Comment le racisme français s’est répandu à travers le monde…

Alain Ruscio, Le credo de l’homme blanc, éd. Complexe, 2002 (extraits)

 

(VIII) (…) la manière dont les Français ont vécu les événements coloniaux est aussi importante que les événements eux-mêmes. Si les Français ont consenti à l’aven­ture coloniale, c’est qu’ils ont cru qu’elle coïncidait globale­ment avec le meilleur de l’Histoire. Dans les bagages de leurs armées, puis dans ceux des colons, se trouvaient aussi le pro­grès et la civilisation, dispensés à des populations arriérées. Conviction d’autant plus prégnante qu’elle relayait une ancienne et permanente illusion française. Les soldats de l’An II s’élançaient à travers l’Europe pour défendre leur Révolution, mais aussi pour en faire profiter les autres peuples, encore asservis à la tyrannie des princes et des évêques. Cette folle ambition, généreuse, mais aveugle à ses effets pervers, puisqu’elle ignorait les vœux réels des popu­lations, ne s’est plus jamais démentie. A l’intérieur de l’hexa­gone comme hors de la nation. Les Parisiens surtout, voulant libérer les provinces de l’obscurantisme et de l’influence clé­ricale, leur déniaient tout pouvoir local et finissaient par les (IX) contraindre à coups de canon. Dans l’Europe occupée, des gouverneurs français imposaient la loi française ; la même ambiguïté se retrouvera plus tard dans les territoires d’Outre­mer.

 

Le résultat en est la dévalorisation, sinon le gommage des traits culturels des populations colonisées certes pour leur bien, parce que considérées comme inférieures. N’a-t-on pas été jusqu’à se demander si les merveilles des Temples d’Ank-gor n’ont pas été édifiées sous l’influence italienne, tant il paraissait impossible que les « indigènes » puissent en être capables? Le sottisier est largement alimenté par cet aveu­glement, plus ou moins volontaire, dont la finalité est évi­dente; dévalorisant le colonisé, on fortifie sa propre image et on légitime la colonisation. C’est un mécanisme qui rap­pelle de très près celui du racisme. Alain Ruscio a bien vu cette liaison intime entre racisme et colonisation, ce dont je lui suis particulièrement gré. J’ai cru devoir y insister sans  avoir  été  bien  entendu.   C’est  pourtant  évident:   le racisme est une utilisation profitable des différences, biolo­giques d’abord, puis étendues à tout l’être de la victime. N’est-ce pas ce qui se passe ici? Le colonisateur met en lumière les traits différentiels qui le distingue du colonisé pour en faire la marque de sa supériorité et l’alibi de sa pré­éminence. Il en inventera au besoin. Et pour faire bonne mesure, il les proclamera généraux et définitifs ; il y aurait ainsi une espèce de nature du colonisé, auquel nul individu ne peut échapper, sur laquelle le temps ne pourra rien ; la colonisation est pour l’éternité. On sait ce qu’il en advien­dra, avec les décolonisations. Bien entendu, les colonisés et leurs chefs ne sont ni pires, ni meilleurs que leurs anciens maîtres. En somme le racisme, comme l’idéologie coloniale, est  largement   une   illusion,   qui   repose   sur  une   double croyance. Non que les différences n’existent pas, elles peu­vent exister ou être imaginaires. L’important est ce que croit le colonisateur comme le raciste ; il est différent et il est donc supérieur, il est supérieur et il est donc légitimé à régner.

 

(p.15) Ce simple énoncé donne le vertige. Des milliers, des dizaines de milliers de documents, pourraient être, devraient être consultés. Aucun recensement à vocation exhaustive n’a été tenté… sans doute parce que cet exercice est définitive­ment impossible.

 

Comment choisir, dans une telle masse ?

Nous   ne   pouvions   oublier   certaines   signatures   presti­gieuses. Nulle étude sur la pensée coloniale ne peut se pas­ser de citer les  opinions  politiques  de Jules  Ferry,  Paul Doumer, Jean Jaurès, Albert Sarraut ou Charles de Gaulle ; les cris d’alarme des journalistes Albert Londres et Andrée Viollis ; les notations des grands témoins Alexis de Tocque-ville, Guy de Maupassant, Victor Segalen ou André Malraux ; les opinions esthétiques de Delacroix sur le Maroc, de Gau­guin sur Tahiti ou de Picasso sur l’art nègre ; les récits de fic­tion de Jules Verne, de Pierre Loti ou de Louis-Ferdinand Céline… Certains noms devaient figurer, même s’ils sont deve­nus des classiques,  parce qu’ils sont devenus des classiques. Nous avons également sélectionné certains textes, connus seule­ment des spécialistes,  d’auteurs  célèbres.  Qui  se  souvient qu’Arthur Rimbaud, jeune collégien de Charleville, écrivit ses premiers vers dans un poème demandant à Abd el-Kader de s’incliner devant la magnificence de la civilisation française ? Qui se souvient du dialogue entre Victor Hugo et le maré­chal Bugeaud, le poète renchérissant sur le militaire dans l’exaltation de la mission civilisatrice de la France en Algé­rie ? Qui sait qu’à l’inverse, Auguste Comte demandait que l’on   restituât   l’Algérie   aux  Arabes ?   Qui   lit   encore   les quelques lignes – fort sensées – que Claude Debussy écrivit naguère sur la musique « annamite » ? Mais nous ne nous en sommes pas tenus à ces noms. D’autres témoins, aujourd’hui méconnus (parfois – mais pas toujours – ajuste titre), peu­vent avoir un certain intérêt pour l’histoire des idées. Qui lit encore   actuellement   les   frères   Tharaud ?   Pierre   Mille ? Marius-Ary Leblond ?  Myriam  Harry ?  Qui  se  soucie  des auteurs de romans à cinq sous comme Louis Noir ou le capi­taine Danrit ? Qui s’intéresse à l’exotisme-érotisme de pacotille (p.16) de Louis-Charles Royer ? Qui lit les études, fort intéres­santes pourtant, de Jules Boissière, de Maurice Delafosse ou de Robert Delavignette ? Qui ouvre les milliers de pages des revues de vulgarisation coloniale ? Les albums de vignettes du chocolat « Cémoi » exaltant « nos grands explorateurs » ? Qui a la curiosité, ou le temps, de recenser les paroles coloniales ou « exotiques » des chansons de Georges Montéhus (« Pan Pan l’Arbi »), de Charles Trenet (« Biguine à Bongo ») ou de Maurice Chevalier (« Ali Ben Baba ») ? Qui a la possibilité de visionner les 150 ou 200 films coloniaux recensés ? Qui étu­die des polémiques parlementaires entre des hommes poli­tiques de la IIIe République aujourd’hui oubliés ? Qui sait que les scientifiques de la renommée Société d’Anthropologie de Paris, dans les années 1860-1880, extrayaient les cerveaux des Africains et des Asiatiques pour les peser, dans une optique comparative ?

Que les spécialistes d’Histoire coloniale me pardonnent : ces noms, ces faits, leur sont connus. Ce qui n’est évidem­ment pas le cas de beaucoup de lecteurs.

La qualité littéraire ou artistique, la lucidité politique des documents n’ont donc pas forcément été prises en considé­ration. Evidemment, on peut encore vibrer en lisant, en reli­sant les pages d’André Gide sur l’Afrique noire ou celles d’Albert Camus sur la Kabylie… Mais qui est certain qu’elles ont plus d’importance, toujours pour l’histoire des mentali­tés, que des vers de mirliton d’un petit Blanc chantant les yeux de braise des filles de l’océan Indien ? Ou, mieux, que des chansons populaires type « Travadjar la Moukère » ou « À la Cabane Bambou » ? Il est bien plus intéressant pour nous de relire Alexis de Tocqueville que Louis Veuillot, qui écrivi­rent à la même époque sur l’Algérie. Oui. Mais sans oublier que Tocqueville avait le regard d’un intellectuel de haute volée, alors que Veuillot transcrivait presque ingénument ce que devait penser alors le « Français moyen ».

 

(p.26) De la difficulté de classer les « races »

 

II existe presque autant de classifications raciales que de classificateurs, comme le notait malicieusement le grand géo­graphe Elisée Reclus en 1905 :

« Tandis que Blumenbach distingue cinq races clas­siques : blancs, jaunes, rouges, olivâtres, noirs, et que Virey en compte seulement deux, Topinard en énumère seize, puis dix-neuf, Nott et Gliddon en comptent huit, divisées en soixante-quatre familles, Haeckel déroule une série de trente-quatre races et Denicker, admirablement muni des mensurations qu’ont apportées de tous les coins du monde les savants voyageurs modernes, classe avec soin vingt-neuf races diverses, formant dix-sept groupes eth­niques. »

(p.27) Les critères et les recensements varient considérablement d’un auteur à un autre. « Nous savons maintenant que toutes ces constructions, si ingénieuses qu’elles soient, sont des édi­fices changeants », concluait Reclus. Soit dit en passant, un tel constat devrait suffire à discréditer définitivement toute tentative de classification.

Le premier,  semble-t-il,  à  utiliser  la  notion   de   « races humaines » dans son acception moderne, est le voyageur fran­çais François Bernier. Le 24 avril 1684, dans le Journal des Scavans, il propose une répartition géographique des « diffé­rentes espèces ou races d’hommes » : Europe, Afrique, Amé­rique et Asie. Cependant, on peut estimer que le classement en quatre grandes familles, opéré par Linné au XVIIIe siècle, recouvre les schémas les plus généralement admis par la suite, jusqu’à la remise en cause tardive de la notion même de « race ». Charles de Linné,  médecin  et botaniste suédois, publie, en 1735, un Systema Naturae qui aura un immense retentissement. C’est dans la dixième édition de son œuvre (1758) qu’il remodèle le chapitre consacré à Yhomo sapiens. Il y différencie l’humanité en quatre grands groupes, qu’il appelle « types », selon des critères faisant appel, de façon inextricablement mêlée, aux caractères physiques et moraux et aux us et coutumes. L’Américain  (on comprendra l’au­tochtone) y est décrit ainsi: «Roux (rufus), bilieux, droit; cheveux noirs, droits, gros ; narines amples ; visage tacheté, menton presque imberbe ; entêté, gai ; erre en liberté ; se peint des lignes courbes rouges ; est régi par des coutumes. » L’Asiatique : « Basané (luridus), glabre, mélancolique, grave ; cheveux foncés ; yeux roux ; sévère, fastueux, avare ; porte des vêtements larges ; est régi par l’opinion. » L’Africain n’est pas mieux loti : « Noir, indolent, de mœurs dissolues ; cheveux noirs, crépus ; peau huileuse ; nez simien ; lèvres grosses ; femmes ont le repli de la pudeur, des mamelles pendantes ; vagabond, paresseux, négligent ; s’enduit de graisse ; est régi par l’arbitraire. » Par contre, l’Européen est valorisé : « Blanc, sanguin, ardent ; cheveux blonds, abondants ; yeux bleus ; (p.28) léger, fin, ingénieux ; porte des vêtements étroits ; est régi par les lois. »

Acceptant l’une et l’autre ces classifications simplistes, deux écoles s’affrontent alors : la première affirme que l’humanité, une à l’origine, s’est progressivement scindée en rameaux, d’aspects et de caractères différents, mais de nature identique (monogénisme) ; la seconde estime que divers foyers ont donné naissance à des espèces par nature différentes et hiérarchisées (polygénisme).

C’est même cette polémique scientifique qui aurait assuré le succès du mot « race », dans son acception biologique, si l’on en croit le plus célèbre anthropologue du milieu du XIXe siècle, Paul Broca. Les spécialistes se sont longuement interrogés sur le terme à employer, affirme Broca. Espèces ? Cela « supposerait la question résolue dans le sens de la diver­sité des origines ». Variétés ? L’emploi de ce terme « impli­querait, au contraire, que le groupe humain tout entier ne forme qu’une seule espèce ». Comme, à cette époque, aucune théorie ne l’a encore emportée sur l’autre, « le nom de races (pouvant) être adopté par tout le monde » a finalement pré­valu (1871).

À l’apogée de l’Empire, en tout cas, il n’est pratiquement personne pour contester la division de l’humanité en groupes, quelles que soient les appellations. Les classifications changent. Mais, grosso modo, quatre grandes « races » sont mises en avant. Un manuel résume ainsi, à l’usage des enfants de l’École de la IIIe République, les caractères de chacune :

« l/ La race blanche, à laquelle vous appartenez et que vous connaissez bien, habite l’Europe, la plus grande par­tie de l’Amérique et la moitié occidentale de l’Asie. 2/ La race jaune habite la partie orientale de l’Asie. Les Chi­nois, les Japonais, les Annamites appartiennent à cette race. Ils ont le teint jaune, les pommettes saillantes, les yeux bridés, et leurs longs cheveux forment une natte sur le dos. 3/ La race nègre habite l’Afrique, que l’on appelle, pour cette raison, le continent noir. Le nègre est couleur d’ébène, il a les lèvres épaisses et les cheveux crépus. 4/ La (p.28) race rouge, à la peau cuivrée, ne comprend plus que les quelques milliers d’Indiens qui habitent les forêts de la partie occidentale des États-Unis »

(Le Léap et Baudrillard, 1920).

 

L’Homme blanc : l’Humanité achevée

 

En 1853 paraît le premier volume d’un ouvrage passé alors relativement inaperçu, mais destiné à connaître un immense retentissement, L’Essai sur l’inégalité des races humaines du comte Joseph-Arthur de Gobineau. Ouvrage puissant, forte­ment documenté, appuyé sur une réelle (quoiqu’éclectique) culture livresque et une solide expérience des voyages. Mais qui n’apparaît pas, dans l’histoire des idées au XIXe siècle, comme d’une originalité folle.

Bien des essayistes à prétention théorisante avaient, avant Gobineau, affirmé que la « race » était le facteur explicatif central du cours des événements : le Dr Edwards (né à la Jamaïque mais vivant en France et y jouissant d’un grand pres­tige), publiant en 1829 Des caractères physiologiques des races humaines, considérés dans leurs rapports avec l’Histoire ; un penseur d’aujourd’hui oublié, Victor Courtet de l’Isle, écrivant dix ans plus tard une Étude des races humaines sous le rapport philosophique, historique et social (1838)… On sait aussi que le concept de « races » a été considéré comme opérationnel (avec des variations d’un auteur à l’autre) par toute l’Ecole historique française du temps. Dès 1825, Augustin Thierry, dans son Histoire de la conquête de l’Angleterre, avait insisté sur la permanence des caractères raciaux dans l’Histoire, Nor­mands et Saxons « violemment réunis sur le même sol » res­tant   campés   depuis   des   siècles   dans   une   « séparation obstinée ». En 1850, Hippolyte Taine, tout aussi catégorique, avait résumé sa conception de l’Histoire par cette formule : « La race, le milieu, le moment (…), avec ces données, on peut reconstituer l’Histoire réelle complète. »

 

(p.52) Pas de caricature représentant un Noir sans lèvres énormes, couvrant la moitié du visage. Observant les Kanak de Nouvelle-Calédonie, Charles Delon exprime son dégoût pour ces « grosses vilaines lèvres de Nègres, saillantes et lippues » (1890). Ce n’est pas sans tristesse que l’on trouve, chez le grand historien de l’art Elie Faure, des expressions voisines : « Leurs lèvres ourlées dans un mufle écrasé de bête» (1923). Ou chez l’écrivain Jean-Richard Bloch. Quels beaux corps sculpturaux, ces Noirs ! écrit-il. Hélas ! « Rien d’aussi déconcertant que de voir ces parfaites statues s’achever en mufle et en lippes. On se croit victime d’une méchante plaisanterie » (1929). La bouche de l’Arabe, comme ses yeux, trahit son caractère : « Chez l’Arabe, écrit Jules Verne, la bouche a une rare expression de férocité » (1868). En Indochine, la répulsion atteint son paroxysme. On sait que les Vietnamiens se laquaient traditionnellement les dents en noir. Première atteinte aux règles esthétiques admises par les Occidentaux que de mettre à la place d’une jolie bouche aux dents éclatantes ce sombre trou béant. Tradition aggravée encore par l’habitude de chiquer le bétel et de recracher le jus, rouge vif. Il n’est pas un ouvrage, jusqu’à la veille de la guerre, qui ne signale cette coutume, cette addition contre nature, ce mélange « dégoû­tant » (Bineteau, 1862) du noir, couleur de mort, et du rouge, couleur de sang.

