cours du premier semestre 2004, 685 Juifs de France se seraient installés en Israël, contre 544 pour la même période en 200339. Dans les neuf premiers mois de 2004, marqués par une intensification des violences antijuives, Y aliyah des Juifs de France a progressé de 18 % par rapport à la même période l’année précédente40. Rappelons qu’à la fin des années 1990, les Juifs de France étaient moins de 1 000 par an à partir (p.437) pour s’installer en Israël41. Le Salon de l’aliyah, tenu à Paris le 2 mai 2004, a été visité par 5 000 personnes. Deux séries de motivations doivent être prises en compte pour comprendre les départs vers Israël : d’une part, l’inquiétude devant la montée de la judéophobie dans certains secteurs de la société française, et, d’autre part, le désir des émigrants juifs de réaliser leur idéal sioniste ou d’« assurer l’éducation et l’avenir de leurs enfants dans un cadre juif42 ». D’autres Français juifs vivant dans des banlieues où ils se sentent en danger les quittent pour habiter dans des quartiers supposés plus accueillants. Plus de 16 000 Juifs auraient ainsi quitté les banlieues nord de Paris depuis 2001.

 

(…) L’État-providence ne sait guère résister, à l’âge de la démocratie d’opinion, à la tentation forte de dériver vers une « République des victimes » ou des communautés victimaires, dont les revendications croissantes montrent qu’elles sont à la fois irresponsables et insatiables dans leur exigence de repentance43. Le psychanalyste Michel Schneider caractérise et stigmatise ce processus comme la « dérive mater­nelle » d’un État bienveillant qui, cherchant à faire le bonheur de ses citoyens, tend à renoncer à ses « fonctions masculines » pour étouffer sous ses caresses démagogiques des citoyens maintenus dans la dépendance, infantilisés, déresponsabilisés44. Si l’avenir de la France est préfïgurable par l’affrontement indéfini de minorités exclusivistes, dénué du moindre sens de la communauté de destin et de responsabilité constituant la nation républicaine, sous le regard tutélaire d’un pouvoir « doux » et impuissant, alors on a de bonnes raisons de perdre le goût de l’avenir.

 

(p.439) Un facteur important de cette vague judéophobe a été l’islamisation ou la réislamisation d’une partie de la jeunesse issue de l’immigration. C’est ce que met en évidence une étude détaillée sur les Français issus de (p.440) l’immigration maghrébine, africaine et turque, réalisée par deux cher­cheurs du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), Syl­vain Brouard et Vincent Tiberj : Français comme les autres ? Enquête sur te citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque1. Cette étude a le mérite df fournir des données chiffrées sur l’influence de l’islam dans ce qu’on appelle « l’intégration » (aussi bien sociale que politique) et, plus particu lièrement, sur la corrélation entre pratique de l’islam et sentiment1; antijuifs4. Les 1 003 personnes de plus de 18 ans de l’échantillon représen­tatif appelé « RAPFI » viennent majoritairement des classes populaires et votent largement à gauche (63 %). Dans deux domaines, la pratique de l’islam marque un véritable clivage : les mœurs et les préjugés (ou les stéréotypes) antijuifs. Alors que ces nouveaux Français sont plus jeunes, en moyenne plus diplômés et plus à gauche que le reste de la population5, ils se montrent plus conservateurs en matière de moeurs^. Ils sont par exemple 39 % à condamner l’homosexualité (contre 21 % des Français). Ils sont 43 % (contre 26 %) à approuver des horaires séparés pour les femmes dans les piscines et encore 32 % (contre 8 %) à exiger la virginité avant le mariage7. Le décalage est d’autant plus frappant qu’il s’accroît parmi les jeunes générations. Alors que seulement 3 % des Français de 18 à 31 ans donnent des réponses qui les classent comme « conservateurs », ils sont 37 % parmi ceux qui sont issus de ces immigrations (39 % parmi les 18-24 ans et 35 % parmi les 25-31 ans)8. Ce rigorisme, essentiellement porté par les jeunes hommes musulmans, se heurte au désir d’émancipation des femmes musulmanes de leur âge, beaucoup plus permissives. Ce qui explique les tensions observées ces dernières années. Aujourd’hui, près de 59 % des descendants de Turcs, Africains ou Maghrébins se disent musulmans, 13 % catholiques, 2 % protestants, et 20 % sans religion9 ; 22 % des musulmans pratiquent régulièrement, contre 18 % dans les autres religions10.

 

(p.441) Une nouvelle forme d’antijudaïsme religieux, disctincte de la forme chérétienne traditionnelle, a pris racine en France avec l’installation d’une immigration de masse de culture musulmane.

 

(p.442) Le contraste est frappant entre l’antiracisme d’État qui ne cesse de se manifester dans l’espace public par des indignations ou des condamnations solennelles et la réalité sociale des violences (physiques ou symboliques) visant notamment des Juifs. L’antiracisme officiel tend à méconnaître la spécificité des violences judéophobes en les diluant dans un cocktail dont la formule militante est standardisée : « contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », mélange auquel peuvent s’ajouter « l’intolérance », « l’homophobie » ou les « violences intercommunautaires ». Cette dernière expression, fort répandue, n’en est pas moins trompeuse, car, ainsi que nous l’avons déjà souligné, il n’y a nulle symétrie dans les agressions : alors que des groupes déjeunes (Français ou étrangers) issus de l’immigration se sont attaqués à des synagogues ou à des écoles juives, aucun groupe de jeunes Français juifs n’a incendié une mosquée, ni agressé une jeune fille maghrébine (ou une musulmane) en tant que telle.

 

(p.444) Mais il convient aussi de prendre en compte un facteur politique étrangement méconnu, peut-être parce qu’il constitue une exception nationale gênante, qui ne saurait être totalement assumée : l’existence d’un antisionisme d’Etat, ou plus précisément d’un parti pris anti-israélien large­ment partagé par les élites administratives de gauche et de droite. Cette israélophobie institutionnelle, dont l’intensité ne peut être comparée qu’aux expressions les plus fortes de l’antiaméricanisme dans certaines conjonctures (par exemple, celle de la seconde guerre d’Irak), s’est mise en place au cours des années 1960 et 1970. Jusqu’à l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, Israël a été en permanence dénoncé ou condamné avec indignation par les plus hauts dirigeants poli­tiques français (à quelques exceptions près), sur ce seul point en parfaite consonance avec la plupart des médias. Cette vulgate anti-israélienne allait de pair avec un pro-arabisme d’État. Tel aura été l’ultime héritage de la « politique arabe de la France » définie par le général de Gaulle entre 1962 et 1967, qui a longtemps déterminé les orientations du Quai d’Orsay.

(p.445)

Certes, l’État français reconnaissait l’existence de l’État d’Israël, mais cette reconnaissance formelle était régulièrement relativisée, voire annulée, par les critiques systématiques dont la politique israélienne, quelle qu’elle fût, faisait l’objet, dans le cadre d’une diplomatie globalement favorable aux pays arabes et particulièrement complaisante à l’égard du nationalisme palestinien29. Non sans tomber parfois dans l’israélophobie énoncée sans fard, sur le mode rendu célèbre en 2001 par un ancien porte-parole du Quai d’Orsay devenu ambassadeur de France, Daniel Bernard, qui, rappelons-le, après avoir stigmatisé Israël comme un « petit pays de merde »v l’a accusé de conduire à une éventuelle « troisième guerre mon­diale ». À quoi il faut ajouter que, dans un contexte où l’autorité de Yasser Arafat était contestée par un nombre croissant de responsables palestiniens, la France s’est singularisée en continuant de reconnaître une légitimité et une représentativité à l’autocrate corrompu et corrupteur, déclaré officiel­lement mort le 11 novembre 2004. De la part des autorités politiques françaises, nulle déclaration officielle n’est venue démentir la rumeur d’un empoisonnement du leader palestinien par les Israéliens, rumeur antijuive traditionnelle réactivée qui, lancée par divers propagandistes sur les territoires palestiniens et entretenue en France par Leïla Shahid (la repré­sentante dans l’Hexagone de l’Autorité palestinienne)30, s’est largement répandue dans l’ensemble du monde arabo-musulman. Par ailleurs, à propos de la « barrière de sécurité », ne peut-on reconnaître la légitimité des mesures d’autodéfense prises par un État de droit pour protéger ses citoyens d’un terrorisme qui ne recule devant aucune pratique meurtrière, recourant le plus souvent aux « bombes humaines » ? On constate un parti pris anti-israélien dans les prises de position de nombreux leaders politi­ques français, en accord sur ce point avec leurs homologues européens. Le parti pris israélophobe s’est manifesté en 2003-2004 par les condamnations hyperboliques qui ont visé la construction de la « barrière de sécurité » anti­terroriste, assimilée abusivement au « mur de la honte » de l’ex-Allemagne de l’Est communiste ou à un symbole du système de l’apartheid. Deux poids, deux mesures, principe qu’on peut illustrer par un complexe de jugements devenu ordinaire : condamner de façon hyperbolique un « mur » dont le principe est pourtant facilement compréhensible (protéger les civils israéliens des actions terroristes), tout en montrant une compréhension mêlée de complaisance à l’égard des « bombes humaines » (présentées comme des « victimes de l’oppression israélienne » mues par le « désespoir ») et en restant silencieux sur les victimes civiles israéliennes.

Ce qu’on a appelé l’« affaire Al-Manar », c’est-à-dire le scandale déclenché par l’autorisation d’émettre – sous certaines conditions -accordée le 19 novembre 2004 par le CSA (Conseil supérieur de l’audio­visuel) à la chaîne du Hezbollah libanais, a joué le rôle d’un révélateur11. On sait que la chaîne Al-Manar diffuse des émissions à forte teneur anti­juive, qu’elle fait l’apologie des actions terroristes anti-israéliennes, notam­ment des attentats commis par des « bombes humaines » tuant des civils, et que son thème de propagande dominant est l’appel à l’éradication de l’État d’Israël – accusé, selon la méthode de nazification de l’ennemi, de « crimes contre l’humanité » Ces émissions (feuilletons, débats, interviews, reportages, (p.446)  clips musicaux, etc.) mêlent les vieilles accusations de crime rituel et de complot aux thèmes de l’antisionisme absolu, et constituent une inci­tation permanente à la haine et à la violence contre les Israéliens. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre deux clips musicaux parmi d’autres, « Jérusalem est à nous » et « Mort à Israël »32, qui transmettent des mes­sages incitatifs dénués de toute ambiguïté : « Sion l’oppresseur maudit sera exterminé », «Jérusalem est à nous, les Arabes, ceux qui l’occupent seront exterminés », dit la première chanson que chante un professeur dont chaque phrase est reprise en écho par les élèves ; dans la deuxième, entre deux phrases musicales l’on peut entendre des fragments d’un discours prononcé par le leader du Hezbollah, cheikh Hassan Nasrallah : « Mort à Israël, la fin de cet abcès purulent, mort à Israël (…), Israël est un mal absolu, une entité attaquante, oppressante, occupante, terroriste, cancé­reuse, sans absolument aucune légalité ni aucune légitimité, et elle n’en aura jamais. » À la suite d’une vaste mobilisation où le CRIF et le journal en ligne Proche-Orient.info ont joué un rôle déterminant, le CSA a fini par résilier la convention conclue avec la société Lebanese Communication Group SAL, le 17 décembre 2004.

Or le chef de l’État français s’était jusqu’alors refusé à laisser inscrire le Hezbollah sur la liste des mouvements terroristes établie par l’Union européenne. On sait que le Hezbollah, mouvement islamo-terroriste, est aussi un parti politique doté d’une représentation parlementaire au Liban. Les défenseurs d’Al-Manar ont joué sur cette dimension institutionnelle du Hezbollah, pour récuser l’accusation de « terrorisme », en accord avec la position officielle de la France. Dès lors, le gouvernement libanais était en droit de s’interroger sur la logique politique de l’interdiction d’une telle chaîne en France. Le contraste avec les Etats-Unis est net : le Hez­bollah y a été inscrit sur la liste des organisations terroristes, et le Départe­ment d’État a interdit la diffusion de la chaîne Al-Manar, menaçant de sanctions tout individu ou groupe « ayant des liens avec cette chaîne ». Politique cohérente. Quelque chose comme un double jeu peut donc être ‘ mis en évidence chez les gouvernants français de l’époque : en politique intérieure, totale condamnation des violences antisémites, mais, en poli­tique étrangère, stigmatisation permanente d’Israël et relative complaisance à l’égard des mouvements terroristes présentés comme des mouvements de « résistance ». On est dès lors en droit de s’interroger sur la bonne foi de ! certains « anti-antisémites d’État », en France et ailleurs en Europe.

