2004

Dieudonné condamné, LB 27/05/2004

 

L’humoriste français a été condamné par le tribunal correctionnel d’Avignon à une peine d’amende de 5000 euros pour « propos racistes » et « injures raciales » visant les juifs, sur base d’un entretien paru dans le journal « Le Monde » en janvier.

 

2004

Gollnisch suspendu de cours, LB 28/10/2004

 

Les cours de Bruno Gollnisch, délégué général du Front National, ont été suspendus pour 30 jours à l’Université Jean-Moulin Lyon III.

Celui-ci avait estimé que « les historiens (avaient) le droit de discuter librement du drame concentrationnaire ».

 

1984

in : Gérard Chaliand, Ternon Yves, Le génocide des Arméniens, éd. Complexe, 1984

 

(p.11) Alep est la plaque tournante de la déportation. Le Comité Union et Progrès y a installé la «Direction gé­nérale des déportés». 400000 à 500 000 déportés en­viron y transitent pour être répartis selon deux axes : le désert de Syrie au Sud, celui de Mésopotamie à l’Est. C’est surtout le long de l’Euphrate que s’écoule le flot des survivants. Sur 200 kilomètres, parqués en plein air, dans des campements improvisés au bord du fleuve, parve­nant plus rarement à se réfugier dans des maisons, sans vêtements et sans nourriture, des milliers d’Arméniens tentent de survivre en grignotant quelques racines arra­chées au sol rocailleux. Le typhus et la dysenterie éclair­assent les camps et ceux qui se maintiennent sont poussés vers Deir-es-Zor. Là, depuis qu’en avril 1915 les premiers déportés venus des montagnes de Cilicie étaient arrivés après 4 semaines de marche, les Arméniens s’en­tassent par milliers. Au milieu de 1916, l’ordre arrive de liquider le reliquat. A Ras-ul-Aïn, sur un tronçon de che­min de fer où le kaïmakam (sous-préfet) avait retenu quelque 50 000 déportés pour faire du trafic d’esclaves avec les nomades, le long de l’Euphrate où il en reste quelques milliers, et surtout à Deir-es-Zor, les Turcs achèvent le travail. Dans un désert de pierre, au-delà de Deir-es-Zor, dans une caverne que les villageois appellent la «grotte des Arméniens», s’entassent aujourd’hui des mil­liers de squelettes que déplacent les enfants des villages venus y chercher des pièces d’or et des dents en or, ultime trésor d’une nation dépecée. Ce sont les restes de milliers d’Arméniens de Deir-es-Zor qu’on a fait entrer dans cette caverne avant de les incendier avec de l’es­sence.

Lorsqu’à la fin de 1916, les observateurs font le bilan de l’anéantissement des Arméniens de Turquie, ils peu­vent constater qu’à l’exception de 300 000 Arméniens sauvés par l’avance russe et de quelque 200 000 habitants (p.12) de Constantinople et de Smyrne qu’il était difficile de supprimer devant tant de témoins, il ne persiste plus que des îlots de suivie : des femmes et jeunes filles enle­vées, disparues dans le secret des maisons turques ou rééduquées dans des écoles islamiques comme celle que dirige l’apôtre féminin du turquisme Halide Edip ; des enfants regroupés dans des orphelinats pilotes ; quelques miraculés cachés par des voisins ou amis musulmans ; ou, dans des villes du centre, quelques familles épargnées grâce à la fermeté d’un vali ou d’un kaïmakam. Au total, de 1 200 000 à 1 500 000 victimes, puisque le chiffre des Arméniens de Turquie en 1914 varie selon les statistiques de 1 800 000 à 2 100 000.

 

(p.19) (…) tous étaient accablés d’impôts et livrés à la cupidité du collecteur. Le fonctionnaire turc régnait en maître sur ses communautés paysannes et multipliait les tracasseries. Il n’avait d’ailleurs le plus souvent d’autre traitement que les sommes qu’il extorquait. Aux impôts réguliers, — dîme sur les récoltes, capitation exigée pour que chaque chrétien de 15 à 65 ans eût le droit de vivre dans l’Empire, taxe pour exemption obligatoire du ser­vice militaire — s’ajoutaient les prélèvements exception­nels et arbitraires, les amendes ou pots-de-vin, et les dragonnades des troupes en campagne qui s’installaient chez l’habitant et vivaient à ses dépens. Les Arméniens avaient d’autant moins la faculté de s’y soustraire que, chrétiens, leurs témoignages n’étaient recevables devant aucun tribunal, le droit civil et administratif relevant des tribunaux religieux du Chériat. Le gouverneur de la pro- ., vince — vali —, celui du district — kaïmakam — ou du canton — mutessarif—, les gendarmes — zaptiés —, les juges — cadls —, tous s’entendaient pour tondre l’Armé­nien et n’hésitaient pas, en cas de refus de paiement ou de résistance, à l’emprisonner ou à le tuer. Au pillage officiel des fonctionnaires du gouvernement s’ajoutait le banditisme kurde. Nomades et pillards, les Kurdes ap­paraissaient à la saison froide dans les vallées. Chaque tribu était sous les ordres d’un bey. Chaque bey avait ses villages arméniens qu’il taillait à son tour, réclamant sa part des récoltes, des troupeaux, de la production artisa­nale, la moitié de la dot versée par le fiancé. A l’occasion, les Kurdes enlevaient les jeunes filles et les enfants, rava­geaient et incendiaient les villages indociles, le plus souvent (p.20) sans que le gouvernement turc intervienne. Parfois les Arméniens réagissaient, et un mouton volé, une fille enlevée, déclenchaient une vendetta. Au détour d’un chemin, au fond d’un ravin, on découvrait un cadavre d’Arménien ou de Kurde. Chacun gardait silencieuse­ment le nom de l’assassin et connaissait celui de la pro­chaine victime.