 

Comparaisons animales

Sous la plume ou dans la bouche de l’Homme blanc, des comparaisons animales viennent tout naturellement, dès qu’il est question de décrire ses nouveaux « protégés ». « Le lan­gage du colon, quand il s’agit du colonisé, est un langage zoologique », remarquera, amer, l’Antillais Frantz Fanon (1961).

« L’intervalle qui sépare le nègre du singe est difficile à sai­sir », avait affirmé Buffon dans son Histoire naturelle générale et (p.53) particulière des animaux (1769). Un siècle plus tard, Pierre Larousse, dans l’article « Race » de son Grand Dictionnaire du XIX’ siècle, estime que le « Nègre » est plus près du singe que de l’homme : « II y a plus de différences entre certaines races sauvages et certaines races civilisées qu’entre les races sau­vages et les anthropoïdes » (1866). Dans un récit de voyage publié en 1887, Edgar Boulangier fait part de ses premières impressions, lors de son arrivée en Indochine. Il décrit « ces petits êtres osseux, presque nus, repoussants de saleté et d’une laideur, mais d’une laideur si drolatique que vous ne pouvez vous empêcher d’en rire. Sont-ce là, interroge-t-il, des hommes ou des animaux ? Ce sont des Annamites ».

Le singe arrive évidemment bon premier au palmarès des comparaisons. Un recensement exhaustif dans la prose colo­niale serait au-dessus des forces d’un seul chercheur. Et pas seulement chez les « petits écrivains ». On se souvient peu, et c’est bien ainsi, de cette page de Jules Verne, dans un épi­sode africain de Cinq semaines en ballon :

« – Nous t’avions cru assiégé par des indigènes.

–  Ce n’était que des singes, heureusement, répondit le doc­teur.

–  De  loin,   la  différence   n’est  pas   grande,   mon   cher Samuel.

–  Ni même de près, répliqua Joe » (1863).

Pierre Loti décrit, dans les premières pages du Roman d’un Spahi ces « grands hercules maigres, admirables de formes et de muscles, avec des faces de gorilles» (1881). René Van-lande compare gentiment sa compagne tahitienne à un «ouistiti» (1938). Guy de Teramond n’est pas plus tendre avec Schmâm’ah, sa dame de compagnie, qu’il appelle «joli singe aux yeux caressants» (1900). Crayssac, poète, « indochinois », franchit un pas supplémentaire : « Petit monstre simiesque » sont ses mots de tendresse à une jeune femme « annamite » (1913). Myriam Harry, en reportage pour L’Illus­tration, est témoin de la rencontre entre le président Fallières et une jeune tunisienne qui tend sa « patte de singesse » (1911).

 

(p.59)

Un poète aujourd’hui oublié, Poirié Saint-Aurèle, décrit ainsi les habitants des Antilles françaises :

« L’indolent Caraïbe au banquet domestique

Déride en s’enivrant son front mélancolique.

Enfant capricieux, il passe tour à tour

De la joie aux douleurs, de la haine à l’amour.

Irascible et léger, sa mobile inconstance

Précipite aux combats son oisive existence ;

Et, libre de soucis, ivre de sang humain,

II s’endort sur la foi du soleil de demain.

Le travail avilit sa main victorieuse ;

Or du fond du hamac sa paresse orgueilleuse

Condamne à la fatigue un sexe infortuné.

Ce despote jaloux n’a jamais pardonné.

Le Caraïbe heureux dans sa simple ignorance

Traîne jusqu’au tombeau son éternelle enfance »

( Cyprès et palmistes).

Au «Tonkin», Paul Bourde, envoyé spécial du Temps, écrit:

« Ce sont des esclaves qui sont passés aux mains d’un nouveau maître et qui l’interrogent du regard pour devi­ner ce qu’ils doivent en attendre. Sourit-on, ils sourient ; s’informe-t-on sur quelque détail qui vous frappe dans une case, les voilà amusés comme des écoliers et qui bavar­dent comme de vieilles femmes. Race qui ignore les sen­timents profonds et dont l’esprit s’est noué pendant la croissance. Ceux qui ont longtemps vécu parmi eux les comparent à des enfants : ils en ont la douceur, l’humeur superficielle et aussi les courtes colères irraisonnées » (1885).

Au fond, affirme le Révérend-Père Louvet, le peuple « annamite » possède « la mobilité et les caprices de l’enfant. Il faut donc le traiter comme tel, avec un mélange de sévérité et d’indulgence » (1885).

 

(p.61) Un colon de Dalat écrit en 1949 :

« Amis français qui nous lisez, considérez qu’aucun moyen ne peut ici suppléer à la fermeté, à l’énergie (…). On ne comble pas, on n’assouvit pas ces gens, surtout en se mettant à leur portée toute déraisonnable, en les trai­tant en enfants gâtés. Veuillez noter, par contre, qu’ils acceptent toujours la contrainte et la coercition justifiée, appliquées à bon escient. Faute de les traiter comme il convient, ils ne viennent à résipiscence ; ils demeurent butés, intransigeants, insatiables» (Barthouet).

De la fessée comme moyen de répondre aux questions nou­velles posées par l’Histoire… C’est écrit cinq années avant Bien Bien Phû…

Un parallèle vient à l’esprit. Dans beaucoup de reportages de l’époque, les enfants des colonies sont présentés avec beaucoup de sympathie. Les observateurs concèdent même volontiers qu’ils sont éveillés, d’une intelligence à la limite comparable à celle des bambins de France. Mais tout se gâte à l’adolescence. Les promesses sont rarement tenues. Les explications du phénomène varient. Qu’importé. En réalité, il est évident que l’entrée du colonisé dans l’âge adulte déran­geait le colonisateur. Un « indigène » enfant pouvait se glis­ser sans problèmes dans les schémas de pensée du Blanc. Doublement enfant,  donc  doublement soumis.  Tout était dans l’ordre. Un « indigène » adulte était une contradiction vivante. Face à lui, la pensée coloniale est mal à l’aise, en porte-à-faux.

Car toute enfance a, en principe, une fin, toute matura­tion, même lente, est chemin vers l’émancipation. Est-on bien sûr, dans le cas des peuples colonisés, que celle-ci viendra un jour?

Après tout, il en est des peuples comme des individus. Cer­tains sont peut-être incapables, définitivement, d’entrer dans l’ère de l’âge adulte. Ils restent simples. De la constatation

(p.62) « d’évidence » au vœu secret, il n’y a qu’un pas… En tout cas, la théorie des peuples-enfants a de tous temps été la matrice de tous les blocages du système, a toujours solidement cade­nassé toute évolution. Comme des parents abusifs, qui refu­sent de voir grandir leur enfant, qui s’effraient de voir arriver le moment de leur autonomie pleine et entière, beaucoup de colonisateurs ont repoussé indéfiniment le seuil de l’éman­cipation des peuples « protégés ». Seuil dont ils définissaient eux-mêmes les critères. Et les faisaient varier. Eternel argu­ment des conservateurs : « II est trop tôt, ces gens-là ne sont pas   encore   assez   mûrs ».   L’ancien   socialiste   Alexandre Varenne, devenu gouverneur général de l’Indochine, s’op­posera à la mise en place de la moindre réforme politique avec cet argument-massue : « On n’installe pas un moteur d’avion sur une charrette à bœuf » (1927). Tout aussi ima­gée, cette comparaison d’un obscur pamphlétaire anti-arabe, Paul Reboux : « Nourrir les petits enfants avec du foie gras et du Chambertin, c’est leur nuire plus que leur rendre ser­vice  (…). Ce peuple se forme, s’organise, grandit à notre contact. Ce n’est pas une raison pour le charger d’ambitions trop substantielles et le griser de libertés trop fortes » (1946).

 

Caractéristiques morales

 

Galerie de portraits

 

Le Jaune est fourbe. C’est un fait acquis. Le personnage asiatique le plus célèbre de l’imaginaire occidental n’est-il pas le sinistre docteur Fu-Manchu ? Le Jaune inquiète, car il peut mettre son intelligence, qui est rarement contestée, au ser­vice du Mal. C’est de lui, prioritairement, que l’Homme blanc peut attendre une remise en cause de son règne. Les « Anna­mites », concède Paul Bourde, sont « très rusés et très fins » (1885). Le révérend-père Charles-Emile Bouillevaux décrit (p.63) charitablement son vis-à-vis à peau jaune comme « dissimulé, menteur, fourbe, hypocrite, sans probité, trompeur, voleur » (1874). Il est « obséquieux et hypocrite », renchérit le nou­velliste Marcel Pionnier (1906). Un autre observateur, Raoul Postel, accorde une supériorité incontestable aux « Anna­mites » dans un domaine au moins : « La science de la bas­sesse, de l’intrigue, de la ruse » (1882).

Il y a pourtant, chez les coloniaux, une échelle de valeur entre nos «protégés» jaunes. L’« Annamite» possède la palme de l’impopularité. Sans doute parce que la conquête et la « pacification » du Viêt-nam ont été plus dures, bien plus dures, que dans le reste de l’Indochine, que le mouvement nationaliste n’y a jamais été éradiqué. Par contre, le Cambodgien et le Laotien sont en général observés avec une cer­taine bienveillance. Ils sont si doux, si accueillants, si souriants…

L’Arabe est, incontestablement, la bête noire de la pensée coloniale. Si des portraits positifs des Jaunes ou des Noirs émergent parfois, il faut bien reconnaître qu’il en est rare­ment, très rarement, de même pour les Arabes. Comme l’écrit le capitaine Charles Richard, au lendemain de la « pacifica­tion » : « Le peuple arabe, on ne saurait trop le redire, est un peuple dans un état de dégradation morale qui dépasse toutes nos idées de civilisé. Le vol et le meurtre dans l’ordre moral, la syphilis et la teigne dans l’ordre matériel, sont les larges plaies qui le rongent jusqu’à le rendre méconnaissable dans la grande famille humaine » (1846). Donc, l’Arabe possède toutes les tares. Il est mesquin, il est traître. Camille Brunel, auteur, au début du siècle, d’un pamphlet raciste, cite cette anecdote.  Un officier français avait fait grâce à un insurgé arabe qui, pourtant, avait mérité cent fois la mort. L’autre lui tint ce langage : je suis ton débiteur ; pour te remercier, je te donne ce conseil, que tu ne devras jamais oublier, car il te sera toujours utile parmi les miens : « Ne te fie jamais à un Arabe, pas même à moi » (1906). Les préju­gés ont la vie dure. La lecture de l’article « Arabe » de deux versions du Dictionnaire Larousse, séparées par un demi-siècle (p.64) (1898 et 1948), le prouve : «Race batailleuse, superstitieuse et pillarde », peut-on lire dans les deux éditions. Par paren­thèse, en 1948, dix millions de ces êtres vivent dans des dépar­tements français.

L’Arabe, donc, inquiète. Mais sa fourberie est d’une autre nature que celle de l’Asiatique. Elle manque de finesse, elle est plus animale. Elle est méprisable. Si le Jaune pouvait, un jour, menacer l’hégémonie européenne, l’Arabe en sera tou-1 jours incapable. Tout au plus peut-il commettre des actes mesquins, agir par traîtrise. Son triomphe durable sur le Blanc n’est jamais envisagé.

Par ailleurs, la qualité de voleur lui est généralement, et quasi unanimement, accordée. Un guide, destiné à instruire les candidats européens à l’installation en Algérie, préfère prévenir : « L’Arabe est très chapardeur ; il faut, en consé­quence, se méfier de lui, ne pas l’admettre chez soi et, par I précaution,  tout fermer à clé »   (Agence Territoriale Algé­rienne 1881). Guy de Maupassant en convient : «Qui dit! Arabe dit voleur, sans exception » (1883). Enfin, l’Arabe ment en permanence. Il ne ment pas : il est le mensonge. Maupassant toujours, Maupassant hélas :

« C’est là un des signes les plus surprenants et les plus incompréhensibles du caractère indigène : le mensonge. Ces hommes en qui l’islamisme s’est incarné jusqu’à faire partie d’eux, jusqu’à modeler leurs instincts, jusqu’à modi­fier la race entière et à la différencier des autres au moral autant que la couleur de la peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans les moelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires. Est-ce à leur religion qu’ils doivent cela ? Je l’ignore. Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux une seconde nature, une nécessité de la vie » (1889).

Le Noir n’est pas, ne peut pas être pris au sérieux. Il est le modèle achevé de l’« indigène-enfant », resté près de la nature. Il sait rire de tout et de rien. Son sourire rayonne, (p.65) accentué par la grandeur de sa bouche et de sa dentition, souligné par son teint de cirage. Ce n’est pas pour rien que l’image la plus populaire de l’iconographie coloniale est celle du nègre «Ta bon Banania ». Autres expressions de la joie de vivre : la musique et la danse. Le Noir a mis le rythme et l’expression corporelle au centre de son existence. Il passe son temps à taper sur des morceaux de bois  (toujours la nature) et à se déhancher. Oh ! Certes, il ignore l’harmonie, sa musique est syncopée. Mais le Noir prend tant de plaisir à danser qu’on ne peut s’empêcher de sourire avec bien­veillance devant sa  « joie  enfantine ».  Souvenons-nous  de Charles Trenet :

 

« Connaissez-vous la Martinique ?

Connais-tu là-bas le Bango ?

Dès qu’il entend jolie musique

Le voilà debout tout de go

Pour danser avec demoiselle

Ah ! C’est un galant damoiseau

Demoiselle, tu as des ailes

Quand tu fais Biguine à Bongo

Oh ! Ma mie, ma mie,

Biguine à Bongo » (1938).

 

Mais si le Noir est le symbole du rire et de la joie, il connaît également la peur (toujours comme l’enfant). Il a même peur de tout. Chaque instant de la vie quotidienne est pour lui objet de crainte. Les « yeux en boule de billard » du Noir effrayé (et légèrement grotesque), popularisés par le cinéma américain, existent également dans l’iconographie coloniale française. Face aux dangers de la jungle, serpents, éléphants ou mauvais esprits, le Noir prend ses jambes à son cou, alors que le Blanc, serein, fait face.

 

(p.72) Que de décapitations ! En 1852, Victor Hugo décrit Abd el-Kader qui,

«… rêveur mystérieux

Assis sur des têtes coupées

Contemplait la beauté des cieux ».

Dans le film de Julien Duvivier La Bandera, d’après le roman de Pierre Mac Orlan, un personnage dit à son copain:  Si les salopards te prennent vivant, ils te coupent la tête, ils  donnent le reste à la mouquère » (1935).

Les Noirs (d’Afrique et du Pacifique) ont, eux, le privilège de l’anthropophagie. Si le phénomène a effectivement existé, on peut s’étonner de sa présence permanente – et envahis­sante – jusqu’à une date récente. Pas de récit de voyage en ‘ Afrique centrale, en Nouvelle-Calédonie ou aux Nouvelles-Hébrides sans son clin d’ceil à la persistance de ces pratiques, sans récit plus ou moins détaillé. En fait, il y a un phéno­ménal mélange attrait/répulsion dans les descriptions par le « menu » des repas des cannibales. Jules Verne décrit l’hor­rible combat de deux peuplades africaines – qui se trouvent affublées du nom si adéquat de « Nyam Nyam » – observé du haut de leur célèbre ballon par ses héros. L’un des combat­tants tranche le bras d’un adversaire blessé et, tout en pour­suivant le  combat,  mord  avec  appétit  la  sanglante  prise (1863). Quel besoin d’entrer à ce point dans les détails, si ce n’est une attirance morbide? Tel le Dr Tautain, décrivant les supplices endurés par les vaincu(e)s promis(e)s aux garde-manger des vainqueurs : ce ne sont que morceaux de chair découpés à vif, langues arrachées, pieux enfoncés dans l’anus ou le vagin des victimes encore vivantes… (1896). Tel un cer­tain Leblanc (!) décrivant à la « une » du Journal des Voyages le combat de deux « sauvages » : « le grand chef Thakambau, après avoir assommé un de ses camarades, lui arrachait les yeux qu’il avalait séance tenante. » Le texte est agrémenté d’un dessin fort réaliste  (1908).