 

(p.447) En dépit des données chiffrées disponibles et d’autres indicateurs d’ordre sociologique, certains esprits continuent de soutenir qu’il ne s’est rien passé en France et ailleurs en Europe ces dernières années qui relève­rait de la haine antijuive et se marquerait par une flambée significative. Les partisans du « rien ne se passe » sont soit des aveugles de bonne foi (péchant par exemple par simple ignorance), soit des adeptes du déni de réalité sélectif, lorsque la réalité sociale aveuglante dérange leurs convic­tions idéologiques (ce sont, par exemple, les « antisionistes » radicaux, les défenseurs inconditionnels du « voile islamique », les militants « anti­racistes » en lutte contre la seule « islamaphobie » et tous ceux qui veulent éviter à tout prix de « stigmatiser les jeunes des banlieues », quoi qu’ils puissent faire)34. Les sceptiques et les « dubitationnistes » attribuent à leurs adversaires une thèse que ces derniers ne soutiennent pas, à savoir : « La France est un pays antisémite. »

 

 

CHAPITRE 18  Figures du malaise dans la nation française

 

(p.451) Commençons par souligner le fait que, depuis le printemps 2002, en France, les pouvoirs publics ont commencé à prendre leurs responsabilités, en s’engageant clairement dans une lutte sur plusieurs fronts contre les manifestations de la haine antijuive. On ne peut à cet égard que saluer l’action conjointe, en 2002 et 2003, de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, de Luc Ferry au ministère de l’Éducation nationale, suivi en cela par son successeur François Fillon, et du garde des Sceaux Dominique Perben. Mais la reconnaissance des incidents antijuifs a été tardive, et la « 7 volonté d’agir efficacement ne s’est pleinement manifestée que dans les derniers mois de l’année 2002. D’octobre 2000 à mars 2002, peu de responsables politiques ont reconnu publiquement la gravité et l’ampleur des violences antijuives observables en France. On peut citer par exemple Pierre Lellouche, Claude Goasguen ou François d’Aubert à droite, et Dominique Strauss-Kahn à gauche. Au silence sur les faits ont succédé des tentatives pour les minimiser ou les relativiser Cette remarque vaut autant pour le gouvernement socialiste que pour l’Elysée. C’est seulement après le week-end de Pâques des 30 au 31 mars 2002, durant lequel trois synagogues ont été brûlées ou vandalisées, que Lionel Jospin et Jacques Chirac sont intervenus sans ambiguïté pour condamner ces violences. Des mesures ont été prises pour protéger les lieux de culte et les écoles juives. Mais lors de la grande manifestation des Juifs de France qui, organisée le 7 avril 2002 à Paris par de nombreuses associations sous l’égide du CRIF, a rassemblé environ 100 000 personnes, n’étaient présents que François Bayrou, Alain Madelin et Corinne Lepage. Lionel Jospin avait interdit à ses ministres de s’y montrer.

La mobilisation de la société civile n’a pas été plus significative que ‘ celle des sommets de l’État et de la classe politique. La manifestation du 7 avril 2002 n’a pas déclenché un mouvement de solidarité des syndicats (notamment d’enseignants), des associations culturelles ou humanitaires ou encore des Églises. Il en est allé de même lors de la manifestation contre l’antisémitisme du 16 mai 2004 (environ 15 000 personnes à Paris), avec cette différence notable : des hommes politiques s’y sont montrés ostensi­blement. Mais le « peuple de gauche » ne s’est toujours pas déplacé. Les Français juifs inquiets ont défilé à peu près seuls. Cette indifférence ne peut-elle être interprétée comme un abandon ? Et cet abandon comme l’expression d’une hostilité plus ou moins sourde ? Derrière l’accusation de « communautarisme » visant ces manifestations contre l’antisémitisme, lancée notamment par le MRAP et la Ligue des droits de l’homme (ainsi que par certaines organisations d’enseignants), ne peut-on supposer l’existence (p.451) d’une hostilité profonde, ici traduite et déguisée en langage « poli­tiquement correct » ? Celui de « l’humanisme », du « progressisme », de « l’universalisme », polémiquement retourné contre l’insupportable parti­cularisme juif ? Lorsqu’ils s’expriment, les nouveaux judéophobes bien-pensants s’indignent sur le mode : « Comment peut-on encore être juif, oser se dire juif ? » (ou « Comment peut-on être sioniste, Israélien, etc. ? »), alors qu’il est si facile de se dire, par exemple, « citoyen du monde », de se vouloir « cosmopolite » et/ou « métissé », ou encore de se prononcer en faveur de la « créolisation » du monde. L’explication réductrice de la vague judéophobe récente à une simple importation mimétique du conflit israélo-palestinien alimente l’indifférence relative de la société civile et lui sert de justification, par des arguments du type : « Ces conflits entre Juifs et Arabes ne nous concernent pas. » Le désir de dormir tranquille sait trouver des alibis.

Au début d’avril 2002, sortant du silence et du déni, Jacques Chirac a enfin dit ce qu’il fallait dire : « Lorsqu’un Juif est agressé, c’est la France qui est agressée. » Mieux vaut tard et forcé que jamais. La voix de l’État français, celle de la République française, s’est alors fait entendre, à travers une déclaration de principe. Le président de la République l’a plusieurs fois réaffirmée, notamment lors d’un discours solennellement prononcé le 8 juillet 2004 au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), lieu hautement symbolique1. (…)

 

Des exceptions notables doivent cependant être mentionnées, comme celle représentée par le Mouvement des Maghrébins laïques, dont les prises de position courageuses sont à saluer, comme celles de l’associa­tion Ni putes ni soumises. Le 12 juillet 2004, le Mouvement des Maghré­bins laïques a dénoncé publiquement la « montée de l’antisémitisme dans l’immigration maghrébine, principalement liée au travail de terrain effectué par les intégristes musulmans qui communiquent une haine viscérale du « Juif », en ajoutant que « ce sont les mêmes qui tentent de saboter les principes républicains et laïques ». Nasser Ramdane, membre de Ni putes ni soumises, a déclaré le même jour : « Ce n’est pas parce qu’on est jeune et pauvre qu’on a le droit d’être antisémite. » Dans le même sens, après les deux agressions antisémites commises à Sarcelles (Val-d’Oise) le 3 mars 2006 par un groupe de jeunes comprenant des Noirs – comme l’avait indiqué, le 4 mars, l’entourage du ministre de l’Intérieur Nicolas (p.453) Sarkozy -, le Cran (Conseil représentatif des associations noires de France) a publié le 7 mars un communiqué dans lequel il condamnait « avec fer­meté » les agressions antisémites de Sarcelles et rappelait aux « populations noires de France leurs devoirs et leurs droits ». Dans son communiqué, le Cran « lance un appel au calme et met en garde contre toute exploitation globalisante qui utiliserait les origines réelles ou supposées des agresseurs présumés ». L’association, créée en novembre 2005, « redit aux popula­tions noires de France leurs devoirs et leurs droits et leur rappelle tout en le regrettant que tout acte commis par un(e) Noir(e) jette l’opprobre sur une grande partie, si ce n’est sur l’ensemble des populations noires ». Le Cran, ajoute le communiqué, « entend dire et redire qu’aucune souffrance ne peut excuser des actes de terreur et qu'(…)il travaille ardemment à ce que des solutions républicaines puissent être trouvées pour faire face à la situation de désespérance2 ». Ces prises de position publiques, courageuses et lucides sont cependant restées minoritaires dans l’espace des associations.

Les responsables politiques ne se sont guère risqués non plus à désigner clairement les principaux responsables de ces violences antijuives, qui ne sont plus principalement des militants d’extrême droite, mais des «jeunes issus de l’immigration » ou des « individus issus de quartiers sensibles », comme la CNCDH l’indique d’une façon euphémisée. Or, à force de vouloir à tout prix éviter de « stigmatiser » certains secteurs de la population française (souci en lui-même légitime), on n’ose plus rien nommer précisément ni caractériser sans équivoque. Journalistes et socio­logues rivalisent de zèle pour réinterpréter d’une façon « politiquement correcte » la réalité observable. Des violences ethniquement ciblées et revendiquées clairement par leurs acteurs sont ainsi mises au compte du seul ressentiment social, voire de la légitime révolte contre « les inégalités » ou « la discrimination », et, partant, interprétées comme l’expression d’une « politisation potentielle », dès lors que les agresseurs viennent des « quartiers sensibles » ou sont « issus de l’immigration ». L’application aux violences commises par les «jeunes des quartiers » du modèle interprétatif de la « politisation potentielle » ou de la « demande de politique », censée attendre sa traduction honorable par une mobilisation politique effective, constitue une transfiguration de la réalité sociale par laquelle la plupart des sociologues d’extrême gauche ou d’une gauche paternaliste cherchent à redonner vie à leurs engagements révolutionnaires et à donner un sens politique à des comportements qui en sont dépourvus, actes de vandalisme ou actions crapuleuses commis par des délinquants, non « potentiels » quant à eux. Le refrain sociologisant est connu : derrière les voitures et les écoles brûlées, il faudrait deviner une demande d’intégration ou de recon­naissance sociale, et l’aspiration à sortir de la marginalisation. C’est là attri­buer de bonnes intentions, selon les valeurs et les normes démocratiques, aux «jeunes défavorisés » des « quartiers », parce que jeunes et défavorisés, et ce, quelles que soient leurs actions violentes. Et c’est là aussi postuler que ces explosions de « colère » sont spontanées, qu’elles ne sont en aucune manière manipulées, ou simplement canalisées3. Les grands oubliés de cette approche angélique, ce sont les caïds et tous les profiteurs de (p.454) l’économie souterraine qui, engendrée par des activités criminelles, s’est installée dans de nombreuses « cités4 ».

Lorsque les victimes de violences racistes ou dotées d’une dimension raciste (parmi d’autres) sont des Français dits « de souche », c’est-à-dire reconnus par leurs agresseurs comme « Blancs », la réaction ordinaire est, dans les milieux de l’antiracisme bien-pensant, de nier le caractère raciste desdites violences. Rien ne va plus (de soi) lorsque des violences racistes sont attribuées à des « non-Blancs » ou à des individus n’appartenant pas à une mouvance d’extrême droite. Le raciste-type de l’antiracisme angé-lique, le type répulsif que tout le monde est prêt à détester et aime tant haïr, c’est le néonazi ou le skinhead, « de type européen » (en langage policier), militant d’un groupuscule extrémiste violent. Comme si le racisme allait toujours et nécessairement du « Blanc » à « l’homme de couleur ». Comme si le « raciste » (et/ou « l’antisémite ») était nécessairement d’extrême droite. Comme si encore le fait, pour un individu, d’appartenir à une minorité dite, de façon contestable, « ethnique » (« Arabes » ou « Maghrébins »), ou, d’une étrange façon, « invisible » (« Les Noirs en France5 »), le rendait par nature inapte au « racisme ». C’est ce dont témoigne le surprenant débat déclenché fin mars et début avril 2005 par la pétition lancée par l’Hachomer Hatzaïr et Radio Shalom contre les « ratonnades anti-Blancs » commises à Paris, par des bandes de jeunes venant pour l’essentiel de certaines banlieues et où les « Noirs » étaient surreprésentés, lors des manifestations lycéennes du 15 février et – surtout – du 8 mars 2005. Le texte de la pétition, lancé par l’Hachomer Hatzaïr, mouvement de jeunesse s’identifiant comme « sioniste de gauche », était le suivant : « II y a deux ans, presque jour pour jour, le 26 mars 2003, quelques-uns d’entre nous lançaient un cri d’alarme. Quatre jeunes du mouvement Hachomer Hatzaïr venaient de se faire agresser en marge d’une manifestation contre la guerre en Irak [22 mars 2003] parce qu’ils étaient Juifs. Une tentative de lynchage en plein Paris, un scandale. La mobili­sation des médias, des politiques, des simples citoyens a été formidable. Mais aujourd’hui les manifestations lycéennes sont devenues, pour certains, le prétexte à ce que l’on peut appeler des « ratonnades anti-Blancs ». Des lycéens, souvent seuls, sont jetés au sol, battus, volés et leurs agresseurs affirment, le sourire aux lèvres : « parce qu’ils sont français ». Ceci est un nouvel appel parce que nous ne voulons pas l’accepter et parce que, pour nous, David, Kader et Sébastien ont le même droit à la dignité. Écrire ce genre de textes est difficile parce que les victimes sont kidnappées par l’extrême droite. Mais ce qui va sans dire va mieux en le disant : il ne s’agit pas, pour nous, de stigmatiser une population, quelle qu’elle soit. À nos yeux, il s’agit d’une question d’équité. On a parlé de David, on a parlé de Kader mais qui parle de Sébastien6 ? »

 

(p.455) Dans son roman paru en janvier 2008, Le Village de l’Allemand*, le romancier algérien Boualem Sansal a osé décrire sans fard la réalité de l’islamisation en France. Dans certaines « cités » sont fabriqués des militants islamistes fanatiques, de véritables « talibans », tandis qu’un système parallèle s’est mis en place, formant quelque chose comme un mini-État totalitaire, avec ses lois, ses tribunaux et son impôt, au sein du territoire de l’État républicain. Malrich, un personnage du roman, prophé­tise : « À ce train, parce que nos parents sont trop pieux et nos gamins trop naïfs, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez la contenir dans ses frontières actuelles. » II va jusqu’à comparer sa « cité » à un « camp de concentration » dont les habitants, en proie au désœuvrement, seraient devenus, sous l’autorité tyrannique de l’imam, leurs propres « kapos ». Boualem Sansal justifie ainsi la vision répulsive des « cités » que donne son roman : « Le diagnostic de Malrich n’est pas exagéré. C’est la triste réalité. Dans nos pays, les cités populaires abandonnées par l’État à la misère, au banditisme et à l’islamisme sont déjà des camps de concentration. Certaines banlieues françaises sont de la même manière sous la coupe des gangs mafieux et islamistes, en connexion avec les gangs d’Algérie et les réseaux salafistes d’Al-Qaida dans le monde. Le journaliste Mohamed Sifaoui, à travers ses enquêtes sur le terrain et ses documentaires, en a apporté la preuve. Moi-même, au cours de mes déplacements en France, j’ai eu l’occasion de le constater et de l’entendre de la bouche même des habitants de ces cités9. »

Sur la question des nouveaux acteurs principaux des violences anti-juives, en France ou en Belgique tout particulièrement, le « politiquement correct » continue de dominer. L’antiracisme devenu vulgate, avec son orientation pro-immigrationniste, détermine le dicible et le non dicible : le « politiquement correct » à l’européenne est défini par un code culturel interdisant de désigner en position autre que celle de « victime » (de racisme ou de xénophobie) les populations issues de l’immigration (« Arabes », « musulmans », « Maghrébins », etc.). C’est également ce qu’on peut reprocher au rapport, remarquable par ailleurs, de l’Obser­vatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC) que dirige à Vienne Béate Winkler, intitulé Manifestations d’antisémitisme dans l’Union européenne, rendu public les 31 mars et 1er avril 2004. On sait qu’un premier rapport, qui devait être publié au printemps 2003, ayant été jugé non conforme aux attentes et à certaines convenances idéologiques, a été mis sous le boisseau – mais la censure a été déjouée, et l’étude jugée insatisfaisante a finalement été diffusée sur le site du CRIF le 1er décembre 2003. Les auteurs du rapport « non publié » (officiellement) soulignaient le fait : « Ce ne sont pas les partis et les groupes d’extrême droite qui ont joué un rôle décisif» dans la récente vague antijuive. Et ils ajoutaient : « En Espagne, en France, en Italie et en Suède, une partie de la gauche et des groupes arabo-musulmans ont joint leurs efforts pour organiser des (p.456) manifestations pro-palestiniennes. (…) Alors que ces manifestations n’étaient pas intrinsèquement antisémites, des slogans antisémites ont été proférés et des banderoles antisémites ont été brandies dans certaines d’entre elles ; certaines de ces manifestations se sont terminées par des agressions contre des Juifs ou des institutions juives. » Ce qui a donc été jugé impubliable en 2003, c’est une étude désignant sans détour des «jeunes musulmans», des milieux « pro-Palestiniens », des «groupes islamistes » et des militants « anti-mondialisation » d’extrême gauche comme responsables, à côté d’individus ou de groupes d’extrême droite, des actions et des menaces antijuives récentes en Europe. Les rapporteurs donnaient, dans divers pays européens, plusieurs exemples « où, durant la période d’observation, des attaques physiques contre des Juifs, la profana­tion et la destruction de synagogues ont été souvent le fait de jeunes musulmans. »

 

(p.456) Kofi Annan a déclaré : « Le combat contre l’antisémitisme doit être notre combat et les Juifs du monde entier doivent considérer les Nations unies comme leur maison10. » Encore faut-il, pour répondre pleinement à cette belle invitation, que l’ONU ne se transforme pas en lieu de rendez-vous de tous les ennemis d’Israël.