(…)

Pauvre, humiliée, opprimée, dévastée par les famines, dépouillée par les Kurdes, cette société restait stable dans sa misère. Le premier élément de déstabilisation fut intro­duit au début du XIXe siècle par l’incorporation à l’Empire russe des territoires arméniens situés à l’est de l’Ararat et au nord de l’Araxe. La Russie, qui depuis deux siècles était obsédée par la conquête de Constantinople, dispo­sait ainsi d’un peuple chrétien aux marches orientales de l’Empire ottoman. Elle pouvait, comme elle l’avait fait pour les chrétiens des Balkans, s’en déclarer la tutrice et s’octroyer le droit d’intervenir pour assurer leur protec­tion. Dès lors la partie était engagée, le premier pion déplacé.

 

Le démembrement de l’empire ottoman

 

L’Empire ottoman avait atteint son apogée au moment où ses troupes s’étaient arrêtées, en 1529, aux portes de Vienne. Mais si les conflits des XVIe et XVIIe siècles marquaient (p.21)  son déclin, le coup mortel devait partir d’ailleurs, indirect et fatal pour les empires multinationaux. On peut dater de la Révolution française l’acte de naissance du concept de nationalisme. Les « Lumières » avaient affaibli les Eglises. Les rêves de liberté, les chimères d’un avenir meilleur, s’étaient incarnés dans la nation, la patrie, à la fois mère et divinité. Avec la liberté et l’égalité, la France avait exporté le nationalisme, substitué aux superstitions religieuses d’autres fanatismes et d’autres mysticismes. Bien qu’issu d’un mouvement intellectuel humaniste su­pranational, le culte nouveau célébrait le territoire, l’Etat, la civilisation nationale. Le jacobinisme invitait les hommes à fraterniser mais leur déniait déjà le droit à la différence au sein de la nation. Cette « poésie de la politi­que » (Byron), nourrie de romantisme et d’idéalisme, ga­gna comme une traînée de poudre l’Europe et l’Améri­que. Les uns après les autres, les peuples découvraient qu’ils avaient en commun une histoire, un patrimoine culturel, un territoire et des aspirations. Puis le sentiment se transforma en action. Chaque peuple définit ses reven­dications sans admettre que les dispersions et les mé­langes avaient altéré son identité et ne permettaient plus une distribution équitable, les terres et les hommes étant inextricablement confondus. Ainsi s’ébauchait la structure totalitaire de l’Etat-nation qui, une fois acquise la conscience de sa propre individualité, l’affirme dans des luttes cruelles, abolit les droits de l’individu et des mi­norités au profit de ceux du groupe majoritaire et crée une personnalité collective fictive qui s’autorise toute su­bordination des moyens pour assurer sa propre fin.

 

(p.28) Et, conséquence d’une répression croissante et d’un temps qui y invitait, des mouvements révolutionnaires apparurent : sur place — géographiquement limité à Van — le parti Armenakan ; à Genève, formé par des étu­diants exilés, le parti Hintchak ; à Tiflis, suscité par les persécutions du Tsar, plus que par celles du Sultan, le parti Daschnak. Ces deux derniers partis se réclamaient du socialisme ambiant, l’un de l’occidental, l’autre du populisme russe. Ils furent cependant incapables de dé­finir un programme commun et poursuivirent leur route séparément, mais selon un processus identique : réunion de quelques fondateurs, proclamation d’un programme, rédaction d’un journal, recrutement, propagande, puis action politique directe. Les hentchakistes envoyèrent quelques émissaires à travers les provinces orientales et tentèrent sans grand succès de convaincre la bourgeoisie et le prolétariat arméniens de Constantinople.

Le Sultan se saisit du prétexte : révolutionnaires et socialistes, ils avaient le profil requis pour effrayer les monarchies européennes. En exagérant leur importance, en transformant la révolte de quelques libéraux isolés en une insurrection de tous les Arméniens, le Sultan possé­dait enfin l’argument pour les massacrer. Il tâta le terrain en 1894, fit ratisser les montagnes du Sassoun par ses troupes et les Kurdes hamidiés, rasa quelques villages et fournit la preuve du passage d’un agitateur hentchakiste. Les délégués des puissances européennes envoyés sur place en commission d’enquête s’empêtrèrent dans les (p.29) filets de la procédure ottomane mais conclurent à la volonté délibérée d’anéantir les villages arméniens. Seule une intervention aurait pu faire reculer Abdul Hamid. Dans ces contrées lointaines, elle paraissait exclue. Il pas­sa donc à l’étape suivante : le massacre collectif. En 1895, puis en 1896, à Constantinople et dans les pro­vinces arméniennes, la population musulmane, dont le fanatisme était pour l’occasion attisé, fut incitée à tuer et à piller les Arméniens. Bilan : 300 000 morts. Les protesta­tions des diplomates, sporadiques, furent pourtant payantes quand elles étaient fermes. Le massacre renfor­ça un mouvement arménien qui n’était auparavant qu’une ébauche.

 

(p.30) Le nationalisme turc

 

Abdul-Hamid avait souhaité la liquidation des Armé­niens mais il n’avait pu la conduire à son terme. En 1915 l’opération fut réussie. Un changement s’était opéré dans l’intervalle : le nationalisme turc était apparu.

A l’origine, comme tous les idéaux nationaux, il s’ins­pirait des idées libérales de la révolution française. Mais qui avait perçu alors et combien n’ont pas encore perçu aujourd’hui que derrière le masque des Lumières se ca­chait la tyrannie jacobine ?