 

(p.101) « Ah, s’écrie par exemple Paul Bert, ceci est ma marotte, comme celle des autres, dans l’École (…). Des écoles ! Des écoles ! Des chemins ! Des chemins! » (1885). Mais pas n’importe quelle école : une École française. Par la langue qui y est uti­lisée. Par les valeurs qui y sont enseignées. Ainsi, nous for­merons les esprits. « Plus que la puissance, déclare Emile Combes devant le Sénat, l’instruction indigène, j’entends l’instruction primaire, celle de la masse du peuple, aura cette efficacité de combler la distance et, en les faisant vivre des mêmes notions, de les habituer à se considérer et à se trai­ter comme des membres de la même famille humaine, de la même nation» (1892). Paul Bert termine le discours déjà cité par cette phrase qui résume toute sa pensée : « Que l’esprit de la France pénètre et imprègne rapidement ce pays. »

La langue française, tout d’abord. Elle est explicitement conçue comme un instrument de conquête des âmes. « Le moyen le plus efficace pour un peuple européen de com­mencer la conquête morale d’une race étrangère est de lui enseigner sa langue (…). Nous ne serons absolument maîtres de l’Algérie que lorsqu’elle parlera français », affirme par exemple un Inspecteur général de l’Instruction publique en 1890, M. Foncin. À la même époque, l’archevêque de Hanoi, MgrPuginier, considère l’extinction rapide des caractères chi­nois, leur remplacement par l’écriture romanisée (le Quoc Ngu), puis par le français, comme « un moyen très politique, très pratique et très efficace pour fonder au Tonkin une petite France de l’Extrême-Orient» (1887). La plupart du temps, l’arabe, le vietnamien, le créole… sont donc de fait interdits de séjour au sein de l’École. Un peu comme le furent, un siècle plus tôt, le breton et l’occitan…

Mais également un enseignement axé sur l’hexagone. L’étude des manuels scolaires en usage aux colonies montre que, le plus souvent, les références historiques, géogra­phiques, littéraires et culturelles utilisées étaient métropoli­taines. « Nos ancêtres les Gaulois » : l’image célèbre des jeunes Noirs annonçant cette phrase, si elle est facile et réduc­trice, illustre une partie, au moins, de la réalité. L’élève « indigène », pour peu qu’il soit brillant, était capable de connaître les fleuves et montagnes de France, pas ceux de son pays, de réciter Jean de la Fontaine, mais d’ignorer Ibn Khaldoun ou Nguyen Trai…

 

(p.113) L’échec radical de l’évangélisation

 

La période coloniale va accentuer cette  impression de malaise, d’échec.

La conquête des âmes aux valeurs chrétiennes avait été, sinon une cause première, du moins une motivation de l’ex­pansion française dans le monde. Face aux religions tradi­tionnelles d’Afrique noire ou d’Océanie, le mépris pouvait être de mise. Ces « superstitions », séquelles du passé, mani­festations éclatantes de l’esprit « pré-logique » (Lévy-Bruhl), allaient disparaître devant la religion des vainqueurs. Le « gri­gri» n’était pas de taille, face à la croix. En Asie, le choc n’avait pas été trop dur non plus. Certes, les premiers chré­tiens y avaient été violemment persécutés. Mais cela n’avait pas empêché une communauté chrétienne, la seconde d’Asie, de s’implanter et de croître au Viêt-nam. Le pouvoir colonial installé, une sorte de modus vivendi s’était imposé. Confucia­nisme et bouddhisme, règles de comportement, sagesses, tout autant que religions, pouvaient finalement cohabiter sans dommages majeurs avec le christianisme.

Au contraire, en Afrique du Nord, la fidélité à la religion coranique allait se révéler sans faille. Le choc était inévitable. De ce fait, tout un courant de la pensée coloniale va hon­nir l’islam. En particulier le conservatisme catholique. Fran­çois-René de Chateaubriand en est le symbole achevé. Quoi d’étonnant que l’auteur exaltant le Génie du Christianisme soit, en même temps et par cela même, le pourfendeur de l’is­lam, ce « culte ennemi de la Civilisation, favorable par sys­tème à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage » (1811) ? Ce qui devrait être porté au crédit des Arabes, une piété sincère (p.114) et profonde, des pratiques religieuses régulières, devient sous la plume des observateurs coloniaux objet de répulsion. L’ad-1 jectif « fanatique », qui est alors régulièrement appliqué à nos « protégés » arabes, est en liaison directe avec leur attache­ment au Coran. Guy de Maupassant constate : « Ceux-là des Arabes qu’on croyait civilisés, qui se montrent en temps ordi­naire disposés à accepter nos mœurs, à partager nos idées, à seconder notre action, redeviennent tout à coup, dès que le Ramadan commence, sauvagement fanatiques et stupidement fervents» (1883). Mêmes mots chez Emile Zola: «Sauvagerie exaltée par le fanatisme religieux » (1899). A la veille delà guerre d’Algérie encore, certains Français en sont au même point. Un certain Solus, instructeur militaire, enseigne en 1949 : « II est impossible de proscrire aux autochtones la pra­tique de leur religion ou de leur imposer une religion autre que celle qu’ils pratiquent avec piété et un fanatisme dont les Européens se font difficilement une idée exacte. »

 

Le combat sans merci

 

Que faire, face à un tel culte ? Le combattre. L’esprit de croisade anti-islamiste est une constante de certains cercles coloniaux.  Chateaubriand,  par exemple.  Le  9  avril  1816, quinze années avant la prise d’Alger, devant ses collègues de la Chambre des Pairs, il s’étonne et s’indigne de l’impunité dont bénéficient les « pirates barbaresques ». Et réclame une I expédition punitive : « C’est en France que fut prêchée la première Croisade, c’est en France qu’il faut lever l’étendard de   la   dernière. »   Un   certain   traditionalisme   catholique reprend ce ton frénétique. Louis Veuillot, qui sera le porte-parole de ce courant durant trois décennies, commence sa carrière  comme  Secrétaire  du maréchal  Bugeaud.  À son retour, il écrit un ouvrage qui va être un grand succès de librairie. L’esprit de croisade s’y exprime avec une simplicité qui confine à la naïveté. Dieu a choisi la France pour porter son message en terre africaine et pour y vaincre l’hérésie.

(p.115) Nous serons dignes de sa confiance. « Les derniers jours de l’islamisme sont venus, écrit Veuillot. Alger, dans vingt ans, n’aura plus d’autre Dieu que le Christ. En ce moment même, l’œuvre divine est consommée. Si l’on peut douter encore que le sol reste à la France, il est évident du moins que l’is­lamisme l’a perdu (…). Attaqué sur tous les points, le Crois­sant se brise et s’efface. » Mais cette exaltation religieuse est solidement couplée à un sens aigu des intérêts français : « Le retour général vers Dieu sera le symptôme à quoi je recon­naîtrai que la France gardera l’Algérie. Les Arabes ne seront à la France que lorsqu’ils seront chrétiens » (1845).

 

Une génération plus tard, la haute figure de Mgr Lavigerie prend le relais. Forte personnalité, fondateur, en 1868, de la Société des Missionnaires d’Afrique (plus connue sous le nom de « Pères Blancs »), il assimile la neutralité, en matière de religion, à de la trahison. Trahison vis-à-vis de Rome, de la Vraie Foi, mais aussi vis-à-vis du peuple arabe : « II faut relever ce peuple, il faut renoncer aux erreurs du passé : il faut cesser de le parquer dans son Coran, comme on l’a fait trop longtemps, comme on veut le faire encore, avec un Royaume arabe prétendu ; il faut lui inspirer, dans ses enfants du moins, d’autres sentiments, d’autres principes. » Le pré­lat est persuadé qu’il n’y a qu’une alternative : « II faut que la France lui donne, je me trompe, lui laisse donner ceux de l’Évangile, en le mêlant enfin à notre vie, ou qu’elle le chasse dans les déserts, loin du monde civilisé » (1867). Mgr Lavigerie est, en terre d’islam, en Mission divine permanente. Sa pratique de baptiser des enfants algériens orphelins, en par­ticulier lors de la grande famine de 1871, heurte profondé­ment les musulmans. Au point de menacer la Paix française si chèrement acquise. « Tous ceux, écrit le général Du Barail dans ses Mémoires, qui avaient fait la conquête de l’Algérie savaient qu’avec le fer on pouvait imposer bien des choses, même injustes, à l’Arabe, mais que les vaincus se feraient exterminer jusqu’au dernier avant de permettre qu’on tou­chât à leur religion»   (1898). Le gouverneur général Mac Mahon, s’inquiète donc des activités de Lavigerie. Il s’en (p.116) remet à l’Empereur. Celui-ci tranche nettement en faveur de l’autorité  politique  :   « Vous  avez,  Monsieur l’Archevêque, écrit-il à Lavigerie, une grande tâche à accomplir, celle de moraliser 200 000 colons catholiques qui sont en Algérie, Quant aux Arabes, laissez au Gouverneur Général le soin de les discipliner et de les habituer à notre domination » (1867). Si, au XXe siècle, ce courant n’est plus dominant dans l’Église et dans le monde catholique, il est loin d’avoir tota­lement disparu. En témoigne la série impressionnante d’ou­vrages biographiques  consacrés à Lavigerie.  Le prélat est partout présenté comme une sorte de surhomme, incompris de la plupart de ses contemporains, mais animé d’une foi bousculant les montagnes. Si la bureaucratie coloniale ne l’avait pas empêché d’agir, qui sait si ce géant n’aurait pas mené sa tâche d’évangélisation à bien ? Le plus fervent, le I plus lyrique des biographes est l’écrivain catholique Francis Jammes (1927). Un autre ouvrage, écrit par le père Cussac, également de l’ordre des Pères Blancs, se termine par ces lignes : « Sa puissante action a brisé l’esclavage des hommes, elle n’a encore que partiellement brisé l’esclavage de l’erreur, l’esclavage du paganisme et de l’islam. » Suit un nouvel appel à la Croisade : « Qu’elle se lève donc aujourd’hui plus nom­breuse, qu’elle grandisse sans cesse, la pacifique armée des Conquérants ! Daigne la Providence, dont les bienfaits ont été si larges depuis cinquante ans envers les pauvres races africaines jamais déshéritées, multiplier encore ses faveurs et susciter  sans  cesse  de  nouvelles  vocations  de  chercheurs d’âmes pour marcher à la conquête de l’Afrique et la don­ner tout entière à Jésus-Christ ! » (1930). Dans la hiérarchie catholique, c’est l’archevêque de Carthage, Mgr Lemaître, cheville ouvrière de la tenue du Congrès eucharistique célé­brant saint Augustin, qui devient le symbole d’un certain esprit de croisade. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard qu’il prend l’initiative de l’érection d’une statue de Mgr Lavigerie, à Tunis, face à la vieille ville arabe.

 

(p.123) Il n’y a pas que des vainqueurs dans la galerie des héros coloniaux. La mort du commandant Rivière, devant Hanoi, celle du sergent Bobillot, lors du siège de Tuyen Quang, succombant sous le nombre, sont emblématiques. L’image vient d’ailleurs souvent relayer le texte. Nombreux sont les enfants de France qui appren­nent la légende dorée de Bobillot, par exemple, sur des pro­tège-cahiers en couleurs. Les « unes » du Petit Journal sont des chefs-d’œuvre, de ce point de vue. Le 25 août 1895, on peut voir un Français, M. Carrère, prisonnier des Pavillons noirs, attaché à un poteau. Autour de lui, six Asiatiques menaçants. Le 22 juin 1913, ce sont trois Blancs ensanglantés, sur un bateau, attaqués par seize « pirates chinois ».

À l’autre extrémité de la période, durant la guerre d’In­dochine, on retrouve ces mêmes thèmes, quasi inchangés. À Diên Bien Phû, l’État-major français, sûr de sa supériorité mécanique, fit descendre ses meilleurs bataillons dans une cuvette entourée par les combattants Viêt-minh. On sait ce qu’il advint de ce calcul. Très vite, le complexe de supério­rité des débuts de la bataille céda la place aux vieilles peurs. France-Soir titre alors, en lettres énormes : « L’étau Viêt se res­serre sur les défenseurs de Diên Bien Phû » (1er avril 1954). On évoque la « ruée Viêt » (L’Aurore, 1er avril) ou « Les assauts forcenés des Viets dont les pertes sont énormes » (L’Aurore, 3avril) mais qui sont tellement nombreux que rien ne paraît pouvoir les  arrêter  :  les   « masses  fanatisées »   (France-Soir, ler avril) progressent « par vagues hurlantes »  (Le Populaire, 1eravril). Le 7 mai 1954, Diên Bien Phû tombe. Le Droit, la Civilisation, ont cédé face au nombre.

 

(p.138) Combien de conversations ont été nourries, en métropole et aux Colonies, par une lecture rapide de la prose du maître du genre, Pierre Loti ! Combien de clichés ont été couchés sur papier ! Même Baudelaire : « La langoureuse Asie et la brûlante Afrique » (1857). Même Francis Jammes : « L’odeur des patates cuites se mêle à celle du rhum, et j’entends le chant désolé des esclaves» (1921). Combien de joueurs de tam-tams africains, de Vahinés polynésiennes, de fumeurs d’Opium asiatiques, de cavaliers marocains ! Combien phrases résolument creuses, comme cette notation de Myriam Harry, en voyage à Madagascar : « Suavinandrine ! Que ce nom me plaît ! Je le répète sur la route corail, où les mimo­sas sèment leur pluie d’or et les agaves fleurissent en thyrses héraldiques » (1943). Combien de chansonnettes désolantes comme celle-ci :

« Saigon

Dans un soleil d’or

C’est le plus joli port

Dans le plus beau décor

Saigon

C’est l’escale d’amour

Où l’on vient quelques jours

Et l’on reste toujours

Car les garçons savent si bien murmurer

Je t’aime

Et les mousmées ont dans leurs yeux bridés

Des poèmes

(p.139) Saigon

Dans tes vertes maisons

Naît une floraison

D’amours et de chansons » (Marlotte, 1948).

Oui, Segalen avait raison : l’exotisme (compris ainsi) fut bien une forme de prostitution du sentiment du Divers.

Évidemment, ce genre littéraire a imposé auprès du grand public une image faussée des pays d’outre-mer. Encore, s’il ne s’était agi que d’un genre aimable, on pourrait aujour­d’hui à la rigueur en sourire. Ce qui est grave, c’est que cette forme d’exotisme a été un voile jeté sur ces peuples «étranges ». Plus qu’un voile : « Méfions-nous particulière­ment de certaine littérature ! Ne prenons pas plus Aziyadé pour un manuel de politique levantine que Notre-Dame de Paris pour un traité d’archéologie médiévale ! » avait pourtant pré­venu un universitaire de l’entre deux-guerres, Paul Huvelin (1924).

L’appel ne fut guère entendu.

Une constatation s’impose. La Connaissance vraie connut un permanent et fondamental échec face à sa perversion, l’Exotique, le Pittoresque. « Aujourd’hui encore, écrit en 1934 Louis Malleret, il n’est pas sûr que les lecteurs français ne se représentent pas l’Indochine comme le pays des bons sauvages chers à Bernardin de Saint-Pierre, comme une contrée favorisée de tous les dons de la nature, aux arbres partout gigantesques, au ciel éclatant, au soleil magicien.»