 

 

CHAPITRE   19 Le meurtre d’Ilan Halimi, crime de synthèse et symptôme social

 

(p.457) C’est dans ce contexte euphorique que s’est faite la découverte du jeune Ilan Halimi le long d’une voie ferrée à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne), le 13 février 2006, nu, bâillonné, menotte, le corps arrosé d’essence ou d’acide, couvert de traces de tortures et de brûlures1, griève­ment blessé à l’arme blanche2. Ilan est mort au cours de son transport à l’hôpital. Cette découverte dérangeante devait rester confinée à la rubrique des faits divers de la semaine. Kidnappé le 21 janvier 2006 par une bande de Bagneux (Hauts-de-Seine) exigeant une rançon, séquestré durant trois semaines, Ilan avait finalement été laissé pour mort par ses ravisseurs : une affaire crapuleuse parmi d’autres. Sa judéité paraissait sans rapport avec son enlèvement et sa lente mise à mort. En tout cas, c’est la thèse que n’ont cessé de réaffirmer, après l’avoir lancée, les responsables de la police et le procureur de la République de Paris, suivis par des intellec­tuels et des journalistes.

 

Reconnaître un crime antijuif

 

Le message commun venant de la justice et de la police a consisté d’abord à exclure tout mobile antisémite dans ce « crime crapuleux », puis à exprimer des « réserves » sur le caractère antisémite du meurtre, enfin à minorer ou relativiser, voire à nier la dimension antijuive du crime. Les premières déclarations du procureur de la République de Paris, Jean-

Claude Marin, (p.458) ont été largement exploitées par ceux qui, en appelant à la « prudence » pour diverses raisons (dont certaines inavouées), voulaient justifier leurs doutes sur le caractère antijuif du crime. Des doutes qui pouvaient aller jusqu’à la conviction que le crime n’avait rien d’antisémite. Même après la reconnaissance, dans cette affaire d’enlèvement, d’un mobile antisémite retenu comme circonstance aggravante par les juges d’instruction (Corinne Goetzmann et Baudoin Thouvenot), le 20 février 2006, le parti pris « dubitationniste » n’a pas baissé les bras, et les articles ou les propos minimisant ou niant la dimension antijuive du crime se sont multipliés. Jean-Claude Marin a ainsi présenté la situation, le 21 février : « Lorsque l’information judiciaire a été ouverte, le caractère antisémite n’apparaissait pas du tout. Puis, pendant le week-end [18 au 19 février], certaines personnes entendues ont pu dire, de manière indirecte, que le choix d’un Juif garantissait le paiement de la rançon. Le juge a donc considéré qu’il y avait éventuellement là un mobile antisémite. Mais nous sommes vraiment, [avec ce groupe], dans le degré zéro de la pensée3.» Cette dernière remarque est surprenante : faut-il être doté d’une pensée de haute tenue pour être vraiment « antisémite » ? Sylvie Anne Goldberg a aussitôt relevé l’argument sophistique : « La question se pose (…) de savoir si pour être antisémite il faut parfaitement maîtriser les définitions qu’en donnent la langue française et le code pénal, puisque, de nos jours, les propos qualifiés d’antisémites sont passibles de sanctions légales4. »

 

(p.459) Ilan a donc été choisi parce qu’il était juif, et perçu comme tel. Selon un enquêteur, dans le discours de certains ravisseurs, l’amalgame «Juifs-argent» s’accompagnait de propos insultants sur les Juifs, traités d’« ordures ». Parmi les stéréotypes et les préjugés négatifs qui circulent dans la France des banlieues, ceux du «Juif riche » et du « pouvoir juif » sont les plus courants. Faut-il rappeler la boutade provocatrice mais symp-tomatique de Dieudonné : « II n’y a pas de SDF juif15 » ? Les formules de Dieudonné sont souvent révélatrices de l’imaginaire antijuif ambiant. L’un des « geôliers » a écrasé sa cigarette allumée ou son « joint » sur le front d’Ilan, non sans lancer qu’il n’aimait pas les Juifs, dévoilant ainsi ses senti­ments antijuifs16. Un autre geôlier d’Ilan, se prenant pour un combattant palestinien, déclarera plus tard : «J’ai flippé quand j’ai su qu’Ilan était juif, car j’avais peur que le Mossad vienne me buter17. » Les enquêteurs ont par ailleurs établi que sur les six personnes approchées par le gang en vue (p.460) d’une tentative d’enlèvement, quatre étaient des Juifs. Qu’après l’échec des contacts avec la famille Halimi les ravisseurs aient joint le rabbin du VIIIe arrondissement de Paris – « trouvé en consultant Internet », selon Fofana – en lui enjoignant de payer la rançon, cela confirme qu’ils voyaient les Juifs comme les membres d’une communauté tribale, une sorte de grande famille caractérisée par sa solidarité et sa richesse. On retrouve ici la série des stéréotypes antijuifs s’enchaînant sur l’axe « solidarité-communauté-lobby-mafta18 ». Et l’on notera à cet égard que, dans ses dia­tribes judéophobes, Dieudonné passe régulièrement du terme « commu­nauté » aux termes « lobby » et « mafia », concernant le judaïsme organisé en France ou encore le « sionisme ».

 

 

(p.470) Face à l’assasinat d’Ilan Halimi, les néo-négationnistes se contentent de poser sur les assassins des questions rhétoriques du type : « Ont-ils un discours idéologique suffisamment consistant contre les Juifs pour qu’on puisse le dire ‘antisémite’ ? Ont-ils en tête un programme antijuif ? (…) »

 

(p.472) C’est là oublier bien sûr qu’il y a eu un terrible précédent : les nazis sont parvenus au pouvoir en 1933 après avoir gagné les élections. Donc dans les formes démocratiques. Et ils ne se sont en aucune façon trans­formés en de paisibles démocrates. Nombreux sont pourtant les Occiden­taux qui, conduits par leurs rêves iréniques, aimeraient par leur conduite conciliante produire une modération chez les extrémistes qui leur font peur. Mais comment ne pas voir la part d’illusion dans ce rêve de pacification ? Il est de la nature de l’extrémiste que d’aller jusqu’au bout de sesconvictions motrices. Quoi qu’il en soit, ces vaines attentes d’une « désex-trémisation » de l’extrémisme ont favorisé l’émergence d’un mélange de

L soulagement, de démission et de soumission préventives. En Europe, un vent de dhimmitude volontaire souffle dans le monde des élites politiques (p.473) et intellectuelles, à quelques exceptions près. Telle est la vérité du rêve d’une Europe comme « puissance tranquille », qui prétend dialoguer avec ses ennemis déclarés, oubliant le fait que les frontières sont perméables entre le fondamentalisme islamique et le terrorisme islamiste, entre lejihad idéologique et le Jihad armé. Le glissement du Jihad idéologique de style « aide humanitaire » vers lejihad armé est parfaitement illustré, en France, par la famille Benchellali, de Vénissieux, connue pour avoir pris part aux manifestations en faveur du port du voile islamique et envoyé des dons au Comité de bienfaisance et de soutien aux Palestiniens (CBSP). Plusieurs membres de cette famille sont passés au terrorisme islamiste : Menad, soupçonné d’avoir préparé un attentat chimique en France, et Mourad, parti rejoindre Al-Qaida en Afghanistan en 2001, avant les attentats anti­américains du 11 Septembre80. C’est là ce sur quoi s’aveugle l’Europe de ceux qui, soucieux avant tout de maintenir leur bien-être, s’imaginent que l’attitude conciliatrice est le seul et sûr moyen d’« avoir la paix », quitte à épouser les thèses « antisionistes » du monde arabo-musulman81. Dans un contexte international chaotique où le conflit israélo-palestinien est non seulement relancé mais élargi aux dimensions mythiques d’un conflit mondial entre le camp « américano-sioniste » et celui de l’islam travaillé par les minorités actives d’inspiration jihadiste, une bande de « barbares » autodésignés d’une banlieue française peut s’autoriser à sacrifier « un Juif ».

 

Profanateurs de Carpentras et assassins d’Ilan

 

(p.473) (…) Après la découverte de la profanation de Carpentras, l’ancien président de la République Valéry Giscard d’Estaing s’est réfugié dans le silence, tactique prudentielle qu’il avait précédemment choisie après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic, le 3 octobre 1980 : tandis que son Premier ministre, Raymond Barre, faisait un commentaire aussi malheureux qu’odieux sur l’attentat meurtrier, le président n’avait pas cru devoir interrompre son week-end de chasse. On se souvient des propos choquants tenus par Raymond Barre, quelques heures après l’attentat meurtrier, action à la fois terroriste et antijuive, du 3 octobre 1980 : le Premier ministre, déjà connu pour ses truismes maladroitement formulés, avait cru bon de dénoncer « cet attentat odieux qui a voulu (p.474) frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et [qui] a frappé des Français innocents qui traversaient la rue ». Lapsus dont le contenu latent a été immédiatement entendu : les « Israélites » (euphémisation de « Juifs » dans le langage châtié d’après guerre) ne peuvent être ni français ni inno­cents. Une fois de plus, on pouvait constater que Jean-Marie Le Pen était loin d’être le seul homme politique à donner dans ce qui a été justement caractérisé comme une forme d’« antisémitisme insidieux84 ». (…) En France, on se mobilise plus volontiers contre l’extrême droite que î contre l’antisémitisme. C’est ce que les manifestations d’avril 2002 (entre 70 000 et 100 000) et surtout de février 2006 (entre 30 000 et 70 000) montreront : le refus de l’antisémitisme, dissocié de la « lutte contre l’extrême droite », ne mobilise guère la population française.

 

(p.475) Le contraste entre ces deux crimes anti­juifs possède une haute valeur symbolique : jusque dans les années 1980 (et encore dans les années 1990), les violences antijuives étaient pour l’essentiel le fait d’individus d’extrême droite ; depuis le début des années 2000, il n’en va plus de même, les Juifs sont désormais attaqués avant tout par des individus étrangers à l’extrême droite, et dont une proportion significative est représentée par des jeunes issus de l’immigration africaine subsaharienne et maghrébine. La culture en mosaïque des «jeunes issus de l’immigration » mêle des héritages culturels familiaux et des éléments de la culture médiatique mondiale, mais elle est aussi largement imprégnée d’islamisme radical, dont les thèmes sont diffusés sur de multiples sites Internet et traduits par des images télévisuelles qui passent en boucle.