 

(p.38) Mais, en Arménie russe, parmi les réfugiés de Turquie, on recrute des corps de volontaires qui serviront de guide à l’armée russe à travers les montagnes de la frontière turque. D’ailleurs, en Transcaucasie, le clergé, les nota­bles, les membres des partis arméniens, tous prêchent dans des discours enflammés la lutte de libération de l’Arménie turque. Un nouveau sujet d’agacement poui l’ItUhad

Mais cela s’arrête là. Jusqu’en avril 1915, les Armé niens de Turquie se tiennent cois. Ils redoutent le pire, ils subissent les brimades et les provocations. S’ils sympathi­sent avec leurs frères de Russie, ils ne le manifestent pas Ils ont compris que le moindre faux pas peut déclencha les foudres de l’Ittihad.

La guerre éclate en août et l’Empire ottoman ne s’est pas encore engagé. Un accord secret a cependant éti signé le 2 août que le gouvernement turc n’est pas pressi d’honorer. Deux navires allemands forcent les Détroits el arrivent à Constantinople. Ils seront maquillés en navires turcs, sortiront en Mer Noire fin octobre, bombarderoni des ports russes et créeront le casus belli. Pour arracher la décision, Berlin verse 2 000 000 de livres turques à Constantinople. Enver veut la guerre. Partisan des Puis­sances centrales, il fait entraîner ses troupes par des ins­tructeurs allemands mais n’entend pas pour autant li­vrer son armée au contrôle allemand. Tout au long de la guerre, il restera en conflit ouvert avec ses collaborateurs germaniques. Talaat hésite puis tranche et entraîne Saïd Halim. Le 2 novembre, c’est la guerre. Quelques se­maines après, en présence du Cheik-ulTslam, la guerrt sainte, le Djihad, est proclamée. Le cortège des manifes tants se répand dans la capitale, brandissant des ban derolles et menaçant les Infidèles. Cet appel à l’insurrec tion générale du monde musulman ne sera pas d’uii grand effet puisque les alliés sont l’Allemagne protestante et l’Autriche-Hongrie catholique. Mais ses retombée dans les provinces contribueront à susciter le fanatisme de la populace.

 

(p.39) A Constantinople, le groupe des panturquistes consi­dère le moment venu. Depuis longtemps, il souhaite ré­soudre définitivement la question arménienne et en guette l’occasion. Il parvient à regrouper une majorité du Comité central et d’abord à convaincre Talaat. Un plan d’extermination est mis au point. Pour la première fois dans l’histoire, les membres d’un parti gouvernemental ne se contentent pas d’ordonner un crime collectif mais règlent jusque dans les détails les modalités de son dérou­lement. L’ordre de déportation prévoit d’écarter des fron­tières les populations rebelles. Mais la plus grande partie sera exécutée sur place et les convois de déportés seront décimés régulièrement afin qu’au terme prévu il n’en reste plus.

Ainsi fut conçue et conduite l’extinction du peuple arménien. De la part des Turcs, il n’y eut ni aveu ni remord, ni dédommagement ni châtiment. En recouvrant ce crime sous un manteau d’indifférence et d’oubli, on ne pouvait qu’en encourager d’autres.

 

(p.56) — Nous extrayons ce qui suit du

Rapport d’un employé allemand du «Chemin de fer de Bagdad».

 

Lorsque les habitants des villages de Cilicie se mirent en route, beaucoup d’entre eux avaient encore des ânes, pour les porter, eux et leurs ba’gages. Mais les soldats qui accompagnaient les transports firent monter sur les ânes les katerdjis (âniers) car il y avait ordre qu’aucun déporté, ni homme ni femme, ne pût aller à cheval. Dans le convoi, venant de Hadjin, ces katerdjis emmenèrent directement à leurs propres villages les bêtes de somme, dont les bagages contenaient, croyaient-ils, de l’argent et des choses précieuses. Le reste du bétail que les gens avaient pris avec eux leur fut enlevé de force en route ou acheté à un prix si ridicule qu’ils auraient aussi bien pu le laisser pour rien. (…)

On avait permis aux paysans de Chéhir d’emmener avec eux leurs bœufs, leurs chariots et leurs bêtes de somme. Ils furent forcés à Geukpounar de quitter la voie carrossable, pour s’engager dans des sentiers plus courts, à travers les montagnes. Ils durent continuer leur voyage sans aucune provision de bouche, ni aucun autre objet. Les soldats qui les accompagnaient déclarèrent nette­ment qu’ils avaient reçu cet ordre.

Au début les déportés reçurent du gouvernement un kilo de pain par tête et par mois (non point par jour!) Ils vivaient de ce qu’ils avaient pu prendre avec eux. On leur donna ensuite de petites sommes d’argent (…)

Dans les premiers jours, 400 femmes passèrent à tra­vers Marache, nu-pieds, avec un enfant dans les bras, un autre sur le dos (assez souvent c’était un cadavre) et un troisième qu’elles tenaient par la main. Les Arméniens de Marache, qui furent eux-mêmes déportés plus tard, ache­tèrent des chaussures pour une somme de 501. t., afin d’en pourvoir ces malheureux. Entre Marache et Aïntab, (p.57) la population mahométane d’un village turc voulait donner du pain et de l’eau à un convoi d’environ cent familles. Les soldats ne les laissèrent pas faire.

La Mission américaine et les Arméniens d’Aïntab, qui furent aussi déportés plus tard, réussirent à porter du pain et de l’argent, durant la nuit, aux convois qui passaient par Aïntab et qui comprenaient en tout 20 000 per­sonnes environ, pour la plupart des femmes et des en­fants. C’étaient les habitants des villages du sandjak de Marache. Les convois ne pouvaient pas entrer à Aïntab, mais campaient en pleine campagne. Les missionnaires américains purent ainsi ravitailler de nuit les convois jus­qu’à Nisib (situé à 9 heures au sud-est d’Aïntab, sur le chemin de l’Euphrate).