 

/Expositions coloniales/

(p.142) Comme à Rouen au XVIe siècle, des hommes, des femmes, des enfants, sont amenés là pour la circonstance, habillés (ou déshabillés) tels qu’ils devaient l’être pour répondre aux clichés des organisateurs et des spectateurs. Tout est soigneusement mis en scène. Toute fantaisie est évitée. Des contrats en bonne et due forme impo­sent aux « indigènes » un type de comportement : ne pas se soucier des regards des Blancs, vivre comme si les spectateurs n’étaient pas là ; ajouter cependant un zeste de pittoresque… On ne peut s’empêcher de rappeler que, le plus souvent, ces êtres humains furent exposés en même temps que les animaux, et dans des conditions appelant irrésistiblement, dans l’esprit des spectateurs, la mise en parallèle avec ceux-ci. En 1887, par exemple, les Parisiens purent à loisir observer les Achan-tis, peuple d’Afrique noire, au Jardin d’Acclimatation. Jules I Lemaître, célèbre chroniqueur de l’époque, commence ainsi l’article qui rend compte de cette manifestation :

« De spectacle nouveau, il n’y en a point cette semaine. Je ne vois guère que les Achantis, au Jardin d’Acclimata­tion. Il est charmant, ce jardin. Il ressemble à un alpha­bet en images où à une illustration vivante du Robinson suisse. Les petits enfants ont la joie d’y retrouver les bêtes mystérieuses dont il est question dans les histoires de voyages. Ils peuvent se faire voiturer par l’autruche, jucher sur le chameau ou sur l’éléphant. Et, pour que rien ne manque à la fête, on leur montre des sauvages. »

 

(p.143) Modèle du genre, le Vincennes de 1931 vit l’ouverture simultanée de l’Exposition coloniale et du Zoo. Les lecteurs du Matin purent ainsi, découvrir en « une », le jour de l’inauguration, quatre photos, ainsi légendées : « En haut, à gauche, un indigène de l’AOF ; à droite, les lions font la sieste. En bas : les petites Cambodgiennes attendent leurs habits de gala; la girafe et l’autruche en conversation. »

Pas de « village nègre », donc, sans ses habitants quasiment nus, quel que soit le climat du lieu ou du moment… Pas de rue de Tunis sans ses charmeurs de serpents… Pas de souk marocain sans ses artisans travaillant le cuir… Pas de section «indochinoise » sans ses danseuses cambodgiennes, ses man­darins « annamites »… En 1887 toujours, Jules Lemaître, pas dupe, décrit à ses lecteurs les mises en scène conçues par des cerveaux blancs : « Les hommes, avec des cris gutturaux, des cris de sauvage (naturellement), jouent à la guerre, simulent des combats et des massacres. De temps en temps, l’un d’eux feint de tomber mort, et les autres exécutent autour de lui des danses d’une allégresse féroce. » Lors de la première grande Exposition coloniale, à Lyon, en 1894, de beaux Noirs animent le « village sénégalais ». Ils parcourent les eaux du lac central en pirogues. Excellents nageurs, ils font la joie de chacun en plongeant afin de ramener des pièces de monnaie jetées par les spectateurs. À Marseille, en 1906, ce sont les danseuses du Ballet royal de Phnom Penh, venues accompagner le souverain Sisowath, qui ont la vedette. Le Petit Jour­nal en fait sa « une », très colorée. Auguste Rodin, présent, prend force croquis. À Paris, en 1909, le Journal des Voyages a une idée publicitaire intéressante. Il organise une fête toua­reg. Un « grand campement saharien » est dressé boulevard de Clichy. Y sont proposés à la curiosité des Parisiens artisans, guerriers, marabouts, «la sorcière Tamina et son talisman », mais aussi les fameuses « Ouled-Naïl, dont la danse du Désert fera valoir le charme étrange et captivant ». À l’Exposition universelle de 1889, sur l’esplanade des Invalides, des « Anna­mites »   tirant   des   pousse-pousse   attendent   sagement   les clients. Un dessin de L’Illustration représente une belle Parisienne, (p.144)  ombrelle à l’épaule, promenée par un tireur à la face impassible. À Marseille, en 1906, même pratique. Un pros­pectus vante ce moyen de locomotion original : « Trente pousse-pousse caoutchoutés, semblables à ceux qui sont en service à Hanoi et à Saigon, promènent les visiteurs à travers l’Exposition. Leur garage est situé à l’entrée de l’Exposition, Les pousse-pousse sont traînés par de vigoureux coolies en uniforme semblable à celui dont sont revêtus leurs congé­nères dans ces deux villes. Ce mode de locomotion a obtenu un vif succès auprès des visiteurs. » Malgré ce « vif succès », cette pratique sera prohibée lors des Expositions suivantes… Un mini-scandale, dû à cette mise en scène par trop sys­tématique, éclate même en 1931. Un journaliste de Candie, Alain Laubreaux, assistant à une représentation théâtrale de mauvais goût représentant des mangeurs d’hommes, a la surprise de reconnaître parmi les « cannibales » un ami kanak, ancien élève des Missions, qu’il a connu naguère à Nouméa:

 

« Et je le retrouve cannibale, douze ans plus tard, à Paris. (…) Les Canaques qui se sont approchés depuis un moment assistent, curieux, à notre entretien. Prosper fait les présentations (…). Ecoutez, je n’invente rien. On peut encore s’en assurer au pavillon de la Nouvelle-Calédonie, à l’Exposition. Ces fauves bestiaux s’appellent Elisée, Jean, Maurice, Auguste, Germain et même Marius. L’un était, à Nouméa, cocher aux magasins Ballende, l’autre, employé à la douane, celui-ci maître d’hôtel, celui-là timo­nier à bord d’un cargo côtier. Il y en a un qui était dans la police, un autre bedeau (…). Le plus beau de l’affaire est que le Barnum de cette extravagante tournée s’appelle l’Administration française. Car, si les Canaques ont conscience qu’ils participent à une mascarade, il ne faut pas oublier qu’elle a été organisée, officiellement, sous le haut contrôle du ministère des Colonies, dans un temps où nos Maîtres n’ont à la bouche que les mots de pro­grès, d’émancipation sociale et de dignité humaine (…).»

 

(p.160) Les noms des rues sont européens : rappels quelque peu humiliants pour les vaincus (rue d’Isly à Alger, rue Catt nat à Saigon, du nom de la corvette qui la première bom­barda « Tourane » – Da Nang), noms de héros de la conquête, politiciens, militaires, ecclésiastiques… Une obser­vation attentive du plan de Hanoi des années d’apogée per­met de trouver des rues Paul Bert ou Jean Dupuis, des boulevards Gambetta, Félix Faure ou Doudart de Lagrée, des avenues Paul Doumer ou Mgr Puginier, un quai Clemen­ceau… Des statues, en général hautement symboliques, sont érigées sur les places centrales : Mgr Lavigerie à Tunis, Dupleix à Pondichéry, Léon Gambetta à Saigon, Jules Ferrv à Haiphong, des Gouverneurs généraux un peu partout… Sur­tout, l‘architecture est européenne. Les bâtisses rappellent des monuments de métropole. À Saigon, la ville est dominée par la pointe de la cathédrale, laide copie, en rosé sale, de celle de Chartres. À Hanoi, le théâtre est un modèle réduit, là aussi en plus laid, du Palais-Garnier.

Mais ce qui était louange sous la plume de Loti et d’autres devient critique radicale sous celles d’écrivains moins confor­mistes. « Si l’architecture, surtout celle qu’on pourrait appe­ler l’architecture officielle, n’a pas valu grand-chose en France, elle a été cent fois pire aux colonies », peste un voya­geur de passage à Hanoi, Raymond Recouly. « Aucun effort d’invention, de création vraiment artistique ne s’est manifesté pour adapter cet art aux conditions toutes particulières, toutes nouvelles du pays, des habitants, du climat. Il est éjj dent cependant qu’une maison, un monument, doit êtn conçu et réalisé d’une manière toute différente s’il s’élèvi sur les bords de la Seine ou sur ceux du Fleuve Rouge, L plupart des architectes qui ont « sévi » ici (le mot n’est pas tro] fort) semblent avoir oublié totalement cette vérité essai tielle» (1932). Dans les villes d’Afrique du Nord, le contrast est plus fort encore entre la magnifique architecture « indi gène » et les réalisations européennes. Visitant Alger, Théc phile Gautier s’insurge. Tout comme à Saigon, les Français (p.161) ont construit des arcades type rue de Rivoli : « Oh ! Maudites arcades ! s’exclame Gautier. On retrouvera donc partout vos courbes disgracieuses et vos piliers sans proportion ? » Mais pourquoi diable nous mettre toujours sous les yeux « la bana­lité bourgeoise des ces bâtisses modernes » ? (1845). Ernest Feydeau partage ce sentiment : « L’Alger français, à l’heure qu’il est, il faut avoir le courage de l’avouer, est une succur­sale des Batignoles (…). Alger veut copier Paris, il parviendra tout au plus à se transformer en un vilain Marseille » (1862). Il y a pis. On a parfois détruit des parties entières des villes «indigènes ». L’hygiène y a gagné, évidemment. Mais le pay­sage urbain ? Contemporain de Feydeau, un certain Charles Desprez proteste contre l’esprit qui a présidé à ces destruc-dons, esprit qu’il résume par ce cri de guerre, prêté aux modernistes : « À bas les maisons mauresques, à bas les pas­sages voûtés,  les  rampes,  les  rues  tortueuses !  Vivent  les casernes de cinq étages, vivent les escaliers, les rues droites, les larges places » (1868).

 

Le « bled »

 

Dans les petits centres isolés, que tous les coloniaux, s’ins­pirant du vocabulaire arabe, vont bientôt appeler des «bleds», la situation est peut-être pire encore. Les Européens vivent à quelques-uns, communauté isolée au milieu de mil­liers de kilomètres carrés de désert ou de jungle. Les des­criptions de la vie coloniale qui courent dans maints récits de voyages ou romans sont assez effrayantes. On pense au Céline du Voyage. Là, encore moins de contacts avec le monde «indigène ». Il n’y a même pas, comme dans les villes, une « élite » francisée qui entretient une illusion de communica­tion.

 

Un mot résume mieux que tous les autres cette vie quoti­dienne : l’ennui. Mais l’ennui, aux colonies, est un mal ter­rible. Dans son Journal, Michel Leiris a bien décrit le phénomène. L’appréhension, au fur et à mesure qu’avance (p.162) la journée, de la venue du soir. Puis, celui-ci arrivé, la longue veillée, seul, une porte désespérément ouverte sur un couloir vide. Alors, écrit Leiris, « le vrai cafard, le cafard colonial» s’installe (1934). «C’est le grand cafard de la lumière qui vous mange comme une bête à vingt gueules », confirme un autre auteur (Guillot, 1936). Mais nul, peut-être, n’a mieux rendu compte de ce phénomène qu’Arthur Rimbaud, dans les lettres que, d’Harar, il expédiait à sa famille. Le 4 août 1888 : « N’est-ce pas misérable, cette existence sans famille, sans occupation intellectuelle, perdu au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter et vous mettent dans l’impossibilité de liqui­der des affaires à bref délai ? Obligé de parler leurs bara­gouins, de manger de leurs sales mets, de subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupi­dité ! » Le 25 février 1890 : « Des déserts peuplés de Nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs : que vou­lez-vous qu’on vous écrive là ? Qu’on s’ennuie, qu’on s’em­bête, qu’on s’abrutit. »

 

Relations au travail

 

Lorsque Français et « indigènes » se côtoient sur le lieu de travail, des relations d’une autre nature peuvent-elles naître?

Il faut d’abord noter que les places des uns et des autres dans la hiérarchie sociale sont strictement définies – toujours i fait, non de droit. Les Français (ou les Européens de souche) sont chefs de bureaux, chefs d’ateliers, contremaîtres, cadres,.. Ils dominent, ils ordonnent. Les « indigènes » sont employés, ouvriers, manœuvres, coolies… Ils obéissent, ils obtempèrenl Michel Leiris, chargé par l’UNESCO, dans les années 50, d’une mission d’inspection aux Antilles, constate : « À la hié­rarchie selon laquelle s’ordonnent les classes, à base essentiel­lement économique, une autre hiérarchie se superpose qui, sans coïncider rigoureusement avec la première, montre que l’évolution qui s’est opérée en Martinique et en Guadeloupe,

 

 

(p.164) Sabir, petit nègre, pidgin

 

Même le langage est ici trahison. Les Français, dans leur majorité, ignorent la langue des colonisés. Ces derniers sont bien obligés d’apprendre celle des vainqueurs. Certains y par­viennent admirablement. Chacun a à l’esprit l’enrichissement de la langue française par des écrivains de renom, à com­mencer par Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire. Cha­cun  connaît,  ou  a  connu,  un   colonisé  du  Maghreb ou d’Indochine capable de parler des heures durant du théâtre classique, de Flaubert ou du nouveau roman. Mais la plupart des « indigènes » n’ont pas eu la chance d’être scolarisés et sont souvent analphabètes dans leur propre langue. A fortiori en français. En 1948, en Algérie, après plus d’un siècle de colonisation, seuls 15 % des hommes et 6 % des femmes arabes parlent correctement le français. Pour les autres, c’est un parler rudimentaire, truffé d’erreurs de syntaxes, de pro­nonciations impossibles, qui sert à la communication avec les puissants,   les  Européens.   Cela  a  donné   naissance à des langues, certes colorées et pittoresques, mais fort approxi­matives : le « petit nègre » en Afrique noire, le « sabir » au! Maghreb, le « pidgin » en Indochine (par extension d’un par­ler né en Asie anglaise).

 

En 1869, Alphonse Daudet fait jouer au Théâtre de Vau­deville une courte pièce, Le Sacrifice (qui n’ajoute rien à sa gloire littéraire). Le jeune Arabe Namoun, serviteur dans une famille bourgeoise de Paris, fait partie des personnages (les instructions le concernant portent : « II a le costume des Maures d’Alger, chéchia, babouches, burnous, veston. ») Ses répliques, très couleur locale, produisent sur le public un effet garanti : « Bourquoi mouci Inri rester la maison. Bour-quoi trabadjar, trabadjar bezef (…). No ! no, madama, macach

(p.165) andar demain. » Dans 1’entre-deux-guerres, des « Salons du rire» ouvrent à Alger (1924), puis à Oran (1931). Des cari­caturistes pieds-noirs s’y taillent un franc succès par des des­sins présentant des « indigènes », s’exprimant en sabir. Une maison d’édition algéroise reprend ces dessins pour les repro­duire en cartes postales. Sur l’une d’elles, par exemple, un jeune Arabe hilare présente ses vœux de nouvel an de cette façon : « Porquoi ci la fite di jor di l’an. Ji ti souhati oune boune annie vie la boune santi ! Ti gagni bocoup de l’ard-jane por ti mangi la couscous vie ton famill. Boune annie pour moi aussi. »

Mais le maître incontesté du genre est le Français de Tunis Edmond Martin, qui signe du pseudonyme de Kaddour Ben Nitram. L’humoriste lit à la Radio, puis publie en plaquettes, des dialogues comme celui-ci :

« – C’est toi, le tirailleur 8892 ?

–  Brisent, moun Cabitine !

–  Comment t’appelles-tu ?

–  Kaddour, moun Cabitine ! … Kaddour ben Ali ben el hadj Mabrouk ben Zenfarlou ben el Ferchichi…

–  Ça suffit, ça suffit ! Kaddour, tout court. Que sais-tu faire ?

–  Tôt, moun Cabitine ! … Ji counni tôt !

–  Tout ? … Oh ! Oh ! … C’est beaucoup ça ?

–  Oueï, mon Cabitine… Ji counni tôt… tôt…

–  Bigre ! … Tu sais lire ?

– Ji si lire, oueï, moun Cabitine… ji counni crire, oussi… encore on po ji brendre 1′ çarfaticat…

–  Alors, tu dois connaître l’arithmétique ?

–  Barfit’ment,  moun  Cabitine !   … Ji  counni  l’arma-tique…

–  Et… la géométrie ?

–  I la joumitrique, oussi. Oueï, moun Cabitine…

–  Et… la géographie ?

–  Hou ! … lajourgafie ? Hou ! la ! la ! Ji counni tri bian, moun Cabitine…

–  Sais-tu seulement, qu’il y a cinq parties du monde ?

  • Oueï, oueï, moun Cabitine… (…)

 

(p.167) Caricature parue dans la principale revue de vul­garisation coloniale de 1’entre-deux-guerres ? Titre : « Une cause du malaise » (Boireau, Le Monde colonial illustré, 1931). Comme l’écrit Jacques Berque : l’analyse de la vogue du sabir doit dépasser le premier degré, dit humoristique ; elle doit mettre à nu l’effrayante absence de contact dont l’usage de cette langue n’est qu’un révélateur. « Le dialogue d’homme à homme s’est, en fait, espacé. Chaque partenaire ne voit plus de l’autre qu’une gesticulation, dominée par l’économie quo­tidienne, et son sarcasme couvre en fait l’ignorance, la crainte» (1956).

 

Scènes de la vexation quotidienne

Anecdotes

 

Comment se manifestait la cohabitation au jour le jour ? On l’a vu : par la rareté des contacts vrais. Mais il y a pire. Les mille petits faits, apparemment insignifiants, de la vexa­tion au quotidien. Le métropolitain, fraîchement débarqué, voit d’abord cela  (puis, la plupart du temps, s’en accom­mode). La place « naturellement » cédée à l’Européen dans les files d’attente, dans les transports, chez les commerçants… La course incomplètement payée au pousse… La morgue du petit Blanc qui se fait cirer les chaussures… L’interpellation vulgaire qui se veut drôle… André Mandouze avait appelé cela, naguère, le « racisme quotidien, celui du tram et du marché»  (1947).  Celui-là a sans doute provoqué plus de dégâts dans  les  mémoires  que  bien  des  exactions  de  la conquête et de la « pacification ».