 

(p.478) Il convient de mentionner un autre meurtre antijuif qui a été assimilé

scandaleusement à un simple fait divers. Sébastien Sellam, jeune Français juif de 23 ans, est assassiné dans la nuit du 19 au 20 novembre 2003, de plusieurs coups de couteau dans le cou et sur le visage, par Adel Amastaibou, jeune Français musulman d’origine maghrébine, qui habite le même immeuble que sa victime, à Paris, dans le Xe arrondissement, depuis leur enfance. Sébastien, connu sous son nom de DJ, LAM.C, a acquis une certaine célébrité dans son milieu professionnel parisien, et vient de fonder sa maison de disques. Avant d’assassiner Sébastien, dont il jalouse les succès, Adel était connu dans le quartier en tant que délinquant, condamné à plusieurs reprises par la justice française. Adel était un « perdant », Sébastien un « gagnant », ce qui explique que, dans l’assassinat de ce dernier, la jalousie a joué le rôle d’un facteur déclenchant. Mais la dimen­sion antijuive de l’agression mortelle n’en a pas moins été déterminante. Adel avait précédemment manifesté avec violence des sentiments antijuifs, ce qui lui avait valu une condamnation. Son milieu familial était connu pour son hostilité aux Juifs. Aussitôt après avoir assassiné Sébastien, Adel aurait confié à sa mère, le 20 novembre 2003 : «J’ai tué un Juif et j’irai au Paradis. » En 2006, le meurtrier, estimé irresponsable au moment des faits, a bénéficié d’un non-lieu, des experts l’ayant présenté comme atteint de « maladie mentale ». On peut se demander, avec un zeste d’ironie, si ce (p.479) singulier comité d’experts n’a pas découvert sans le savoir une nouvelle « maladie mentale » en France : l’antisémitisme criminel. La pathologi-sation du crime est une manière comme une autre de le nier. Mais l’affaire n’en est pas restée là, grâce à la ténacité de Juliette Sellam, la mère de Sébastien. Le 19 octobre 2007, la famille Sellam a été reçue à l’Elysée. Un mois plus tard, le 22 novembre 2007, la chambre de l’instruction du tribunal de Paris rendait publique son intention de traduire en justice le présumé meurtrier du DJ. Le 17 janvier 2008, la 4e chambre de l’instruc­tion de la cour d’appel de Paris rendait un arrêt ordonnant un supplément d’information et la nomination d’un collège d’experts, et confiant le dos­sier du meurtre de Sébastien Sellam, à Mme Minguet, juge d’instruction. Maître Axel Metzker, l’avocat de Juliette Sellam, la mère de Sébastien, a déclaré le 18 janvier 2008 : « On va enfin pouvoir enquêter sur ce crime antisémite97. »

Après l’arrestation de Youssouf Fofana, les violences antijuives ordi­naires ont repris de plus belle en France. Pour éviter les reconstructions sociologisantes en langage « politiquement correct », qui masquent le vécu des agressions par leurs victimes, contentons-nous d’enregistrer quelques-uns des incidents tels qu’ils ont été racontés par ces dernières ou des témoins oculaires, avec leurs mots. Le 3 mars 2006, à Sarcelles (Val-d’Oise), trois jeunes adolescents juifs français ont été agressés par des Noirs et des individus décrits comme des « Nord-Africains ». Le lendemain, à Sarcelles encore, devant un restaurant casher, quatre « individus de cou­leur », d’origine africaine selon des témoins, ont pris à partie un jeune Juif de 28 ans portant kippa. La victime, souffrant de contusions, a été hospi­talisée à la suite d’une blessure à l’épaule. Les quatre auteurs présumés de l’une des agressions ont été arrêtés par la police98. Depuis la fin des violences urbaines de novembre 2005, le maire PS de Sarcelles, François Pupponi, avait recensé début mars 2006 trente agressions, « la plupart contre les Juifs99 ». Le 6 mars, un élève juif de 13 ans et demi du collège Gilbert-Dru (Lyon) était agressé devant son collège par des jeunes qui, selon certains témoins, auraient été originaires de Turquie ou d’Afrique du Nord. Les quatre agresseurs, âgés de 14-15 ans, l’ont frappé violemment au visage, lui brisant le nez, puis l’ont jeté à terre et se sont acharnés sur leur victime malgré la présence de témoins, qui d’ailleurs se sont enfuis. Ils ont fini par dire à la victime : « Sale Juif ! Si tu parles, on te tue ! » La famille a porté plainte. Les quatre mineurs ont été interpellés puis placés en garde à vue pour « violence en réunion et injures à caractère anti­sémite ». Le recteur de l’académie de Lyon, Alain Morvan, a dénoncé une agression « d’inspiration antisémite » et a ouvert une enquête adminis­trative. Il a également porté plainte. Au collège Mauvert (Villeurbanne), dans une affaire de racket de portables, un groupe de jeunes d’origine maghrébine et africaine, depuis le 3 mars, insultait des élèves juifs (« Sales Juifs ! ») et les menaçaient d’actes similaires à ceux attribués à Youssouf Fofana. Des plaintes ont été déposées par des parents d’élèves du collège. Toujours à Villeurbanne, une lettre anonyme de menaces a été reçue par la synagogue de la ville, évoquant un projet d’attentat à la voiture piégée. Dans la nuit du 6 au 7 mars, la caméra de surveillance d’une école

(p.480) talmudique a été brisée. Un homme a été interpellé par la police et placé en garde à vue. Le 7 mars au matin, à Paris (75019), une dame juive âgée, Mme A., volontaire bénévole aux Tables du cœur (les « restes du cœur » casher), a été prise à partie par un individu qu’elle a décrit comme « maghrébin », dans la rue de Lorraine, à hauteur d’un foyer de travailleurs immigrés. Cet individu a proféré des insultes antisémites et lui a porté un violent coup sur la tête. Mme A. a déposé plainte. Le 12 mars 2006, à Garges-les-Gonesses (95), A. Didier (32 ans) a été victime d’une agression accompagnée d’insultes antijuives, dans les conditions ainsi précisées par le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) : « A. Didier conduisait sa voiture lorsqu’il s’est rendu compte qu’un véhicule le poursuivait. Il s’est arrêté pour demander à ses 3 poursuivants – deux hommes d’origine africaine et un d’origine maghrébine -, de cesser de le « coller ». Ceux-ci pénétrèrent de force dans son automobile. La victime déclare avoir entendu l’homme d’origine maghrébine dire en arabe « Ha Yehoudi » (« c’est un Juif»). Les trois individus le mettent à terre, lui assènent des coups au corps et à la tête et s’enfuient quand un troisième véhicule arrive. Malgré ses contusions et une côte fêlée, la victime relève le numéro d’immatriculation, se rend au commissariat de police pour y déposer plainte. La police a identifié et interpellé deux des agresseurs » »1 » Autre exemple de violence antijuive ordinaire : dans la soirée du 10 avril 2006, sur le parking du centre commercial Val-d’Europe à Serris (Seine-et-Marne), un homme de 43 ans portant une kippa a été pris à partie par quatre jeunes. L’un d’entre eux, titubant, s’est accroché avec l’homme, lui lançant des insultes antisémites avant de s’en prendre à lui physiquement, avec deux de ses amis, en le frappant à la tête et à la mâchoire. La victime a reçu 10 jours d’ITT. Grâce à l’intervention des vigiles, deux des jeunes ont pu être interpellés, mais les deux autres ont réussi à s’enfuir. A l’issue des 48 heures de garde à vue, les deux jeunes arrêtés sont passés en comparution immédiate devant le tribunal correc­tionnel de Meaux. Cet homme avait été agressé et violenté en tant que Juif, identifié comme tel par la kippa qu’il portait. Les deux jeunes majeurs ont été condamnés à quatre mois d’emprisonnement, dont un mois ferme avec mandat de dépôt. Lors de son réquisitoire, le procureur a établi une comparaison avec l’affaire Ilan Halimi.

L’année 2006, sur le front de la judéophobie, avait donc fort mal commencé : les premières statistiques policières, loin de confirmer la baisse des violences antijuives de 2005, faisaient apparaître une hausse. Cette dernière se confirmera dans les mois qui suivront11« . Certes, une tendance à la baisse a été constatée au dernier trimestre 2006, qui s’est maintenue en 2007102. Mais, ainsi que l’a suggéré le rapport du SPCJ, les incidents antijuifs forment désormais un « bruit de fond » dans la société française. Et l’on doit relever le fait que, dans les années 2000, le total annuel des incidents antijuifs n’est jamais redescendu au niveau où il se situait avant le début de la seconde Intifada. Bref, la vague antijuive est toujours là, dans les esprits plus que dans les violences physiques observables. Mais ces dernières n’ont pas disparu du paysage. Le 22 février 2008, à Bagneux encore, deux ans après l’assassinat d’Ilan Halimi, un jeune Juif de 19 ans, (p.481) Mathieu Roumi, a été séquestré par six jeunes, âgés de 17 à 25 ans, qui lui ont fait subir des sévices à caractère antijuif et homophobe1« 3. Séquestré dans un appartement, puis dans un box d’une cité HLM (la résidence Pablo-Picasso), le jeune garçon a été attaché avec des menottes. Avec un Typex, ses agresseurs lui auraient inscrit sur le visage les insultes « sale juif» et « sale pédé », avant de le forcer à avaler des mégots de cigarette et des médicaments comme des suppositoires, puis de l’obliger à boire jusqu’à l’ivresse et à sucer un préservatif déroulé sur un bâton. Des heures durant, le jeune homme a été insulté, humilié, frappé à coups de poing et de pied. Pour effrayer encore plus leur victime, ses agresseurs ont à plusieurs reprises fait référence au « gang des barbares » de Youssouf Fofana. « Nous admirons Youssouf Fofana », lui ont-ils crié au visage. Mathieu a été relâché, en sang, en début de soirée, à la suite d’un diffé­rend entre ses geôliers et tortionnaires. Le jeune homme, « très choqué », a été hospitalisé le soir de son agression. Il a porté plainte le lendemain. Les six agresseurs ont été arrêtés dans les jours qui ont suivi et placés en détention le 27 février. Ils ont été mis en examen et écroués pour « violences aggravées en réunion et en raison de l’appartenance véritable ou supposée à une race ou à une religion », et « en raison de l’orientation sexuelle vraie ou supposée », « séquestration en bande organisée, actes de torture et de barbarie, vol aggravé, extorsion et menaces ». Le CRIF a souligné le fait que les agresseurs étaient jeunes et que, « dans cette géné­ration, la connotation antisémite des violences vient très vite, cela fait partie de leur fonds culturel ». Que les attitudes judéophobes se soient à la fois répandues et banalisées, c’est ce que révèle la remarque conclusive de la journaliste du Monde : « Dans la cité, les jeunes habitants ne com­prennent effectivement pas l’émotion suscitée par cette agression1« 4. »

L’affaire Ilan Halimi nous donne une leçon que Léon Poliakov avait parfaitement formulée : « Ceux qui ne dénoncent pas l’antisémitisme sous sa forme primitive et élémentaire, au seul motif qu’elle est si primitive, devront affronter la question de savoir s’ils ne donnent pas secrètement leur approbation aux antisémites partout dans le monde, justement pour cette raison1« 5. » Comment les citoyens français et européens, ceux du moins qui sont conscients des effets dévastateurs de l’ethnicisation des rapports sociaux dans un contexte de fragmentation conflictuelle des États-nations que savent exploiter les stratèges islamistes, pourraient-ils avoir quelque raison de voir l’avenir en rosé ?

 

 

CHAPITRE   20 Guerre contre les « judéo-croisés » et droit de légitime défense

 

(p.485) La récente vague judéophobe en France, quelles que soient ses parti- / cularités nationales, n’est intelligible qu’à la condition d’être rapportée au contexte international spécifique dans lequel elle se déploie, celui d’une nouvelle guerre contre les Juifs et, plus largement, contre les «judéo-croisés », déclarée par les seuls islamistes radicaux, mais conduite avec le soutien de certains pays musulmans et la sympathie d’une partie de l’opi­nion du monde musulman, aussi divers soit-il. La « nouvelle judéo-phobie » est inséparable d’un nouvel anti-occidentalisme, qui prend le plus souvent la figure d’un antiaméricanisme aussi virulent que paranoïaque (son postulat étant que tous les malheurs du monde sont imputables, de près ou de loin, aux Américains et aux « sionistes »). Cette guerre ne se réduit pas aux attentats terroristes de grande envergure, dont le nombre a considérablement augmenté dans les années 20001. Cette guerre est notamment conduite sous la forme d’une guerre culturelle au sein des pays occidentaux par des prédicateurs proches des Frères musulmans ou des milieux wahhabites, souvent de tendance salafiste2, soutenus par une multitude d’associations pratiquant le prosélytisme. Leur objectif est d’abord d’empêcher l’intégration des populations issues de l’immigration par un endoctrinement islamiste les mettant à l’écart de la société globale (d’où l’importance du port du voile islamique), ensuite de favoriser la création de réseaux de soutien et de groupes de militants fanatiques prêts à tuer et à sacrifier leur propre vie pour la cause3. Pour comprendre la signification de ces comportements, il convient de rappeler leur cadre théologico-religieux, clairement résumé dans le 5e point du credo des Frères musulmans, entériné par leur IIIe congrès, en mars 1935 : «Je crois que le musulman a le devoir de faire revivre l’Islam par la renaissance de ses différents peuples, par le retour de sa législation propre, et que la bannière de l’Islam doit couvrir le genre humain et que chaque musulman a pour mission d’éduquer le monde selon les principes de l’Islam. Et je promets de combattre pour accomplir cette mission tant que je vivrai et de sacrifier pour cela tout ce que je possède4. »                                         

 

La condition de toute action collective contre la « montée de l’anti­sémitisme » est, bien sûr, de reconnaître que l’intégration des jeunes issus de l’immigration peut et doit être améliorée. Car elle a en partie échoué5. Le chômage frappe massivement les jeunes Français issus de l’immigration maghrébine et africaine subsaharienne, soumis à des discriminations spéci­fiques (à l’emploi et au logement). Cette situation favorise la montée du (p.484) ressentiment (« C’est la faute de la France si… ») et sa traduction dans l’idéologie victimaire, qui enferme le sujet dans une alternative : la reven­dication haineuse ou la délinquance violente. Cette dernière s’est mani­festée en France lors des manifestations lycéennes organisées à Paris, en particulier le 8 mars 2005, dont Luc Bronner, dans Le Monde, a fait un compte rendu  scrupuleux,  étranger au  « politiquement correct ». Des lycéens, perçus comme des « Français de souche » à travers divers indices (couleur de la peau, habillement, etc.), ont été attaqués, tabassés et déva­lisés par des « bandes de jeunes Noirs », « casseurs » et « cogneurs » venus de certaines banlieues parisiennes (Seine-Saint-Denis) et des quartiers nord de Paris6. Le journaliste du Monde a justement pointé dans ces actions violentes « un mélange de racisme et de jalousie sociale », dont témoigne ce programme d’action esquissé par la formule d’un « cogneur » : « Se venger des Blancs. » Un certain nombre de témoins, journalistes ou mili­tants politiques, n’ont pas hésité, dans ce contexte, à parler de « racisme anti-Blancs »  ou « anti-Français »  (« francophobie »)  et de « ratonnades anti-Blancs ». Ces expressions ont choqué certains milieux « antiracistes », et une polémique s’est déclenchée, montrant une fois de plus la fissure entre   les   organisations   « antiracistes »   pro-immigrationnistes   (MRAP, Ligue des droits de l’homme) et les autres (parmi lesquelles la Liera s’est montrée la plus lucide).