Pendant le transport, on volait d’abord aux déportés leur argent comptant, puis tous leurs biens. Les 4/5 des déportés sont des femmes et des enfants. Les % d’entre eux vont nu-pieds. Les déportés étaient particulièrement affigés de n’avoir pu ensevelir leurs morts. Les cadavres restent sur la route, n’importe où. Des femmes portent encore sur leur dos, pendant des journées entières, les cadavres de leurs enfants. On logea provisoirement, pour quelques semaines, à Bab, à dix lieues à l’est d’Alep, les déportés qui passaient, mais on ne leur permit pas de retourner sur leurs pas pour ensevelir les cadavres gisant sur le chemin.

Le sort le plus dur, c’est celui des femmes qui accou­chent en chemin. On leur laisse à peine le temps de mettre au monde leur enfant. Une femme donna le jour à deux jumeaux; c’était pendant la nuit; le lendemain ma­tin elle dut continuer la route à pied, avec ses deux bébés sur le dos. Après deux heures de marche, elle s’affaissa. Elle dut laisser ses deux enfants sous un buisson et fut forcée par les soldats de continuer le voyage avec le convoi. Une autre femme accoucha pendant la marche, dut aussitôt continuer à marcher, et tomba morte. Une autre femme, près d’Aïntab, fut secourue par les mission­naires américains pendant qu’elle accouchait. On put (p.58) seulement obtenir qu’elle pût monter sur une bête et continuer la route avec son nouveau-né enveloppé de haillons sur son sein. Ces exemples furent observés sur le seul trajet de Marache à Aïntab. On trouva ici un enfant nouveau-né dans un khan que venait de quitter, une heure auparavant, un convoi de déportés. A Marache on trouva, dans le Tasch-Khan, trois enfants nouveau-nés couchés sur du fumier.

On rencontre d’innombrables cadavres d’enfants gi­sant sur le chemin sans sépulture. Un major turc, qui est rentré ici avec moi, il y a trois jours, disait que beaucoup d’enfants étaient abandonnés par leur mère en chemin, parce qu’elles ne pouvaient plus les nourrir. Les enfants plus grands étaient enlevés à leur mère par les Turcs. Le major avait, ainsi que ses frères, un enfant chez lui; ils voulaient les élever dans le mahométisme. L’un des en­fants parle allemand. Ce doit être un enfant de notre orphelinat. On estime à 300 le nombre des femmes ap­partenant aux convois passés ici et ayant accouché en route. (…)

Depuis 28 jours, on observe dans l’Euphrate des cada­vres qui sont portés parle courant, liés deux à deux parle dos, ou bien attachés de 3 à 8 ensemble par les bras. On demanda à un officier turc, qui a son poste à Djérablous, pourquoi il ne faisait pas ensevelir les cadavres. Il répon­dit qu’il n’en avait pas reçu l’ordre, et que, de plus, on ne pouvait établir si c’étaient des musulmans ou des chré­tiens, puisqu’on leur avait coupé le membre génital. (Les Mahométans auraient été ensevelis, mais pas les Chré­tiens). Les chiens dévorèrent les cadavres déposés par les flots sur la rive. D’autres cadavres qui s’étaient échoués sur des bancs de sable furent la proie des vautours. Un Allemand observa, pendant une seule promenade à che­val, six paires de cadavres descendant le courant du fleuve. Un capitaine de cavalerie allemand racontait qu’il avait vu, des deux côtés du chemin, pendant une chevau­chée de Diarbékir à Ourfa, d’innombrables cadavres gi­sant sans sépulture : c’étaient tous des jeunes gens auxquels on avait coupé le cou. (Il s’agit des hommes appelés au service militaire et employés à construire les routes.) Un pacha turc s’exprimait ainsi à un Arménien notable : Soyez contents de trouver au moins une tombe dans le désert, beaucoup des vôtres n’ont pas même cela. // ne reste pas en vie la moitié des déportés. Avant-hier, une femme est morte ici, à la gare; hier, il y eut 14 morts; aujourd’hui, dans la matinée, 10. Un pasteur protestant de Hadjin disait à un Turc, à Osmaniyéh. «Il ne restera pas en vie la moitié de ces déportés : » Le Turc répondit : « Et c’est bien cela que nous voulons,,.

On ne doit pas oublier qu’il y a aussi des Mahométans qui réprouvent les cruautés qu’on exerce contre les Ar­méniens. Un cheik musulman, personnalité de marque à Alep, déclare en ma présence : « Quand on parle des traitements infligés aux Arméniens, j’ai honte d’être Turc,,.

Quiconque veut rester en vie, est obligé d’embrasser l’Islam. Pour arriver plus facilement à ce but, on envoie des familles ici et là dans des villages mahométans. Le nombre des déportés qui sont passés ici et par Aïntab atteint, jusqu’à présent, le chiffre de 50 000. Les 9/io de ceux-ci ont reçu, la veille au soir, l’ordre d’avoir à partir le lendemain matin. La plupart des convois sont dirigés sur Ourla, d’autres sur Alep. Ceux-là vont dans la direction de Mossoul; ceux-ci dans la direction de Deir-ez-Zor. Les autorités affirment qu’on doit les établir là en colonie; mais ceux qui échappent au couteau y mourront sûre­ment de faim.

Environ 10 000 personnes sont arrivées à Deir-ez-Zor, sur l’Euphrate, on n’a jusqu’ici aucune nouvelle des au­tres. On dit que ceux qui sont envoyés dans la direction de Mossoul doivent être établis à une distance de 25 ki-lom. de la voie ferrée; cela veut dire qu’on veut les pousser au désert, où leur extermination pourra s’accom­plir sans témoins.

Ce que j’écris n’est qu’une petite partie de toutes les cruautés qui se commettent ici depuis deux mois (…).

 

(p.94) Lettre datée d’Alep du 8 octobre 1915, signée par quatre professeurs (Oberlehrer) de l’Ecole Réale alle­mande d’Alep (Syrie), adressée au ministère des af­faires étrangères d’Allemagne à Berlin13 (Document 66).