 

Louis Roubaud raconte cette anecdote, ramenée d’Indo­chine :

(p.168) « L’intérieur d’un bureau de poste dans une grande ville : le guichet du télégraphe est encombré.

Le premier à la queue est un petit homme jaune. Il a attendu patiemment son tour. Il va tendre le texte de sa dépêche à l’employé lorsqu’il est saisi rudement épaules et rejeté loin du guichet.

–  Je suis pressé !

C’est un jeune Européen qui vient d’entrer.

Le fait est courant et l’on y prête d’habitude peu d’at­tention. L’indigène n’a qu’à se remettre à la file pour attendre une meilleure occasion d’expédier son télé­gramme. Mais cette fois, à la stupeur générale, le petit jeune homme jaune revient sur l’homme blanc, le force à sortir du rang à son tour en le secouant par la veste et lui tend sa carte de visite :

MATSUOKO

capitaine de la Garde impériale

TOKIO Qapon)

Une affaire d’honneur fut engagée, mais les témoins de notre compatriote apportèrent le soir même aux témoins de M. Matsuoko les excuses de leur client.

–  C’est un ridicule incident, ajoutèrent-ils… Notre ami vous avait pris pour un Annamite !… » (1931).

 

À la même époque, dans les mêmes lieux, petite histoire simple racontée par Jean Dorsenne :

« C’était à Saigon, dans les salons du gouvernement général, où une soirée officielle était donnée en l’hon­neur de M. Paul Reynaud. Toutes les personnalités impor­tantes de la capitale de la Cochinchine se trouvaient réunies ; quelques Annamites avaient été invités. J’avisai un gros homme au teint fleuri, gonflé de son importance, qui dans l’embrasure d’une porte, bouscula un vieil Anna­mite jouissant dans le monde indigène d’une autorité par­faitement justifiée. Très courtoisement, le vieillart protesta auprès du malotru. Alors celui-ci, indigné et stu péfait, leva les bras au ciel en s’écriant :

(p.169) – Mais, d’abord, qu’est-ce que tu fiches ici, toi ?

Le gros homme, en toute bonne foi, se croyait seul et légitime occupant de la terre cochinchinoise et considé­rait que les indigènes avaient bien de l’audace de demeu­rer dans leur propre pays » (1932).

 

Autre anecdote, en métropole, cette fois. L’auteur d’un ouvrage d’histoires dites drôles raconte celle-ci. Un jour, lors d’une réception mondaine en l’honneur d’Albert Sarraut, les députés noirs (Gratien Candace, Biaise Diagne…) étaient invi­tés. « Midi et demi.  » Madame est servie !  » Albert Sarraut entre dans la salle à manger donnant le bras à la maîtresse de maison. La fillette de Mme V… aperçoit par la porte lar­gement ouverte, dans la masse des invités, un assez bon nombre de députés noirs. Le sang de quatre ans de Jacque­line ne fait qu’un tour. Elle bouscule tout, se jette au cou de sa mère en criant avec des sanglots :  » Maman ! Maman ! Les sauvages !  » Candace a ri. Mais je crois me souvenir qu’il fut le seul» (Gustave Salé, 1931).

 

En fait, c’est à chaque instant, dans toutes les circonstances de la vie, que l’Occidental qui vit aux colonies est en porte-à-faux. Puisqu’il s’installe en maître, puisque, le plus souvent, il amène avec lui ses préjugés de race et de civilisation, il court le risque de choquer les idées, les coutumes des « indi­gènes » chez qui il vit. Faut-il que les incompréhensions aient été fortes pour qu’un guide à l’usage des Français se rendant au Maroc fût obligé de prodiguer cette série de conseils :

« Quand vous monterez dans un wagon ou dans un car automobile, ne manifestez pas de répugnance à vous pla­cer près des indigènes.

Ne dites pas tout haut, ils sont pleins de poux ! même si c’est vrai, ils seront vexés. Et il vaut mieux vous entendre avec le conducteur du véhicule qui vous placera près d’autres Européens.

Si vous passez à cheval dans une rue étroite, ne faites pas courir votre cheval, en criant :  » Attention chiens, que maudits soient vos pères ! « 

(p.170) Les indigènes se garent lentement. Celui que vous bousculerez détestera les Français pendant toute sa vie.

Si vous êtes dans une auto, ne faites pas marcher votre klaxon en passant près des mulets chargés, pour le plaisir I de les voir d’une ruade se débarrasser de leurs fardeauxet parfois d’une pauvre femme juchée sur le haut d’un barda.

N’écrasez pas les poules. N’injuriez et ne frappez pas les bergers, lents à faire traverser la route par leurs trou­peaux indolents.

Si vous entrez dans un bureau de poste, ou un maga­sin, n’exigez pas d’être servis avant les indigènes qui vous ont précédé en pestant que cette engeance envahit tout et sent mauvais.

Ces gens sont chez eux et c’est vous l’étranger. (…)

 

Pendant le repas, n’éructez pas en manière de plaisan­terie, en regardant du côté de vos voisins européens pour les faire rire. Les musulmans savent que ce n’est pas la coutume chez nous et que vous faites cela pour vous moquer d’eux.

Ne crachez pas par inadvertance en passant devant une mosquée, ne sifflez pas dans la rue, ne dévisagez pas les femmes avec insistance, etc.

Ne raillez pas leur religion. Ne dites pas de mots gros­siers.

Ne doutez pas de ce qu’ils vous disent, de leurs croyances, de leurs superstitions. (…)

 

Évitez enfin de vous laisser baiser la main d’un air béat comme un roi. Tous les indigènes riront si vous ne reti­rez pas votre main rapidement en protestant » (Odinot, 1926).

 

Mots blessants, insultes racistes

 

Au premier rang des petites vexations figurent sans aucun doute le tutoiement quelque peu dédaigneux, le mot bles­sant, voire l’insulte raciste.

(p.171) Il faut avoir le courage de le reconnaître : ils étaient mon­naie courante. Lyautey, grand colonial s’il en fut, mais aussi homme lucide et sensible, dut un jour critiquer « cet état d’esprit déplorable qui se résume dans l’expression de  » sale bicot » appliquée uniformément à tous les indigènes, expres­sion si profondément choquante et périlleuse, que ceux à qui elle s’adresse n’entendent et ne comprennent que trop, avec tout ce qu’elle comporte de mépris et de menace, et dont ils gardent une amertume que rien n’efface » (1916).

En Afrique subsaharienne, le Noir, c’est le «nègre». Oh ! Le mot n’a pas, jusqu’aux années 1950, la forte connotation péjorative d’aujourd’hui. Il est tout juste vaguement mépri­sant. Il n’empêche. Il ne pouvait pas ne pas être vexant. Le «nègre», c’est l’Autre, étrange, sans identité réelle : «Au fond, le nègre n’a pas de vie pleine et autonome : c’est un objet bizarre », écrit Roland Barthes dans ses Mythologies (1957). L’humoriste Boireau, qui dessine dans Le Monde colo­nial illustré, fait dire à l’un de ses personnages, une « brave femme » mise en présence d’un Noir : « Sans blague ! Vous, un Sénégalais ?… et moi qui vous avais pris pour un nègre ! » (1931). Même lorsqu’elles étaient proférées sans méchanceté particulière, ces expressions reflétaient une sorte de seconde nature. Et c’est peut-être, d’ailleurs, plus grave encore.

Lorsque le colonisé se révolte, l’insulte, jusque-là vague­ment (ou franchement) méprisante, se fait hargneuse. Car toute révolte est affirmation de dignité, d’humanité, et bat de ce fait en brèche bien des schémas. Vite, il faut ouvrir les contre-feux idéologiques. Nous aurons donc contre nous tout, sauf des patriotes. Les révoltés sont des « bandits », des « bri­gands », des « pirates », des « pillards »… Le mot « salopard » apparaît lors de la conquête du Maroc et sert à désigner les combattants adverses.

 

Durant l’ère de la décolonisation, une partie de la presse française   (cette  même  presse  qui  se  proclame  fièrement issue de la Résistance ») n’observe plus aucune retenue. Les

nationalistes vietnamiens essuient les premiers assauts. Les Viêt-minh sont un « ramassis de bagnards », des « gens de sac (p.172) et de corde » (Gacon, 1946). Hô Chi Minh est un «chefde pirates réfugié dans les cavernes» (Le Figaro, 1950). La bes-tialisation du colonisé, déjà présente dans les périodes calmes, s’oriente alors vers des créatures qui inspirent irrésistiblement la répugnance. Les combattants arabes chantés par Marie Dubas et par Edith Piaf dans Le Fanion de la Légion sont des « hyènes » qui se glissent dans la nuit, par opposition à nos soldats, qui affrontent en face le danger (Asso, 1945). L’Isti-qlal, parti nationaliste marocain, est, pour François Charles-Roux, une « sangsue » qui profite du bon peuple (1953). Les Viêt-minh sont de la « méchante vermine »  (Gacon, 1946), des « taupes » (Bodard, 1954), des « fourmis verdâtres» (Le Tac, 1954). Leurs homologues algériens du FLN sont assimi­lés à des « sauterelles » qui détruisent tout sur leur passage.., Signe étonnant de l’écho des campagnes de presse auprès de   l’opinion, les noms mêmes de certains   peuples, de certaines   tribus,   deviennent   des   insultes   en   métropole. L’exemple le plus ancien qui nous soit parvenu est celui de ces « Iroquois », redoutables adversaires de nos soldats au Canada au XVIIIe siècle. Un dictionnaire de l’époque en donne cette définition : « Peuple cruel et féroce du Canada, On dit aussi d’un homme qu’il est un Iroquois pour dire qu’il est impoli, dur, grossier ou même peu intelligent » (Richelet, 1759). Le mot « Kroumir », qui désigne à l’origine des tribus des confins algéro-tunisiens, accusées de troubler la « Paix française », connaît un éphémère, mais foudroyant succès lors de la conquête de la Tunisie. « II y a un an, commente Le Temps, les Kroumirs étaient absolument inconnus en France aujourd’hui, comme les Cosaques, comme les Bédouins, ils ont pris une place dans le vocabulaire populaire. Kroumir esl passé expression de mépris » (1882). Il n’est pas rare alors d’entendre un titi parisien l’utiliser dans le sens de « sale indi vidu ». À la même époque, l’expression « Pavillons Noirs (du «Tonkin»)  investit, tout aussi négativement, le parler populaire. Un peu plus tard, c’est le mot « Chleuh » qui effet tue   un   parcours   sémantique   passionnant.  À  l’origine, désigne les tribus berbères du Maroc.  Il est introduit en (p.173)

France durant la Première Guerre mondiale par des soldats qui, quelques années plus tôt, ont « pacifié » le Maroc. Il faut croire qu’il n’était pas utilisé avec bienveillance, puisqu’il en arrive à désigner, vingt ans plus tard, les… occupants alle­mands de l’autre guerre.

 

«Une très grande légèreté de main et de bâton » (Théophile Gautier)

 

Lorsque la situation l’exige, il faut savoir également mon­trer à l’« indigène » sa force. Une forme très particulière du contact colonial a été l’usage de la « petite » violence, celle de la claque, de la bourrade, voire de la bastonnade. Dire qu’elle a été généralisée serait forcer le trait. Mais ce serait un mensonge également que de la nier, ou de la prétendre exceptionnelle. Du reste, mille exemples, dans les textes contemporains, présentent le châtiment corporel comme allant de soi. Les colonisés sont de grands enfants. Quel parent rougirait d’avouer qu’il a dû, tel ou tel jour, gifler un enfant quelque peu énervé ou désobéissant ?

Théophile Gautier, voyageant dans l’Alger de 1845, déplo­rait déjà la « très grande légèreté de main et de bâton » des Européens vis-à-vis des « indigènes ». Ernest Psichari avoue candidement, au détour d’une phrase, que, lorsqu’il frappe Sama, son boy, celui-ci n’en témoigne « aucune colère » et, même, qu’il l’en « estim(e) davantage » (1927). Puisque c’est pour son bien…  D’ailleurs,  les  « humanistes de France », comme disait justement Psichari, deviennent vite comme les autres, lorsqu’ils se fixent aux colonies. « Le Français, qui arrive avec ses idées, ses préjugés, très arabophile, après qu’il a été bafoué, trompé, trahi, après qu’on lui a menti et qu’on l’a volé, après qu’il a essuyé tous les mensonges et qu’il a souffert d’une continue, astucieuse et victorieuse mauvaise foi, réagit : il réagit comme il peut, et souvent brutalement : de la matraque.

 

(p.190) On imagine que des auteurs médiocres ou faciles se sont saisis de ce filon pour produire une abondante littérature. Louis-Charles Royer, par exemple, a passé la moitié de sa vie à rechercher des expériences sexuelles inédites et l’autre moi­tié à écrire des romans « vrais », propres à ébahir les lecteurs de France. Dans la même veine, le célébrissime humoriste Mil ton crée, en 1927, au Théâtre des Nouveautés, une opé­rette, Comte Obligado! L’héroïne de la chanson «La fille du Bédouin », clou du spectacle, est une jeune Arabe. Le der­nier couplet permet de se faire une idée de l’affligeante vul­garité de l’« œuvre » :

« Ell’connut tour à tour Les trois mill’ Bédouins De la caravane ; Douze cents chameliers Dix huit cents âniers Placèr’nt des bananes Dans le petit couffin Qu’avait dans un coin La fille du Bédouin » (1927).

 

Et le Tout-paris de reprendre gaiement en chœur.

Ce symbole phallique est d’ailleurs omniprésent. Sous-éro tisme à base de végétation tropicale, où bananes et cannes à sucre rivalisent. La Petite Tonkinoise ne demande à son amant « qu’un’ banane, c’est peu coûteux », et l’homme lui répond, non sans vantardise : « Moi, j’y en donne autant qu’elle veut» (Christine, 1906). Dans la revue Colonies françaises du Casino de Paris, Joséphine Baker, à demi nue, descend dans la salle pour distribuer des sucres d’orge en formes de cannes à sucre que sucent les spectateurs. Pendant ce temps, la chanteuse fredonne :

« La canne à sucre, c’est fou C’est meilleur que la banane Chacun la trouve à son goût» (1931).

 

(p.191) Enfin, l’image permet à chacun de mieux apprécier les ipâts de ces dames. Alors que la France, durant toute la node, a été plutôt prude, alors que la nudité féminine se réfugiait dans des revues spécialisées, le corps de la femme foutre-mer a été exposé aux regards de tous:

«À la Mâtiniqu’, Mâtiniqu’, Mâtiniqu’ C’i ça qu’est chic ! C’i ça qu’est chic ! Les p’tit’s femm’s se mettent simplement Un’ feuille de bananier par devant Ven a du plaisir, du plaisir, du plaisir »

(Christine, 1912).

D s’est publié un nombre invraisemblable de cartes pos­tales, des   « Mauresques   aux   seins   nus »    aux   « Jeunes Négresses ». Et ces cartes étaient envoyées aux familles, père, mère, femme, enfants, avec de simples mots, le plus souvent sans lien aucun avec l’image. Le pire est que certains, en métropole, pensaient que les femmes arabes servaient effec-nvement le thé dans le plus simple appareil. Jusqu’aux dic­tionnaires et à certains manuels scolaires qui publiaient des tes de femmes noires aux formes plantureuses. Même les des villes exhibaient des nudités. « Pour faire de beaux wages et  apprendre   un   métier,   engagez-vous   dans   la Marine», dit une affiche de Dormoy. Une jolie Noire, le sein découvert et proéminent, illustre cette invite. Contradiction avec la pudibonderie ambiante dans la France de l’époque ? \on.La femme colonisée n’est pas vraiment femme. Même à l’on ne dédaigne pas se rincer l’œil, il n’y a aucune gêne apparente à exposer ainsi ces sauvageonnes si près de la nature…

C’est même dans cet abandon au plaisir des sens, selon de nombreux auteurs, qu’il faut rechercher la cause du retard intellectuel des « races inférieures ». « Qu’est-ce qui a immo­bilisé tant de races africaines et les a fait rétrograder, si ce n’est le déséquilibre produit dans leur vie intérieure par l’ab­dication devant la luxure ? », s’interroge Raoul Allier (1927).