 

(p.485) Depuis la fin des années 1980, les islamistes les plus avisés ont compris qu’ils étaient plus libres dans les pays démocratiques européens garantissant les libertés publiques que dans la plupart des pays musulmans. Pourquoi ne pas profiter de la tolérance dont font preuve les démocraties libérales/pluralistes, notamment en y pratiquant ce que Youssouf al-Qaradhawi, l’autorité suprême des Frères musulmans et plus largement, depuis le début des années 1990, du « Mouvement islamique » en Europe, appelle l’« ouverture sans fusion13 » ? La stratégie islamiste de l’inclusion différentialiste fait partie du projet d’islamisation en douceur de l’Europe, étape par étape. L’Europe est ainsi devenue une terre de conquête par le dialogue (« inter-religieux », bien sûr) et la séduction rhétorique, visant certains secteurs de l’opinion, en particulier l’électoral de gauche et d’extrême gauche, supposés sensibles à la cause palestinienne, l’un des principaux vecteurs de la propagande islamiste destinée à l’Occident. Dans le code culturel islamique auquel recourt Tariq Ramadan, l’Europe constitue un « espace de témoignage », distinct à la fois de la « demeure de la guerre » et de la « demeure de l’islam14 ». Mais la stratégie du « témoignage-dialogue » n’exclut nullement la pratique du Jihad lorsque certaines conditions sont favorables, en vue de réaliser des objectifs divers (terroriser les populations civiles, faire pression sur les gouvernements, entretenir le sentiment d’une menace, etc.). L’assassinat par un fanatique salafiste, le 2 novembre 2004 à Amsterdam, du cinéaste Théo Van Gogh a provoqué une prise de conscience, aux Pays-Bas comme en Belgique : la réalité de (p.486) la menace islamo-terroriste a été enfin reconnue15. Car les conditions d’une mobilisation et d’une radicalisation des milieux islamistes sont tou­jours là : imams radicaux prêchant lejihad dans certaines mosquées trans­formées en foyers fondamentalistes, sites Internet et émissions de radio appelant à la haine, diffusion de cassettes audio et vidéo, usage de ce matériel de propagande par des recruteurs jihadistes dans certains quartiers où ils sont concentrés, etc. Quant au programme politico-religieux des islamistes de toutes obédiences pour l’Europe, il peut être défini par l’islamisation progressive de l’espace européen, selon le plan des Frères musulmans qu’a récemment dévoilé un service de renseignements occidental. Mais cet objectif ainsi résumable : « De l’islam européen à l’Europe musulmane16 » n’est lui-même qu’une étape stratégique dans la vaste entreprise imaginée par les chefs de la confrérie des Frères musulmans : établir un « pouvoir islamique sur toute la terre » par tous les moyens, par l’infiltration dans tous les lieux de pouvoir, par la propagande et l’endoctrinement à travers la prédication, par l’alliance avec les combat­tants dujihad, et, s’il le faut, par la guerre17. Tel est le programme d’action exposé systématiquement dans un « rapport » anonyme en langue arabe, le « Projet », daté du 1er décembre 1982, qui a été découvert, lors d’une perquisition effectuée à la demande de la Maison Blanche après le 11 sep­tembre 2001 à Campione, dans la villa de Youssef Nada, directeur de la banque Al-Taqwa, banquier et émissaire secret des Frères musulmans. Ce « rapport » est intitulé « Vers une stratégie mondiale pour la politique islamique (Points de départ, éléments, procédures et missions)18 ». Cette stratégie est celle du « Mouvement islamique mondial » dont l’objectif final est l’établissement d’un État islamique mondial à travers la multipli­cation des États islamiques. C’est dans cette perspective utopique que sont pensées l’islamisation de l’Europe et l’islamisation de la cause palestinienne.

Le « point de départ 11 » du « Projet » consiste à « adopter la cause palestinienne sur un plan islamique mondial, sur un plan politique et par le biais dujihad, car il s’agit de la clef de voûte de la renaissance du monde arabe d’aujourd’hui ». Ce « point de départ » à la fois particulier et essen­tiel est ainsi commenté, quant à ses « éléments », ses « procédures » et les « missions suggérées » : « Préparer la communauté des croyants au Jihad pour la libération de la Palestine. (…) Créer le noyau dujihad en Palestine (…) et le nourrir pour entretenir cette flamme qui va éclairer le seul et unique chemin vers la libération de la Palestine (…). Recueillir suffisam­ment de fonds pour perpétuer lejihad. (…) Lutter contre le sentiment de capitulation au sein de l’Oumma, refuser les solutions défaitistes, et mon­trer que la conciliation avec les Juifs porterait atteinte à notre mouvement et à son histoire. (…) Créer des cellules de Jihad en Palestine, les soutenir pour qu’elles couvrent toute la Palestine occupée. Créer un lien entre les Moudjahidines en Palestine et ceux qui se trouvent en terre d’islam. Nourrir le sentiment de rancœur à l’égard des Juifs et refuser toute coexistence. »

Ce programme rejoint celui de la branche piétiste des salafistes considérant l’Europe, « terre de mécréance », comme une « terre de pacte », au contraire de la branche jihadiste, qui la considère comme une (p.487) « terre de guerre », où le Jihad est licite19. Les attentats de Madrid, le 11 mars 2004 (191 morts), et ceux de Londres, le 7 juillet 2005 (56 morts), montrent, à la suite du méga-attentat du 11 septembre 2001, que les islamistes radicaux ont décidé de porter la guerre contre l’Occident au cœur même des pays occidentaux. La deuxième étape de ce programme d’islamisation de l’Europe, adapté à la situation nouvelle des années 2000, consiste à organiser le prosélytisme islamiste dans les prisons européennes, notamment françaises, lesquelles sont devenues l’un des principaux lieux de conversion ou de reconversion à un islam intégriste et de combat, compte tenu du grand nombre de détenus musulmans, dont les demandes spécifiques ne sont guère prises en considération20. Parallèlement, les orga­nisations islamistes officielles et les islamistes les plus intellectualisés (du type Tariq Ramadan) s’efforcent de rendre acceptable une loi interdisant le blasphème au nom du « respect des croyances religieuses », manière de faire passer toute critique de l’islam, voire de l’islamisme, pour de l’islamo-phobie. Le principe de la liberté d’expression n’étant pour ses ennemis islamistes qu’une détestable invention de l’Occident moderne, un produit juridico-politique de la mécréance visant à légitimer les attaques contre l’islam, il faut le limiter par un principe contraire. Dans son sermon prononcé au Qatar et diffusé par Al-Jazira le 30 novembre 2000, Youssouf al-Qaradhawi réaffirmait que l’islamisation de l’Europe n’était qu’une étape sur la voie de l’islamisation du monde : « Avec la volonté d’Allah, l’islam retournera en Europe, et les Européens se convertiront à l’islam. Ils seront ensuite mieux à même de propager l’islam dans le monde, mieux que nous, les anciens musulmans. Tout cela est possible, pour Allah21. »

L’Europe est ainsi devenue un espace islamisable par divers moyens, dans l’esprit de nombre d’islamistes, dits modérés ou radicaux de diverses obédiences. La défense militante du port du voile islamique (hidjab) est l’un de ces moyens22, qui s’accompagne d’une violente dénonciation du « racisme » de l’Etat français ou de « l’islamophobie » de la société française, dans laquelle la loi interdisant le port des signes religieux dans l’espace scolaire est largement approuvée par l’opinion (76 % des personnes interrogées, selon un sondage réalisé au printemps 2004). Après les milieux « altermondialistes », infiltrés par les stratèges culturels islamistes, c’est au tour des mouvements antiracistes de faire l’objet d’une tentative de séduction et de canalisation. Certaines associations antiracistes ou de défense des droits de l’homme n’opposent aucune résistance à cette offensive : le MRAP, la Ligue des droits de l’homme et la Ligue de l’enseignement ont accepté de défiler « contre tous les racismes » avec des organisations islamistes le 7 novembre 2004 à Paris. Ces organisations « antiracistes » utilisent abusivement leur légitimité pour dénoncer comme « raciste » ou « islamolophobe » toute critique philosophique de l’islam – même dans ses dérives fondamentalistes – ou de pratiques dites musul­manes (concernant notamment les femmes), comme si seule une islamo-philie inconditionnelle était de mise. Il est bon de rappeler la ferme mise au point de l’écrivain canado-ougandaise Ershad Manji, auteur de Musul­mane, mais libre : « Le racisme dont souffrent les musulmans en Occident n’est rien comparé à ce que les non-Arabes endurent dans le monde arabe.

(p.4488) Ici, on ne leur oppose pas d’obstacles. Au contraire : on n’a pas le droit de critiquer trop durement l’excision des femmes, parce que « c’est leur culture »23. » La stratégie politico-culturelle des islamistes est de multiplier les tribunes et les lieux d’influence, à travers des conférences-prêches, des meetings ou des manifestations dites « unitaires » (qui les respectabilisent). Autant de formes tactico-strategiques à travers lesquelles sont poursuivis les objectifs d’une « idéologie totalitaire d’infiltration », dont la fin dernière est l’établissement d’un « État islamique mondial », conformément à l’utopie politico-religieuse des Frères musulmans24.

(…)

Entre 2001 et 2007, une quinzaine d’imams étrangers ont été expulsés du territoire français en prévention du terrorisme islamique. Début novembre 2007, dix-sept imams expulsables. dont de nombreux salafistes et proches des frères musulmans, étaient toujours sur le territoire français. Sous le coup d’un arrêté ministériel d’expulsion pour des prêches radicaux ou des comportements susceptibles d’attenter à la sécurité nationale, ils bénéficiaient de la protection d’asso­ciations musulmanes influentes. On sait par exemple qu’Ilyes Hacene, imam salafiste suivi de près par les services de police, a prononcé nombre de prêches « soutenant les Moudjahidines et fustigeant Israël et les États-Unis ». Mais cet incitateur dangereux n’en est pas moins soutenu par la Mosquée de Paris et par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF)26.

 

(p.489) En Allemagne, le ministre social-démocrate de l’Intérieur Otto Schily, dénonçant la « béatitude multiculturelle »é qui conduit à nier les problèmes (dont celui du terrorisme islamique), a déclaré en novembre 2004 que son gouvernement était en droit d’ « attendre de tous les musulmans en Allemagne qu’ils s’investissent activement contre les instigateurs de l’islamisme ».

 

(p.491) Dans un enregistrement audio mis en ligne le 2 avril 2008 par As-Sahab, Ayman al-Zawahiri s’en prend aux Nations-Unies, dénoncées comme « l’ennemi de l’islam et des musulmans », et prédit que la défaite des Américains en Irak ouvrira aux guerriers du Jihad la voie de Jérusalem : « Nous promettons à nos frères musulmans (p.492) que nous ferons de notre mieux pour frapper les Juifs, en Israël et à l’étranger, avec l’aide et l’assistance de Dieu51. »

(…) En décembre 2005, les Frères musulmans ont fait une percée remarquable aux élections. Il en est allé de même au Liban, où les électeurs ont fait entrer le Hezbollah au gouvernement. Ce qui n’a nullement empêché la milice islamo-terroriste, soutenue et surarmée par l’Iran et la Syrie, de lancer le 12 juillet 2006 une opération meurtrière contre des soldats israéliens, provoquant ainsi la seconde guerre du Liban (12 juillet-14 août 2006). Les antisionistes radicaux occidentaux n’ont pas manqué de dénoncer l’inter­vention israélienne et de chanter les louanges du Hezbollah, pour sa « résistance héroïque » à l’armée israélienne. En visite au Liban début janvier 2008, Norman Finkelstein, connu pour sa dénonciation de « l’industrie de l’Holocauste », a rencontré Nabil Kaouk, commandant du Hezbollah pour le Sud-Liban, avant de déclarer lors d’une conférence de presse : «Je pense que le mouvement Hezbollah représente l’espoir. Ils combattent pour défendre leur patrie52. » La victoire du Hamas aux élec­tions législatives palestiniennes, en janvier 2006, confirme le dynamisme de la vague islamiste dans le monde musulman53. C’est donc par les urnes que s’impose en douceur le totalitarisme islamiste. C’est que la démocratie, comme système fondé sur des élections libres, ne suffit pas à garantir la liberté, et qu’elle a des effets pervers : même quand elle fonctionne bien, non seulement elle n’empêche pas la victoire de mouvements hostiles à la démocratie pluraliste, mais elle peut encore, en leur conférant une légiti­mité politique, contribuer à l’expansion des mouvements de type totali­taire. Aurait-on oublié la manière dont Hitler s’est approprié le pouvoir en Allemagne ? C’est par des élections libres que le démagogue bavarois est devenu le Fùhrer du Troisième Reich. Il faut parfois défendre la liberté contre les effets pervers de la liberté.