// paraît être de notre devoir d’attirer l’attention de l’Office des Affaires Etrangères sur le fait que notre œuvre scolaire manquera désormais de base morale et perdra toute autorité aux yeux des indigènes, si le gouvernement allemand est effectivement hors d’état d’adoucir la bruta­lité avec laquelle on procède ici contre les femmes et les enfants expulsés des Arméniens tués.

En présence des scènes d’horreur qui se déroulent(p.95) chaque jour sous nos yeux à côté de notre école, notr* travail d’instituteurs devient un défi à l’humanité Comment pouvons-nous faire lire à nos élèves arménien les contes des 7 nains, comment pouvons-nous leur ap prendre à conjuguer et à décliner, quand dans les coût voisines de notre école la mort fauche leurs compatriotei mourant de faim ! Quand des jeunes filles, des femmei des enfants presque nus, les uns gisant sur le sol, le autres couchés entre des mourants ou des cercueils dé; préparés, exhalent leur dernier soupir !

Des 2000 à 3 000 paysannes de la Haute Arméni amenées ici en bonne santé, il reste 40 à 50 squelettes Les plus belles sont les victimes de la lubricité de leur gardiens. Les laides succombent aux coups, à la faim, à l, soif ; car étendues au bord de l’eau, elles n’ont pas L permission d’étancher leur soif. On défend aux Eure péens de distribuer du pain aux affamés. On emport chaque jour d’Alep plus de cent cadavres.

Et tout cela se passe sous les yeux des hauts fonction naires turcs. 40 à 50 fantômes squelettiques sont entassé dans la cour vis-à-vis de notre Ecole. Ce sont des folles elles ne savent plus manger! Quand on leur tend d pain, elles le jettent de côté avec indifférence. Elles gémii sent en attendant la mort

« Voilà, disent les indigènes, Ta-à-lim el Alman (l’ensei gnemcnt des Allemands) „.

L’écusson allemand risque de rester irrémédiablemer taché dans le souvenir des peuples d’Orient. Quelque habitants d’Alep, plus éclairés que les autres, disent «Les Allemands ne veulent pas de ces horreurs. Peut-êtr le peuple allemand les ignore-t-il. Sinon, comment le journaux allemands, amis de la vérité, pourraient-i: parler de l’humanité avec laquelle sont traités les Armé niens coupables de haute trahison. Peut-être aussi 1 gouvernement allemand a-t-il les mains liées par u contrat réglant les compétences mutuelles des Etats. »

On peut s’attendre encore à de plus horribles héa tombes humaines après l’ordonnance publiée par Djemal (p.96) pacha. (Il est interdit aux ingénieurs du chemin de fer de Bagdad de photographier les convois d’Arméniens ; les plaques utilisées doivent être livrées dans les deux, heures, sous peine de poursuite devant le conseil de guerre). C’est une preuve que les autorités influentes craignent la lumière, mais ne veulent point mettre fin à ces scènes déshonorantes pour l’humanité.

Nous savons que l’Office des Affaires Etrangères a reçu déjà d’autre part des descriptions détaillées de ce qui se passe ici. Mais comme aucun changement ne s’est pro­duit dans le système des déportations, nous nous sentons doublement obligés à ce rapport d’autant plus que notre situation à l’étranger nous permet de voir plus clairement l’immense danger qui menace ici le nom allemand.14

 

Le Directeur, HUBER.

Dr. NIEPAGE.

Dr. GRAETER

M. SPIEKER.

 

Syrie septentrionale. — Rapport d’un témoin ocu­laire sur les camps de concentration des déportés. Communiqué par le Comité américain de secours aux Arméniens et aux Syriens — Rapport Bernau (Docu­ment 73)

/7 est impossible de donner une idée de l’impression d’horreur que m’a causée mon voyage à travers ces campements arméniens disséminés le long de l’Eu-phrate ; ceux surtout de la rive droite du fleuve entre Meskéné et Deïr-el-Zor. C’est à peine si on peut les appeler campements, car de fait la plus grande partie de ces malheureux brutalement arrachés à leurs foyers et à leur pays natal, séparés de leurs familles, dépouillés de tous ce qu’ils possédaient, de tous leurs effets, au mo­ment de leur départ ou au cours de leur exode, sont parqués comme du bétail en plein air, sans le moindre abri, presque sans vêtements, très irrégulièrement nourris (p.96) et toujours d’une façon plus qu’insuffisante. Exposés à toutes les intempéries et à toutes les inclémences du temps, au soleil torride du désert en été, au vent, à la pluie, au froid en hiver, débilités déjà par les plus extrêmes privations et les longues marches épuisantes, les mauvais traitements, les plus cruelles tortures et les an­goisses continuelles de la mort qui les menace, les moins faibles d’entre eux ont réussi à se creuser des trous pour s’y abriter, sur les rives du neuve.

Les quelques rares qui ont réussi à sauver quelques effets, quelques vêtements ou un peu d’argent pour se procurer un peu de farine, quand on en trouve, sont considérés comme bienheureux. Heureux aussi ceux qui peuvent se procurer quelques melons d’eau des passants, ou quelque mauvaise chèvre malade, que les nomades leur vendent au poids de l’or. On ne voit partout que faces émaciées et blêmes, squelettes errants que guette la maladie, victimes certaines de la faim.

Dans les mesures prises pour transporter toute cette population à travers le désert, n’a en aucune façon été comprise celle de les nourrir. Bien plus, il est évident que le Gouvernement a poursuivi le but de les faire mourir de faim. Un massacre organisé, même à l’époque où la Constitution avait proclamé la Liberté, l’Egalité et la Fra­ternité, aurait été une mesure plus humaine, car il aurait épargné à cette misérable population les horreurs de la faim, la mort lente dans les plus atroces souffrances, dans les tortures les plus cruellement raffinées dignes des Mon­gols. Mais un massacre eut été moins constitutionnel ! ! ! La civilisation est sauvée ! ! !