 

(p.192) Bien des Blancs l’affirment gravement: les « indigènes » se comportent remarquablement, à l’école, jusqu’à l’âge de 13, 14 ans. Jusqu’à la puberté ! Là, le sexe envahit – définitive’ ment – leur vie, et chasse toute préoccupation intellectuelle. René La Bruyère en a été témoin en Polynésie (1928), Mau­rice Martin du Gard en Afrique (1943). Paul Morand rend son verdict : le « secret de l’infériorité de la race noire (,„) hébétée par les excès sexuels » se trouve là (1928).

On peut sur cette question s’interroger sur la capacité d’exagération (ou d’auto-intoxication) des témoins occiden­taux. Lorsqu’on sait que le confucianisme, en Indochine, était souvent un écran devant le plaisir sexuel, on s’étonne délire, sous la plume de nos coloniaux, que les femmes « anna­mites » étaient si dévergondées. Bouinais et Paulus, auteurs d’une somme fort documentée sur l’Indochine française, notent, à la fin du XIXe siècle :

« On a souvent parlé de la corruption des mœurs de» femmes. Mais si, à Saigon et à Cholon, où habite une population flottante d’étrangers, l’on rencontre les abus de toutes les grandes villes, si là se trouvent de nom­breuses congaïs, il en est autrement dans les provinces; l’Annamite vit avec sa femme dans sa paillette isolée, le pêcheur réside en famille dans sa barque ; les femmes se montrent, au contraire, en général, réservées avec les étrangers» (1885).

 

Lorsqu’on connaît les préventions des civilisations isla­miques face à la nudité du corps humain, on est forcément dubitatif sur l’exposition systématique des femmes nues maghrébines. Il est probable, par contre, que la valeur atta­chée à l’amour physique ait été moindre dans d’autres socié­tés colonisées. On pourrait, on devrait dire : et après ? Mais bien peu pensèrent ainsi. Il fallait avoir un rare don d’abs­traction de ses propres critères, comme Paul Gauguin, pour oser écrire : « En Europe, l’accouplement humain est une conséquence de l’amour. En Océanie, l’amour est une consé­quence du coït. Qui a raison ? » (1893). Un certain Marcel (p.193) Peyrouton, qui témoigne par ailleurs d’une suffisance insup­portable, a parfois quelques notations bien senties, quoique teintées de paternalisme : « Les Noirs sont dans le vrai. L’amour sexuel est, dans leur esprit, la fonction la plus noble àlaquelle puisse se hausser l’homme (…). Le Noir, en amour, est sain, naturel (…).!! n’apporte dans l’acte aucune com­plication. Étant sans arrière-pensée, il n’a pas de pudeur » (1930).

 

La conclusion  qui  découle  de  tout cela  s’impose.  Ces approches de la sexualité des « autochtones » sont fausses (ou plutôt : falsifiées) de bout en bout. Elles sont plus du domaine de la prostitution par procuration que de la réalité. Il était donc inévitable que, dans cette galerie de portraits de femmes si « chaudes », la prostituée occupât une place de choix. Il y a une littérature du bordel colonial. Sans la rete­nue qu’ils auraient peut-être observée en décrivant des aven­tures identiques en métropole, bien des auteurs font des récits d’amours rémunérées. De Biskra, André Gide,  note dans son Journal, qu’il reproduira dans « Les nourritures ter-mtres» (1917) :

« Des femmes attendaient sur le pas des portes : der­rière elles un escalier droit grimpait. Elles étaient assises, là, sur le pas des portes, graves, peintes comme des idoles, coiffées d’un diadème de pièces de monnaie. La nuit, cette rue s’animait. Au haut des escaliers brûlaient des lampes ; chaque femme restait assise dans cette niche de lumière que la cage de l’escalier lui faisait ; leur visage restait dans l’ombre sous l’or du diadème qui brillait ; et chacune semblait m’attendre, m’attendre spécialement ; pour monter, on ajoutait une piécette d’or au diadème ; en passant, la courtisane éteignait les lampes ; on entrait dans son étroit appartement ; on buvait du café dans de petites tasses ; puis on forniquait sur des espèces de divans bas. »

 

Dans beaucoup de récits de voyages,  la description du (quartier réservé » est un passage obligé. Pierre Mac Orlan (p.194) est le maître du genre. En 1934, il décrit « Bousbir », le quar­tier de Casablanca qui est le modèle achevé de ce type de lieux. Ses danseuses, écrit-il, sont « les plus souples et les plus perverses du Maroc ». À la même époque, Maurice Dekobra signe, dans le même registre, Rue des Bouches peintes (1933). Sous-érotisme, sous-exotisme. Quartiers louches, atmosphères glauques, plaisanteries grasses… Poésie de pacotille faite de filles trop fardées, souvent tatouées, à la poitrine parfois expo­sée aux yeux de tous, de prostituées européennes flétries, échouées là Dieu sait comment, de tenanciers avares et hypo­crites, de marins et de légionnaires ivres, tour à tour hercules violents et enfants tristes… Ramassis de parias. Bagarres, « amours », jeux…

 

Portraits de femmes

 

Comment les Européens ont-ils jugé les qualités – phy­siques et morales – des femmes vivant sous les Tropiques? Sous forme de plaisanterie, l’analyste très fin qu’était Eugène Pujarniscle eut un jour ce mot qu’aurait aimé Simone de Beauvoir : « Les femmes indigènes ont beaucoup de défauts. Elles sont femmes d’abord ; indigènes ensuite » (1931).

Bien des auteurs coloniaux auraient pu reprendre cette for­mule. Mais, eux, le plus sérieusement du monde.

Un très vieux film muet français, tourné en 1905 par Fer­dinand Zecca, met en scène le comique Dranem. Celui-ci est allongé dans le lit conjugal, près de sa femme, blanche comme il se doit. Il commence à l’enlacer. Mais le sommeil l’emporte et il fait un rêve. Rêve ? Non, cauchemar ! Il s’ima­gine, quelques secondes, embrasser une « Négresse ». Tout son visage exprime la répulsion. Heureusement, il se réveille et s’aperçoit que c’est bien son épouse, ô combien plus atti­rante, qui est allongée près de lui. La scène est répétée deux ou trois fois : l’effet comique l’exige. Lorsque Dranem ouvre (p.195) les yeux, c’est sa femme qui partage sa couche. Dès qu’il s’en­dort, il enlace la Noire ce qui, évidemment, provoque chez lui une secousse qui le réveille.

 

En fait, en esthétique féminine comme dans tous les autres domaines, bien des observateurs français n’ont pu se passer de la manie de tout ramener aux critères européens. En un raccourci saisissant, le Dr Bernard, qui entreprend de brosser un portrait d’une jeune femme vietnamienne, accumule tous les poncifs en une seule phrase : « Sans ses dents noires, ses yeux bridés et son nez épaté, Mytho serait une femme pas-ièk» (1888). Même logique imperturbable dans Marianne-;, en 1939 : la coquetterie des femmes d’Indochine :, hélas l qu’elles se laquent les dents : « Mais quand les lèvres un peu grosses sont closes, malgré le nez écrasé, aux narines dilatées, les yeux noirs et vifs donnent à ce jeune visage de femme une expression charmante. » Otez à une femme tout ce qui fait qu’elle est asiatique, oubliez même qu’elle a les lèvres un peu grosses, le nez épaté, les narines dilatées… et elle sera acceptable l

Décrivant une jeune femme de Tahiti, Jean d’Esme, lui aussi auteur colonial à succès, a cette phrase : « Elle est plu­tôt jolie, un beau brin de fille, et d’un type presque européen » (1948). En 1823, Mme de Duras écrit un roman sensible dont l’héroïne, Ourika, est une jeune Sénégalaise élevée dans une famille aristocrate française. Enfant, se regardant dans une glace, elle se trouve plutôt jolie : «Je n’étais pas fâchée d’être une négresse ; on me disait que j’étais charmante. » Ourika ajoute cette formule qui résume tout : « D’ailleurs, rien ne m’avertissait que ce fût un désavantage ; je ne voyais presque pas d’autres enfants. » Un jour fatal, pourtant, elle entendra une conversation qui bouleversera sa vie. Sa protectrice, Mme de B., se lamente à l’idée qu’Ourika ne sera jamais comme les autres, qu’il sera à jamais impossible de la marier, par exemple : « Qui voudra jamais épouser une négresse ? Et si, à force d’argent, (on trouve) quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres, ce sera un homme d’une condition infé­rieure, et avec qui elle se trouvera malheureuse. » Ourika, (p.196) comprenant les sentiments qu’elle inspire aux autres, en arrive à partager les préjugés de son temps : « Ma figure me faisait horreur, je n’osais plus me regarder dans la glace; lorsque mes yeux se portaient sur mes mains noires, je croyais voir celles d’un singe ; je m’exagérais ma laideur, et cette cou­leur me paraissait comme le signe de ma réprobation. »

Plus la femme s’écarte des critères européens de la beauté, plus elle est dénigrée. Jamais, par exemple, on ne trouve de descriptions louangeuses des visages des femmes noires afri­caines. Au contraire. Dans son enthousiasme devant la libé­ration des Noirs d’Haïti, Jules Michelet trouvera le moyen d’affirmer que « la liberté, le bien-être, la culture intellec­tuelle » permettent progressivement à la « Négresse » de dis­paraître et de devenir « la vraie femme noire, au nez fin, aux lèvres minces ; même les cheveux se modifient » (1860).

Quel contraste entre ces visages (bestiaux) et ces corps (sculpturaux) !

Car s’il est un domaine où les Blancs reconnaissent sans hésiter la supériorité de la femme colonisée, en particulier la noire, sur sa rivale blanche, c’est bien celui des corps, décrits d’autant plus complaisamment qu’ils sont souvent exposés aux regards de tous. Aussi toutes les descriptions des femmes noires s’attardent-elles longuement – et positivement – sur les poitrines et sur les fessiers.

 

Faut-il voir dans l’exaltation quasi unanime des poitrines des femmes noires une revanche des mâles blancs sur le règne quelque peu frustrant des « garçonnes » aux seins peu proéminents de l’entre-deux guerres ? Toujours est-il que les descriptions s’attardent d’abord sur cette partie des anato-mies des « négresses ». Dans Le Coup de lune, de Georges Simenon, le récit de la rencontre entre le héros et une « indi­gène » croisée par hasard dans la brousse commence par cette phrase : « Elle avait des seins comme jamais Timar n’en avait vu, larges, épais, d’une plénitude somptueuse » (1933). Guillaume Apollinaire fantasme quelque peu sur une jeune femme Noire qu’il imagine. Écrivant dans les tranchées, en 1915, il ose cette comparaison : des « seins durs… comme des (p.197) obus ». Henry  Bordeaux,   vénérable   Académicien   français, s’émeut pour sa part devant les  « jeunes filles aux seins droits» qu’il voit dans « nos Indes Noires » (1936). Presque toujours, du moins lorsqu’il s’agit de descriptions de jeunes femmes, les seins sont « fermes » (Célarié, 1932), « robustes » (Mégret, 1937), et « pointus » (Marchand, 1929), en un mot, «royaux» (Demaison, 1923). Un peu d’exotisme n’est pas interdit. Les seins « indigènes » seront donc « en forme de citron» (Sauvage, 1937), « avec deux fortes pointes couleur de safran » (Humbourg, 1928). Second triomphe de la plas­tique des « négresses » : les « fesses rondes » (Cavenne, 1834) méritent tous les éloges : « L’admirable cambrure des reins » (Demaison,  1923)   est  «  somptueuse»   (Peyrouton,   1930). Hélas ! Comment ne pas voir que, sous ces louanges, perce encore une forme de perfidie. De tels avantages sont plus du domaine de l’animalité, pour ne pas dire de la bestialité, que de l’humaine beauté. Les mots « mamelles » ou « croupes » courent dans toute la littérature coloniale. Aussi la qualité humaine est-elle cruellement déniée aux femmes des Tropiques. Lorsqu’elles échappent aux appella­tions animales, elles sont objets. Dans nul autre domaine que celui-ci, l’être  colonisé  n’a  été  plus  chosifié. L’expression « statue » (de préférence « de bronze » pour les Africaines) pour les désigner, est omniprésente. « De belles créatures, les Tahitiennes », convient Pierre Loti. Comment pourrait-il, lui, faire autrement ? Mais… il y ajustement un mais : « Au fond, des femmes incomplètes, qu’on aime à l’égal des beaux fruits, de l’eau fraîche et des belles fleurs » (1880). « II ne faut accor­der aux belles de ce pays que l’importance qu’on donne à quelque bibelot  précieux,  dont  on jouit  et  dont  on  ne s’amuse qu’un moment », renchérit P. Camo, en évoquant les femmes malgaches (1926).

Heureusement, toutes les pages consacrées aux femmes « indigènes » ne se contentent pas de ces superficialités. Il y a une forte dose de positivité dans bien des portraits. Parfois, les images sont des clichés, tels les omniprésents « yeux de feu » de la femme arabe, telle la douceur de la peau de la (p.198) femme noire… D’autres fois, même débordant de tendresse, un portrait de la femme colonisée a de sérieux relents pater­nalistes. Mais il faut lire également les nombreuses pages exprimant un réel respect, une réelle émotion, de bien des auteurs coloniaux. George Groslier, illustre savant de l’École française d’Extrême-Orient, a prouvé, dans deux romans, qu’il pouvait être également un remarquable peintre de la vie quotidienne. Dans La Route du plus fort, il esquisse une comparaison entre la Française et la Cambodgienne, tout à l’avantage de cette dernière : « La Française vous paraît lourde, épaisse, vulgaire, bruyante, parce que vous avez sous vos yeux ce corps fluet, souple et passif. La toilette occiden­tale devient compliquée, ridicule, car vous vous accommodez mieux, maintenant, d’un pagne de soie toujours frais et d’une écharpe. La Française souffre du climat, transpire, ses toisons vous répugnent, tandis que cette indigène demeure fraîche, sèche et douce comme l’ivoire » (1925).

 

On peut également lire, du même auteur, dans un autre roman, ces lignes imprégnées de sensualité, d’attirance non masquée :

« L’on voit du sud au nord du pays défiler de belles filles robustes et complexes, mûries dans la chaleur et dont la nudité, du temps de leur enfance, fut polie par l’air et par les eaux. Les charges portées sur la tête leur donnent ce port hautain, cambrent leurs reins. Le van journellement agité creuse le ventre et rend les hanches plus nerveuses. Une vie perpétuellement accroupie confère aux jambes et au bassin une souplesse de jonc. On ne voit que gestes, attitudes, mouvements essentiels qui se composent avec tout ce qui les entoure, se servent de l’atmosphère pour s’alléger, de la lumière comme unique parure et toujours si immédiats, si souples et faciles, si dépouillés… » (1928).

On ne peut non plus relire sans émotion les belles pages de Biaise Cendrars sur les Africaines : « Aucune femme au monde ne possède cette distinction, cette noblesse, cette

(p.199) allure, ce port, cette élégance, cette nonchalance, ce raffine­ment, cette propreté, cette hygiène de santé, cet optimisme, cette inconscience, cette jeunesse de goût» (1947). Ou de Victor Segalen sur les Tahitiennes :

« Et les yeux ont des phosphorescences : et le cou est parfait de sveltesse et de rondeur : les seins doivent seu­lement se découvrir très jeunes, dans une première éclosion sans lendemain. Le ventre stérile est un bouclier de pureté solide. (…). Nue et fraîche, dépolie comme un cristal éteint, cette peau est le plus beau des manteaux natu­rels. De jour, et sous le soleil qui l’enrichit sans la brûler ni la décomposer, sa couleur propre est ambrée olivâtre, avec ces reflets verts qui la caractérisent. Cette peau est délicate et délicieuse à la pulpe des doigts ; aussi douce que la pulpe des doigts qui se reconnaît en elle et ne sou­haite ni plus de tact ni plus grande douceur – ce qui per­met la caresse indéfinie… » (1904).

Il faut surtout, il faut toujours, en ce domaine, se référer à Paul Gauguin, qui a su rendre sensible la beauté des femmes de Tahiti par la plume presque aussi subtilement que par le pinceau. Evoquant le modèle de son célèbre tableau Vahiné te tiare (« La femme à la fleur »), il écrit :

« Elle était peu jolie, en somme, selon les règles européennes de l’esthétique. Mais elle était belle. Tous ses traits offraient une harmonie raphaélique dans la rencontre des courbes, et sa bouche avait été modelée par un sculpteur qui parle toutes les langues de la pensée et du baiser, de la joie et de la souffrance (…). Son front très noble rappelait par des lignes surélevées cette phrase d’Edgar Poe : « II n’y a pas de beauté parfaite sans une certaine singularité dans les proportions » » (1897).