 

(p.493) Le grand romancier algérien Boualem Sansal rappelait judicieusement, en janvier 2008, que l’efficacité de la lutte contre l’islamisme tient à la mobilisation des musulmans eux-mêmes, éclairés par leurs théologiens et leurs intellectuels. Or les premiers se taisent et les travaux des seconds n’ont guère d’écho dans les masses musulmanes. Le tableau qu’offre la triste réalité présente du monde arabo-musulman suggère une vision pessimiste des évolutions futures : « La lutte contre l’islamisme, matrice du terrorisme, réclame un engagement des musulmans et de leurs théologiens. Il leur revient de sauver leur religion et de la réconcilier avec la modernité, faute de quoi l’islam finira par n’être plus que l’islamisme. Mais le danger dans les pays arabes et musulmans est tel qu’aucun théologien n’ose entre­prendre ce nécessaire travail d’ijtihad. Et les intellectuels qui s’y emploient avec talent dans les démocraties occidentales (Soheib Bencheikh, Malek Chebel, Mohamed Arkoun, Abdelwahab Meddeb…) ne sont guère entendus dans nos pays. Mon humble avis est que l’islam a déjà trop pâti de l’islamisme et du nationalisme arabo-musulman, je ne vois pas comment il pourrait reprendre le chemin des Lumières qui jadis fut le sien54. »

(…) il convient de ne point exclure du champ des possibles cette vision d’un avenir sombre : la double montée en puissance du courant neutraliste européen et du parti de la capitulation devant le terrorisme islamique, fêtant leurs fiançailles sur les ruines des liens transatlantiques et l’abandon d’Israël. C’est pourquoi aussi il importe d’inscrire la lutte contre la judéo-phobie mondialisée dans le cadre de la lutte contre la nouvelle menace globale : l’islamisme international. Ce dernier ne se réduit pas aux actes « 7 terroristes que ses stratèges médiatisent mondialement avec habileté, il . mène une guerre culturelle faisant feu de tous bois. Le combat contre J l’islamisme radical doit être pluridimensionnel et sans compromis56. L’atti­tude frileuse des élites politiques et intellectuelles, en Europe, face aux mobilisations violentes initiées par les milieux islamistes exploitant le malaise provoqué par la publication des caricatures de Mahomet, montre que s’est insensiblement imposée la logique « plutôt verts que morts ». Dans un discours prononcé le 26 novembre 1938, quelques jours après la « Nuit de cristal » (9-10 novembre) organisée par les nazis, Léon Blum faisait remarquer à ses contemporains tentés par l’« esprit munichois » : « II n’y a pas d’exemple dans l’histoire qu’on ait acquis la sécurité par la lâcheté, et cela ni pour les peuples, ni pour les groupements humains, ni (p.494) pour les hommes57. » Cinq ans plus tôt, après la prise du pouvoir en Allemagne par les nazis, Joseph Goebbels s’était publiquement réjoui en tenant ces propos ironiques : « Cela restera toujours l’une des meilleures farces de la démocratie que d’avoir elle-même fourni à ses ennemis mortels le moyen par lequel elle fut détruite. »

L’aveuglement de la démocratie allemande n’est plus de saison. C’est la faiblesse et la pusillanimité de la communauté internationale – et de l’Europe au premier chef – qui, aujourd’hui, renforcent le camp des ennemis de l’Occident démocratique, au premier rang desquels apparaît l’Iran totalitaire, suivi par les réseaux protéiformes d’Al-Qaida. La sous-estimation de l’ennemi est l’opium des sociétés démocratiques. Face aux nouvelles menaces, nous devons conserver à l’esprit la remarque ironique de Goebbels, qui vaut comme un avertissement. Le devoir des défenseurs de la liberté n’est-il pas aujourd’hui de tout faire pour qu’un leader islamiste, après avoir pris le pouvoir dans un pays occidental, ne puisse un jour prochain se permettre de lancer de tels sarcasmes contre les démo­craties libérales ? Il faut imaginer l’impensable pour se donner les moyens d’éviter qu’il ne se réalise.

 

 

CONCLUSION

Occidentalisation polémique des Juifs et nouveau régime de judéophobie

 

(p.495) Dans le vieil antisémitisme à base ethno-raciale, le Juif était perçu * comme un « Asiatique » ou un « Oriental » particulièrement menaçant, donc comme un type racial étranger et hostile à toutes les nations européennes, et, plus largement, à la civilisation occidentale ou chré­tienne. Il s’agissait de le mettre à part, ou de le chasser des pays où il était censé vivre en étranger prédateur. Dans l’imaginaire « déracialisé », donc « post-antisémite », de la nouvelle judéophobie, le Juif est « désorientalisé », « désasiatisé » ou « désémitisé », et corrélativement « occidentalisé », pour être finalement désigné comme l’ennemi de tous les peuples (première figure) ou bien comme l’ennemi de la libération des peuples (deuxième figure) ou encore comme l’ennemi de l’islam et des musulmans du monde entier (troisième figure).

 

(p.496) Toutes ces accusations convergent vers une conclusion qu’on peut ainsi formuler : le peuple juif est un intrus dans le genre humain. Dans le vieil antisémitisme, les Juifs faisaient figure d’intrus dans les nations euro­péennes, de peuple en trop venu d’Orient, sans territoire, au sein de l’Occident chrétien. Amalgamés avec les Occidentaux, ils sont désormais traités comme des intrus au Moyen-Orient et, plus largement, dans la société mondiale. Doublement diabolisés en tant que « sionistes » et Occidentaux, ils sont rejetés comme le peuple en trop par excellence – ce que traduit la rumeur qu’Israël serait un État en trop. Un État-monstre, le seul à être supposé tel. Telle est la nouvelle matière symbolique exploitée depuis près d’un demi-siècle par les ennemis, déclarés ou non, des Juifs.

(…) Dans ses Remarques mêlées, Ludwig Wittgenstein ne cachait pas sa perplexité face à l’antisémitisme : « Si tu ne peux démêler une pelote, le plus sage est de le reconnaître ; et le plus honorable, de l’admettre. [Anti­sémitisme.] Ce que l’on doit faire pour guérir le mal «’est pas clair. Ce que l’on ne doit pas faire est clair cas par cas2. » Mais seul un esprit instruit par les enseignements ambigus du passé peut être véritablement attentif à I ce qui survient sans avoir été prévu.

 

 

(p.498) CHAPITRE PREMIER L’islamisme et ses ennemis : Juifs et « Croisés »

 

  1. Voir Matthias Kiintzel, Jihad and Jew-Hatred : Islamism, Nazism and thé Roots of 9/11, tr. améric. Colin Meade, préface de Jeffrey Herf, New York, Telos Press Publishing, 2007 (lre éd. allemande, Fribourg, 2002). À travers différentes études de cas (Hassan al-Banna et les Frères musulmans, le « Grand Mufti » de Jérusalem – le pro-nazi Haj Amin al-Husseini -, Sayyid Qutb,  etc.),  Kùntzel montre  comment dans  le  monde  arabo-musulman, sous l’influence du nazisme et avec l’aide (notamment financière) des nazis, l’idéologie islamiste s’est formée, donnant naissance à la fois à la vision jihadiste de l’islam et à sa définition de l’ennemi absolu, le Juif (ou le «judéo-maçon »), l’Occidental moderne (libéral, démocrate, adepte de la laïcité ou partisan de la sécularisation) ou encore le «judéo-croisé », amalgame polémique du même type qu’« américano-sioniste ». Dans la même perspective, voir David Dalin, Pie XII et les Juifs. Le mythe du pape d’Hitler [2005], tr. fr. Claude Mahy, Perpignan, Éditions Tempora, 2007, p. 185-211 (chap. 6 : « Le Mufti d’Hitler : l’antisémitisme musul-man, et l’incessante guerre islamique contre les Juifs »).

 

(p.504) 82. Avant de lancer une attaque aérienne contre des cibles syriennes non identifiées, le 6 septembre 2007, les forces d’élite israéliennes auraient saisi du matériel nucléaire nord-coréen au cours d’un raid dans une base militaire secrète située au nord-est de la Syrie. Voir Corme Lesnes, « Interrogations à Washington sur des activités nucléaires nord-coréennes en Syrie », Le Monde, 18 septembre 2007, p. 4 ; « Israël a saisi du matériel nucléaire nord-coréen en Syrie » (d’après AFP), Le Soir en ligne, http://lesoir.be/actualite/monde/, 23 sep­tembre 2007.

 

 

(p.506) 112.   Robert Faurisson, Mémoire en défense contre ceux qui m’accusent de falsifier l’Histoire. La ques­tion des chambres à gaz, précédé d’un avis de Noam Chomsky, Paris, La Vieille Taupe, 1980 (achevé d’imprimer en novembre). Sur l’affaire Chomsky déclenchée par cet acte de caution­nement, voir Pierre Vidal-Naquet, Les Juifs, la mémoire et le présent, Paris, François Maspero, 1981, p. 280-289 ; Wemer Cohn, Partners in Hâte : Noam Chomsky and thé Holocaust Deniers, Cambridge, MA, Avukah Press, 1995 (en ligne : http://wernercohn.com/Chomsky.html) ; là., « Chomsky and Holocaust Déniai », m Peter Collier and David Horowitz (eds), The Anti­Chomsky Reader, San Francisco, Encounter Books, 2004, p. 117-158.

 

(p.512) 172.  Lettre en ligne sur le site Internet de Radio Islam, dirigé par l’islamiste et négationniste Ahmed Rami, qui diffuse aussi bien les Protocoles des Sages de Sion que les écrits de Robert Faurisson et de ses disciples, sans oublier La Question juive de Marx ni Le Juif international, recueil d’articles antijuifs attribués à Henry Ford (en fait, rédigés par ses proches collabora­teurs et les journalistes de son hebdomadaire antijuif, The Dearborn Independent, de mai 1920 à janvier 1922). Rami est un admirateur de celui qu’il appelle le « grand militant mujahid Roger Garaudy ». Voir Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine, op. cit., p. 88-89, 475 (note 23), 780-781 (et note 428), 786-787 ; Laurent Duguet, « La haine raciste et antisémite tisse sa toile en toute quiétude sur le Net », Les Études du Crif, n° 13, novembre 2007, p. 10-13.

  1. Voir le compte rendu qu’en a fait Nicolas Weill dans Le Monde daté du 20 avril 1996 : « L’abbé Pierre soutient les aberrations négationnistes de Roger Garaudy ».

 

(p.630) 419.  Bruno Guigue, « Quand le lobby pro-israélien se déchaîne contre l’ONU », http:// www.oumma.com/, 13 mars 2008. À la suite de la diffusion de cet article, son auteur, sous-préfet de Saintes (Charent-Maritime), a été limogé par le ministre de l’Intérieur, le 19 mars 2008, pour avoir enfreint son devoir de réserve. Voir Le Monde, 25 mars 2008, p. 10 : « Sous-préfet limogé le 19 mars, M. Guigue écrivait depuis 2006 sur le site oumma.com ».

 

(p.644) 6. Gerald B. Winrod, 1940 ; cité par Charles Y. Glock and Rodney Stark, Christian Beliefs and Anti-Semitism, New York et Londres, Harper and Row, 1966, p. 107. Le révé­rend Winrod (1900-1957), directeur d’un journal antisémite significativement titré The Defender (allusion à son organisation « Les Défenseurs de la Foi chrétienne », créée en 1925), qui comptait près de 110 000 abonnés réguliers, fut, dans 1’entre-deux-guerres, un diffuseur très actif des Protocoles des Sages de Sion et un prédicateur dénonçant inlassablement la « cons­piration judéo-communiste ». Il est notamment l’auteur d’une brochure intitulée The Truth About the Protocols (1933), indéfiniment rééditée aux États-Unis par les milieux d’extrême droite, et plus particulièrement par les chrétiens fondamentalistes ; en ligne : http:// www.biblebelievers.org.au/truth.htm. Il affichait son admiration pour Hitler, qu’il compa­rait à Luther. Au milieu des années 1930, il résuma ainsi sa position vis-à-vis du nazisme ; « De tous les pays européens, l’Allemagne est le seul qui a eu le courage de défier l’occul­tisme maçonnique juif, le communisme juif et la finance internationale juive » (cité par Norman Cohn, Histoire d’un mythe, op. cit., p. 235). Voir Peter R. D’Agostino, « Winrod, Gerald B. », in Richard S. Levy (éd.), Antisemitism : A Historical Encydopedia…, op. cit., vol. 2, p. 772-773.

 

(p.664) 18 Jacques Chirac, par exemple, au moment où les banlieues étaient embrasées par la flambée de judéophobie liée aux débuts de la seconde Intifada, n’a pas hésité à déclarer à un éditeur juif : « Cessez de dire qu’il y a de l’antisémitisme en France. Il n’y a pas d’antisémi­tisme en France » ; http://www.amitiesquebec-israel.org/textes/antisemfr.htm. En 2004, Raymond Barre a également fait des déclarations publiques allant dans le même sens (voir infra, chap. 19). Ce déni de réalité a pris des couleurs « scientifiques » après que le journal Le Monde eut décidé de titrer d’une façon trompeuse une étude nuancée de Nonna Mayer, concernant les seuls sondages d’opinion : « La France n’est pas antisémite » (Le Monde, 4 avril 2002). Voir Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine, op. cit., p. 228-229. Cet article était le texte abrégé d’une intervention de Nonna Mayer faite lors d’une table ronde organisée à Paris le 19 mars 2002, et qui portait le titre tout différent : « Nouvelle judéophobie ou vieil antisémitisme ? ». Elle y discutait notamment, comme il se doit, les thèses que j’avais présen­tées dans mon livre La Nouvelle Judéophobie, publié deux mois auparavant. Cet article, dont le contenu n’est nullement résumé par son titre, est devenu la référence rituellement citée

par tous les « dénégateurs » de la vague judéophobe en France. Voir par exemple Pierre Tévanian, La République du mépris. Les métamorphoses du racisme dans la France des années Sarkozy, Paris, La Découverte, 2007, p. 23.

 

 

Extraits de « Mein Kampf » (Adolf Hitler), un livre bien connu pour son exhortation au racisme, à l’antisémitisme, et parce qu’il est complètement sciant: 

Adolf Hitler, Mein Kampf / Mon Combat

Vol.1

 

(p.28) Il me serait difficile aujourd’hui, sinon impossible, de dire à quelle époque le nom de Juif éveilla pour la première fois en moi des idées particulières. Je ne me souviens pas d’avoir entendu prononcer ce mot dans la maison paternelle du vivant de mon père. Je crois que ce digne homme aurait considéré comme arriérés des gens qui auraient prononcé ce nom sur un certain ton. Il avait, au cours de sa vie, fini par incliner à un cosmopolitisme plus ou moins déclaré qui, non seulement avait pu s imposer à son esprit malgré ses convictions nationales très fermes, mais avait déteint sur moi.