Ce qui reste de la nation arménienne disséminée sur les rives de l’Euphrate, se compose de vieillards, de femmes et d’enfants ; les hommes d’un âge moyen et les jeunes gens qui n’ont pas encore été égorgés, sont répan­dus sur les routes de l’Empire où ils cassent des pierres pour faire face aux réquisitions de l’armée, ou bien sont occupés à d’autres travaux pour le compte de l’Etat.

Les jeunes filles, souvent encore des enfants, sont (p.98) devenues le butin des Musulmans. Elles ont été faites captives vers le long de la route pendant leur marche d’exil, violées à l’occasion, vendues, quand elles n’ont pas été égorgées par les gendarmes qui guidaient les sombres caravanes. Beaucoup ont été jetées dans les harems, emmenées comme domestiques par leurs bour­reaux.

Comme sur la porte de l’Enfer de Dante, on pourrait écrire sur l’entrée des campements : « Vous qui entrez, laissez toute espérance !»

Des gendarmes à cheval font des rondes pour arrêter et punir du fouet ceux qui cherchent à s’évader.

Les routes sont bien gardées. Et quelles routes ! Elles conduisent au désert, où la mort est aussi certaine que la bastonnade du gardien des bagnes ottomans.

J’ai rencontré dans le désert, à différents endroits, six de ces fugitifs en train de mourir, abandonnés par les gardiens et entourés de chiens affamés, qui attendaient le dernier hoquet de leur agonie pour sauter sur eux et les dévorer.

En réalité, tout le long de la route entre Meskéné et Deïr-el-Zor, on rencontre des tombes contenant les restes des malheureux Arméniens, abandonnés et morts dans d’horribles souffrances. C’est par centaines que l’on compte des tertres où reposent, anonymes dans leur dernier sommeil, ces exilés, ces victimes d’une inqualifia­ble barbarie.

D’une part, empêchés de sortir des campements pour chercher quelque nourriture, les déportés arméniens ne peuvent pas, d’autre part, se livrer à cette faculté si na­turelle à tout homme, et surtout à leur race, de s’adapter à leur malheureux sort et de s’ingénier pour atténuer leur détresse.

On pourrait construire quelque abri, quelques cabanes ou huttes de terre. Si enfin, ils avaient quelques logis pour y rester, ils pourraient entreprendre quelque travail agri­cole. Même cet espoir leur est refusé, car ils sont constam­ment sous la menace d’être emmenés dans un autre

(p.99) endroit, à un autre lieu de tortures ; et ils repartent alors pour de nouvelles marches forcées, sans pain, sans eau, sous les coups de fouet, livrés à de nouvelles souffrances, aux cruels traitements, tels que les marchands du Soudan n’infligeraient même pas à leurs esclaves ; et l’on voit de ces misérables victimes tout le long de la route, véritable chemin du calvaire.

Ceux qui ont encore quelque argent, sont sans cesse exploités par leurs gardiens qui les menacent de les en­voyer encore plus loin et quand toutes leurs petites res­sources sont épuisées, ces menaces sont mises à exécu­tion. Tout ce que j’ai vu et entendu dépasse toute imagi­nation. Parler ici des «mille et une horreurs» qui se commettent, ce n’est rien dire. J’ai cru, à la lettre, avoir traversé l’Enfer. Les quelques faits que je vais relater, pris au hasard et à la hâte, ne peuvent donner qu’une pâle idée de l’épouvantable et horrifiant tableau. Et partout où j’ai passé, j’ai vu les mêmes scènes. Partout où commande cet horrible Gouvernement de barbarie qui poursuit l’anéantissement systématique par la famine des survivants de la nation arménienne en Turquie, partout on retrouve cette même inhumanité bestiale des bour­reaux et les mêmes tortures infligées aux malheureuses victimes, tout le long de l’Euphrate, depuis Meskéné à Deïr-el-Zor.

Meskéné, par sa position géographique sur la frontière, entre la Syrie et la Mésopotamie, est le point naturel de concentration des déportés arméniens emmenés des vi-layets de l’Anatolie et envoyés au loin le long de l’Eu­phrate. Ils y arrivent par milliers, mais la plus grande partie d’entre eux y laissent leurs os. L’impression que produit cette immense et lugubre plaine de Meskéné est profondément triste et navrante. Les renseignements que je donne ont été pris sur place et me permettent de dire que près de 60 000 Arméniens y sont enterrés, après avoir succombé à la faim, aux privations de toutes sortes, à la dysenterie et au typhus. Aussi loin que peut atteindre le rayon visuel ce ne sont que tertres contenant 200 à 300 (p.100) cadavres,  enfouis là, pêle-mêle, femmes,  vieillards et enfants de toute classe et de toutes familles.

Actuellement près de 4 500 Arméniens sont parqués entre la ville de Meskéné et l’Euphrate. Ce ne sont plus que des spectres vivants ! Les gardiens-chefs leur font distribuer très irrégulièrement et plus que parcimonieuse­ment un petit morceau de pain. Parfois on laisse passer 3 ou 4 jours sans leur donner absolument rien.

Une effroyable dysenterie sévit et cause d’affreux ra­vages, surtout chez les enfants. Ces petits infortunés se jettent affamés sur tout ce qu’ils rencontrent, mangeant de l’herbe, de la terre et même des excréments.