Une fois de plus, le grand artiste avait dit l’essentiel.

 

(p.205) Le  bourgeois moyen, qui ne connaît des femmes des colonies que ce qu’une sous-littérature dite « torride » veut bien lui indi­quer, laisse aller son imagination. Aurélien Scholl écrit, en 1894, une émouvante  nouvelle  qui  conte  les  malheurs d’une jeune Vietnamienne, évidemment surnommée « La Chinoise », échouée dans un bordel de Draguignan. Sa réputation, sur fond d’exotisme putride, se répand comme une traînée de poudre. Elle éclipse ses compagnes d’in­fortune. Ses  clients,   notables   provinciaux  quelque   peu refoulés à la maison, font à leurs amis des « récits sardanapalesques ». Ses patrons, ravis, exigent d’elle toujours plus de  «  présence   ». La  pauvre   fille,  victime   de   cet engouement, n’a plus  aucun repos. Elle  meurt dans sa chambre de supplices.

Autre fantasme assouvi sans retenue sous les Tropiques : la possession de jeunes, de très jeunes femmes. Terres vierges, forêts vierges… Le vocabulaire de l’époque trahit naïvement la pensée de l’Homme blanc : nous avons la mission d’éveiller à la vie des territoires neufs. De là à ima­giner que la même mission peut être étendue à la partie féminine de l’humanité…

Dans les romans ou récits vécus qui évoquent la consti­tution de couples outre-mer, la référence à des relations homme blanc/fillette  « indigène »  est extrêmement fré­quente. De telles mises en situation, en France, eussent paru scandaleuses. On n’imagine guère que la littérature libertine pour évoquer aussi crûment, sans aucune rete­nue, avec même une certaine fierté, de tels couples. Aux colonies, cela choquait semble-t-il bien peu de monde. Dans un roman écrit peu après la conquête, sans doute l’un des premiers qui met en scène ce genre de situation, le héros du récit de Marcellin de Bonal fait la conquête de Smaïla, « petite bédouine » de treize ans (1848). Plus tard, le beau capitaine imaginé par Henry de Montherlant possède une jeune fille vierge de quatorze ans, la belle (p.206) Ram (1932). Paul Gauguin avoue, au détour d’une phrase, que la jeune fille dont il vient de faire l’acquisition (quel autre terme employer ?) n’a que treize ans (1897). Malgré la rudesse de l’épisode, il y a pourtant, chez l’artiste, du respect  et,  pourquoi  pas,  déjà  de  l’amour, pour cette femme-enfant qui reste à ses yeux un être humain. On sera plus sévère pour toute  une  littérature pseudo-éro­tique, plus que médiocre, qui a fleuri à cette époque. Ainsi, un certain Jean d’Estray qui conte avec délectation de faciles conquêtes de fillettes : « Treize ans, quinze ? Oh, il ne faut pas s’indigner ! Une petite Annamite de treize ans est une femme depuis bien longtemps et son corps a déjà traîné sur bien des lits ou bien des herbes de brousse ! » Et de conclure : « Dans notre France, ce serait un grand crime peut-être, mais ici, c’est tout naturel de les prendre alors qu’elles ne sont pas flétries encore ! » Un autre écri­vain « indochinois », Graindor, consacre un poème à ses « Plaisirs » d’exil :

« Sous les bambous épais, dans l’ombre des falaises, J’ai senti palpiter le beau corps affolant Des filles de l’Annam et du Laos troublant, J’ai possédé la vierge en la fraîcheur des glaises » (1929).

 

Du fait de leur jeune âge, certaines « indigènes » émeu­vent particulièrement les hommes blancs. La poitrine à peine naissante de petites filles arabes est photographiée sans retenue par divers spécialistes. Tel Rudolf Lehnert et Ernst Landrock qui sillonnent l’Afrique du Nord française dans les vingt premières années du siècle, et qui en rap­portent des clichés d’enfants nues, offrant des fleurs, dans des postures équivoques… Tel, encore Gauguin, qui décrit avec émotion, non les seins, mais « les boutons » qu « point(ent) dru » de la petite sauvageonne qui vient de lui être offerte par sa propre mère (1897). Tel Graindor déjà cité, qui décrit la toilette matinale de Thi Nam :

(p.207) « La fillette descend l’escalier de la berge,

Quitte, loin des regards, son corsage de serge

Et présente ses seins au vent frais du matin » (1929).

Autre détail scabreux,  l’absence  de  pilosité. Bien  des observateurs occidentaux sont simultanément gênés et atti­rés par leurs propres associations d’idées. Au Maghreb, la pratique de l’épilation, pour des raisons essentiellement hygiéniques, devient progressivement ajout erotique. Cela est évidemment connu des Européens. Lorsque Gustave Flaubert, que l’on sait porté sur « la chose », écrit à son ami Ernest Feydeau, en voyage en Algérie, c’est toujours a même idée fixe qui le guide : « Gamahuches-tu les c… sans poils ? » (4 juillet 1860) ; « Tu t’énamoures des mœurs arabes ! Combien de temps tu perdras, par la suite, à rêver au coin du feu à des  c…  sans poils sous un ciel sans nuages!»   (21   octobre   1860). En  Indochine,  un  Louis-Charles   Royer,   l’hypocrisie   en   plus,   écrit :    «   Chose curieuse, le système pileux de ces femmes, qui ont géné­ralement une belle chevelure, épaisse et drue, est, sur leur corps, très peu développé, ce qui augmente leur ressem­blance avec de petites filles. » Fantasmes, vous avez dit fantasmes ? Qu’est-ce qu’une compagne « indigène » pour la plupart des hommes seuls vivant aux colonies ? Le plus souvent, un passe-temps, qui joint l’utile (l’entretien d’intérieur) à l’agréable (le reste). Au mieux, le symbole de la recherche du mystérieux,  du peu ordinaire.  Une expérience  exo­tique. Au pire, un objet. Claude Farrère donne cette défi­nition de la « congaï » : « Fillette annamite moitié servante, moitié épouse, qui complète indispensablement le mobilier d’un Européen d’Indochine » (1905). Aussi ne faut-il pas s’indigner si, parfois, lorsque l’Européen repart en métro­pole, son séjour achevé, il « cède » sa compagne à son rem­plaçant. «J’ai une mousso à la maison. Je pourrai vous la laisser en partant (…) avec la batterie de cuisine », (…).

 

(p.230) Le colonialisme français se croyait indispensable.

 

« La Tunisie est un petit pays qui ne peut se passer du concours de la France », décrète, en 1950, le Résident géné­ral Louis Périllier. Peu de temps auparavant, le député socia­liste du Tonkin, Bourgoin, s’était publiquement interrogé : « A-t-on réfléchi au non-sens implicite que comporte cette expression : indépendance de l’Indochine ? Car l’Indochine, fédé­rée par l’arbitrage et le ciment de la civilisation française, cesserait d’exister le jour même où elle viendrait à l’indé­pendance » (1945). Beaucoup de coloniaux n’arrivaient pas du tout à imaginer une existence autonome en dehors de la domination française. D’où l’éternel argument : si nous par­tions, nous serions remplacés par une autre domination étrangère (évidemment plus pesante, moins humaine).

 

L’existence d’un sentiment national a souvent été contes­tée aux peuples conquis. Manifestation élevée d’une huma­nité supérieure, le patriotisme pouvait-il signifier quoi que ce fût pour ces populations ? Au point que le discours avait réa­lisé une spectaculaire inversion. Qui disait « Indochinois », alors, disait Français habitant en Indochine, « Algérien » disait pied-noir. A l’inverse, les noms mêmes des pays et de leurs habitants avaient progressivement disparu du vocabu­laire colonial, comme si le fait même d’accorder des appel­lations nationales à ces populations brûlait les lèvres ou la plume. Longtemps, on n’a appelé les « autochtones » d’Al­gérie qu’Arabes ou Maures, avant de passer à Maghrébins ou Nord-Africains (pour ne rien dire des « Français Musulmans » des tout derniers temps de l’Algérie française…). Longtemps, on n’a su dire que « Cochinchinois », « Annamites » ou « Ton­kinois » pour désigner les Vietnamiens… Dans les périodes de tension, le vocabulaire s’enrichit de mots nouveaux. La

(p.231) grande presse des années 1880 ne connaît que des Kroumirs, celle des années 1950 que des Viêt-minh (ou Viets) ou des Fellaghas.

 

En Indochine

 

S’il est une partie de l’Empire où le colonialisme a dû affronter un mouvement national, vécu comme tel par les combattants, c’est bien le Viêt-nam. Un nombre considérable de Français, même parmi les partisans de la conquête, l’a judicieusement noté. Pourtant, d’autres se sont enfermés dans leurs schémas de pensée, niant obstinément tout fon­dement patriotique à la Résistance qui était opposée aux Français. Jules Ferry, surnommé le Tonkinois par ses adversaires, n’avait-il pas donné l’exemple en utilisant le mot « pirates » pour désigner les maquisards ? « Ce qui permet de dire que la piraterie au Tonkin n’est en quelque sorte qu’un accident et qu’elle n’aura qu’une durée relativement courte, c’est qu’elle n’est inspirée par aucun sentiment de patriotisme ou d’indépendance. L’Annamite n’a presque pas le sentiment national » (1890). On aura admiré au passage le « presque ».

 

À la suite de Ferry, certains Français vont s’appliquer à dénier tout fondement national au combat de leurs adver­saires. En pleine guerre du Tonkin, un certain monsieur de Coincy écrit : « Les envahissements successifs des Siamois, des Cambodgiens, des Annamites, des Tongkinois, y ont donné naissance à une population hybride qui n’a pas en elle-même ces traditions séculaires de race qu’on appelle le patriotisme » (1866). Charles Delon, auteur d’un ouvrage de vulgarisation, Les Peuples de la terre, ne voit dans ces régions que des Chinois abâtardis : « Qui dit Cochinchinois, Annamite ou Ton­kinois dit Chinois. » Voilà qui a le mérite de la clarté. Suit une énumération : « Le costume est chinois, la langue est chinoise ; les mœurs, les usages, les idées, l’administration, la religion aussi, pour peu qu’il y en a ; les superstitions et les (p.232) cérémonies sont à la chinoise. Les qualités et les défauts sont chinois » (1890). Il appartenait pourtant à Paul Bonnetain, envoyé spécial du Figaro, toujours au moment de la conquête du Tonkin, d’écrire la synthèse la plus définitive sur la ques­tion : « Etre superficiel aux vertus négatives et aux vices vul­gaires, l’Annamite n’a guère plus de conscience politique que de conscience morale. L’abrutissement de ses traditionnels esclavages   et  les  lois  d’hérédité   sociale   ont  obnubilé la mémoire de ce paria d’Asie » (1885). À l’autre extrémité de la période, lorsque Hô Chi Minh proclame l’indépendance, une  partie du monde politique  et journalistique n’a pas bougé d’un pouce. Au Figaro, James de Coquet occupe désor­mais la place de Bonnetain. Mais, comme son illustre aîné, il  manque  singulièrement de  clairvoyance.  Hô Chi Minh s’illusionne, écrit-il, s’il croit les « Annamites » capables de mourir pour l’indépendance. « Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit d’une nouveauté, d’une mode, qui a certes ses côtés plaisants, mais qui ne vaut pas qu’on verse son sang pour elle » (1945). Comment ces « Annamites », interroge un autre journaliste, osent-ils « revendiquer la Cochinchine peuplée de Thais » ou « arracher à la Chine une riche province, le Tonkin, peuplé de Chinois et où l’on parle surtout le chi­nois ? »  (Givet,  1945). En 1948 encore, trois ans après le début de la guerre, un an après l’indépendance de l’Inde, alors que l’Asie entière est secouée par la montée des natio­nalismes, une Française de Saigon, Françoise Martin, imper­turbable, soutient  toujours que  «   pour  la  moyenne des Annamites, l’indépendance, c’était le sentiment des enfants, brusquement privés de surveillance, qui peuvent bâcler leurs devoirs sans craindre de punition, hurler à tue-tête et se dis­tribuer des horions sans qu’aucun maître n’intervienne ». Pour conclure :  « Les Annamites veulent l’indépendance, mais ils ignorent ce qu’est une nation. »

 

(p.233) Au Maghreb

 

Augustin Bernard, grand nom de l’intelligentsia coloniale, l’une des gloires de l’historiographie française sur le sujet, auteur du volume Algérie de la prestigieuse Histoire des Colo­nies françaises (1930) publiée sous la direction de Gabriel Hanotaux et d’Alfred Martineau, écrit :

« On peut dire sans exagération que l’Algérie n’existait pas avant l’arrivée des Français ; elle n’avait même pas de nom ; on disait : Alger, l’Etat d’Alger, la Régence barbaresque ; le terme même d’Algérie n’apparaît qu’après 1830. Non seulement nous l’avons pacifiée, organisée, outillée, mise en valeur, mais nous l’avons véritablement tirée du néant ; nous lui avons donné son nom et sa per­sonnalité. Le centenaire de 1830 est le centenaire de la naissance d’un pays et d’un peuple. »

 

Comment, interroge Jules Steeg, une des figures du Parti colonial, l’Arabe serait-il réceptif à l’idée de collectivité natio­nale ? « Son patriotisme ne franchit guère l’horizon de ses entes, des plaines où pâturent les troupeaux » (1907). On ait que, lorsque commence la guerre d’Algérie, il ne se trouve aucun parti politique français d’importance pour por-er le débat sur l’essentiel, l’émergence, après une longue maturation, du fait national algérien. Trois ans après le début de cette guerre, un pamphlétaire écrit : « L’on meurt chaque jour en Algérie dans un combat obscur dont l’enjeu paraît être un mot : indépendance. À ventre vide, crâne vide. Ce mot a résonné dans quelques consciences maghrébines qui ont été remplies au point de cesser de raisonner » (Massenet, 1957).

Un autre angle d’attaque fut la négation de l’arabité de la région. C’est ce que l’on a appelé le mythe berbère (et/ou kabyle).

Le Berbère a, sur l’Arabe, deux avantages énormes aux yeux de l’Européen. Premièrement, il était là avant tous les autres occupants actuels. Sa simple présence permet donc de

(p.234) mettre ces derniers sur un pied d’égalité : l’Arabe devient un envahisseur parmi d’autres, sur cette terre d’Afrique. Parmi d’autres, c’est-à-dire, fatalement, puisqu’il est chargé de tant de tares, bien derrière les autres. Deuxièmement, la com­munauté berbère est supposée rétive à l’islamisation. Elle a été obligée, face à la menace, de céder aux Mahométains. Mais le vieux fonds chrétien réapparaît. Anté-islamique et anli-islamique, le Berbère est un merveilleux cadeau de l’Histoire au colonisateur.

Aussi, la distinction, pour ne pas écrire l’opposition, entre lui et l’Arabe parcourt toute la prose coloniale. Le mythe ber­bère naît au lendemain même de la conquête, puis est en quelque sorte officialisé par le maréchal Bugeaud qui publie, en 1845, un article fondateur, dans la Revue de l’Orient. Les I Berbères y sont déjà présentés comme les seuls habitants légitimes de la région. L’imaginaire français réserve même un étonnant destin à la Kahina, Reine berbère qui a défendu le pays contre les envahisseurs arabes aux VIIe et VIIIe siècles. Pas moins d’une dizaine de romans et de pièces de théâtre lui sont consacrés. Alors que, partout ailleurs, on tente d’ef­facer de l’Histoire les traces du moindre combat contre des envahisseurs, la lutte de la Kahina est exaltée. Le mot « patrie », qui n’est jamais adjoint à celui d’Algérie (au sens: arabe), est a contrario souvent utilisé dans les récits épiques sur la vie de cette « Jeanne d’Arc berbère ».