A l’école, rien ne me conduisit à modifier les idées prises à la maison.

A la Realschule je fis bien la connaissance d’un jeune Juif avec lequel nous nous tenions tous sur nos gardes, mais simplement parce que différents incidents nous avaient amenés à n’avoir dans sa discrétion qu’une confiance très limitée. D’ailleurs, ni mes camarades, ni moi, nous ne tirâmes de ce fait des conclusions particulières.

Ce fut seulement quand j’eus quatorze ou quinze ans que je tombai fréquemment sur le mot de Juif, surtout quand on causait politique. Ces propos m’inspiraient une légère aversion et je ne pouvais m’empêcher d’éprouver le sentiment désagréable qu’éveillaient chez moi, lorsque j’en étais témoin, les querelles au sujet des confessions religieuses.

A cette époque, je ne voyais pas la question sous un autre aspect.

Il n’y avait que très peu de Juifs à Linz. Au cours des siècles ils s’étaient européanisés extérieurement et ils ressemblaient aux autres hommes ; je les tenais même pour des Allemands. Je n’apercevais pas l’absurdité de cette illusion, parce que leur religion étrangère me semblait la seule différence qui existât entre eux et nous. Persuadé qu’ils avaient été persécutés pour leurs croyances, les propos défavorables tenus sur leur compte m’inspiraient une antipathie qui, parfois, allait presque jusqu’à l’horreur.

Je ne soupçonnais pas encore qu’il pût y avoir des adversaires systématiques des Juifs.

 

J’arrivai ainsi à Vienne.

 

Tout saisi par l’abondance de mes sensations dans le domaine de l’architecture, pliant sous le fardeau de mon propre sort, je n’eus pas dans les premiers temps le moindre coup d’oeil sur les différentes couches composant la population de cette énorme ville. Bien qu’alors Vienne comptât près de deux cent mille Juifs sur deux millions d’âmes, je ne les remarquais pas. Mes yeux et mon esprit ne furent pas pendant les premières semaines de taille à supporter l’assaut que leur livraient tant de valeurs et d’idées nouvelles.

Ce n’est que lorsque peu à peu le calme se rétablit en moi et que ces images fiévreuses commencèrent à se clarifier que je songeai à regarder plus attentivement le monde nouveau qui m’entourait et qu’entre autres je me heurtai à la question juive.

Je ne veux pas prétendre que la façon dont je fis sa connaissance m’ait paru particulièrement agréable.

Je ne voyais encore dans le Juif qu’un homme d’une confession différente et je continuais à réprouver, au nom de la tolérance et de l’humanité, toute hostilité issue de considérations religieuses. En particulier, le ton de la presse antisémite de Vienne me paraissait indigne des traditions d’un grand peuple civilisé.

J’étais obsédé par le souvenir de certains événements remontant au moyen âge et que je n’aurais pas voulu voir se répéter. Les journaux dont je viens de parler n’étaient pas tenus pour des organes de premier ordre. Pourquoi ? Je ne le savais pas alors su juste moi-même. Aussi les considérais-je plutôt comme les fruits de la colère et de l’envie, que comme les résultats d’une position de principe arrêtée, fût-elle fausse.

Cette idée fut renforcée en moi par la forme infiniment plus convenable, à mon avis, sous laquelle la véritable grande presse répondait à ces attaques, ou bien, ce qui me paraissait encore plus méritoire, se contentait de les tuer par le silence, n’en faisant pas la moindre mention. Je lus assidûment ce qu’on appelait la presse mondiale (la Neue Freie Presse, le Wiener Tagblatt, etc.) ; je fus stupéfait de voir avec quelle abondance elle renseignait ses lecteurs et avec quelle impartialité elle traitait toutes les questions.

 

(p.29) Il me fallut reconnaître qu’un des journaux antisémites, le Deutsches Volksblatt, avait beaucoup plus de tenue dans de pareilles occasions.

(p.30) (…) Je n’approuvais pas son antisémitisme agressif, mais j’y trouvais parfois des arguments qui me donnaient à réfléchir.

(…)

Mais si, de même, mon jugement sur l’antisémitisme se modifia avec le temps, ce fut bien là ma plus pénible conversion.

Elle m’a coûté les plus durs combats intérieurs et ce ne fut qu’après des mois de lutte où s’affrontaient la raison et le sentiment que la victoire commença à se déclarer en faveur de la première. Deux ans plus tard, le sentiment se rallia à la raison pour en devenir le fidèle gardien et conseiller.

Pendant cette lutte acharnée entre l’éducation qu’avait reçue mon esprit et la froide raison, les leçons de choses que donnait la rue â Vienne m’avaient rendu d’inappréciables services. Il vint un temps où je n’allais plus, comme pendant les premiers jours, en aveugle à travers les rues de l’énorme ville, mais où mes yeux s’ouvrirent pour voir, non plus seulement les édifices, mais aussi les hommes.

Un jour où je traversais la vieille ville, je rencontrai tout à coup un personnage en long kaftan avec des boucles de cheveux noirs.

Est-ce là aussi un Juif ? Telle fut ma première pensée. A Linz, ils n’avaient pas cet aspect-là. J’examinai l’homme â la dérobée et prudemment, mais plus j’observais ce visage étranger et scrutais chacun de ses traits, plus la première question que je tri étais posée prenait dans mon cerveau une autre forme :

Est-ce là aussi un Allemand ? Comme toujours en pareil cas, je cherchai dans les livres un moyen de lever mes doutes. J’achetai pour quelques hellers les premières brochures antisémites de ma vie. Elles

partaient malheureusement toutes de l’hypothèse que leurs lecteurs connaissaient ou comprenaient déjà dans une certaine mesure la question juive, du moins en son principe. Enfin leur tan m’inspirait de nouveaux doutes, car les arguments qu’elles produisaient à l’appui de leurs affirmations étaient souvent superficiels et manquaient complètement de base scientifique.

Je retombai alors dans mes anciens préjugés. Cela dura des semaines et même des mois.

L’affaire me paraissait si monstrueuse, les accusations étaient si démesurées, que, torturé par la crainte de commettre une injustice, je recommençai à m’inquiéter et à hésiter.

Il est vrai que sur un point, celui de savoir qu’il ne pouvait pas être question d’Allemands appartenant à une confession particulière, mais bien d’un peuple à part, je ne pouvais plus avoir de doutes ; car, depuis que j’avais commencé à m’occuper de cette question, et que mon attention avait été appelée sur le Juif, je voyais Vienne sous un autre aspect. Partout où j’allais, je voyais des Juifs, et plus j’en voyais, plus mes yeux apprenaient à les. distinguer nettement des autres hommes. Le centre de la ville et les quartiers (p.31) situés au nord du canal du Danube fourmillaient notamment d’une population dont l’extérieur n’avait déjà

plus aucun trait de ressemblance avec celui des Allemands.

Mais, si j’avais encore eu le moindre doute sur ce point, toute hésitation aurait été définitivement levée par l’attitude d’une partie des Juifs eux-mêmes.

Un grand mouvement qui s’était dessiné parmi eux et qui avait pris à Vienne une certaine ampleur, mettait en relief d’une façon particulièrement frappante le caractère ethnique de la juiverie : je veux dire le sionisme.

Il semblait bien, en vérité, qu’une minorité seulement de Juifs approuvait la position ainsi prise, tandis que la majorité la condamnait et en rejetait le principe. Mais, en y regardant de plus près, cette apparence s’évanouissait et n’était plus qu’un brouillard de mauvaises raisons inventées pour les besoins de la cause, pour ne pas dire des mensonges. Ceux qu’on appelait Juifs libéraux ne désavouaient pas, en effet, les Juifs sionistes comme n’étant pas leurs frères de race, mais seulement parce qu’ils confessaient publiquement leur judaïsme, avec un manque de sens pratique qui pouvait même être dangereux.

Cela ne changeait rien à la solidarité qui les unissait tous. Ce combat fictif entre Juifs sionistes et Juifs libéraux me dégoûta bientôt ; il ne répondait à rien de réel, était donc un pur mensonge et cette supercherie était indigne de la noblesse et de la propreté morales dont se targuait sans cesse ce peuple.

D’ailleurs la propreté, morale ou autre, de ce peuple était quelque chose de bien particulier. Qu’ils n’eussent pour l’eau que très peu de goût, c’est ce dont on pouvait se rendre compte en les regardant et même, malheureusement, très souvent en fermant les yeux. Il m’arriva plus tard d’avoir des hauts-le-coeur en sentant l’odeur de ces porteurs de kaftans. En outre, leurs vêtements étaient malpropres et leur extérieur fort peu héroïque.

Tous ces détails n’étaient déjà guère attrayants ; mais c’était de la répugnance quand on découvrait

subitement sous leur crasse la saleté morale du peuple élu.

Ce qui me donna bientôt le plus à réfléchir, ce fut le genre d’activité des Juifs dans certains domaines, dont j’arrivai peu à peu à pénétrer le mystère.

Car, était-il une saleté quelconque, une infamie sous quelque forme que ce fût, surtout dans la vie sociale, à laquelle un Juif au moins n’avait pas participé ?

Sitôt qu’on portait le scalpel dans un abcès de cette sorte, on découvrait, comme un ver dans un corps en putréfaction, un petit youtre tout ébloui par cette lumière subite.

Les faits à la charge de la juiverie s’accumulèrent à mes yeux quand j’observai son activité dans la presse, en art, en littérature et au théâtre. Les propos pleins d’onction et les serments ne servirent plus alors à grand’chose ; ils n’eurent même plus d’effet. Il suffisait déjà de regarder une colonne de spectacles, d’étudier les noms des auteurs de ces épouvantables fabrications pour le cinéma et le théâtre en faveur desquelles les affiches faisaient de la réclame, et l’on se sentait devenir pour longtemps

l’adversaire impitoyable des Juifs. C’était une peste, une peste morale, pire que la peste noire de jadis, qui, en ces endroits, infectait le peuple. Et en quelles doses massives ce poison était-il fabriqué et répandu ! Naturellement, plus le niveau moral et intellectuel des fabricants de ces oeuvres artistiques est bas, plus inépuisable est leur fécondité, jusqu’à ce qu’un de ces gaillards arrive à lancer, comme le ferait une machine de jet, ses ordures su visage de l’humanité.

Que l’on considère encore que leur nombre est sans limite ; que l’on considère que, pour un seul Goethe, la nature infeste facilement leurs contemporains de dix mille de ces barbouilleurs, qui dès lors agissent comme les pires des bacilles et empoisonnent les âmes.

Il était épouvantable de penser, mais on ne pouvait se faire d’illusion sur ce point, que le Juif semblait avoir été spécialement destiné par la nature à jouer ce rôle honteux.

 

(p.32) (…) Mais mon évolution fut hâtée par l’observation de toute une série d’autres phénomènes. Je veux parler de la conception qu’une grande partie des Juifs se fait des moeurs et de la morale et qu’elle met ouvertement en pratique.

A ce point de vue, la rue me donna des leçons de choses qui me furent souvent pénibles.

Le rôle que jouent les Juifs dans la prostitution et surtout dans la traite des blanches pouvait être étudié à Vienne plus aisément que dans toute autre ville de l’Europe occidentale, exception faite peut-être pour les ports du sud de la France. Quand on parcourait le soir les rues et ruelles de la Leopoldstadt, on était à chaque pas, qu’on le voulût ou non, témoin de scènes qui restèrent ignorées de la majorité du peuple allemand jusqu’à ce que la guerre eût fourni aux soldats combattant sur le front oriental l’occasion d’en voir ou plus exactement d’être forcés d’en voir de pareilles.

La première fois que je constatais que c’était le Juif impassible et sans vergogne qui dirigeait de la sorte, avec une expérience consommée, cette exploitation révoltante du vice dans la lie de la grande ville, un léger frisson me courut dans le dos. Puis la fureur s’empara de moi.

Maintenant, je n’avais plus peur d’élucider la question juive. Oui, je me donnerais cette tâche ! Mais tandis que j’apprenais à traquer le Juif dans toutes les manifestations de la vie civilisée et dans la (p.33) pratique des différents arts, je me heurtai tout d’un coup à lui en un lieu où je ne m’attendais pas à le rencontrer.

Lorsque je découvris que le Juif était le chef de la Social-Démocratie, les écailles commencèrent à me tomber des yeux. Ce fut la fin du long combat intérieur que j’avais eu à soutenir.

 

 

 

Adolf Hitler, Mein Kampf / Mon Combat

Vol.1

(p.160) La doctrine religieuse des Juifs est, en première ligne, une instruction tendant à maintenir la pureté du sang juif et un code réglant les rapports des Juifs entre eux, et surtout ceux qu’ils doivent avoir avec le reste du monde, (…).

 

(p.161) marchand et, au début, se soucie peu de dissimuler sa nationalité. Il est encore un Juif, en partie peut-être parce que les signes extérieurs qui accusent la différence de sa race et de celle du peuple dont il est l’hôte sont encore trop apparents, parce qu’il connaît encore trop peu la langue du pays, parce que les caractères nationaux de l’autre peuple sont trop saillants pour que le Juif puisse oser se donner pour autre chose qu’un marchand étranger. Comme il est plein de souplesse et que le peuple qui le reçoit manque d’expérience, conserver son caractère de Juif ne lui cause aucun préjudice et offre même des avantages ; on se montre accueillant pour l’étranger.

  1. – Peu à peu il s’insinue dans la vie économique, non pas comme producteur, mais comme

intermédiaire. Son habileté commerciale, développée par l’exercice au cours de milliers d’années, lui donne une grande supériorité sur l’Aryen encore peu dégourdi et d’une honnêteté sans bornes, de sorte qu’en peu de temps le commerce menace de devenir son monopole. Il commence par prêter de l’argent et, comme toujours, à des intérêts usuraires. C’est lui qui, en fait, introduit dans le pays le prêt à intérêt.