J’ai vu sous une tente couvrant une superficie de 5 à 6 mètres carrés, environ 450 orphelins entassés pêle-mêle et dévorés par la vermine. Ces malheureux enfants reçoivent 150 grammes de pain par jour. Cependant il arrive, et c’est même ce qui se produit le plus souvent, qu’on les laisse deux ou trois jours sans leur donner absolument rien. Aussi la maladie y fait-elle de cruels ravages. Cette tente abritait 450 victimes, lors de mon passage. En huit jours, j’ai pu constater que la dysenterie en avait enlevé dix-sept.

Abou-Herrera est une petite localité au nord de Meskéné, sur la rive gauche de l’Euphrate. C’est un désert absolu. Sur une colline à 200 mètres du fleuve, j’ai trouvé 240 Arméniens gardés par deux gendarmes, qui, sans pitié, les laissaient mourir de faim dans les plus atroces souffrances. Les scènes que j’ai vues dépassent toute l’horreur imaginable. Près de l’endroit où ma voi­ture s’arrêta, des femmes, qui ne m’avaient pas vu arri­ver, étaient en train de chercher dans le crottin des che­vaux, les quelques grains d’orge non digérés pour les manger. Je leur donnai du pain ; elles se jettèrent dessus comme des chiens mourant de faim, l’enfoncèrent avec voracité dans leur bouche, avec des hoquets et des convulsions épileptiques. Aussitôt informées par l’une d’elles, ces 240 personnes ou plutôt loups affamés, qui n’avaient rien mangé depuis sept jours, se ruèrent toutes (p.101) sur moi du haut de la colline, me tendant leurs bras de squelettes, et m’implorant avec des cris et des sanglots de leur donner un peu de pain. C’étaient surtout des femmes et des enfants : il y avait aussi une douzaine de vieillards.

A mon retour je leur ai apporté du pain et pendant près d’une heure je fus le spectateur apitoyé mais impuissant d’une véritable bataille pour un morceau de pain, telle que seules des bêtes féroces affamées pourraient en don­ner le spectacle.

Hammam est un petit village où sont gardés 1 600 Arméniens. Chaque jour, là aussi, la même scène de famine et d’horreur. Les hommes sont employés comme hommes de peine et terrassiers dans les travaux des routes. Ils reçoivent pour tout salaire un morceau de pain immangeable, qui ne peut être digéré et qui est absolu­ment insuffisant pour leur donner la force qu’exigé leur travail épuisant.

En cet endroit, j’ai rencontré quelques familles qui avaient encore un peu d’argent et qui s’efforçaient à vivre d’une façon moins misérable ; mais l’immense majorité d’entre eux gisent sur la terre nue, sans le moindre abri et ne se nourrissent que de melons d’eau. Les plus miséra­bles parmi eux trompent leur faim en ramassant les éplu-chures que jettent les autres. La mortalité est énorme, surtout chez les enfants.

Rakka est une ville importante située sur la rive gauche de l’Euphrate. 11 y a de 5 à 6 000 Arméniens, femmes et enfants surtout, qui sont répartis dans les divers quartiers de la ville, par groupes de 50 à 60, dans de vieilles maisons que la bonté du Gouverneur a désignées aux plus misérables.

On doit signaler le mérite partout où on le trouve, et ce qui n’aurait été que le plus élémentaire devoir d’un fonc­tionnaire ottoman à l’égard des sujets ottomans, doit être considéré comme un acte de générosité, je dirai presque d’héroïsme dans les circonstances actuelles. Quoique les Arméniens à Rakka soient traités mieux que partout (p.102) ailleurs, leur misère y est cependant encore affreuse. La farine ne leur est distribuée que très irrégulièrement par les autorités et en quantité tout à fait insuffisante. Tous les jours on voit des femmes et des enfants, entassés devant les boulangeries, sollicitant un peu de farine et par cen­taines mendiant dans les rues. C’est toujours l’horrible torture de la faim ! Et quand on pense que parmi cette population d’affamés se trouvent des personnes qui ont occupé un rang élevé dans la vie sociale, il est facile de comprendre quelles doivent être les souffrances morales surtout qu’elles endurent. Hier, ils étaient riches et enviés, aujourd’hui, ainsi que les plus misérables de la terre, ils mendient pour avoir un morceau de pain.

Sur la rive droite de l’Euphrate, en face de Rakka, se trouvent près de mille Arméniens, également affamés ; parqués sous des tentes et gardés par des soldats. Ils s’attendent à être transférés en d’autres lieux où ils iront sans doute remplir les vides causés par la mort dans d’autres campements. Et combien peu d’entre eux arri­veront à destination.

Ziaret est au Nord de Rakka. Près de 1 800 Arméniens y sont campés. Ils y souffrent plus que partout ailleurs de la faim, parce que Ziaret, c’est tout à fait le désert. Des groupes d’hommes et d’enfants errent le long du fleuve, cherchant quelques brins d’herbe pour apaiser leur faim. D’autres tombent d’épuisement sous les yeux indifférents de leurs gardiens impitoyables ; un ordre barbare, bar­bare dans toute l’acception du terme, défend rigoureuse­ment à quiconque de passer les limites du camp, à moins de permission spéciale, sous peine d’être livré à la baston­nade.

Semga est un petit village où sont groupés de 250 à 300 Arméniens dans les mêmes conditions et dans les mêmes détresses que partout ailleurs.

Deïr-el-Zor est le quartier général du Gouvernorat (Mutessarifat) du même nom. Il y a quelques mois, 30 000 Arméniens y étaient réunis dans divers campe­ments, en dehors de la ville, sous la protection du (p.103) Gouvemeur (Mutessarif) Ali Souad Bey. Quoique je n’ai pas à faire de remarques personnelles, je ne veux pas mentionner le nom de cet homme de cœur, dont les déportés avaient à se féliciter, et qui essayait d’alléger leurs misères. Grâce à lui, quelques-uns d’entre eux avaient pu commencer un petit commerce et se trou­vaient relativement heureux d’être là. Ceci prouve am­plement que si quelque raison d’Etat supposons-le un instant exigeait la déportation en masse des Armé­niens, pour prévenir la solution de la Question Armé­nienne (?), les Autorités Turques auraient cependant tout de même pu agir avec humanité, dans l’intérêt même de l’Empire, et transporter les Arméniens dans des centres où ils auraient pu travailler, se livrer au commerce ou à d’autres professions ; ils auraient pu être envoyés vers des contrées qui pouvaient être cultivées, en ces jours-ci où les travaux agricoles sont si urgents. Mais si on avait l’idée de supprimer la race, afin de supprimer du coup la Question Arménienne, le but n’aurait pas été atteint.