 

Pour avoir tant de traits positifs, il fallait bien que les Ber­bères eussent des origines non africaines. Idée centrale : le Maghreb est géologiquement, humainement, historiquement et culturellement rattaché à l’Europe, alors que la vaste éten­due du Sahara, véritable barrière, l’isole de l’Afrique. Tel est le sens, par exemple, de l’ouvrage fort épais et fort docu­menté que le général Edouard Brémond, de l’Académie des Sciences Coloniales, publie en 1950. La conclusion est sans appel : « En réalité, l’Afrique du Nord, le Maghreb, la Ber-bérie, de quelque nom qu’on la désigne, est un pays européen. »

L’aspect physique plaide pour les Berbères. Puisqu’il est définitivement acquis que des habitants de nos colonies ne (p.235) peuvent être que bruns et basanés, les différences constatées avec ce modèle amènent les Français à échafauder des théo­ries sur les origines de ces « protégés » si particuliers. Paul Broca voit en eux les « hommes blonds de l’Afrique septen­trionale » (1860). Alfred Rambaud insiste sur le fait qu’ils ont une « tête presque européenne », une « barbe rousse » et I des « yeux bleus » (1892). Nul doute, une telle « race » n’a pu prendre naissance qu’en Europe. Deux thèses s’opposent d’ailleurs (mais sur un aspect secondaire) : la Nordique (Ger­manie ? Scandinavie ?) et la Méditerranéenne. En résumé, note Paul Topinard lors d’une séance de la Société d’Anthropologie de Paris, « tout les rapproche de nous : les intérêts, la similitude des sentiments, des caractères et des aptitudes, et peut-être une communauté d’origine » (1873). Pourquoi, dès lors, ne pas bâtir toute la politique nord-africaine sur une telle communauté d’intérêts ?

 

Aussi la comparaison Berbère/Arabe tourne-t-elle toujours à l’avantage du premier. Topinard, toujours, accorde au Ber­bère les qualificatifs les plus élogieux : « actif (…), entrepre­nant (…), prévoyant (…), industrieux (…), fier (…), digne. » Sa tête porte « le cachet de l’intelligence ». Conclusion : « Sa présence est une source de richesse pour notre colonie. » L’Arabe, au contraire, est chargé de tous les vices : « pares-[ seux (…), indolent (…), humble et arrogant tour à tour », vivant au jour le jour, sans soin de sa terre… Entre ces deux « races », si dissemblables, le choix ne fait pas de doute : « Les Arabes ne se rallieront pas de sitôt (sic) à notre mode de civilisation. Les Berbers (sic), au contraire, y sont prépa­rés» (1873).

Lorsque les Français imposent, en 1912, leur domination au Maroc, ils reproduisent tout naturellement les schémas algériens, rodés par un demi-siècle de pratique. Le résident général Lyautey met en place une « politique berbère, basée sur la différence de mœurs, de traditions, d’organisation sociale, de langue », comme il l’écrivait en 1914 au ministre des Affaires étrangères, Gaston Doumergue. Dès le 11 sep­tembre de cette même année, un dahir promet aux Berbères (p.236) le respect de leurs lois et de leurs coutumes, sous la protec­tion de la France. Comme dans toutes les colonies, l’école et la justice furent les principaux instruments de cette politique, On créa, par exemple, des écoles « franco-berbères ». Les programmes privilégiaient l’apprentissage de la langue fran­çaise et mettaient en valeur les traditions purement berbères, « Nous n’avons pas, écrivait Lyautey dans une circulaire de 1925, à enseigner l’arabe à des populations qui s’en sont tou­jours passé. L’arabe est un facteur d’islamisation, puisqu’il est la langue du Coran, et notre intérêt nous commande de faire évoluer les Berbères hors du cadre de l’islam ». Du moins Lyautey, qui connaissait bien le pays, respectait-il les appa­rences. Ses successeurs n’eurent pas sa prudence. On sait que c’est sur le « conseil » du résident Lucien Saint que le Sul­tan édicta, le 16 mai 1930, le fameux « dahir berbère », ins­taurant de fait deux législations au Maroc, enlevant au haut Tribunal chérifien tout contrôle judiciaire en territoire ber­bère. Plus tard encore, à la veille de la décolonisation, le maréchal Juin tenta d’utiliser les Berbères du sud, groupés autour du Glaoui, contre la Monarchie. Avec le succès que l’on sait. Le résident Gilbert Grandval, appelé tardivement pour réparer les irréparables dégâts de la politique de Juin, devait reconnaître lucidement : « À vouloir jouer du Maroc berbère contre le Maroc arabe, la politique française n’a réussi paradoxalement qu’à affirmer ou cristalliser l’unité nationale symbolisée depuis deux ans par le nom du Sultan déchu » (1956).

 

(p.248) En 1954, encore, le reporter de Paris-Match au Maroc, Michel Clerc, affirme que ces idées du XVIIIe siècle provo­quent des ravages dans des esprits non préparés à tant de lumière(s). C’est la lecture de Voltaire et de Rousseau quia empli le cerveau du sultan Mohamed V (alors déchu) d’idées fumeuses et qui l’a amené à prendre son rôle au sérieux. La lecture de ces classiques se faisait d’ailleurs souvent sous le manteau ou à l’occasion de voyages en métropole. Sait-on, par exemple, que, dans l’Indochine française, bien des Viet­namiens cultivés les découvrirent dans des traductions chi­noises ?

Selon cette logique, les humanistes de métropole (ou de la communauté européenne vivant aux colonies) sont les pre­miers responsables des divers mouvements de protestation. Les grands principes ne sont pas exportables : « Les philo­sophes ont enfanté les philanthropes, qui ont procréé les négrophiles, qui produisent les mangeurs de blancs, ainsi nommés en attendant qu’on leur trouve un nom grec ou latin. Ces prétendues idées libérales dont on s’enivre en France sont un poison sous les Tropiques », fait dire Victor Hugo à l’un des personnages de Bug Jargal (1818).

 

(p.265) Même pour les militants de gauche, la population arabe de métropole est devenue « absolument imperméable »  (1955). Peu de temps après, en 1959, une controverse   riche   en    enseignements   oppose,    dans   les colonnes de la revue marxiste La Pensée, Andrée Michel, déci­dément prolixe sur la question, au tout jeune secrétaire de la Fédération CGT des Métallurgistes, Henri Krasucki. À l’ar­gumentation du chercheur, fort d’une enquête sur le terrain, constatant la persistance de pratiques discriminatoires au sein de la classe ouvrière, le militant oppose un internationalisme qui, selon lui, est en germes, mais qui ne peut que se déve­lopper, avec l’aide des appareils… Les ouvriers tels qu’ils sont contre les ouvriers tels qu’ils devraient être… Hélas, les évé­nements ultérieurs montreront que la sociologue avait en grande partie raison. Chacun pour soi à l’usine : l’incom­préhension entre ouvriers français et arabes est attestée par bien des témoignages ; on se parle peu, on ne mange pas ensemble à la cantine… Chacun chez soi dans les logements : les Français dans les HLM que les « trente glorieuses » sont en train de leur permettre d’habiter, les Nord-Africains dans leurs tristes « bistrots » et « garnis ». Plus aucune voie de tra­verse, désormais, pour aller d’une communauté à l’autre. Chacun chez soi, chacun pour soi.

 

Une telle situation explique qu’il ait été possible de pro­céder, dix années durant, à tant de répressions sans susciter de protestations venant des profondeurs de la population métropolitaine. En octobre 1961, il sera même possible aux forces de police, dirigées par un certain Maurice Papon, de liquider physiquement, en plein Paris, plusieurs centaines d’Algériens sans susciter de réactions massives. Quelques appels indignés, des articles de Témoignage chrétien, des Temps modernes, de L’Humanité, d’Esprit, un débat escamoté à l’As­semblée nationale… Puis, les Français passèrent à autre chose.

 

(p.330-331) En novembre 1954 commence donc le dernier conflit (et le plus   sanglant)   de   la   décolonisation   française.   Quels contemporains des faits, en cette Toussaint et dans les temps I qui suivent, prennent conscience de la portée de l’événe­ment ? Bien peu. La faillite  (ou la tiédeur ? ou l’impuis­sance ?) de l’anticolonialisme des grandes organisations de la gauche française éclate au grand jour. Jamais, peut-être, le contraste entre l’activité de ces partis et les engagements indi­viduels  (ou faiblement structurés)  ne fut plus criant. Les grands journaux de gauche (L’Humanité, le premier Libéra­tion, Témoignage chrétien), très régulièrement censurés, étant tenus à une certaine prudence, c’est dans une presse clan­destine  (Vérité-Liberté,   Témoignages et Documents)   qu’écrivent ceux qui veulent faire connaître toutes les facettes de cette guerre. Les Francis Jeanson, Robert Davezies, Robert Bonnaud, Pierre Vidal-Naquet, Robert Barrât… font entendre, avec peu de moyens, les cris les plus aigus de la protestation, tentent d’alerter l’opinion sur les pratiques de tortures, de déportations,  de  représailles,  au nom de la Raison d’État. Henri Alleg, directeur d’Alger républicain, militant communiste européen  d’Algérie,   affreusement  torturé,   écrit  un   livre-témoignage, La Question (1958). Jean-Paul Sartre ouvre ses colonnes des Temps modernes au courant le plus racidal. Un an après le début du conflit, la position du mensuel est acquise : « L’Algérie n’est pas la France » (novembre 1955). En septembre 1960, 121 intellectuels de renom signent une Déclaration sur le Droit de l’Insoumission dans la Guerre d’Algérie » qui a un réel retentissement. Toutefois, face à la force de la grande presse (qui restera « Algérie française » bien après les évolutions gouvernementales gaullistes), face à l’indifférence ou à l’hostilité d’une partie non négligeable de l’opinion, ces actions et ces protestations sont toujours res­tées extrêmement minoritaires.

 

(p.340) Limites et impuissance de l’anticolonialisme

 

On a finalement le sentiment très net que, la plupart du temps, les protestataires ont prêché dans le désert. Certes, leur timidité est en cause. Certes, ils n’ont jamais su consti­tuer un efficace groupe de pression, mettant en place des relais près des décideurs, planifiant une véritable éducation anticolonialiste de la population. Certes, à l’opposé, l’activité multiforme du lobby colonial, qui possédait mille fois plus de canaux d’expression, qui avait l’oreille de tous les puissants de la métropole, qui avait dans ses rangs tout ce qui comp­tait dans l’appareil étatique, dans la Presse, dans l’Eglise, dans l’Armée, permet d’expliquer que les dénonciations aient été peu écoutées, peu entendues. Que pesait un opuscule, même signé André Gide, face aux milliers de publications exaltant l’œuvre bienfaisante de nos administrateurs coloniaux, de nos missionnaires ? Que pouvait la petite voix discordante d’An­drée Viollis contre le concert de louanges dans l’entourage du ministre Paul Reynaud, en visite officielle en Indochine, en 1931 ? En 1900, L’Assiette au beurre et Le Petit Journal lut­taient-ils à armes égales ? En 1930, La Révolution prolétarienne et L’Illustration ? En 1950, Témoignage chrétien et France-Soir’} En 1960, Vérités sur l’Algérie et Paris-Match ?

 

Mais, surtout, il apparaît que ces rares et insuffisantes cam­pagnes se sont heurtées à un manque d’intérêt de la part de l’immense majorité de la population française. Il y a pire. On peut sans hésiter parler d’une intériorisation des valeurs colo­niales et du racisme qu’elles véhiculaient dans toutes les couches de la population française.

« Peuple de gauche » y compris.

Après l’échec de la Commune de Paris, la répression frappe les insurgés. Parmi les peines qui sont prononcées figure la déportation en Nouvelle-Calédonie. Quatre-mille deux cent cinquante Communards font alors le voyage vers ces bagnes du bout du monde. Ces parias de la société française, arrivés sur place, ont-ils observé leurs frères noirs d’infortune avec

(p.341) sympathie ou, au moins, compréhension ? La plupart du temps, non. On retrouve, dans leurs réactions, les mêmes cli­chés que chez les autres Français. Jean Alemane, dirigeant de la Commune et futur membre fondateur du Parti socialiste SFIO, décrit cette terre calédonienne atteinte de tant de malédictions. Il cite, pêle-mêle, parmi celles-ci, les invasions de sauterelles, la famine, les cyclones, les insurrections « indi­gènes » (Mémoires d’un Communard, 1910). Car en 1878 éclate dans la Grande Ile du Pacifique une révolte contre les expro­priations foncières. Les autorités françaises n’hésitent pas à armer certains Communards. Elles n’auront pas à le regret­ter. Plusieurs condamnés politiques participeront activement à la répression. Henri Rivière, le futur « Tonkinois », alors en poste en Nouvelle-Calédonie, note dans ses Mémoires : « Ces hommes avaient l’œil vif, la barbe longue qui obliquait auvent, la poitrine nue sous la chemise entr’ouverte (…). Sans tristes haines au cœur, ils n’avaient un fusil dans les mains que pour défendre cette terre lointaine où leurs des­tinées les avaient jetés. Bien qu’elle fût leur sol d’exil, pour eux, à cette heure, elle était la France » (1881).

 

Il est vrai qu’une attitude, alors, a tranché. Celle d’une femme. Et quelle femme. Louise Michel. L’une des seules, elle écoute les colonisés, elle essaie de les comprendre, elle partage leurs peines, leurs espoirs. Elle fait fonction, auprès de certains, d’institutrice. Elle utilise l’expression « mes amis Noirs » pour désigner les Kanak. Plus, elle approuve, en 1878, leur révolte. Dans une page de ses Mémoires, elle raconte que, la veille de l’insurrection, les chefs kanak, dont elle avait conquis la confiance, vinrent lui faire des adieux. Alors, dans un geste théâtral, mais émouvant, elle déchire en deux l’écharpe rouge, relique de la Commune, qui ne la quittait jamais, pour faire don de la moitié aux nouveaux insurgés. Elle explique son geste : les Kanak luttaient « pour leur indé­pendance, pour leur vie, pour leur liberté » ; je ne pouvais être qu’avec eux, « comme j’étais avec le peuple de Paris, révolté, écrasé, vaincu » (1898).

Cet épisode est symbolique.

 

(p.342) Durant toute l’histoire du colonialisme, les protestataires ont connu, avec des variations dans le degré d’isolement, le même sort que Louise Michel. « Le bon peuple français, qui utilise ses loisirs entre le bistro et les courses de chevaux, applaudit à la conquête militaire et approuve les atroces expéditions coloniales, déplore Victor Méric au début du siècle. Et que faire ? S’indigner véhémentement ? Dénoncer les crimes et les abus ? Flétrir les canailleries ? Ça ne change rien. Le bon peuple n’a pas le temps de prêter l’oreille » (1911). Les organisateurs (PCF et CGTU) de la grève contre la guerre du Rif, en 1925, sont bien obligés de constater qu’en dehors d’un noyau dur, l’écho de l’appel à l’interna­tionalisme est faible. Les activistes de gauche qui, en 1931, comparent les huit millions de visiteurs de Vincennes et les travées vides de leur petite Contre-Exposition, ne sont pas loin de penser la même chose. Vingt ans plus tard, François Mauriac, principal animateur du Comité France-Maghreb, se lamente du peu d’échos de son action : « Personne, en dehors de cette petite poignée que nous sommes pour pro­tester, pour faire entendre la voix de l’entente » (1953). Et quel militant contre les guerres d’Indochine ou d’Algérie n’a pas ressenti quelqu’amertume en voyant ses appels à l’action se heurter au silence et à une certaine indifférence ?

Seul un certain sentiment de supériorité, pour ne pas écrire un certain racisme, même inavoué ou inconscient, permet d’expliquer que les protestations indignées des anticolonia­listes aient finalement si peu mobilisé l’opinion de métro­pole.

Car, enfin, imagine-t-on que les faits dénoncés par les Gide, Malraux, Albert Londres, par des centaines d’autres, auraient pu disparaître si facilement des mémoires – ou n’y jamais pénétrer — si les victimes avaient été européennes ? Imagine-t-on que les dizaines de milliers de morts du Rif 1925, du Nghe Tinh 1931, de Sétif 1945, de Madagascar 1947 (« une affaire Dreyfus à l’échelle d’un peuple », disaient alors cer­tains), que les « Viets » ou les « Fellaghas » morts sous le napalm ou sous la torture seraient passés inaperçus s’ils (p.343) avaient été Blancs, « normaux », comme avait dit l’humoriste ? Et que dire du dramatique fossé entre l’énorme (et justifiée) protestation contre les assassinats de Charonne de février 1962 et le quasi-silence lors des chasses à l’homme sanglantes d’octobre 1961 ? Il est vrai que les premiers morts étaient Français et les seconds Algériens.

L’appel à l’humanisme, lorsqu’il s’est agi des êtres « infé­rieurs », différents, a en permanence échoué. Voilà la réalité incontournable de l’histoire de l’anticolonialisme français.

 

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