On ne s’aperçoit pas d’abord du danger que présente cette innovation ; on l’accueille même avec plaisir, en raison de l’avantage momentané qu’elle présente.

  1. – Le Juif est devenu complètement sédentaire, c’est-à-dire qu’il occupe un quartier particulier dans les villes et les bourgs et forme de plus en plus un Etat dans l’Etat. Il considère le commerce et les affaires d’argent comme un privilège lui appartenant et qu’il exploite impitoyablement.
  2. – Les affaires d’argent et le commerce sont devenus son monopole exclusif. Les intérêts usuraires qu’il exige finissent par provoquer des résistances ; son insolence naturelle, en s’aggravant, excite l’indignation ; ses richesses éveillent la jalousie. La mesure est comble quand il range la terre et le sol parmi les objets de son commerce et les avilit en en faisant une marchandise vénale et négociable.

Comme il ne cultive jamais le sol lui-même, mais ne le considère que comme une propriété de rapport, sur laquelle le paysan peut bien rester, mais à condition de subir les exactions les plus éhontées de la part de son nouveau maître, l’antipathie qu’il excite augmente jusqu’à devenir une haine ouverte. Sa tyrannie et sa rapacité deviennent si insupportables que ses victimes, sucées jusqu’au sang, vont jusqu’aux voies de fait contre lui. On commence à regarder cet étranger de plus près et l’on remarque (p.162) chez lui des traits et des façons d’être toujours plus répugnants, jusqu’à ce qu’enfin un abîme infranchissable s’ouvre entre lui et ses hôtes.

Aux époques de grande misère, la fureur des exploités finit par éclater contre lui. Les masses pillées et ruinées se font justice elles-mêmes pour se défendre contre ce fléau de Dieu : elles ont appris su cours de quelques siècles à le connaître et considèrent sa simple existence comme un danger aussi redoutable que la peste.

  1. – Mais alors le Juif commence à révéler son véritable caractère. Il assiège les gouvernements de flatteries écoeurantes, fait travailler son argent et, de cette façon, se fait accorder des lettres de franchise qui lui permettent de piller encore ses victimes. Si parfois la fureur populaire s’enflamme contre cette éternelle sangsue, elle ne l’empêche pas le moins du monde de reparaître su bout de quelques années dans l’endroit qu’il avait dû quitter et de reprendre son ancien genre de vie. Il n’y a pas de persécution qui puisse lui faire perdre l’habitude d’exploiter les autres hommes, aucune qui arrive à le chasser définitivement ; après chacune d’elles, il revient su bout de peu de temps et est resté le même.

Pour au moins empêcher le pire, on commence à mettre le sol à l’abri de ses mains d’usurier, en lui en interdisant l’acquisition par la loi.

  1. – Plus la puissance du souverain grandit, plus le Juif l’assiège. Il mendie des « lettres de franchise » et des « privilèges » que les seigneurs, toujours gênés dans leurs finances, lui accordent volontiers contre paiement. Si cher que ces documents lui aient coûté, il récupère en peu d’années l’argent dépensé avec les intérêts et les intérêts des intérêts. C’est une véritable sangsue qui se fixe au corps du malheureux peuple et qu’on ne peut en détacher, jusqu’à ce que les souverains eux-mêmes aient besoin d’argent et lui fassent de leurs augustes mains dégorger le sang qu’il avait sucé.

Cette scène se renouvelle constamment et le rôle qu’y jouent ceux qu’on appelle les « princes allemands » est aussi pitoyable que celui des Juifs eux-mêmes. Ils étaient vraiment un châtiment envoyé par Dieu à leurs chers peuples, ces grands seigneurs, et on ne peut trouver leur équivalent que dans les différents ministres de notre temps.

C’est la faute des princes allemands si la nation allemande n’est pas parvenue définitivement à

s’affranchir du danger juif. Malheureusement, les choses sont restées dans le même état par la suite, de sorte qu’ils ont reçu des Juifs le salaire qu’ils avaient mille fois mérité par les péchés dont ils s’étaient rendus coupables à l’égard de leurs peuples. Ils s’étaient alliés avec le diable et ont fini leur carrière en enfer.

  1. – En se laissant prendre dans les filets du Juif, les princes ont préparé leur propre ruine. La situation qu’ils occupaient au milieu de leurs peuples est lentement, mais fatalement, minée à mesure qu’ils cessent de défendre les intérêts de leurs sujets et deviennent leurs exploiteurs. Le Juif sait très exactement que leur règne touche à sa fin et cherche à la hâter autant que possible. C’est lui-même qui les plonge dans leurs éternels besoins d’argent, en les détournant de leur vraie tâche, en les étourdissant par les plus basses et les pires flatteries, en les poussant à la débauche et en se rendant par là de plus en plus indispensable. Son habileté, ou pour mieux dire son absence de scrupules dans les affaires d’argent, sait toujours trouver de nouvelles ressources en pressurant les sujets, en les écorchant même ; si bien que la moyenne de leur existence devient toujours plus courte. Toute cour a son « Juif de la Cour

», c’est le nom qu’on donne aux monstres qui torturent le bon peuple et le poussent au désespoir, tandis la race humaine ornés de signes extérieurs de distinction, de les voir élevés à la noblesse héréditaire et contribuer ainsi, non pas seulement à rendre ridicule cette institution, mais encore à la contaminer.

C’est alors que le Juif peut vraiment profiter de sa situation pour monter encore plus haut.

Il n’a plus qu’à se faire baptiser pour entrer lui-même en possession de tous les droits et capacités dont jouissent les enfants du pays. Il conclut l’affaire, très souvent à la grande joie de l’Eglise, fière d’avoir gagné un nouveau fils, et d’Israël, heureux de voir une filouterie aussi réussie.

(p.163) H. – A ce moment, se produit une transformation dans le judaïsme. C’étaient jusqu’alors des Juifs seulement, qui ne cherchaient pas à paraître autre chose, ce qui était d’ailleurs difficile en raison des caractères distinctifs qui séparaient les deux races en présence. A l’époque de Frédéric le Grand, il ne venait encore à l’idée de personne de voir dans les Juifs autre chose qu’un peuple « étranger » et Goethe se révolte encore à l’idée qu’à l’avenir, le mariage entre chrétiens et juifs pourrait ne plus être interdit par la loi. Goethe était pourtant vraiment un être divin ; ce n’était ni un réactionnaire ni un ilote ; ce qui s’exprimait par sa bouche n’était pas autre chose que la voix du sang et de la raison. Ainsi le peuple,

malgré les trafics honteux des cours, voyait instinctivement dans le Juif l’élément étranger introduit dans son propre corps et se conduisait en conséquence à son égard.

Mais cela allait changer. Au cours de plus de mille ans, le Juif a appris à se rendre si bien maître de la langue du peuple qui lui a accordé l’hospitalité, qu’il croit pouvoir se risquer maintenant à mettre moins d’accent sur son origine juive et à faire passer su premier plan sa « qualité d’Allemand ». Si ridicule et absurde que cette prétention puisse paraître au premier abord, il se permet de se transformer en « Germain » et donc, dans le cas présent, en « Allemand ». Alors prend naissance une des plus infâmes tromperies qui se puisse imaginer. Comme il ne possède de ce qui fait l’Allemand que l’art d’écorcher sa langue -et d’une épouvantable façon – mais que, pour le reste, il ne s’est jamais fondu dans la population

allemande, tout ce qu’il a d’allemand est la langue qu’il parle. Or, ce qui fait la race, ce n’est pas la langue, mais le sang, et le Juif le sait mieux que personne, puisqu’il attache peu d’importance à la conservation de sa langue et, par contre, en attache une très grande à ce que son sang reste pur. Un homme peut très facilement changer de langue, c’est-à-dire se servir d’une autre ; seulement, il exprimera alors dans sa nouvelle langue ses anciennes idées ; sa nature intime ne sera pas modifiée.

C’est ce que prouve le Juif, qui peut parler mille langues différentes et n’est pourtant toujours qu’un Juif.

Son caractère ethnique restera toujours le même, qu’il ait, il y a deux mille ans, parlé latin à Ostie en faisant le commerce des grains ou que, spéculateur sur les farines de nos jours, il parle l’allemand des youpins. C’est toujours le même Juif. Que ce fait évident ne soit pas compris par un conseiller ministériel de l’espèce courante actuellement ou par un fonctionnaire supérieur de la police, cela, il est vrai, va de soi, car il est difficile de rencontrer des personnages plus dénués d’instinct et d’esprit que ces serviteurs des autorités si éminentes qui dirigent actuellement l’Etat.

La raison pour laquelle le Juif se décide tout d’un coup à devenir un « Allemand » est évidente. Il sent que la puissance des princes commence à chanceler et il cherche bientôt une plateforme sur laquelle poser ses pieds. De plus, la domination financière qu’il exerce sur toute l’économie politique a fait tant de progrès qu’il ne peut plus soutenir cet énorme édifice, qu’en tous cas son influence ne pourra plus s’accroître, s’il ne possède pas tous les droits « civiques n. Mais il désire ces deux choses, car plus haut il grimpe et plus le sollicite ce but dont la conquête lui fut jadis promise et qui se dégage maintenant des ténèbres du passé ; avec une ardeur fébrile, les meilleurs cerveaux juifs voient se rapprocher, jusqu’à être à la portée de leurs mains, le rêve de la domination universelle. Aussi tous ses efforts tendent à la

conquête pleine et entière des droits « civiques ».

Telle est la raison de l’émancipation hors du ghetto.

  1. – C’est ainsi que du Juif de cour sort peu à peu le juif du peuple.

Bien entendu, le Juif se tient, comme auparavant, dans l’entourage des puissants de ce monde, il cherche même avec encore plus d’ardeur à se glisser dans leur société ; mais, en même temps, d’autres représentants de sa race font les bons apôtres auprès du bon peuple. Si l’on se rappelle de combien de péchés le Juif s’est, au cours des siècles, rendu coupable à l’égard de la masse, comment il l’a toujours impitoyablement exploitée et pressurée, si l’on considère en outre combien le peuple a pour ces raisons appris peu à peu à le haïr et a fini à voir dans sa présence un châtiment que le ciel inflige aux autrespeuples, on comprendra combien les Juifs ont eu de peine à exécuter ce changement de front. Oui, ce fut un pénible travail pour eux de se présenter comme « amis des hommes » aux victimes qu’ils avaient écorchées.

 

(p.169) K. – La domination du Juif parait maintenant si assurée dans l’Etat qu’il ose non seulement recommencer à se donner ouvertement pour Juif, mais confesser sans réserves ses conceptions ethniques et politiques jusque dans leurs dernières conséquences. Une partie de sa race se reconnaît ouvertement pour un peuple étranger, non sans d’ailleurs commettre un nouveau mensonge. Car lorsque le sionisme cherche à faire croire au reste du monde que la conscience nationale des Juifs trouverait satisfaction dans la création d’un Etat palestinien, les Juifs dupent encore une fois les sots goïmes de la façon la plus patente. Ils n’ont pas du tout l’intention d’édifier en Palestine un Etat juif pour aller s’y fixer ; ils ont (p.170) simplement en vue d’y établir l’organisation centrale de leur entreprise charlatanesque d’internationalisme

universel ; elle serait ainsi douée de droits de souveraineté et soustraite à l’intervention des autres Etats ; elle serait un lieu d’asile pour tous les gredins démasqués et une école supérieure pour les futurs bateleurs.

Mais c’est un signe de leur croissante assurance, et aussi du sentiment qu’ils ont de leur sécurité, qu’au moment où une partie d’entre les Juifs singe hypocritement l’Allemand, le Français ou l’Anglais, l’autre, avec une franchise impudente, se proclame officiellement race juive.

Le sans-gêne effrayant avec lequel ils se comportent à I’égard des ressortissants des autres peuples, montre combien le jour de la victoire leur paraît proche.

 

(p.201) Il faut donc assurer à la conception raciste un instrument de combat, (…).

 

(p.205) La condition préalable mise à l’existence durable d’une humanité supérieure n’est donc pas l’Etat, mais la race qui possède les facultés requises.

 

(p.211) L’Etat raciste aura à réparer les dommages causés par tout ce qu’on néglige de faire aujourd’hui dans ce domaine. Il devra faire de la race le centre de la vie de la communauté; veiller à ce qu’elle reste pure; déclarer que l’enfant est le bien le plus précieux d’un peuple. Id devra prendre soin que, seul, l’individu sain procrée des enfants; il dira qu’il n’y a qu’un acte honteux : mettre au monde des enfants quand on est maladif et qu’on a des tares, et que l’acte de plus honorable est alors d’y renoncer. Inversement, il professera que refuser à la nation des enfants robustes est un acte répréhensible. L’Etat doit intervenir comme ayant de dépôt d’un avenir de milliers d’années au prix duquel les désirs et l’égoïsme de l’individu sont tenus pour rien et devant lequel ils doivent s’incliner ; il doit utiliser des ressources de la médecine la plus moderne pour éclairer sa religion; il doit déclarer que tout individu notoirement malade ou atteint de tares héréditaires, donc transmissibles à ses rejetons, n’a pas le droit de se reproduire et id doit lui en enlever matériellement la faculté. Inversement, il doit veiller à ce que la fécondité de la femme saine ne soit pas limitée par l’infecte politique financière d’un système de gouvernement qui fait, de ce don du ciel qu’est une nombreuse postérité, une malédiction pour les parents. Il doit mettre un ferme à cette indifférence paresseuse, et même criminelle, qu’on témoigne aujourd’hui pour des conditions sociales permettant la formation de familles prolifiques, et se sentir le protecteur suprême de ce bien inappréciable pour un peuple. Son attention doit se porter sur l’enfant plus que sur l’adulte.

 

 

L'attitude italienne envers les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (Simons Cohen) (T(LS, 10/09/1996)ervuren)

(LS, 10/09/1996)

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