Aussi les faveurs (?) relatives dont jouissaient les Armé­niens déportés à Deïr-el-Zor, furent-elles dénoncées aux autorités supérieures. Le coupable Ali Souad Bey fut transféré à Bagdad et remplacé par Zéki Bey, bien connu par ses actes de cruauté. On m’a raconté des choses épouvantables sur ce nouveau Gouverneur à Deïr-el-Zor. L’emprisonnement, les tortures, la bastonnade, les pen­daisons furent à un moment le pain quotidien des dé­portés en cette ville. Les jeunes filles furent violées et livrées aux Arabes nomades des environs ; les enfants jetés dans le neuve, et ni la faiblesse, ni l’innocence ne furent épargnées. Ali Souad Bey avait recueilli un millier d’orphelins dans une grande maison, et pourvoyait à leur subsistance aux frais de la ville. Son successeur les en expulsa, et la plupart d’entr’eux moururent dans la rue comme des chiens, de faim, de privations de toutes sortes, de mauvais traitements.

En outre, les 30 000 Arméniens qui se trouvaient à Deïr-el-Zor furent dispersés le long du Chabour, qui se (p.104) jette dans l’Euphrate, et c’est la région la plus mauvaise de tout le désert où il leur est impossible de trouver quoi que ce soit pour leur subsistance. Suivant les renseigne­ments que j’ai eus à Deïr-el-Zor, un grand nombre de ces déportés sont déjà morts et ce qui en reste aura bientôt le même sort.

 

Conclusion

Je crois qu’il y a environ 15 000 Arméniens dispersés le long de l’Euphrate, entre Meskéné et Deïr-el-Zor, en passant par Rakka. Comme je l’ai déjà dit, ces mal­heureux, abandonnés, maltraités par les autorités, mis dans l’impossibilité de pourvoir à leur nourriture, meurent peu à peu de faim. L’hiver approche ; le froid et l’humi­dité vont ajouter leurs victimes à celles de la famine. Ils peuvent toujours trouver quelque chose à manger, bien qu’à des prix très élevés, s’ils ont un peu d’argent. Sans doute, il y a de grandes difficultés à leur en envoyer et la plus grande en est le mauvais vouloir des autorités; cependant on peut, par des voies indirectes, arriver à leur faire parvenir quelque assistance pécuniaire, qui pourrait être répartie entre les divers campements, afin de leur procurer une quantité suffisante et équitable de farine.

Si des secours d’argent ne leur sont pas envoyés, ces malheureux sont condamnés à mort ; si au contraire, les envois de fonds sont substantiellement faits, on peut es­pérer que beaucoup d’entre ces malheureux pourront survivre jusqu’à la conclusion de la paix, qui seule va décider de leur sort.15

Tels sont les principaux témoignages recueillis sur le vif. Ils révèlent l’ampleur de l’entreprise d’extermination, la participation des fonctionnaires et des militaires turcs et d’une organisation parallèle, dénommée Organisation spéciale. Cela ne suffit pas cependant pour accuser nom­mément les chefs de l’Ittihad. Des preuves plus directes (p.105) sont apportées au décours de la guerre par l’ambassa­deur américain Morgenthau qui rapporte dans ses Mé­moires des aveux que lui ont faits Talaat et Enver.

 

Vingt-six mois en Turquie

Mémoires de l’ambassadeur américain, Henry Mor­genthau (extraits)

Talaat justifie «l’extermination arménienne»

// se passa quelque temps avant que l’histoire des atrocités arméniennes parvînt à l’Ambassade américaine, dans tous ses affreux détails. En janvier et février [1915], des fragments de relations commencèrent à af­fluer; par habitude, on les considéra comme de simples témoignages des désordres régnant dans les provinces arméniennes depuis plusieurs années. Vinrent alors des rapports d’Urumia, qu’Enver et Talaat rejetèrent comme des exagérations insensées; et lorsque nous entendîmes parler, pour la première fois, des troubles de Van, ils déclarèrent également que c’étaient les excès d’une po­pulace en effervescence, et qu’il fallait les réprimer immé­diatement. Je vois clairement maintenant, et ce qui ne l’était pas à cette époque, que le gouverment turc avait décidé de cacher ces nouvelles le plus longtemps possible au monde extérieur, et que l’extermination des Armé­niens ne viendrait à la connaissance de l’Europe et de l’Amérique qu’après l’achèvement. Désirant principale­ment nous la laisser ignorer, ils avaient recours aux tergi­versations les plus honteuses, au cours de leurs discus­sions avec moi ou avec mes collaborateurs.

Au début avril, on arrêta à Constantinople environ 200 Arméniens, qui furent envoyés dans l’intérieur. La plu­part d’entre eux occupaient d’importantes situations, so­cialement ou matériellement parlant; j’en connaissais plu­sieurs et, compatissant à leurs douleurs, j’intercédai en leur faveur auprès de Talaat. (…)

 

(p.137) Télégramme adressé par Talaat, le 15 septembre 1915 à la préfecture d’Alep

«// a été précédemment communiqué que le gouverne­ment, sur l’ordre du Djemiet21, a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient faire partie de la formation gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelque tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence. »

 

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